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DUBOSC,Georges (1854-1927) : Lamoisson, les « aoûteux»(1898). Numérisation du texte : O.Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (06.V.2008) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Première parution dans le Journal de Rouen du31 juillet 1898. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 6èmesérie, publié à Rouen chez Defontaine en 1929. Lamoisson, les « aoûteux » par Georges Dubosc ~*~Chaque été, dansnos campagnes normandes, la moisson bat son plein, et les champs, aumatin, se couvrent de travailleurs se hâtant pour profiter du ciel bleuet du soleil d'août. C'est le grand acte de la vie rurale, c'est pourainsi dire le dernier tableau de tout un drame du travail, qui, depuis des siècles, se joue chaque année. Elle était bien curieuse, la moisson au moyen-âge, surtout enNormandie, où les baux à ferme s'étant développés dès le IXe siècle,permirent à l'agriculture, en dépit de toutes les guerres, de toutesles exactions, de prendre son essor. Les champs de blé, les blairies,comme on disait, qu'ils appartinssent au seigneur ou aux vilains,étaient entourés de beaucoup de soins et fort bien tenus, quoi qu'on enpense. Après la Saint-Jean, par exemple, commençait le sarclage desblés, fait généralement par les femmes, qui, armées d'une petitefourche, arrachaient les chardons ou, à coups de faucilles ordinairement fournies par les tenanciers, coupaient lesyèbles, une espèce de sureau herbacé qui poussait alors dans leschamps. C'est ainsi que le sarclage des blés qui, parfois, commençait àla Pentecôte, nous est représenté dans de nombreuses miniatures, commecelle du psautier de Louterell : c'est une corvée imposée aux vilainset dont on trouve mention dans les cartulaires deSaint-Georges-de-Boscherville et de Préaux. La plupart du temps, les champs de blé, contrairement à l'usage actuel,étaient entourés, surtout quand ils se trouvaient dans le voisinage desforêts - alors très nombreuses - par une véritable enceinte de rameauxqui servaient à les protéger des incursions des animaux. Ainsi enétait-il, par exemple, à Grand-Couronne, dans le voisinage de la forêtde Roumare ou de Brotonne, où les champs de blé étaient ainsi défenduspar des haies factices de houx, de ronces ou d'épines.. De là, unesorte de droit de ramage que les ramagers ne se faisaient point fauted'exercer, aux mois de mars et de septembre, pour clore leurs moissons. Il serait très important d'avoir des documents sur l'époque généraled'ouverture de la moisson ; ils sont bien rares, cependant, et, commeaujourd'hui, suivant les variations de la température, la date du sciage des blés devait souvent varier. Dans le pays de Caux, au IXesiècle, on commençait généralement la récolte des blés le 21 juillet.Bien entendu, en ce bon vieux temps trop vanté, c'était, pour lesvassaux du seigneur, une obligation, une corvée qui rentrait, avec biend'autres, dans la série des droits seigneuriaux. On l'appelait l'aoûtage, - le droit de sciage ou la corvée de faucille d'août, -qu'on trouve souvent mentionnés dans les actes publics, dans les baux àmétairie ou à ferme ; il se compliquait de services similaires pour larécolte, l'engrangement, le vannage, le tassage. Quand arrivaitl'époque de la moisson, on « criait » cette obligation. APerriers-sur-Andelle, au XIIIe siècle, au commencement du mois d'août,on annonçait que tous les habitants eussent à se rendre à la « sciéedes blés » des moines de Saint-Ouen, qui se contentaient de regarder...le travail des autres. Tous les jours, un veilleur sonnait du cor pourprévenir les moissonneurs improvisés, et gare à celui qui manquait àl'appel ! Il était frappé d'une amende. Ajoutons que ces prestations n'étaient pas complètement gratuites : lesscieurs avaient droit à un salaire, soit en nature, soit en argent. Ennature, c'était généralement la neuvième gerbe, parfois la dixième quileur revenait ; parfois aussi, ils recevaient une somme d'argent... bienmodique, il est vrai ! Ils avaient aussi parfois d'autres droits, commele droit de prendre les gerbes déliées pendant le transport, et cequ'on appelait les mérils, c'est-à-dire les épis restés dans le champ,sur la place où l'on avait réuni les gerbes. D'après le Livre des Jurés de Saint-Ouen, espèce de code des droits dela célèbre abbaye rouennaise, ce privilège revenait au bouvier quiconduisait les « charrettes à gerbes », à Bouclou, par exemple, hameaudu canton de Boos, près de Quevreville-la-Poterie. Il en était de mêmeà Tourville, mais avec cette réserve bien normande que les gerbesdéliées appartenaient aux vilains « quand elles ne peuvent être rencloses dans les liens », cequi devait être bien rare ! Beaucoup de monde de toute condition faisaitalors le mois d'août ; dans un très grand nombre de contratsd'apprentissage, en effet, ou encore dans les contrats de louage desdomestiques, on trouve stipulée la réserve de mois d'août, c'est-à-direle droit d'aller travailler à la récolte des blés. Généralement, dansles contrats, cette mention est ainsi libellée : « Guillaume, Pierre ouJean : par an, 14 francs, son août et son ardoir », c'est-à-dire ledroit de prendre ce qu'il lui faut pour son chauffage. En dépit de tousces droits, le sort des moissonneurs, obligés et contraints de sesoumettre à toutes ces corvées, n'était pas très heureux, et un poètedu XIIIe siècle, dans Le Conte des Vilains de Verson, se fait l'échode leurs plaintes : Et voici le mois d'août, Un service qui ne vous faut. C'est qu'ils doivent la corvée Ell'ne doitpas être oubliée. C'est qu'ils doivent, les blés scier, Aüner etappareiller, Et tasser au milieu du champ ; Ainsi firent leurs âncesseurs (ancêtres), Tel service font au seigneur. Pour couper les blés, on se servait alors, soit de la faucille, soit dela faux. La faucille ou le faucillon représentés dans de nombreuxmanuscrits, reproduisait exactement la forme de celle usitée aujourd'hui dans nos campagnes.Souvent elle était fournie par le seigneur ; il est vrai qu'elle ne coûtait pas cher, car dans les comptes del'abbaye de Montivilliers, on la trouve mentionnée comme valant 2 sous.Dans un missel du XVe siècle de notre Bibliothèque de Rouen, dans lePsautier de Louterell, les scieurs sont ainsi représentés coupant leblé, comme aussi dans les bas-reliefs de l'Hôtel du Bourgtheroulde. Amoitié baissés, ils tiennent le blé à couper, à cinquante centimètresau-dessus du sol, serré dans la main gauche, la paume de la maintournée en dehors ; ils devaient manoeuvrer la faucille de la maindroite, comme en se servant d'une faux. C'était un peu la façond'opérer qu'ont gardée les Anglais et les paysans bretons, et qu'ilsappellent crételer. Mais au moyen-âge comme de nos jours, on se servait surtout de la fauxqu'on trouve partout représentée dans les psautiers, dans les missels,dans le Bréviaire d'Amour de Béziers et qui apparaît absolument semblable àcelle que nous connaissons. Bien souvent même, Jacques Bonhomme révoltése servit de ces fauchards, au temps des jacqueries, comme d'une armeredoutable qu'il savait admirablement manier. Les faux, fabriquées parles faiseurs d'allumelles ou de couteaux, valaient de 6 à 10 sous. Quant aux faucheurs, ouvriers alloués,soit pour la moisson entière,soit à la journée, leur salaire, qu'on trouve mentionné soit dans lescomptes du manoir de l'Archevêque de Rouen à Déville, soit dans lescomptes de l'abbaye deSaint-Amand, varient beaucoup. En voici qui, pour faucher des prairies,du 20 avril à la Saint-Jacques, reçoivent, en 1399, 60 sous et unepaire de souliers. En voici d'autres, à Déville qui, payés à lajournée,touchent 4 sous pour faucher de l'avoine. Quand ils sont nourris, lesfaucheurs touchent pour leur journée, 4 sous 10 deniers àMontivilliers ; parfois aussi, soit qu'ils scient les blés à lafaucillecomme à Déville, ou sur les biens de l'abbaye de Saint-Amand, ou qu'ilsfauchent comme à Montivilliers et au Prieuré de Grandmont, ils sontpayés à l'acre, à la tâche. A Sierville qui faisait partie des biens duChapitre de la Cathédrale, ils recevaient en plus la treizième gerbecomme salaire. D'autres récompenses attendaient aussi les faucheurs « d'août ».Pendant ces rudes travaux, comme on le faisait pour les vignerons, audébut ou à la fin de la moisson, on leur distribuait du vin, et maintes fois, dans lescomptes de l'Archevêché entr'autres, on trouve cité « le vin desfaucheurs, des scieurs et des lieurs ». Une autre redevance était aussile don d'une paire de gants, offerts principalement aux charretiers,aux valets, aux portiers, à la mi-août, pour les récompenser desderniers travaux de la récolte, de la rentrée des gerbes. Parfois,comme au prieuré de Grandmont, on donnait aux aoûteux des bonnets etdes couteaux. C'était, pour ainsi dire, un droit que les ouvriersexigeaient, car on voit en 1456 qu'un paysan d'Ancourt, prèsd'Envermeu, furieux qu'on ne lui ait pas donné ses « gants » pour son «août », s'appropria et délia six gerbes de la dîme du curé d'Inerville. Quand le blé était scié ou fauché, restait à réunir les javelles, à lesgerber et à les transporter dans la grange. Très souvent, cetteopération, comme de nos jours, n'avait pas lieu immédiatement, et pendant ce temps il fallaitla garder. C'était l'affaire des messiers, sorte de prévots spéciauxchargés de la surveillance des moissons, armés d'un droit appelé de bedellerie, origine de nos bedeaux d'église ; les vilains étaientappelés à tour de rôle à remplir cet office qui, sur les terres del'abbaye de Saint-Ouen, par exemple, se poursuivait même la nuit.C'était un peu le même service que celui rempli par les saltuaires dansles colonies agricoles gallo-romaines. Pour cette corvée, les moines deSaintOuen - toujours généreux ! - donnaient un denier par nuit. La gerbe était, comme aujourd'hui, liée avec des liens de seigle ; maisparfois on la liait avec de la corde, ainsi que cela se faisait encoreprécédemment dans quelques communes de l'Eure ; mais liée ou pas liée,la gerbe demeurait souvent sur le champ, car la perception de la dîmeet surtout du champart mettait de grands obstacles à l'enlèvementrapide des récoltes normandes. Ah ! le champart, parmi tous les droits exécrés du paysan, était un desplus incommodes et des plus vexatoires ! Il consistait dans les tenures,dites à champart, où le seigneur était pour ainsi dire associé aulaboureur, dans un droit pour le premier de prendre une part sur letotal des gerbes récoltées. Ici le sixième de la récolte, là le dixièmeou le onzième, car le champart se liait pour sa perception avec lesdîmes. Avant de rentrer sa récolte, il fallait que le paysan attendîtla visite des champarteurs, et ceux-ci étaient parfois en retard. Leblé resté sur terre, exposé aux pluies et aux orages, se détériorait; il n'en fallait pas moins qu'avant de s'occuperde sa propre récolte, le virant se mît tout d'abord à porter à lagrange les gerbes du champart. Son blé resté de l'autre part Qui est au vent et à la pluie Au vilain malement ennuie De son blé qui gist par le champ, dit encore le poème sur les vilains de Verson. Il était si ennuyeux cedroit de champart, que ceux qui lui étaient soumis, comme certainsvassaux de l'Abbaye de Saint-Ouen, préféraient s'en acquitter par unerente appelée l'arrière-champart. Quand le blé était mis en gerbe, on en faisait quelquefois des mullons,mais la plupart du temps, les paysans étaient tenus à une nouvellecorvée, celle de charrier, d'engranger les récoltes dans ces superbeset vastes granges dîmeresses, vrais monuments en pierre dont il nousreste tant d'exemples, comme à Bonneville, à Quittebeuf et ailleurs.C'était ce qu'on 'appelait la « corvée de tasserie ». Là se terminaitla besogne, et, les champs ainsi dépouillés, on pouvait se mettre àglaner, mais le droit de glanage était souvent bien illusoire. Onavait, en effet, au moyen-âge, conservé l'habitude romaine de couperles blés en deux fois : la première, on coupait seulement les épis, laseconde, on enlevait le chaume resté sur pied, le conservant par celamême en bon état, ce qui était fort nécessaire à une époque où oncouvrait beaucoup en paille. Cet enlèvement du chaume, c'est ce qu'on nommait le gluage, le glu, la« paille de glu ». Les gluaces de seigle qu'on abandonne encore actuellement comme cadeau, aux aoûteuxdu pays de Caux, portent encore ce vieux nom français. Le chaume restésur pied, et que nos paysans normands nomment encore les étaux,s'appelait les éteubles : le seigneur avait seul le droit de lesabandonner à qui il voulait. Une des foires de Bayeux, la foireSainte-Croix, je crois, portait encore avant la Révolution, le nom de Foire aux Etaux, parce qu'à l'époque où elle avait lieu, le 14septembre, le blé ordinairement était coupé. Quand les grandes «charrettes à gerbe », traînées le plus souvent par des attelages decinq à six boeufs, étaient rentrées, le brave paysan pouvait regagnersa chaumine, s'il habitait dans les environs. Si c'était un Breton, comme il en venait beaucoup alors pendant lamoisson et comme il en vient encore en Basse-Normandie, il regagnait salande fleurie de bruyères et d'ajoncs. A son retour, que lui restait-il? Pas grand'chose. Il avait vécu assez bien, car seigneurs, abbayes etprieurés ne se montraient pas trop chiches sur le lard, les pois, lehareng, les galons de vin ou de cidre. C'était le meilleur de son lot.Pour le reste, écoutez ce que disait au XVIe siècle La Barre dans son Formulaire des Esleus : « Si véritablement le laboureur prenoit garde quand il ensemence saterre pour qui il sème, il ne semeroit pas. De son travail, il jouit lemoins ; la première poignée de grain qu'il jette en terre est pourDieu, ainsi la dévoue-t-il librement; la seconde ne suffit pour lesoiseaux ; la tierce pour les cens et rentes du trefoncier ; la quatrièmepour la dîme ; la cinquième pour les tailles, impôts et subsides. Et quoy tout cela se prenddevant qu'il n'y ait rien pour lui. Et il a à travailler jour et nuit,à veiller sur ses bestiaux et domestiques, se lever le premier, secoucher le dernier, soigner pour tous, en toutes saisons, occupé àfaire valoir sa terre, à guéreter, à recouper, à biner, à composter, àcirer, à semer, bercer, sercler, scier, faucher, moissonner, reserrer,mettre en la grange, entasser, battre, moudre et boulanger, avant qu'engoûter. » Qu'est-il demeuré de toutes ces coutumes et de ces traditions quiaccompagnaient la moisson au moyen-âge ? Bien des usages sont restés etdemeureront encore particulièrement dans le pays de Caux, véritablepays de la grande culture normande. Aujourd'hui, presque partout, lamoisson, la récolte des blés, se fait à forfait par contrat passé entreles fermiers ou les propriétaires et un entrepreneur qui se charge,sous certaines conditions déterminées, de faucher, gerber et engrangerla récolte dans un laps de temps déterminé. C'est l'entrepreneux oule maître alloueux, véritable chef de l'entreprise, qui, généralement,aux premiers jours de l'année, se met en mesure de recruter les aoûteux, les aoûterons, les gens d'août, suivant les vieux termes del'ancien langage français, qui, hommes et femmes, par couple, sechargeront de faire « l'août ». Le dimanche après la messe, souvent aucabaret, parfois à la halle, on fait l'alloû, on débat les conditionsqui comportent généralement une somme d'argent comme salaire, et lanourriture et le logement assurés pour la durée du travail, environquatre semaines. Si, par suite d'intempéries ou pour toutes autrescauses, la moisson se prolonge, tant pis pour l'alloueux et pour ses ouvriers ! C'est un des risques de soncontrat. Bien entendu, les salaires changent avec la condition de l'aoûteux ; lesfaucheurs gagnent généralement de 80 à 90 francs et sont mieux payésque les ramasseurs, appelés en certains coins de notre département les brocards ou les raccommodeux, qui gagnent de 50 à 60 fr. La nourriture,dans un pays où les grands mâqueux n'ont jamais manqué, joue un grandrôle dans l'affaire et l'ordre et la nature des repas sont déterminésavec une rigueur toute protocolaire : ils sont, du reste, fournis auxfrais du maître alloueux. Le fermier généralement ne fait que prêter gratuitement le « four »,maintenant abandonné dans la plupart de nos campagnes, - car on ne cuitplus - et où la « fille d'août », solide gaillarde délurée, qui necraint pas les galants propos, « affète » les plats et installe sapopotte. Souvent aussi le fermier donne plusieurs sacs de blé, calculésd'après le nombre des travailleurs, et le cidre, - tant de litres paracre, - tous ces pots de « gros beire » qu'entonne la soifinextinguible des moissonneurs. On ne sait pas ce que peut avaler un aoûteux sous le grand soleil de messidor ! Quant au café, bien «consolé », avec sa rainchette, sa surainchette, et son « coup de pied»... final... on n'en donne qu'aux jours de dimanche et de fête ! La nourriture ! mais elle consiste en toute une suite de repas. Lematin, sur le coup de cinq heures, pour « abattre le brouillard »,avant le départ pour les champs, c'est un premier déjeuner frugal : unebouchée de pain, un coup de cidre ; vers huit ou dix heures, c'estune collation dans les champs, avec le pain, du fromage, desradis ; à midi, à l'Angelus sonnant, c'est le dîner à la ferme, repasplus copieux et plus solide, que suit parfois un moment de repos et desommeil, la Méjsienne, la Mérienne, la sieste ou méridienne, d'après unvieux mot qu'on trouverait encore dans les poèmes de Guillaume deNormandie. Vers quatre ou cinq heures, c'est la collation, en campagne,où les dorées de beurre sont dévorées de bon appétit, arrosées denombreuses accolades au pichet de cidre. Le soir, quand il fait beau,le travail se prolonge, après l'Angelus du soir tintant au clocher, etil est parfois neuf heures quand les « aoûteux » s'attablent à laferme, pour le souper final, où l'on avale la soupe et quelques platsde légumes. Le logement ! Il est, la plupart du temps, offert par le fermier. Onn'est point difficile, du reste ; les moutons, à cette époque, sont pourla plupart aux champs, et on gîte les aoûteux dans les bergeries vides,où ils installent tant bien que mal la literie qu'ils ont apportée. Etpuis une bonne couche de paille fraîche est peut-être le meilleur litpour les travailleurs harassés S'ils habitent dans le voisinage, les aoûteux du pays, comme dans la chanson de Malborough, s'en retournentchez eux avec leurs femmes. Les autres se logent comme ils peuvent dansle cabastère, ainsi qu'on dit en plein pays de Caux, d'après un vieuxterme normand qui, je crois bien, vient du verbe cabasser, entasser,serrer, empaqueter comme dans un « cabas! » Et, dès l'aube, par la grande plaine où les blés dotés, les blés aorés,se balancent, on se met à la besogne. Le fauqueux a monté sa faux, disposé les « pleyons » ou les «doigts » de son gavelier, cette espèce de ratelier léger disposé lelong de la lame et destiné à recevoir les épis pour les coucher sur lesol. Maintenant, voilà qu'il la rebat avec ses battements, son marteaufrappant sur son enclumeau. Puis, dans le buhot, la corne de boeuf quipend à sa ceinture, il saisit la pierre à aiguiser qui trempe dans lecidre et en passe quelques coups pour lui donner du morfil. Un coup de rifle, cette espèce de tape en bois, et voilà la faux affutée pour letravail. N'est pas faucheur qui veut ! Il faut de la vigueur et del'entrain, de solides poignets, pour balancer « à fleur de bras »,comme on dit, la hanse et la faux abattant les javelles ; il faut ducoup d'oeil pour couper droit, bien également, les tiges, et la besognese complique parfois quand le vent incline les blés ou quand ceux-cisont versés, couchés. Il faut alors ôter le gavelier et couper à fauxnue, comme pour les fourrages et les menus grains. Bien souvent alors le faucheur est obligé, au bout de chaque ondain,d'interrompre le travail pour rebattre la faux ! On ne fait plusmaintenant souvent appel aux ouvriers étrangers, aux horzains, venusdes Flandres ou de l'Artois, mais le travail de ces sapeurs picardsétait pourtant bien curieux. Ils se servaient, en effet, d'une sorte decrochet emmanché à un bâton, pour maintenir les tiges à couper, qu'ilstranchaient avec la sape, une espèce de faux à lame un peu recourbée età manche court. Derrière les faucheurs, qui, rangés par échelon, attaquent le champ,marchent les ramasseuses, les gaveloteux, qui réunissent les javelles et en forment de petits monceaux,ce qu'on appelle les hauviaux, ou pour parler avec l'accent cauchois,les hoviâs. Presque aussitôt, avec plusieurs gerbes, on formait les demoiselles en ayant soin de faire une capote avec une gerbe coiffantles autres, les épis en bas. C'est ce qu'on nomme aussi les vieillottes ou veuillottes, vieux mot de patois normand, qui n'estqu'une forme diminutive altérée du mot vielle, qui s'est dit pour «meule », et que je trouve dans le Journal du sieur de Gouberville : « Je fys mettre du foin en petite vielle ». Le mot moyette, dont on sesert également, n'est, lui aussi, qu'un diminutif du mot moie, qui veutdire une « meule de paille ». Au bout de huit à dix jours, on lie le blé ainsi déposé, suivant queles autres travaux de la moisson ont retenu plus ou moins longtemps lesmoissonneurs, car le blé bien enveillotté par les « valets d'août »peut supporter les intempéries. Dans le pays de Caux, la coutume estvenue de lier le blé, à la fin de la journée, aussitôt qu'il est coupé,et de disposer quatre ou cinq gerbes qu'on recouvre avec une autre,l'épi en bas. C'est ce qu'on appelle un cosaque. Suivant la tradition,ce mode serait venu de prisonniers ou de soldats autrichiens ou russesqui, sous l'Empire, auraient introduit dans nos pays normands cettefaçon de disposer les gerbes. Parfois aussi, on endelize les gerbes,c'est-à-dire qu'on les dispose par dix, en dizeaux, ou bien encore en onzains ou en septias. Une fois liées, les gerbes sont placées sur lagrande « voiture à gerbes », non sans mal car il faut de vigoureux gaillards pour enlever les gerbes au bout dela fourquière. Toute cette besogne se fait rapidement, alertement, mais à la campagnecomme ailleurs, il y a toujours des gens qui ne se pressent pas et dontla récolte est en retard. Autrefois, on leur faisait une bonne farce :on disposait dans le champ un bonhomme de paille, faucille ou f aulx enmain. C'était l'épleteux, du mot « épleter », qui est resté en anglais to expleit, aller vite, qui fournissait aux retardataires une aide...un peu ironique. Les charrettes chargées, les tasseux se mettent àengranger sans perdre de place, en réservant tout au plus une petite,la battière, quand on battait encore en grange, au fléau. Souventaussi, quand les granges sont pleines, on dresse dans les champsmêmes, en choisissant bien l'orientation et la situation, de grandesmeules de blé circulaires, disposées sur un solage de bourrées ou de raptis de paille de colza, et ce n'est pas une mince besogne que demonter ces gerbes de blé bien d'aplomb de former ensuite le lermier etde coiffer le tout d'un de ces grands toits de chaume qui pointent surl'horizon de la campagne dénudée. Bien des fêtes, bien des traditions, non encore perdue, ni oubliées, serapportent à la moisson dans notre région normande. La messe d'août,qui réunissait tous les moissonneurs, n'existe plus, mais les grandesréunions et les fêtes, prétextes à réjouissances et à plantureux repas,ne chôment pas. La première est l'Entrée d'août. Avec la grandecharrette à gerbes de la ferme, prêtée par le fermier, le maître alloueux va chercher dans leur logis tous les aoûteux, dont iltransporte la literie ; l'équipage est brillant, conduit par le charretier, monté surle cheval de timon, et se rend ainsi à la ferme, où un bon repas attendles compagnons. Le dimanche suivant « l'entrée » le commencement de lamoisson, devient, particulièrement dans le Pays de Caux, la fête du Plus aisé ! « Le plus aisé! » vous ne comprenez pas ! Eh oui, « le plusaisé », suivant la malice paysanne, le « plus facile » des travaux àentreprendre... c'est de manger et de boire. Et on ne s'en prive pas ;on fait honneur au gigot, à la pièce de veau, aux légumes offerts parle fermier ou « l'alloueux » le tout arrosé de nombreux trousnormands, car « on ne peut s'en aller sur une gambe », et l'on mangejusqu'à ce qu'on « rebouque », sans avoir besoin de réforcer lesconvives ! Et les conversations marchent ! Et les récits se suivent,émaillés du fameux « I m'dit, qui dit, dit-i ! » des Cauchois. La fin de la moisson est encore célébrée par d'autres fêtes. C'estd'abord la Dernière gerbe, « la gerbe à la maîtresse », la « queville àla maîtresse », la « dernière poignée », car les termes changent unpeu, suivant les terroirs. La dernière gerbe est une poignée de bléornée de fleurs, réservée dans le champ et que la fermière, surtoutautrefois, devait couper elle-même avec une faucille enrubannée qu'onlui présentait, au bruit des coups de fusil tirés par les moissonneurscachés dans les javelles. La dernière gerbe n'était pas toujours facileà couper et chacun disait son mot: « La « faucille ne coupe pas », « lemois d'août ne se ferait pas vite de ce pas-là. » - « Il y a dusorcier ! » La gerbe coupée et liée avec la queville, c'était au fermier à la placer sur le haut de la dernière charrette, et la tâche n'estparfois point commode, car la gerbe à deux liens est lourde. Le mêmejour également a lieu la dernière fête de la moisson, dont le nomchange un peu suivant les régions. C'est la repassée d'août ou la passée d'août ou plutôt,étymologiquement, la parcie, vieil usage cité dans Ducange, en 1416, -ce n'est pas d'hier, - et dont le nom est formé de par, superlatif, et de recie qui s'est ditpour « goûter ». En d'autres endroits du Pays de Caux, la même fêteprend le nom de caudet ou chaudô. D'où vient le mot ? On n'en sait troprien. On pourrait croire que le véritable nom serait plutôt co-dret ; «le coq droit », car les moissonneurs ont l'habitude de porter au boutd'une perche ou d'une fourche, le coq ou la volaille dont on leur afait don pour le grand repas du soir. Il y a, en effet, pendant toute la journée, une véritable promenadedes gens d'août, rubans à la casquette, bouquets à la boutonnière,montés sur les grandes charrettes dont les limoniers ont revêtu leurs harnais de fêtes, àsonnailles et à pompons. On va par les chemins et les routes, sonnantdu cornet ou de la conque, chantant les vieilles chansons rustiquescomme celle-ci qui est populaire : Voici le mois d'août venu. Grande réjouissance !... ou bien encore celle-ci, qui se chante à Villerqueville : Là-bas, dans la plaine, Ferdindi, ferdindon ! Faisons la moisson. Le maître vient dire : Hardi, compagnons ! On rapporte à la maison les calits et les paillasses, et cette fête,qui rappelle un peu le tableau de Léopold Robert, le Retour desMoissonneurs, se termine par un repas gargantuesque où l'on dévorecoqs, poules, oies et canards, et où l'on fête la fin de la moisson. Maintenant, dans les champs dénudés, les vieilles gens, la troupe desgamins et des fillettes peuvent, sous la conduite du garde champêtre,aller glaner et ramasser les derniers épis ; échappés aux râteleurs, ettoute cette grande série de travaux agricoles si vaillamment supportésse termine en faisant un peu de bien aux humbles et aux pauvres !... GEORGESDUBOSC |