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DUBOSC,Georges (1854-1927) :  Les fils de la Vierge(1899).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.IX.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du17 septembre 1899. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 7èmesérie, publié à Rouen chez  Defontaine en 1929.

Lesfils de la Vierge
par
Georges Dubosc

~*~

C’est toujours unmerveilleux spectacle que celui de l’automne en nos campagnesnormandes. Tandis qu’à l’horizon, la forêt jaunissante, tachée depourpre par endroits, forme une toile de fond au décor splendide, enavant les près, au soleil levant, étincellent de mille feux produitspar la rosée. Dans les herbes et dans les chaumes brillentd’innombrables filaments, soyeux et légers, sur lesquels lesgouttelettes de la rosée miroitent encore plus vivement. De loin, pourle chasseur qui traverse la plaine, ou pour le petit soldat enmanoeuvres de septembre, on dirait un immense tapis blanc reflétant lesrayons du soleil, tandis que sur la route ces mêmes fils, si fins, siténus, si souples, si argentés, accrochés aux arbres, flottent etondulent dans l’air matinal.

Bientôt, on en est couvert. Ces légers filaments adhèrent auxvêtements, aux chapeaux de paille ; les uns viennent se fixer contre levisage et produisent une sensation légère qui, à la longue, finit pardevenir agaçante ; les autres, plus ténus, passent au-dessus de votretête, emportés par la brise. La campagne en est toute blanche et lepaysan, les voyant s’élever de tous côtés, pense en lui-même : «L’hiver sera dur cette année ». Ils portent un nom bien gracieux, cesfilaments ondoyants que l’automne nous envoie. Dans toutes nos vieillesprovinces françaises, ce sont les Fils de la Vierge. C’est, suivantles antiques légendes, les fils provenant de la quenouille de la mèrede Jésus-enfant. Pendant qu’il sommeille, la Vierge assise les file deses doigts menus au bout de son fuseau, et les laisse s’éparpiller dansl’air, pour rendre plus chaud, l’hiver, le nid des oiselets.

Telle est la version normande ; mais en d’autres pays, la légendedevient plus sombre. Le « fil de la Vierge » serait destiné à tisser lelinceul de mort des miséreux qui tombent abandonnés au coin d’un bois,au revers du talus d’un fossé, le long de la grande route. Ce ne seraitplus, comme la morne chanson des Tisserands, de Gérard d’Hauptmann,le pauvre artisan qui, lui-même, tisserait son drap funèbre ; c’est laVierge mère qui prendrait souci de cette tâche. A l’un des dernierssalons, le peintre F. Lucas avait donné une nouvelle version de lalégende. Marie, humble, candide, s’est endormie sur la terrasse quedore le soleil couchant. La nuit vient. Un vol de bergeronnettes s’estabattu autour du rouet silencieux et, becquetant la laine blanche,elles emportent les fils ténus pour les semer dans la campagne auxbranches des buissons. Quoi qu’il en soit, riante ou sombre, la légendeexiste, et le « fil de la Vierge » est entouré, dans nos campagnes,d’une sorte de superstitieux respect.

Notre siècle positif, qui difficilement admet ces contes symboliques, avoulu savoir le pourquoi exact de ces filaments épars et volants, leurnature, leur origine. Il a voulu savoir ce qu’était le mystérieux « filde la Vierge », et il a trouvé qu’il était en tous points semblable auxfils des toiles d’araignée que nous voyons dans les vieux greniers etdans les coins où le plumeau de la ménagère va les déloger sans soucide la bestiole qui les a tissés ; s’ils sont plus blancs, plusargentés, c’est tout simplement qu’ils ont été filés en plein air, ausoleil, loin des poussières qui les souillent en nos logis.

Ainsi que l’a démontré, le premier, le naturaliste Latreille, ces filssont dus à une aranéide tendeuse et fileuse, connue en France sous lenom d’épeire diadème ou araignée de jardin. Elle est roussâtre,veloutée, avec un abdomen très volumineux, portant sur le dos unetriple croix jaune ou blanche. C’est elle qu’on rencontre fréquemment àl’automne dans nos jardins, où elle tisse de larges rosaces verticales.Pour cela, elle secrète sa soie par quatre mamelons, qui sont eux-mêmespercés d’une infinité de petits trous.

Chose curieuse, très étrange, et qui montre l’infinie variété de lanature : il ne faudrait pas croire que le fil de l’araignée, qui nousapparaît si mince, si fin, que nous ne pouvons point concevoir ténuitéplus grande, soit un fil unique. Pas du tout ! Il est composé, toutcomme un fil métallique de pont suspendu, d’une centaine de fils plusdéliés, qu’on peut seulement apercevoir au microscope, avec deformidables grossissements. Ce sont les produits de cette mystérieusetréfilerie qui forment, en s’agglutinant, le fil unique, élastique,avec lequel les araignées ourdissent leurs toiles. Tout à l’heure,elles étaient des industriels et des filateurs admirables, ellesdeviennent maintenant des artistes incomparables et de merveilleusesdentellières. Leurs rosaces tissées constituent des chefs-d’oeuvred’architecture aérienne, et elles savent mieux qu’un géomètre insérerdes polygones dans un cercle et calculer la distance des rayons quipartent de centre pour aboutir à la circonférence.

Comment se tisse, comment se construit une toile d’araignée, celle, parexemple, de l’épeire diadème, dont nous parlons en ce moment, car lesréseaux des aranéides varient souvent suivant les espèces ? Unobservateur français, M. Simon, a voulu le savoir, et il a fait pourles pauvres aragnes ce que John Lubbock a fait pour les industrieusesfourmis, et voici ce qu’il nous raconte : Posée à l’extrémité d’unebranche, l’araignée lance à l’aventure un premier fil, qui se balanceet que le moindre vent, qui ne ferait pas rider la face de l’eau,suffit pour accrocher. Alors, après avoir prudemment agité le fil poursavoir s’il est suffisamment solide, la bestiole se hasarde sur ce pontsuspendu, le parcourt dans sa longueur, le fixe à la branche par unegoutte agglutinante. Elle attache ensuite un nouveau fil au premier, selaisse tomber verticalement, en déroulant son peloton, jusqu’à unebrindille inférieure, où elle consolide ce second élément de la toile.Elle continue ainsi jusqu’à ce qu’elle ait déterminé un point central àl’aide de savantes intersections et jusqu’à ce qu’elle ait fait partir,de ce centre aux extrémités, des rayons divergents. Quand elle a ainsibâti - par triangulation - cette délicate et frêle charpente, elle unitchaque rayon par des fils circulaires et concentriques. Alors,repartant du point central, elle file en spirale, lentement, un nouveauréseau plus serré et plus fin, et ainsi, peu à peu, la toile prendl’aspect d’une transparente et parfaite rosace de dentelle. Une toile,ainsi tramée, de trente-six à trente-neuf centimètres de diamètre,renferme d’après des calculs vérifiés, près de cent vingt mille noeudsminuscules. Ces fils, qui entrent dans la construction de la toile, nesont pas tous de même nature. Les fils qui constituent la grande cordetransversale, la corde verticale et les rayons sont d’une soie qui estsèche dès qu’elle sort de la filière. Au contraire, ceux quiconstituent les cercles sont d’une soie qui reste assez longtempsagglutinante, propriété précieuse, car elle permet au fil de contracterune adhérence complète avec les rayons.

Cette toile si délicate est un piège, un rets tendu pour que viennents’y prendre les bestioles que guette l’épeire diadème, tapie sous unefeuille ou dans un coin voisin. Si d’occurrence une mouche vient sejeter dans la trame, avertie par l’ébranlement des fils qui relient satoile, l’araignée, qui est une vraie bête de proie, se précipite ets’élance. Sa vie est faite, en effet, d’attaques et d’embûches,d’attente et de luttes hasardeuses. Pour avoir de quoi manger, il luifait tendre sa toile, et pour trouver la matière qui secrètera sesfils, il lui faut manger. Sans toile, point de mouches, et sansmouches, point de toile ! C’est le struggle for life dans toute sahideur. Toutes ces terribles araignées carnivores et dévoreusesappartiennent, du reste, au sexe faible. Elles seules travaillent,elles seules ourdissent et trament les toiles ; le mâle, lui, ne faitrien de ses huit pattes ! Il flâne, il se promène, cherche sa vie enexpédients. Rôdeur d’amour, quand il veut s’approcher de la terriblearaignée, il n’est point toujours bien reçu, et ce n’est pas sanscrainte qu’il s’aventure sur l’échelle de soie ! La mégère ne se laissepoint toujours apprivoiser par les propos galants de l’amoureux. Biensouvent, elle le tenaille entre ses pattes, l’assassine, et Roméo estsouvent dévoré par Juliette. Nous voilà loin, n’est-il pas vrai, despoétiques « fils de la Vierge », et la réalité ne répond guère à lalégende !

Les épeires ne sont pas seules, au surplus, à filer les « fils de laVierge ». D’autres espèces, comme les Thomisses, et surtout les Théridies fabriquent aussi leurs longs filaments, entraînés par lesbrises. Celles-là filent moins régulièrement, elles se contentent delancer d’une branche à l’autre, d’une herbe à une brindille voisine,quelques fils lâches, au bout desquels elles se suspendent. Ellesprocèdent sans ordre régulier, sans méthode ; ce ne sont plus lesincomparables architectes et géomètres dont nous parlions tout àl’heure. Les Théridies mettent cependant un peu plus d’habileté dansla construction de leur nid. Souvent elles bornent leur besogneaérienne à étendre des fils isolés, en long et en large, en hauteur eten profondeur, mais souvent aussi les espèces qui filent le plusabondamment, confectionnent une sorte de baldaquin, au-dessous duquelelles établissent une petite toile rayonnée, horizontale. C’est leurposte d’observation, placé au-dessous de leur piège, et d’où elless’élancent pour monter à l’assaut quand quelque mouche s’est laisséprendre à… l’étage supérieur. C’est à ce genre de Théridiesqu’appartient le malmignathe, dont on redoute en Toscane la prétenduemorsure venimeuse, comme on craint dans la Pouille, celle de latarentule. Seulement, on n’en guérit point de même façon : tandis quela piqûre de la malmignathe se guérit avec un peu d’acide phénique,si jamais elle a causé le moindre mal, les gens « piqués de latarentule », les tarentulati, doivent pour se débarrasser de leursinsomnies, de leurs courbatures…, de leur araignée dans le plafond,danser jusqu’à épuisement des forces, jusqu’à ce qu’ils tombent,abattus, sur le sol. Et c’est pour aider à cette médicationchorégraphique - vous ne vous en doutez peut-être pas - qu’on ainventé… la tarentelle !

Comme on le voit, venimeuses ou pas venimeuses, ce sont de maîtressesfileuses que les araignées. Mais à quoi peuvent bien servir leurs fils,ces fils légers et voltigeants ? On pourrait répondre, tout d’abord,… àelles-mêmes puisqu’ils constituent leurs pièges et leurs garde-manger…mais ils sont utiles aussi à d’autres. Sans parler de leurs qualitéshémostatiques, de leur propriété d’arrêter le sang des coupures, sanscompter l’usage qu’on fait des toiles d’araignée pour métamorphoser leslitres de vin ordinaire, très ordinaire, en Château-Margeauxauthentique, prouvant sa vieillesse par l’aspect poussiéreux de sabouteille, les fils d’araignée ont des utilisations plus pratiques etplus sérieuses. C’est d’eux dont on se sert pour former les réticulesmicrométriques, extrêmement fins, qui sont placés sur le miroir deslunettes astronomiques. Ces fils, qui servent à déterminer les hauteursdes astres, ont besoin d’être fort légers, fort délicats et nul mieuxque le fil de l’araignée, le « fil de la Vierge » ne convient à cetemploi. A l’Observatoire, pour constituer ces réseaux de quatre ou cinqfils, barrant le champ de la lunette, on ne se sert pas d’autre choseque du léger tissu arachnéen. Le procédé dont usent, par exemple, lesfrères Henry, les savants astronomes, qui sont en train de dresser lacarte du ciel, est, à ce sujet, fort curieux. Le fil d’araignée dontils se servent est justement… le « fil de la Vierge », le fil del’épeire des jardins, appelée aussi quelquefois Porte-Croix. C’estlui si fin, si ténu, si délicat qui forme le réseau des lunettes. Necroyez pas qu’on utilise pour cet emploi un fil quelconque, extrait ducocon de certaines araignées. Non, le fil employé est pour ainsi dire…vivant ! Pour procéder à cette opération, tout aussi difficile que lefixage des fils métalliques du Pont-Transbordeur, on conservel’araignée fileuse dans une petite boîte de carton, percée de trous, enlui donnant, de temps à autre, une mouche pour nourriture. Peu à peu,elle s’apprivoise fort bien, et, après quelques jours de captivité,elle vient au bout de vos doigts, chercher le repas que vous luiprésentez. Ce qui prouve - entre parenthèses - que l’anecdote dePellisson, cet ami de Fouquet, dressant, dans sa prison, des araignées…savantes, n’est pas tout à fait une fable.

Après avoir eu soin de tracer à la machine, sur le réticule dumicromètre de la lunette astronomique, quelques sillons parallèles,vous prenez un crayon sur lequel vous placez l’araignée. Celle-ci netarde pas à se suspendre à son fil, qu’elle tient elle-mêmeverticalement, le poids de son corps tendant le filament comme un fil àplomb. On présente alors le fil ainsi tendu dans le sillon gravé qu’ildoit occuper sur le réticule et on le fixe en haut et en bas, au moyend’une goutte de résine fondue à l’extrémité d’une pointe. On se sertquelquefois à la place des fils d’araignée, de fils métalliquesspéciaux. C’est ainsi qu’on use du fil de platine de Wollaston,directement étiré à la filière, puis enveloppé d’une gaîne d’argent quile pressure, le rend encore plus ténu et qu’on fait disparaître dans unbain d’acide nitrique. C’est ainsi qu’on se sert - toujours pour lesréticules des lunettes astronomiques - de fils de maillechort, qu’onétire en les faisant passer dans des filières de rubis ou de diamant.Mais au bout du compte, rien n’atteint l’extrême ténuité du « fil de laVierge » et l’industrie humaine est vaincue là par la simple nature.Les fils métalliques sont des câbles à côté des fils d’araignée. Le filde platine de Wollaston, vu au microscope, tout comme le fil demaillechort, offre des diamètres de 1/50 de millimètre, tandis que lefil d’araignée, beaucoup plus mince que ses rivaux et beaucoup pluslisse, n’atteint pas 1/100 de millimètre !

Voilà une première utilisation, mais il y en a d’autres plusétonnantes. Que diriez-vous, par exemple, de tissus et d’étoffes enfils d’araignée ? Il y en a eu et il y en a encore en ce moment même.Le premier qui s’avisa de confectionner des tissus avec des filsd’araignée fut un M. Bon, marquis de Saint-Hilaire, baron de Fourques,seigneur de Colleneuve, Saint-Quintin et autres lieux, conseiller duroi, qui, en 1710, était président de la Cour des Aides et Chambre desComptes de Montpellier. Il fabriqua avec la soie des araignées des baset des mitaines d’une jolie couleur grise, et a résumé, dans unedissertation publiée en 1726, son originale découverte. Il envoya àl’impératrice d’Allemagne, femme de Charles VI, une paire de gantstissés ainsi qui surpassaient les plus fins bas de soie, dontl’invention ne remonte pas bien haut, du reste, puisque l’élégant HenriII fut le premier à en porter, lors du mariage de sa soeur Margueriteavec Philibert de Savoie.

Dans la correspondance de Brossette et de Boileau, vous trouverez qu’en1710, on parlait beaucoup de cette invention, et que M. de Noaillesprésenta une paire de ces bas merveilleux à la duchesse de Bourgogne.Voltaire, toujours railleur, s’en amusa fort dans Zadig ; maisMontesquieu, plus grave, se préoccupait de cette industrie nouvelle.Cassini, dans une lettre envoyée à M. Bon, encourageait le magistratdans ses essais « qui, lui disait-il, font beaucoup d’honneur à laSociété royale de Montpellier ». Colonia ajoutait que Mocenigo,ambassadeur de Venise, avait voulu faire connaître cette découverte àla République. Fagon, le médecin, avait également écrit une longuelettre de félicitations à Bon de Saint-Hilaire ; le R. P. Vanière luiavait dédié une églogue latine en ce style didactique cher auxJésuites, et l’abbé Camps lui adressait une épître qui se terminait parces mots : « On n’a plus qu’à établir des manufactures quil’emporteront assurément sur celles des vers à soie. »

De tous côtés, on parlait de ces nouveaux bas, d’une légèreté siextravagante qu’ils ne devaient pas être commodes à passer, de cesmitaines merveilleuses, tant et si bien que l’Académie des Sciences,ayant reçu plusieurs spécimens des tissus en soie d’araignée, inventéspar Bon de Saint-Hilaire, chargea Réaumur d’examiner les essais dumagistrat-filateur. Le savant voulut faire des expériences par lui-mêmeet, dans ses Mémoires, il nous a raconté tout au long lesdifficultésqu’il éprouva. Pas commode à observer, les araignées ! Tout d’abord,elles se dévoraient entre elles, en un vrai massacre de famille. Pourparer à cette destruction collective, Réaumur dut les élever séparémentet leur appliquer le système… cellulaire. Chacune avait sa petitealvéole distincte, son petit « chez soi » ! De plus, comme elles sontexclusivement carnassières, le pauvre savant n’arrivait jamais à seprocurer assez de mouches pour les nourrir ! Il chercha autre chosepour alimenter sa petite ménagerie, et, en fin de compte, il reconnutque ses jeunes élèves adorent les plumes de pigeon, nouvellementarrachées et débitées en petits fragments. Tous les goûts sont dans lanature ! A l’automne, chaque araignée file un cocon, contenant sesoeufs. C’est la soie de ces cocons qu’employait le président Bon, pourses tissus arachnéens, son brouillard tissé, sa brume en dentelles.Réaumur émit l’idée que l’on obtiendrait de meilleurs résultats enopérant sur la soie, telle qu’elle sort des filières de l’araignée,tout en émettant, au surplus, quelques doutes motivés sur l’avenir decette originale industrie.

C’est dans cette voie que de nouveaux essais furent tentés. Toutd’abord ce fut Raymond de Themeyer qui s’adressa, lui aussi, àl’épeire diadème, puis, plus récemment vers 1848, un industrielanglais, Rolt, qui dans sa maison de Friday-Street, reprenant laquestion, présentait à la Society of arts de Londres, un échantillonde soie de ce genre, mesurant six mille mètres de long et qui avait étéfilé en deux heures par vingt-deux grosses araignées de Corée. Cettesoie, dévidée à la vapeur, avec une grande rapidité, fut l’objet degrandes discussions. On trouvait que le rendement des araignéestisseuses n’équivalait pas à celui des vers à soie. Tandis qu’ilfallait, disait-on, trois mille cinq cents vers pour donner une livrede soie, il aurait fallu vingt-deux mille araignées pour obtenir unproduit égal, mais inférieur comme qualité. Il est donc évident qu’àtant faire que d’asservir ainsi les araignées, encore faut-ils’adresser à des espèces vigoureuses et prolifiques. Celles quipossèdent ces qualités sont, paraît-il, celles du Paraguay, où, suivantWalkenaër, la soie d’araignée fut de tout temps employée pour certainesétoffes, celles de la République Argentine, de l’Inde, de la Chine, del’Australie, dont parla Félix Azura dans ses Récits de voyage. EnChine, il arrive souvent que ces bons Célestes, qui sont de fortingénieux fraudeurs, mêlent les cocons de soie d’araignée auxvéritables cocons du bombyx.

Nos petites araignées locales, ou européennes, ne sont que de pauvresfileuses, que de misérables filandières à côté de ces monstrueusesaraignées exotiques, comme celles de la Caroline du Sud, le nephilaplumipes, dont le Dr Wilder a également utilisé la soie. Mais lameilleure espèce, la fileuse par excellence, si je m’en rapporte à la Revue des Sciences naturelles, serait une araignée française, ouplutôt coloniale, l’araignée de Madagascar. Il y a là, dans l’ancienroyaume de Ranavalo, une araignée malgache, à moins qu’elle ne soitsakalave, tout à fait extraordinaire, qu’on appelle, de son nomindigène, le halabe, ou la nephila madagascariensis, pour ceux quiaiment à donner des petits noms latins aux plus vilaines bêtes de lacréation. Le halabe est le tambour-major des araignées. C’est unvéritable colosse. La femelle, par contre, n’est pas grosse et nedépasse pas la taille de nos modestes araignées européennes ; mais lemâle est autrement puissant. Son corps mesure cinq centimètres delongueur - ce qui est une taille gigantesque pour une araignée, - avecune envergure de quatorze centimètres d’une extrémité à l’autre despattes.

Il ne faut pas demander aux halabes de Madagascar de filer à la façondes innocents vers à soie, en formant un cocon régulièrement enroulé.Ce sont des indépendants dont le premier soin est de tisser des dessinsgéométriques et d’embrouiller leurs fils. On s’y prend donc autrementpour les faire filer, d’après un missionnaire français, le R. P.Camboué, qui a étudié très minutieusement leurs moeurs et a cherché lemoyen d’utiliser les produits de ces industrieux insectes. On les metdans des casiers, par groupes de huit, la tête prise comme dans une cangue chinoise, l’abomen émergeant au dehors.

Autant dire que, suivant les bonnes traditions du Théâtre-Libre, lesaraignées malgaches « jouent de dos ». Les deux faisceaux de filfournis par les huit araignées, divisées en deux séries, passent parune filière mobile immergée dans l’eau d’une bassine, chauffée par unbrûleur ou une lampe placée au-dessous. La croisure du fil s’opèreainsi sous un angle assez aigu, à peu de distance du dévidoir. Celui-cipeut enlever à chaque araignée environ une quarantaine de mètres. Aprèscette petite opération, on remplace l’araignée, fourbue, par d’autresplus fraîches. Remises en liberté, les araignées, qui ont montré « cequ’elles avaient dans le ventre », sont, bien entendu, fortmécontentes. On leur rend la bonne humeur et la santé, en leurapportant des mouches, beaucoup de mouches, autant qu’elles en veulent.Cela leur donne du coeur au ventre… comme l’avoine aux chevaux, et lesremet en forme pour de nouvelles filatures.

C’est ainsi qu’on met les halabes en coupe réglée. Par sélection, onpeut arriver à éduquer ainsi une race solide et bien entraînée. Le R.P. Camboué cite une de ces araignées malgaches qui, en vingt-sept joursde dévidage, fournit quatre mille mètres de fil. Il est inutiled’ajouter que cet exceptionnel sujet, après un semblable tour de force,était fourbu, « claqué » et périt bientôt de faiblesse. Toutefois, ilfaut remarquer qu’après la ponte, la production du halabe augmente etqu’en une vingtaine de jours, on peut obtenir une moyenne de deux millemètres. Notre dresseur d’araignées constate aussi qu’avec unetempérature de dix-sept degrés, avec soixante-huit degrés d’humidité,le fil de l’araignée de Madagascar supporte un poids de 3 grammes 26sans se rompre et s’allonge seulement de douze pour cent. D’aprèsNatalis Rondot, dans son livre sur Les Industries de la Soie, qui n’apas dédaigné de s’occuper de la soie d’araignée, le fil du halabemesure de sept à huit millièmes de millimètre, tandis que le fil du verà soie ordinaire est de onze millièmes de millimètre. Le premiersupporte un poids de 4 grammes et s’allonge de vingt-deux pour cent ;le second supporte 3 grammes 76 et s’allonge seulement de treize pourcent.

Au demeurant, c’est une très belle soie que cette soie du halabe,avec laquelle les Betsiléos cousent leurs vêtements : elle est d’unbeau jaune d’or et supporte facilement la teinture. La bourre de soncocon se prête aussi aisément à diverses utilisations, et c’est avecelle que les Hovas garnissent et ornent le tuyau de leurs pipes.Renouvelant les essais de Bon de Saint-Hilaire, on était jadis parvenuà tisser à l’île Maurice, quand elle était placée sous le gouvernementdu général Decaen, une superbe paire de gants, qui avait été envoyée enhommage à l’Impératrice. Actuellement, à Madagascar, on tisse unefantastique étoffe avec ces écheveaux de fée, et on nous promet pourl’an prochain, pour l’Exposition de 1900, une robe en toile d’araignée,qui laissera loin derrière elle les robes « couleur du temps » déCendrillon.

Dans sa conférence du Palais des Consuls, le général Galliéni a omis denous indiquer cette nouvelle industrie de la Grande Ile, qu’ilgouverne. Il ne voulait point vraisemblablement vexer l’amour-propredes filateurs normands qui ne s’attendaient pas à cette originaleconcurrence ! Et puis le halabe a encore un autre mérite ! Une foisqu’il a livré toute sa soie, il constitue, paraît-il, un excellentmets, et les Hovas, qui font frire dans la graisse ces araignées, ensont très friands, comme des sauterelles qu’ils mangent grillées, aprèsleur avoir arraché les pattes.

On a essayé d’acclimater en France l’araignée fileuse de Madagascar,mais on n’y a guère réussi. Des oeufs avaient été adressés à MM. Fallouet Méguin, de la Société d’acclimatation française. M. Fallou les avaitconservés dans un bocal et, au mois d’août, en avait déposé une partiedans un jardin ; ceux-ci disparurent bientôt, mangés par les lézards etles oiseaux. Il est à croire que si on voulait tenter de nouveauxessais, il faudrait, pour les mener à bien, y procéder dans le Midisous un climat plus favorable que celui de Paris.

Comme on le voit par ces notes rapides, les « fils de la Vierge » qui,aux beaux jours de septembre, s’envolent sous le ciel bleu, ont uneautre origine que celle que leur prête la tradition populaire. Ils n’ensont pas moins intéressants, bien que la légende, ainsi que nousl’avons prouvé, soit bien éloignée de la vérité. Elle est tropgracieuse, du reste, pour disparaître, et longtemps encore les mèresmontreront aux enfants, qui courent par les champs en ces dernierstemps des vacances, ces blancs filaments que la Vierge file pour queles petits oiseaux aient chaud pendant l’hiver !...

17 Septembre 1899.

GEORGESDUBOSC