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DUBOSC,Georges (1854-1927) :  Les Habitations Souterrainesen Normandie(1900).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.IX.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du12 août 1900. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 7èmesérie, publié à Rouen chez  Defontaine en 1929.

LesHabitations Souterraines en Normandie
par
Georges Dubosc

~*~

Sans explorer le monde entier et « l’aller parcourant », on peut, sansfiler loin, faire des promenades originales. Il n’est point besoin, parexemple, de courir jusqu’au pays des Causses pour rencontrer desgrottes et des cavernes, et, qui plus est, des grottes habitées, commeaux temps préhistoriques ! Il suffit de descendre la vallée de laSeine, très riche en excavations naturelles ou artificielles pour faireun voyage pittoresque et très curieux, pour rencontrer nombred’habitations creusées dans la masse crayeuse des falaises, et desvillages ou des hameaux presque entièrement nichés sous terre, vraiestaupinières et vrais terriers abrités des intempéries.

C’est à partir de Mézières, en Seine-et-Oise, que la vallée de la Seineprend son aspect pittoresque avec ses hautes collines, s’arrondissanten croupes, ou se dressant en blanches falaises accompagnant le fleuve.Avec la craie si tendre, commencent les habitations souterraines qui,certainement, ont eu souvent des origines anciennes, soit qu’ellesaient servi de lieux d’abri et de refuge, soit qu’elles aient étéoccupées par les hommes, en temps ordinaire. L’homme primitif de cesrégions a vraisemblablement trouvé dans ces assises de la périodesecondaire son premier abri. Certains groupements d’êtres humains,certains villages commencèrent par être souterrains ; puis, peu à peu,ils se seront répandus à l’extérieur et en dehors des grottes et descavernes, naturelles ou factices, pour édifier des huttes et desmaisons. Parmi ces habitations souterraines de la vallée de la Seine,on peut, du reste, distinguer plusieurs genres. Tout d’abord les abris souterrains non abrités, simples excavations qui servent deremises pour les charrettes, de hangars, d’écuries, de « loges à outils» ou de caves ; puis les habitations mixtes qui voilent leur misère,qui cachent leurs appartements creusés dans le roc par une façadeconstruite en véritables matériaux, enfin, les habitationscomplètement souterraines et habitées.

Au hasard d’une descente le long de la Seine, nous allons rencontrerdes types différents de ces habitations souterraines un peu de tous lescôtés.

En quittant Mantes, par exemple, quoi de plus curieux que les abrissouterrains de Rolleboise, - le pays des tunnels ! - et surtout que sapittoresque église, creusée dans la roche, et quand on la voit, deloin, dominant les méandres du fleuve ? Quoi de plus curieux encore queles abris souterrains rencontrés entre Bennecourt et Vétheuil, le coinbien connu des paysagistes ? A Gloton, à Tripleval, ces habitationssouterraines abondent. A Tripleval, une de ces caves souterrainess’ouvre par une grande baie décorée de moulures et d’ornementsgothiques qui n’est pas sans caractère. Dans un hameau voisin, àClachaloze, des réduits creusés dans la falaise ne sont pas moinscurieux. L’un d’eux, au temps de la Gaule, a dû être occupé, car on ytrouve encore des traces de chevaux. On y accédait jadis par une sortede plan incliné qui a été transformé, il y a quelque temps, en unescalier par des marches taillées dans la craie. A l’intérieur, unénorme silex à deux branches paraît avoir servi d’anneau pour attacherles chevaux.

Mais en parcourant le pays, à droite et à gauche, nous voici arrivés àhauteur de la Roche-Guyon que signale de loin son vieux donjon du XIIesiècle, commandant la grande courbe de la Seine. Là, de tous côtés, serencontrent des habitations souterraines, pour la plupart longeant lechemin creusé dans la roche. Là, toute la falaise crayeuse est perforée; le vieux château de Guyon, si souvent assiégé par Guillaume Le Roux,roi d’Angleterre, et par Bertrand Du Guesclin, n’est qu’un dédale desouterrains, de voûtes et de salles creusés dans la craie. Du Guesclinle constate lui-même. Quand il eut pris les châteaux de Vétheuil et deRolleboise, il les rasa complètement. Quant à celui de la Roche-Guyon,creusé dans le roc, rupi excavatum castellum, dit la chronique, il neput, - et pour cause, - l’abattre. Le vieux château féodal en fut doncréduit, par la suite, à subir les assauts de Dunois et de Henri V.

A peine a-t-on franchi actuellement la porte principale qu’on pénètredans un couloir taillé dans la roche et aboutissant à de grandes salleségalement creusées dans les blocs crayeux, mais dallées de largespierres. De ci, de là, on y remarque l’écusson des Guyon, avec leurdevise : « C’est mon plaisir », ou encore cette antique plaque de fersur laquelle sont gravés plusieurs articles concernant « les droitsd’acquit et de péage dus aux seigneurs de la Roche-Guyon pour lesmarchandises chargées en bateau ». Très curieux aussi, l’énormeréservoir, toujours taillé dans la roche. Celui-là ne date pas dumoyen-âge, mais fut creusé par un des seigneurs de la Roche-Guyon, - leduc de La Rochefoucauld, fils du La Rochefoucauld des Maximes. Ceréservoir, qui contient 6.138 hectolitres et qui a soixante-dix piedsde long sur vingt-huit de large, fut construit, en 1742, pourrecueillir les eaux de la course de Cérence que lui amène un aqueducbâti par l’architecte Louis Villars.

Plus curieuse encore, la chapelle, également creusée entièrement dansla roche. Vous souvenez-vous d’une des plus belles Méditations deLamartine, la Semaine sainte à la Roche-Guyon ?

Dans le creux du rocher, sous une voûteobscure….

Empreinte du sentiment religieux le plus élevé, elle fut inspirée aupoète dans des circonstances que lui-même a racontées. Invité par leduc de Rohan qui, en 1819, n’était qu’un brillant officier demousquetaires, Lamartine était venu à la Roche-Guyon, auprès de cegrand seigneur « qui rêvait cependant déjà de consacrer à Dieu son âme,sa jeunesse et son grand nom. »

Le principal ornement du château, a écrit Lamartine, était une chapellecreusée dans le roc, véritable catacombe affectant la forme des nefs,des choeurs, des piliers, des jubés d’une cathédrale. Le jeune ducm’engagea à y aller passer la Semaine sainte avec lui et m’y conduisitlui-même. J’y trouvai une réunion de jeunes gens qui sont devenus, pourla plupart, des hommes éminents. Le service religieux, volupté pieusedu duc de Rohan, se faisait tous les jours, dans cette chapelle, avecune pompe, un luxe et des enchantements sacrés qui enivraient de jeunesimaginations.

On sait que le duc de Rohan se maria quelques années après et que sajeune femme ayant été brûlée vive en faisant sa toilette, il sentitrenaître sa vocation, entre dans les ordres et devint archevêque deBesançon, puis cardinal !

Mais quittons ces souvenirs littéraires, d’autant plus que nous allonsen retrouver d’autres dans un village voisin des bords de la Seine, àHaute-Isle. En effet, c’est à Haute-Isle que Boileau allait goûter enpaix les plaisirs de la campagne lorsqu’il lui était permis de fuir les« chagrins de la ville ». C’est là qu’il écrivit, en 1667, sa fameuse Epitre - la sixième - à M. de Lamoignon, avocat général auprès duParlement, le grand-père de Malesherbes. Vous vous en souvenezpeut-être encore et vous n’avez point oublié cette description deshabitations souterraines de Haute-Isle - Boileau écrivait Hautile ?

    C’est un petit village ou plutôt unhameau,
    Bâti sur le penchant d’un long rang decollines,
    D’où l’oeil s’égare au loin dans lesplaines voisines.
    La Seine, au pied des monts que sontflot vient laver,
    Voit, du sein de ses eaux, vingt îless’élever
    Qui, partageant son cours de diversesmanières,
    D’une rivière seule y forment vingtrivières.
    Tous ses bords sont couverts de saulesnon plantés
    Et de noyers souvent du passant insultés.
    Le village, au-dessus, forme unamphithéâtre ;
    L’habitant n’y connaît ni la chaux ni leplâtre,
    Et, dans le roc qui cède et se coupeaisément,
    Chacun sait, de sa main, creuser sonlogement.

Cette description que Nicolas Boileau, en villégiature chez son neveuDongois, greffier au Parlement et seigneur du lieu, traçait deHaute-Isle, en assez mauvais vers, - avouons-le, - à défaut d’autremérite, est encore exacte.

Haute-Isle, qui compte de nos jours 139 habitants, voit la plupartd’entre eux occuper des logements creusés dans les flancs de la collineque surplombe l’ancien colombier du manoir de la Roche-Guyon, distantde deux kilomètres. Logements économiques, au surplus, loyers bonmarché qui ne grèvent pas trop lourdement les budgets des bravespaysans. Une de ces habitations qu’occupe le menuisier du pays,Alexandre Lefuel, ne coûte que 20 francs, et, pour ce prix, ce bravehomme a un logis frais l’été et chaud l’hiver, et même un four pourcuir son pain ! Un autre terrier, sans locataire actuellement, revientencore à meilleur compte ; il ne coûte que 5 francs par an.

L’église de Haute-Isle, très ancienne, peut compter au premier rang deséglises souterraines des bords de la Seine. A première vue, on n’enaperçoit que le clocher carré surmonté d’un toit pointu. Etrangement,il émerge du sol, comme transporté au milieu des champs par quelqueouragan. La nef, éclairée par quatre grandes baies, est creusée dans lerocher : ce qui ne l’empêche pas de posséder des boiseries d’un travailremarquable et qui pourraient bien avoir été données par ce Dongois queBoileau appelait si respectueusement « mon illustre neveu. »

Après Haute-Isle, nous rencontrerons encore des maisons souterraines àChantemelle : l’une d’entre elles est même habitée par legarde-champêtre du pays qui occupe ainsi… un rang élevé et qui, de laterrasse de son « home » peut contempler tout un paysage de verdure etl’interminable suite des collines. Maisons souterraines encore àConnelles, près des Andelys, ancienne dépendance de l’archevêché deRouen, au Château-Gaillard, sous le colombier, puis, en descendant lessinuosités de la Seine, près d’Elbeuf, aux roches d’Orival.

Les roches d’Orival ! Celles-ci sont célèbres, et cette haute falaise,depuis la Roche Foulon jusqu’à la Roche du Pignon, depuis le Port duGravier jusqu’au Clos-Gosse, est, de tous côtés, trouée d’excavationset de grottes, situées à diverses hauteurs. Rien de plus pittoresque,du reste, soit que la masse crayeuse se dresse à pic, montrant sesassises de silex noir, soit qu’à son sommet, elle surplombe ou menacede s’écrouler, soit encore qu’elle se dresse en aiguilles isolées ouforme des arcades comme la Manneporte d’Etretat. C’est dans le flancde cette falaise que sont nichées les habitations occupées, souvent depère en fils, par des familles habituées à vivre de cette vie descavernes, ne se préoccupant guère des menaces d’éboulement et deglissement - ce qui arrive parfois cependant.

Une de ces cavernes est particulièrement très profonde et, entre autrescuriosités, contient une sorte d’autel pratiqué dans la roche qui lui afait donner le nom de Grotte sculptée. C’est dans ces excavationsd’Orival qu’un écrivain normand, M. Auguste Fleury, a fait passer lesprincipales scènes de son roman Pirouette. A Orival même, la vieilleéglise dédiée à saint Georges, et qui date du XVIe siècle, est enpartie taillée dans la falaise, dans la roche d’Orival, la Roka deOireval, dominée jadis par le Château-Fouët, dressé là par RichardCoeur-de-Lion, et où étaient venus se grouper certains ermitages. SousLouis XV, un de ces ermites, secourus la plupart du temps par lesseigneurs de la Londe, était un franciscain du tiers ordre.

Est-ce à un souvenir semblable que le Trou au Moine, autre excavationcreusée à une certaine hauteur dans la roche qui se trouve à l’angle dela route nationale, aux Authieux-Port-Saint-Ouen, doit son nom ? Est-ceparce que, suivant les traditions, des prêtres s’y seraient réfugiés aumoment de la Révolution ? Toujours est-il que cette grotte, dontl’ouverture bouchée n’a été redécouverte qu’en 1864, est très profonde,et que ses galeries se prolongent bien pendant 300 mètres. L’accès, dureste, n’en est pas commode et les explorateurs qui s’y sont risquésn’en ont guère gardé un bon souvenir !

Les roches blanches de Saint-Adrien, qu’on aperçoit sur la même rive,sont heureusement plus faciles à escalader. Tout le monde connaîtSaint-Adrien et ses jolies falaises couronnées de gazon, où se dressentles touffes sombres des genévriers et où fleurissent les bouquets bleusde la violette de Rouen, la viola rothomagensis, cette rareté dumonde végétal. Tout le monde connaît cette petite chapelle, creuséedans la falaise et qui hausse, contre la paroi, son petit clocherau-dessus d’un toit de chaume. Plus d’un touriste, gravissant lesentier crayeux, a pénétré dans le petit sanctuaire aux voûtes tailléesdans la roche et a jeté un coup d’oeil sur la contretable, surl’inscription qui rappelle le souvenir d’un prieur, sur les anciennesboiseries et sur cet étrange silex crochu qu’on appelle « le bras deSaint-Adrien ! » Un fameux bras, soit dit en passant ! Plus d’unexcursionniste, poussant encore plus loin sa curiosité, après avoircontemplé un instant ce cours de Seine miroitant au soleil, a grimpéjusqu’aux deux grottes qui s’étagent au-dessus de la chapelle etauxquelles on accède par un sentier de chèvre, tout fleuri d’églantinesjaunes.

De Saint-Adrien on connaît tout, ses auberges et ses guinguettes sousles saules, sa source du Becquet - car ce fut longtemps le nom duhameau perdu dans un repli du vallon ; son prieuré construit au bord del’eau ; son bois de Roquefort qui va rejoindre ceux de Belbeuf, ausommet des falaises. Mais ce qu’on ignore, c’est l’origine de cetétrange sanctuaire construit dans la roche, c’est son histoire au tempsjadis. A vraiment dire, la chapelle de Saint-Adrien, blottie sous lacôte, ne doit pas être antérieure au XIVe siècle, et elle doit sonorigine… à la peste, cette peste que nos amis les Anglais finiront bienpar nous ramener en Europe. Au moyen-âge, on éleva un peu partout deschapelles isolées, dans les lieux solitaires où des ermites vinrent sefixer et où l’on honorait particulièrement certains saints : saintAdrien, saint Sébastien, saint Roch, saint Antoine. L’anachorétismeflorissait alors.

Braves gens, épris de vie contemplative, mi-mendiants, mi-cénobites, unpeu en marge de la vie religieuse, souvent bien vus des populationsrurales et mal considérés du clergé séculier, les ermites furentnombreux dès les premiers temps du christianisme et se maintinrent àtravers les âges, bien que Charlemagne, qui ne les aimait guère, aitvoulu les faire rentrer dans les ordres monastiques.

En Normandie, ils ont complètement disparu, - contrairement à certainscantons des pays méridionaux où ils existaient encore, - témoinl’ermite que le terrible anarchiste Ravachol fit passer un beau jour devie à trépas. Mais si on ne rencontre pas les vieux ermites sur le pasde leur grotte, comme dans les romans de Ferdinand Fabre, il n’en estpas moins vrai qu’ils furent autrefois nombreux dans notre région. Déjànous avons cité ceux d’Orival, mais il y en avait à Rouen même, auMont-Gargan, à Saint-Gilles-de-Repainville, près du Nid-de-Chien, etl’on trouve, en 1304, un bourgeois de Rouen, Jean Hardy, qui, lui, faitune donation. Il y en avait encore à La Bouille ; àNotre-Dame-de-Barre-y-va, près de Caudebec-en-Caux ; au Bosc-Michel ; àThiergeville dans le canton d’Yvetot, où des ermites vivaient dans deuxgrottes creusées dans la roche au milieu du bois Tranchard, instruisantles enfants du village ; à Colleville, près de Valmont, où un solitairevécut jusqu’en 1789.

Les ermites de Saint-Adrien durent occuper tout d’abord la premièregrotte, celle où se trouve actuellement la chapelle : c’était leurrésidence d’hiver. Quant à leur maison de campagne d’été, elle étaitsituée dans les trois grottes supérieures, mieux aérées. En 1309, lesermites de Saint-Augustin vinrent se fixer à Rouen, en vertu d’unecharte de Philippe-le-Bel : tout porte à croire que les ermites, quiplus tard se succédèrent dans les cavités isolées de Saint-Adrien,faisaient partie du même ordre et on peut en prendre pour preuve qu’uneconfrérie, érigée en l’église des Augustins à Rouen, en 1651, possédaitun banc dans l’église souterraine.

Cet ermitage, qu’on trouve parfois dénommé sous le nom de l’Antre leRoy, probablement de ce qu’il se trouvait en face de la Seine quiappartenait, à partir de Saint-Adrien, au domaine royal et prenait ladénomination de l’Eau du Roy, fut longtemps occupé par des ermitesqui se succédèrent. En 1522, il y en avait encore un, l’ermite dubecquet, ainsi qu’on le désigne, et le malheureux était bien pauvre,car il ne put contribuer à la rançon de François Ier, bien qu’on nel’eût taxé qu’à quatre livres. Voici, au surplus, ce que je trouve dansun Compte de perception du restant des taxes accordées par le clergéde Normandie, en 1522.

Pour la somme de quatre livres tournois dont est faite recepteci-dessus, sur l’ermite du Becquet au doyenné de Périers, lequel n’arien payé pour les causes que dessus reprins IV livres tournois.

Au XVIIe siècle, la chapelle de Saint-Adrien était encore classée commeermitage, puisque Georges Martin, dans son Confiteor de l’InfidèleVoyageur, écrit :

J’allai ensuite faire, sans dévotion, un pèlerinage à la chapelleSaint-Adrien, hermitage distant de la ville de Rouen de deux lieues,m’embarquant sur la Seine dans un petit bateau couvert de feuillages etde toiles.

La chapelle souterraine n’était donc, dans l’origine, qu’un simpleermitage, mais trente ans plus tard, elle était transformée en prieuré,par un des seigneurs de Belbeuf, dont elle dépendait, Thomas de Poissy,qui, méprisant les grandeurs, voulut vivre et mourir simple curé decampagne à Grandchamp. Riche et généreux, la paroisse de Belbeuf luidoit la construction de la nef de son église et Saint-Adrien l’érectionde sa chapelle en prieuré ; notons en passant que dans son acte defondation, il imposa au prieur l’obligation de dire une messe tous lesdimanches dans l’église de Belbeuf. Le premier titulaire du prieuré deSaint-Adrien fut un nommé Nicolas Le Roux, clerc du diocèse de Rouen,mais mineur, qui en rendit aveu en 1595.

Dans cet acte, on voit qu’il est également fait mention d’une chapelleSaint-Adrien : celle-ci était située sur le sentier qui passait alorsoù se déroule la route actuelle, à cinq cents pas environ de lachapelle de Saint-Adrien. Très probablement elle avait servi demaladrerie, mais elle disparut en 1750, lors de l’établissement de laroute d’en bas.

A Nicolas Leroux, qui ne conserva guère son bénéfice, succéda Robert LeRiche, curé de Celloville, chapelain de Notre-Dame-de-la-Ronde, puis,en 1643, Guillaume Radou, vicaire de Sainte-Croix-des-Pelletiers, quidélégua ses pouvoirs à un simple prêtre, puis, à la mort de Radou,Jean-Jacques Drieux, jusqu’en 1703. A cette date, le prieuré passa àLouis Wauber, puis à Jean-Baptiste Grutel, puis à Jean Yvon, curé deSainte-Croix-des-Pelletiers, savant et lettré, amateur debelles-lettres, qui voulu être enterré, en 1756, dans la petitechapelle qu’il avait fort aimée et à laquelle il avait donné un fortbeau graduel. Les derniers prieurs furent l’abbé Thorel, grand vicaired’Avranches, puis le sieur Giraud, qui, à la Révolution, fut nommé curéconstitutionnel de Belbeuf. A cette date, la chapelle de Saint-Adrienfut vendue à un marchand de Rouen, qui établit sa cave dans la grottedes ermites et ses magasins dans le sanctuaire.

Entre temps, au XVIIe siècle, un chanoine de Rouen, le chanoine Roch,dont Dom Pommeraye s’est complu à nous raconter l’histoire, avait vouluse retirer comme ermite à Saint-Adrien, et ne l’ayant pu, alla mener lavie anachorétique dans les montagnes de l’Aragon. A cette époque,l’ermite faisait des prières et des oraisons sur la rivière de Seine,en surplis et en étole : la navigation était alors difficile, et lespatrons des barquettes, descendant d’Oissel, aimaient à recommanderleur âme à Dieu, au moindre péril. Le prieur, à leur passage, venaitdonc les bénir, et, en échange, ceux-ci lui offraient toutes sortes deprésents en nature. Quand le chemin de hallage - le Chemin de laMarchandise, comme on l’appelait - passa d’une rive sur l’autre, onjuge du désappointement du prieur, frustré dans ses… oraisons etsurtout dans ses bénéfices ! Heureusement, il avait les profits que luirapportaient les pèlerinages, fort nombreux alors, et notamment ceuxdes paroissiens du Grand-Couronne, qui, jusqu’à notre époque, faisaientdire à Saint-Adrien une messe en l’honneur de la reine Mathilde,bienfaitrice de leur commune. La paroisse de Varneville-aux-Grès, prèsde Tôtes, s’y rendait également en accomplissement d’un voeu faitpendant la peste.

Mais il est avec les voeux - même les plus solennels - desaccommodements, et les Varnevillais se contentent maintenant d’allertous les lundis de la Pentecôte jusqu’en une commune voisine, àBretteville, en portant au bout d’un bâton l’image du saint qu’ils ontabandonné. Voilà comment on arrange les choses et le proverbe : Passato il pericolo, gabbato el santo sera toujours vrai !

Après Saint-Adrien, en suivant les bords de la Seine, les habitationssouterraines sont rares ; tout au plus trouverait-on quelques abriscreusés dans la roche Sainte-Catherine, dans les fabriques de chaux etde pouzzolane de la route de Bonsecours ; mais voici les Caves deDieppedalle. Elles doivent avoir eu une origine très ancienne et ont dûservir de carrière, mais dans des temps très reculés, car au moyen-âgeon ne trouve mention que des carrières du Val-des-Leux et de Vernon.Très vastes, très hautes, s’ouvrant par de larges embrasures, ellesservaient à maints usages. Dans un registre des Vingtièmes de 1770,j’en compte plus d’une cinquantaine ou l’on abrite des vins, et surtoutles sels de la Gabelle, car ces caves pouvaient en contenir jusqu’à37.000 muids.

Quatre d’entre elles appartenaient au couvent des Pénitents deSainte-Barbe ; les autres étaient la propriété de particuliers : MM.Hauguet, Mauger, Langlois, Boucherot, de Cavelande, Galliot, Gosselin,Varin, Lézurier. La Gabelle, qui avait là son dépôt général de selspour Rouen et Paris, en louait treize à sieur Cabeuil, pour sonservice. On peut se rendre compte de l’aspect qu’avaient alors cesanciennes caves au XVIIIe siècle par le joli tableau de Hoüel, lepeintre rouennais, que possède notre Musée. Plus tard, ainsi que nousl’avons dit, Dieppedalle devint le Bercy rouennais : tous les vins duBordelais arrivant par mer y étaient entreposés : les caves avaientmême la réputation de vieillir le vin et de lui donner du parfum. Maisaujourd’hui on a trouvé bien d’autres moyens ! Après les vins on yentreposa quelque temps des pétroles en fût, mais les pétroles arrivantmaintenant en vrac, dans les steamers, ce dernier usage a bientôtdisparu. Il ne fut pas, du reste, sans avoir des inconvénients !

Les carrières de Caumont, elles, existent toujours et sont toujours enexploitation. Situées au bord de la Seine, au bas Caumont, elless’enfoncent dans la côte, perpendiculairement au fleuve et on y accèdepar des petits chemins appelés des cavées. On en tire une belle pierreblanche d’excellente qualité et très employée dans toute laHaute-Normandie. Ces grandes carrières aux parois coupées à pic par letravail des carriers, ont parfois un aspect fantastique d’unesauvagerie bizarre : l’une d’elle, exploitée par M. Lamy, a près demille huit cents mètres de profondeur, avec de nombreuses galeriesintermédiaires. La plus curieuse est sans contredit la « Jacqueline »qui renferme un ruisseau souterrain et une grotte où les stalactites -à Caumont on dit les marcassis - laissent pendre leurs congélationsbrillantes. A la Ronce, un hameau de Mauny, existait aussi la carrièredu Val-des-Leux, d’où sortirent, au XVe siècle, toutes les pierresemployées dans la construction des églises de Rouen. Pas un compte demaître machon qui ne fasse mention de cette pierre !...

En gagnant Duclair, un peu avant d’y arriver, voici encore deshabitations souterraines. Celles-ci, situées au milieu de la roche,bien exposées au soleil, sont coquettes avec leurs parures de fleurs etil semble qu’il y fait bon vivre. L’une sert de débit de tabacs et uneautre porte une enseigne engageante. Près de Saint-Wandrille, voiciencore quelques grottes célèbres. Celle-ci, près de la chapelle deSaint-Saturnin, fut habitée par le calligraphe Hardwin, mort en 811, etqui travailla à la Chronique de Fontenelle. Deux autres se trouventaux environs de Caudebecquet : l’une d’elles porte le nom de Grotte àMilon qui lui vient de ce qu’elle avait été habitée par saint Milon,fils de sainte Wisle, qui fut abbesse de Logium, le premier monastèrede Saint-Wandrille.

Jusqu’à présent, nous ne nous sommes guère écartés des bords de laSeine ; il existe cependant des habitations souterraines dans d’autresparties de nos départements normands. Dans l’Eure, par exemple, lescaves d’Ezy, entre Dreux et Ivry-la-Bataille, qu’il ne faut pasconfondre avec les grottes d’Eyzies, célèbres par leurs découvertespréhistoriques, sont connues au moins autant que la chapellesouterraine de Saint-Germain-la-Truite, élevée en souvenir d’un miraclefameux : le saint évêque ayant rendu la vie à une jeune fille dont unetruite vorace avait dévoré la main. Cette truite anthropophage pourraitbien, entre nous, être… un renard ! Les cavernes d’Ezy, habitées parune population de nomades et d’outlaws, qui avaient trouvé là deslogis à bon marché, firent parler d’elles il y a quelque temps. Enreprenant la vie des troglodytes, les habitants des cavernes d’Ezy enavaient repris les moeurs. Placés en dehors du monde, ils étaientrevenus quasi à l’état sauvage, poussant le naturisme… jusqu’àabandonner tout vêtement. La police dut se mêler à mettre un terme àcette évolution regressive et à ce retour à la vie ancestrale, maiselle ne put déloger les sauvages d’Ezy !

Plus près de nous, à Dieppe, comment ne pas parler des gobes desfalaises ? Il y en a encore cinq ou six du côté du Casino et neuf ducôté de la falaise du Pollet, où vivent une trentaine de familles,hommes, femmes et enfants, braves gens, cueilleurs de moules, porteursde poisson, pêcheurs de crevettes : les Prince, les Malvillain, le pèreHermelle. Celui-ci occupe, depuis longtemps, la plus grande des gobesdieppoises, située sous la chapelle de Notre-Dame-de-Bonsecours, auPollet ; c’est un vrai domaine de cinquante mètres de profondeur, quise dirige dans la direction du Puys et forme un circuit qu’on met bienune demi-heure à parcourir. Tous ces pauvres gens vivent là tant bienque mal, sans souci des éboulements, toujours possibles, aimant ceslogis improvisés, jusqu’au point de ne vouloir point les abandonnerquand arrive la vieillesse.

Ces gobes qui donnent asile à toute une population malheureuse, sont,au reste, très connues des étrangers, et ceux-ci, en parcourant lagrève, ne sont pas peu étonnés de voir sortir à l’heure du dîner, destourbillons de fumée de ces antres. L’une d’elles se trouve près del’atelier de l’excellent peintre de marine Haquette, et l’artiste nepeut compter sur de meilleurs surveillants pour son immeuble que surles gens des gobes, qui ne toléreraient aucune dépradation dans ledomaine de leur voisin.

Il n’y a pas très longtemps que ces gobes sont habitées. Autrefois, cescrevasses servaient seulement de refuges aux contrebandiers de mer quivenaient y décharger la nuit, du sel, du tabac, des porcelaines. LaLégende ajoute même que pour ne pas être troublés dans leur besognenocturne, ils avaient soin de secouer des chaînes, dont le cliquetiseffrayait les passants superstitieux, qui croyaient à l’apparition desDames blanches ou des Gobelins ! Je crois même que ce dernier motprovient de cette dénomination des gobes hantées. La Grotte, dureste, appelle la Légende, et nous pourrions en citer comme exemplesles histoires fameuses des grottes d’Etretat, la Chambre desDemoiselles et la légende des jolies filles du château de Trefossé, le Trou à l’homme et le Trou à Romain.

La première locataire libre des gobes dieppoises fut, je crois, unefemme, la mère Babet, dont beaucoup de Dieppois se souviennent encore,et qui s’y était installée avant les événements de 1870. C’était untype, une vraie matelotte, dont elle avait gardé le costume et lesallures : toujours habillée en homme - vieille vareuse, bonnet bleu sursa tête grisonnante, la pipe à la bouche et la chique gonflant la joue.Longtemps, elle avait été à la pêche, puis, quand l’âge ne lui avaitplus permis de mener ce dur métier, elle s’était réfugiée dans cettecrevasse de rocher, allant de temps à autre auprès des gens qui laconnaissaient bien, solliciter quelques secours, avec cet accentzézayant qui est la marque du patois polletais. Il y a vingt-cinq ansenviron que la mère Babet, première habitante des gobes dieppoises,mourut, âgée de soixante-quinze ans environ, mais l’on voit qu’elle atrouvé des imitateurs. Aussi bien partout où la misère force l’homme àreprendre les moeurs primitives, on le voit abandonner très rapidementles usages de cette civilisation, dont nous sommes si fiers, et cen’est peut-être pas la constatation la moins curieuse de cette petiteexploration à travers les grottes, cavernes, souterrains, trous,crevasses, creux et cryptes de notre vieux pays normand !...


GEORGESDUBOSC