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DUBOSC,Georges (1854-1927) : La claque et les claqueurs(1897). Numérisation du texte : O.Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (21.III.2008) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Première parution dans le Journal de Rouen du17 octobre 1897. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 6èmesérie, publié à Rouen chez Defontaine en 1929. Laclaque et les claqueurs par Georges Dubosc ~*~ « A bas la claque! ». Combien de fois, sec et impératif, ce cri n'a-t-il pasfurieusement retenti à notre Théâtre-des-Arts ? « A bas la claque ! ».Ce fut le cri d'armes, le « Mont-Joie et Saint-Denis » de cet ancienparterre de Rouen, réputé si féroce, si terrible, si croquemitaine,et... au fond si bon enfant et si facile à dompter. Cet « A bas laclaque » vengeur, protestation contre les chanteurs médiocres qu'onvoudrait imposer, formule brève de mécontentement, qui est au théâtrece que le punchd'indignation est à la politique, il retentissait encore,de nos jours, sous le lustre du théâtre Sauvageot. Et fait étrange, on reprochait à la claque, généralement favorisée etencouragée par les artistes, de faire, au contraire, peser sur eux unevéritable petite « Terreur ». Ceux qui n'avaient point voulu passer parles exigences monnayées des claqueurs, auraient été immédiatementdéclarés suspects, et condamnés à la mort sans phrases. Ces procédés, -si tant est qu'ils aient existé, - dépendaient plus de l'art duchantage que de celui du chant et le Tapir fut condamné pour demoindres peccadilles !... Quoi qu'il en soit de la réalité de ces menées étranges, il est bon desavoir un peu ce qu'est cette claque, si vilipendée, si honnie, maisqui, tout compte fait, puisqu'elle continue à exister, en dépit detoutes les attaques, est une puissance, puissance de second ordrecertainement, mais avec laquelle il est toujours prudent de compter. Délogée du parterre, forcée de regrimper jusqu'à ses hauteurs paradisiaques oùnous la montre un croquis de Gustave Doré, pris pendant un entracte, laclaque, malgré tout, a tenu bon, ferme à son poste ; toujours bruyanteet toujours... maladroite. Ce qu'elle est et ce à quoi elle sert, sonnom seul l'indique ; son but, ses aspirations, comme disent lescandidats en leur profession de foi, le bon public ne les connaît quetrop. Ce qu'il ignore plutôt, c'est son histoire et ses origines, liéesun peu à celles de l'art dramatique tout entier. Sans faire parade d'une érudition puisée aux bonnes pages de Larousse,on peut bien dire que la claque remonte pour le moins jusqu'auxRomains, d'où le nom de ses claqueurs,et peut même se vanter d'avoir une origine impériale. On a voulu que Néron l'eût inventée, et un savant allemand, Boettiger,a publié là-dessus et sur les Applaudissements au théâtre cherlesanciens un gros volume, édité en 1822, à Leipzig. Vous y verrez queles claqueurs étaient divisés en trois catégories, comme l'est un peula claque de l'Opéra, du reste. Mais quelles nuances, quelles variétés,quelles formes dans l'applaudissement ! D'abord c'était le bombus, le bravopréparateur, quelque chose comme le murmure flatteurqu'enregistrent nos sténographes, une sorte de bourdonnement serépandant à travers la salle. Les testaeprocédaient plus nettement, avec un bruit plus clair, « celui de lavaisselle qu'on brise » ; c'était déjà un claquement plus démonstratif,mais l'enthousiasme était tout à fait haut monté quand éclatait leroulement continu, bruyant des imbrices,notre « triple salve » actuelle, c'était la grêle tombant drue etserrée, la fouettée de l'averse sous un coup de vent. Néron, qui étaitgrand clerc en la matière, ne voulait être accueilli que pardes imbricesretentissants, et quels applaudissements, si on songe que la grandemilice de l'admiration salariée ne comptait pas moins de cinq milleclaqueurs à gages ; cinq mille laudicaenibien payés et bien rentés aux ordres de chefs intelligents et actifs !Qu'est à côté de ces anciens Romains, la petite phalange de nos «Romains » contemporains ? Avec les théâtres antiques, la claque disparut et elle ne reprit placeau théâtre que très tardivement. Les spectateurs naïfs du Moyen-Ageapplaudissaient d'eux mêmes et apportaient au spectacle une patienceinlassable, si on en juge par la longueur des Mystères, auprès desquelspâliraient les spectacles dominicaux de nos théâtres. On veut que cesoit ce petit poète badin de Dorat qui ait vraiment créé la claque en «faisant la salle » pour ses premières, en l'encombrant de billets defaveur donnés à ses domestiques, à ses fournisseurs et à... sescréanciers. Le fait semble exact. Beaumarchais, qui fut bien le touche-à-tout du XVIIle siècle, ne fitpoint non plus mépris des claqueurs, et il avoue ingénument s'en êtreservi par la voix de son Figaro, s'étonnant de n'avoir pas rencontréplus de succès auprès du public. « Et pourtant j'avais rempli leparterre des plus excellents travailleurs, des mains... comme desbattoirs. J'avais interdit les gants, les cannes, tout ce qui produitdes applaudissements sourds ». Notons en passant que la permission de garder des cannes au théâtre nedate que du Germanicusd'Arnault. Mais Figaro a beau se plaindre, la claque était dès lorsfort bien organisée, et Mercier, qui a tout observé dans ce Paris dusiècle dernier, prétend qu'on claquait pour tout, pour le Roi, pour laReine à leurs entrées, pour les acteurs, pour les chanteurs, pourGlück, pour Puccini, pour les vers, pour la prose. « Partout bravo,bravissimo ! » La claque aussi bien avait trouvé son chef, sonorganisateur dans ce chevalier de La Morlière esquissé par Diderot,dans le Neveude Rameau,« le chapeau retapé sur l'oreille, portant la tête au vent, faisantbattre une longue épée sur sa cuisse, semblant adresser un défi à toutvenant ». Ah ce La Morlière, que Charles Monselet a fait revivre dansses Oubliés etdédaignés,ce fut vraiment le chef de claque type et je m'étonne qu'on n'ait pasencore inauguré son buste dans quelqu'agence dramatique ou au café duthéâtre. Chef et capitaine de cabale, avec un peu de lettres, car legaillard a signé un fort joli roman Angola, nul mieux que luines'entendit à organiser sur mesure des succès retentissants, ou deschutes piteuses, avec le secours de ses affiliés recrutés au caféProcope. A son poste, bien en vue pendant la pièce, c'est lui quidonnait le signal d'applaudir ou de murmurer et ses compères, placésd'ici de là, répondaient à ses signaux, quoiqu'à regret parfois. Témoince siffleur peu convaincu, à la solde de La Morlière, qui passa sonsifflet à son voisin en lui disant : « Monsieur, sifflez pour moi, jevous prie, je n'en ai plus la force, la pièce est trop bonne ! » Témoincet autre, qui, avec moins de délicatesse, applaudissait à tout rompreet criait en même temps : « Dieu ! que c'est mauvais ! » Comme on luidemandait pourquoi ses actes et ses paroles étaient si peu d'accord : «C'est que, dit-il, j'ai reçu un billet pour applaudir et qu'étant hommed'honneur, je ne puis trahir mon serment ! » Comme bien on pense, La Morlière n'avait point de préférence, et, tourà tour, suivant le nombre de louis dont on l'avait gratifié, on le vitacclamer les pièces de Voltaire ou préparer leur chute avec la bande àFéron. La Clairon particulièrement, eut maille à partir avec lui ; illa fit siffler tant et si bien qu'elle n'osait reparaître sur la scène,et que, de guerre lasse, elle demanda l'intervention de la police.C'était à la rentrée de la Comédie-Française, en 1751. Pour prévenirtout scandale, on crut devoir placer aux côtés du terrible La Morlièreun exempt avec ordre d'arrêter le chevalier, s'il manifestait. Maisnotre claqueur était un homme de ressource : il ne siffla pas, mais ilse mit à bâiller de façon si bruyante et si persuasive, que toute lasalle se mit à bâiller avec lui ! La Clairon était vaincue !... Dans notre siècle, la claque eut aussi ses beaux jours et joua son rôleau cours de toutes les cabales célèbres ; elle donna dans la fameusequerelle entre Mlle Duchesnois et Mlle Georges dont une caricature nousmontre l'acuité ; elle prit parti contre l'atelier du peintre David,soutenant Mlle Leverd contre Mlle Mars - une Rouennaise, entreparenthèse. Elle prit part à toutes les luttes entre romantiques etclassiques, ces guelfes et ces gibelins, et se montra à toutes lespremières célèbres dans l'histoire théâtrale : à la premièredu Vautrin,de Balzac; à celle de Tragaldabas,qu'Auguste Vacquerie a raconté sans amertume et avec tant d'esprit ; àcelle d'HenrietteMaréchal, où s'illustra Pipe en Bois ; à cellesdes Effrontéset du Fils deGiboyer,mais il faut bien le dire, le plus souvent à contre sens, en entassantles impairs sur les impairs, et elle a bien sa responsabilité dans plusd'une chute retentissante. On a pu cependant tenter une défense de la claque, dont Elleviou, leténor aimé de nos grand'mères, disait « qu'elle était aussi utile authéâtre que le lustre au milieu de la salle. » Avouons-le, le public n'est pas toujours d'humeur égale. Il est arrivéau théâtre par un temps de chien, gelé ou mouillé ; il a manqué lepremier acte ; il est nerveux, quinteux, morose, sans trop savoirpourquoi, et fait grise mine, alors aux chefs-d'oeuvre aimésd'ordinaire. L'acteur, que cette indifférence étonne, qui n'y comprendrien, s'imagine vite qu'il joue mal et perd tous ses moyens. Que defois n'avons-nous pas entendu l'artiste acclamé d'habitude, au sortird'une scène qui n'a pas porté et dont tous les effets sont tombés, s'écrieren rentrant dans les coulisses : « Mais qu'est-ce qu'ils ont, ce soir? » C'est à ce moment, disent ses panégyristes, que la claqueintervient heureusement, rassurant le comédien, secouant la torpeur dupublic, éveillant peu à peu les applaudissements. C'est sa raisond'être, - la meilleure peut-être, ou la... moins mauvaise. Bayard, quia signé tant de vaudevilles, dans son prologue de Roman à vendre, asoutenu cette thèse, cette défense de la claque intelligente, et voicicomment il faisait parler son apologiste : Tiens, vois-tu cepublic immobile, glacé, Et jusque dans le centre où siégeait la milice Écouter sans pitié, prononcer sans justice !... Soutenu, réchauffé par un adroit claqueur, Le faible paraît bon, le bon paraît meilleur ; De bravos en bravos, la pièce est enlevée !... Mais par des juges froids, sera-t-elle sauvée ? Aux endroits les plus gais, à peine on sourira. Si l'ouvrage faiblit, l'ennui circulera De l'orchestre au balcon, des loges au parterre. Tu n'as plus des Romains la chaleur salutaire. On te siffle et dès lors plus de vers, plus d'effets. Tout paraît détestable au milieu des sifflets. Voilà des vers bien mauvais ; les raisons sont meilleures, et il estcertain que la claque, quand elle sait n'applaudir qu'aux bonsendroits, réchauffe le public et parfois peut sauver la pièce. Maisles claqueurspossèdent-ils toujours leur métier et le chef de claque a-t-il toujoursle tact suffisant pour les diriger ? C'est un art véritable au surpluset où il faut déployer des qualités multiples : sens délié du goût dupublic, coup d'oeil avisé des situations, présence d'esprit immédiate,décision rapide et juste, le tout sans ces excès qui gâtent lesmeilleures intentions. Dans son Manueldes claqueurs, contenant la théorie et la pratique de l'art des succèsdramatiques, Robert Castel, qui s'intitulait « chef desassurances théâtrales, chevalier du Lustre, commandeur de l'ordre duBattoir », en a donné les préceptes. Il lui faut particulièrement nepas sortir de ses attributions strictes, n'applaudir qu'où il convientet, comme le disait Théophile Gautier, ne pas oublier « qu'on estclaqueur et non assommeur ». « Pas de zèle », ce mot de Talleyrand, sisouvent répété, semblerait devoir être le mot d'ordre d'une claqueintelligente, mais allez donc demander cet art des nuances, cettepsychologie des foules, à une douzaine de gaillards recrutés chez lemarchand de vin ! A vrai dire, la claque s'est plus souvent signalée par sesincorrections que par ses services, et si l'on feuillette les mémoiresdramatiques, on trouve maints exemples de sa bêtise. Vous ne connaissezcertainement pas le Muletierd'Hérold, et je ne crois pas qu'on l'ait joué au Théâtre-des-Arts ?Toujours est-il que la pièce, dont le livret était de Paul de Kock,contenait des couplets passablement lestes pour l'époque, quelques-uns,entr'autres, dont le refrain était : Voilà l'plaisir Mesdames !A la représentation, des protestations, plus ou moins justifiées,s'élevèrent. Le père Leblond, chef de claque de l'Opéra-Comique, vieuxroutier pourtant, ne put y tenir et s'oublia jusqu'à s'écrier en setournant vers les siffleurs : « A bas les chastes ! » il n'en fallutpas plus pour déchaîner un charivari épouvantable et pour faire tombercomplètement la pièce d'Hérold. Que de fois, à l'Odéon, l'intervention intempestive de la claque et sesmaladresses répétées ne furent-elles point causes de manifestationssemblables ! A la première d'un mélodrame tout à fait inconnu, l'Orphelin de Bethléem,à un moment donné, les étudiants rendus furieux par le tapage de laclaque qui menait grand train, mirent tout à coup à leurs chapeaux lescontremarques qui prouvaient qu'ils avaient payé leur place ; lesautres spectateurs les imitèrent, et bientôt toute la salle apparutavec le coupon au chapeau ! Voilà une expérience pittoresque qu'onpourrait peut-être tenter au Théâtre-des-Arts, un jour de début orageux! Comme vous le voyez, à l'ordinaire, la claque est assommante, aussiHoffmann, qui fut un des critiques autorisés des Débats, avait-ilémis l'idée fantaisiste et paradoxale, d'une machine... à claque,remplaçant les Romains stipendiés. On en rit, mais Gautier, plus tard,reprit le projet et le formula ainsi : « Ne serait-il pas possible, disait-il, d'avoir une mécaniqueavec une roue - où une manivelle qui ferait mouvoir un nombre suffisantde marteaux et de battoirs pour imiter le bruit de la claque auxendroits qu'il conviendrait de chauffer ? Cela coûterait peu, seraitplus propre et puerait moins. Quant à l'effet moral, il seraitexactement le même ». Le plus joli, c'est que Robert Houdin, le prestidigitateur, construisitla machine rêvée par les critiques, savante combinaison de marteaux etde claquoirs disposés sous le parterre et que le régisseur actionnaitde la scène, mais faut-il en croire Robert Houdin, seul garant del'invention merveilleuse ? Toujours est-il que la claque n'a été remplacée par aucune autreinstitution. Il faut bien se dire, du reste, qu'en ce domaine théâtral,où l'on croirait aisément rencontrer des idées révolutionnaires, on estroutinier à l'excès. De quelles invectives n'a-t-on point poursuivi lesouvreuses, sans pouvoir restreindre la domination de ces tyrans àrubans roses ? N'a-t-on pas trouvé géniale, un jour, la suppression sisimple du contrôle, tentée par Antoine à son nouveau théâtre ? Biensouvent, pour faire leur cour aux spectateurs, les auteurs ont essayéde se passer de la claque... et ils y sont revenus. Wagner, à l'époquemémorable et peu glorieuse pour les habitués de l'Opéra de la premièrede Tannhaüser,déclara qu'il voulait se passer des romains. Mal lui en prit, car laclaque dont on avait méconnu les services se vengea en faisant chorusavec les siffleurs du jockey-Club. Que d'autres, avec lui, ont pensé que le public - et surtout le publicparisien - s'il était débarrassé de la claque à laquelle il laisse lesoin d'applaudir, manifesterait lui-même sa joie avec plus d'ardeur etplus de sincérité ! Et, malgré tout, ni directeurs, ni comédiens, niauteurs n'ont pu se débarrasser complètement du joug de ces chevaliersdu lustre. En province, à Rouen même, la tyrannie de la claque est supportable, etl'institution nous a même valu quelques types originaux. A l'ancienThéâtre Lafayette ; la claque; mais une claque bon enfant, populaire, ne signalant sa présence qu'enlançant aux fauteuils quelques interjections familières, régnalongtemps en maîtresse. C'est elle qui soulignait du tonnerre de sesbattoirs les tirades du premier rôle, ou saluait de ses invectivescolorées la sortie du traître Mordaunt, ou de « ce bon M. de Peyrolle »dans le Bossu.C'est elle qui acclamait les artistes et accumulait les rappels,poussant avec des poumons solides les cris : « Tous ! Tous !! » répétéspar la salle en choeur. C'est elle qui faisait relever cinq fois lerideau sur le final éblouissant du ballet de Michel Strogoff. Recrutés un peu partout, ses affiliés n'étaient pas de simplesstipendiés indifférents, n'en donnant que pour leur argent, c'étaientde vrais amateurs.Pendant quelque temps, un nègre du plus beau noir, échoué à Rouen aprèsle départ de quelque steamer, en fut le plus bel ornement. Il necomprenait pas un mot de français, mais n'en était que plusenthousiaste. Enthousiaste se montrait également le chef de claque du Lafayette, cebrave Lafleur, que tout le Rouen théâtral a connu, avec sa pipe fidèleet son chien. Il avait commencé par représenter le type de ces anciensamateurs de théâtre, ne ratant pas un spectacle, tenant leurs assisesau café du Théâtre, faisant la partie avec tous les cabots, ou lisantconsciencieusement la Revueet Gazette, pour suivre les succès ou les fours des amis.Puis, pour ne point abandonner le théâtre, pour y être toujours l'undes premiers, par véritable passion dramatique, il était devenu chef declaque... sincère, sachant apprécier le mérite de chaque artiste, et letémoignant par la ferveur de ses applaudissements, savamment gradués. Nul mieux que lui ne vantait la façon dont la prima donna dupère Dupaux-Hilaire avait chanté « la gavadine », commeil disait, ou le brio montré par quelque danseuse italienne dans sesvariations sur les pointes. Quand au milieu d'une orgie de lumièreélectrique la féerie se terminait saluée par des bravos éclatants, ilrayonnait, le brave chef de claque. Cet enthousiasme délirant, cesuccès assuré pour la direction, tout cela était un peu son oeuvre, eten repassant son mac-farlane et en chaussant ses gros sabots, il sedonnait à lui-même un témoignage de satisfaction par ces mots : « Etmaintenant, qu'est-ce qui va fumer une » bonne pipe ? C'est Lafleur ! » Quand le Lafayette eut disparu, Lafleur se montra quelque tempsinconsolable, puis il alla porter le secours de ses battoirs - et ilsétaient énormes - aux Folies-Bergère, mais il n'avait plus le mêmeentrain, ni la même conviction en dirigeant les deux rangées declaqueurs placés sous ses ordres au « paradis ». Ce n'était plus legrand art, et souvent il me confia ses doléances sur la grandeur et ladécadence... des Romains. Ce n'était point les mêmes traditions quedans les théâtres de drame ; le rôle de la claque était là plus actif,plus allumeur.C'était une sorte de choeur antique se mêlant à l'action, reprenantensemble les refrains idiots, interpellé joyeusement par les chanteurs.Tout cela paraissait à Lafleur manquer… de dignité et inpetto, sansle manifester bruyamment, il regrettait le temps où il pouvaitapplaudir la gavadine,la fameuse gavadine.Pauvre Lafleur !... Aux Eperlans, la claque est depuis longtemps morte et le bon publictravaille lui-même au succès de Disparuou de Chien degarde,mais il fut un temps où elle s'y épanouissait en toute liberté. Quandtoutes les principales opérettes du répertoire défilaient chaque annéesur les planches, quand, par suite, le directeur voyait de grossessommes engagées sur une pièce nouvelle, il ne reculait point devantl'espoir d'assurer le succès par le secours de la claque. C'était, dureste, une claque discrète, modeste, de bon ton, au diapason du publicmondain qui suivait alors les représentations. En homme avisé, le chef de claque assistait aux premières et, comme sonconfrère David, de l'Opéra, notait ses effets sur son livret. « Entréede Suzanne Le Blanc : Grande batterie. - Sortie de Gaudry : Deuxsalves. - Couplets d'Hommerville : Bis et rappel ». Par contre, jamaisil n'opérait lui-même et n'était même point placé au milieu de sestroupes. Tout se faisait par une télégraphie mystérieuse que seulsconnaissaient les initiés : il suffisait d'un geste pour déchaînerl'ouragan des bravos et d'un autre pour les calmer. C'était trèsjoliment exécuté, sans cette ostentation agaçante qui porte sur lesnerfs des spectateurs ; mais, en dépit de cette discrétion, parfois onse gourmait fort. Telle la première du Rabagas de Sardou,où maints horions s'échangèrent entre spectateurs et claqueurs. A Paris, le chef de claque a une autre importance. C'est un grandpremier rôle dans l'organisation théâtrale ; il ne se contente pas derecruter ses troupes chez le marchand de vin voisin, de les trier endiverses catégories : les intimes,dont Rouffé, dans ses Mémoires, a parlé en termes plutôt durs ; lesvrais claqueurs payés et stipendiés au prix fort ; les lavables quipayent une partie de leur place, les solitairesqui sont assurés d'avoir de meilleures placesque celles qu'ils ont payées, le tout sous condition d'applaudir. Ce ne sont là que de petits bénéfices pour des chefs de claque, commefurent Auguste, Porcher, David, qui doublaient leur métier de celui demarchand de billets. Si la première profession n'est point reconnue parles tribunaux, et cela résulte d'un bien curieux jugement rendu contrele chef de claque Cochet, qui s'était engagé, en 1834, à assurer lesuccès des pièces du Vaudeville, par contre les marchands de billetssont considérés comme de véritables commerçants ; et cela ressort d'unjugement lors de la faillite du directeur Goudchaux. Aussi les chefs de claque parisiens sont-ils de gros bonnets. Auguste,d'après les MémoiresduDr Véron, touchait une pension que lui faisait unedanseuse reconnaissante, dont il avait jadis assuré le succès ; lesautres ont villas ou cottages au bord de la mer. Les bureaux de lamaison Porcher, rue de Lancry, sont ceux d'une véritableadministration, et le cabinet de Fournier, au boulevard Voltaire, étaitcelui d'un ministre. D'aucuns sont devenus directeurs ou gardent, dansdes entreprises théâtrales, des intérêts considérables. N'est-ce pasFourrier, par exemple, qui assura cette saison dramatique où SarahBernhardt donna Théodoroa, Cléopâtreet la Tosca? Il est mort, il y a quelques années, ce Fournier, homme aimable ethardi, toujours vêtu d'une pelisse de fourrure, car la claque, suivantle mot de Monselet, ne sent pas toujours le hareng. Sa manie habituelle était d'offrir à tous les auteurs dont ilapplaudissait les pièces un cigare qu'il tirait de ses innombrablespoches. Seulement, il avait soin de proportionner le cadeau à la valeurlittéraire du destinataire. Augier, Dumas, Meilhac avaient droit au purhavane ; Clairville, toute sa vie, fut condamné au vingt centimes, etles petits auteurs de Cluny à un cinqcentimados. Quel beau londrès il eût offert à Brieux ! Laclaque rouennaise est moins généreuse et parions qu'elle demanderaitplutôt aux chanteurs et aux artistes le cigare en question qu'elle nele leur offrirait !... GEORGESDUBOSC |