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DUBOSC,Georges (1854-1927) :  Unprécurseur normand de Copernic Nicolas Oresme(1920).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (17.III.2011)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Orthographe etgraphieconservées.
Article paru dans le Journalde Rouen du 15 juillet 1920. Texte établi sur l'exemplairede la Médiathèque (BmLx : Ms 118-7)

Un précurseurnormand de Copernic Nicolas Oresme
par
Georges Dubosc

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Depuis longtemps, les travaux de l’érudition ont tendu à montrer lapart importante prise par les Normands, et surtout les Normands deFrance, dans la conquête du monde. Elle n’a pu se poursuivre et sefaire sans de très grandes connaissances géographiques, astronomiqueset nautiques. C’est surtout ce point qu’un modeste érudit normand, M.l’abbé A. Anthiaume, aumônier du Lycée du Havre, s’est efforcé demettre en valeur, dans de savantes études, d’une documentation sérieuseet sûre, comme les Recherches surl’astrolabe de Jean de Bethancourt,comme les Recherches sur l’histoirede la Science nautique, quivalurent à leur auteur, en 1915, le prix Binoux décerné par l’Académiedes sciences, Une publication qui vient de paraître sous le titre de La Science astronomique et nautique auMoyen âge, chez les Normands,apporte encore des précisions nouvelles sur le rôle de premier plan,tenu en ces matières ardues, par nos ancêtres.

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Dans cette dernière et intéressante publication, M. l’abbé A. Anthiaumemet en honneur une des plus hautes figures du Moyen-Age, celle d’un purnormand, Nicolas Oresme, né dans le diocèse de Bayeux, à Caen suivantles uns, dans le village d’Allemagne, suivant les autres, qui, du hautdes roches domine la vaste plaine de Caen et le cours si pittoresque del’Orne.

Nicolas Oresme, aurait dit le joyeux humoriste Alphonse Allais, « étaitun « type » dans le genre de Léonard de Vinci », génie universel,théologien, littérateur, diplomate, chargé de missions politiques,traducteur des oeuvres d’Aristote, économiste, cosmographe. DanielHuet,énumérant les multiples titres de Nicolas Oresme, a dit de lui « qu’ilétait un grand théologien, un grand philosophe, un grand mathématicienet un grand humaniste ». Il faudrait encore y joindre un autre mérite.Dédaignant le latin, il fut un des créateurs du langage scientifiquemoderne.

Parti de son village natal, Nicolas Oresme alla étudier la théologie àParis dans le Collège de Navarre fondé par la reine Jeanne, fille dePhilippe-le-Bel, où venaient travailler les étudiants pauvres. Il yreste longtemps, de 1348 à 1356, comme élève et comme maître, et de1356 à 1361 comme grand maître dudit Collège. Il n’avait pas été sansattirer sur lui l’attention du roi, Jean II le Bon, puis celle de sonfils Charles V, alors régent du royaume. Nommé archidiacre de Bayeux,il est nommé ensuite chanoine de Rouen, et enfin doyen du Chapitre dela Cathédrale, fonction qui l’obligea à démissionner comme maître duCollège de Navarre. Il n’est pas, du reste, un inconnu à Rouen, carlors de la rançon du roi Jean, par toutes les paroisses de France,grandes et petites, c’est lui qui provoque la souscription de la bonneville de Rouen, qui fournit à elle seule vingt mille moutons d’or.

Envoyé en 1363, comme négociateur à Avignon, auprès du pape Urbain V,il y soutient, devant toute la cour pontificale, les intérêts du clergéfrançais, en ne ménageant pas les abus qui régnaient alors dansl’Eglise. Il y revient pour dissuader Urbain V de rétablir son siège àRome. De retour à Rouen, pendant la vacance du siège par Philipped’Alençon, en réalité c’est Oresme, devenu le conseiller intime deCharles V, qui gère le diocèse, qui l’administre, en inclinant toujoursvers le pouvoir royal. Il habite Rouen, en une de ces belles maisonscanoniales groupées dans l’ombre de la Cathédrale et c’est là qu’iltravaille à des ouvrages de tout ordre, commandés par le roi Charles V.On le voit emprunter, en mars 1369, à la Bibliothèque du Chapitre, uneBible, des Evangiles, le second livre de l’Histoire naturelle dePline. Une délibération du 28 août 1372 dit « qu’il est concédé àNicolas Oresme, à sa requête et à celle du Roy le droit de recevoir sesappointements et ses distributions, jusqu’à ce qu’il ait terminé sonlivre des Politiquesd’Artistote, bien qu’il ne vienne ni auChapitre,ni même à l’église.

C’est à Rouen que Nicolas Oresme écrivit la plupart de ses études, carson activité intellectuelle fut considérable. Les unes sont composéesen latin, les autres en un français, qui en fait, dès le XIVe siècle,comme nous l’avons dit, un des maîtres de notre langue. Le catalogue ena, du reste été dressé par Launoy, reproduit dans la Bibliotheca mediælatinitatis de Fabricius et complété par Francis Meunier dansson Essai sur la vie et les ouvragesde Nicolas Oresme. Parmi cesouvrages écrits en français citons : le Traité contre les divinationset contre l’astrologie judiciaire, où, avec une rareindépendanced’esprit, il se déclare l’adversaire absolu, l’irréconciliable ennemide l’astrologie judiciaire, où il montre « par expérience et par raisonhumaine, que l’astrologie est une folle chose, mauvaise et périlleuse »; Le Traité de la Sphère «destiné à enseigner la figure et ladisposition du monde, le nombre et l’ordre des éléments et lesmouvements des Corps du Ciel ». Sa traduction du traité De origine,natura, jure et mutationibus monetarum, ce traité des monnaies,étudiées par lui dans notre viel atelier monétaire de la rue St-Eloi,le fait regarder par les économistes de notre temps, par Ernest deFreville et surtout par Wolowski, comme un précurseur ayant les idéesles plus avancées sur les échanges. Son opuscule De latidunibusformarum, particulièrement étudié par un Allemand MaximilienCurtze,prouve que dans l’invention des coordonnées, Oresme avait devancéDescartes et Fermat.

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Enfin Charles V, qui avait la plus haute estime pour le puissant géniede Nicolas Oresme, désirant répandre en son royaume les connaissancesréservées jusque-là aux clercs, s’adressa, pour le seconder dans cedessein, au doyen du Chapître de Rouen. Charles V le chargea alors detraduire et de commenter quelques-uns des principaux livres d’Aristote.Chose curieuse, Oresme, qui ne connaissait pas le grec, traduisit leslivres d’Aristote, d’après une version latine établie sur une versionarabe. Il publia ainsi les Ethiquesd’Aristote en 1370, les Politiqueset les Economiques en 1371 ;elles se trouvent réuniesdans le magnifique manuscrit de la Bibliothèque de Rouen, où setrouvent deux portraits de Nicolas Oresme à genoux, en longue robepourpre, avec une aumusse de fourrure blanche, qui paraît être del’hermine. Visage rasé, il montre une physionomie large, forte etpuissante.

Tous ces écrits furent imprimés au XVIe siècle, comme aussi son Traitéde Cosmographie, qui après avoir servi à son siècle, étaitencore enfaveur lors des grandes découvertes de la Renaissance, qui changèrentcomplètement la face du monde. Enfin, il donne en 1377 une traductionavec commentaires, des quatre livres DuCiel et du Monde d’Aristote.Cet ouvrage n’a point été imprimé, mais on en possède deux copiesmanuscrites à la Bibliothèque nationale : l’une, ornée de miniatures,avec la signature du duc de Berry, frère de Charles V, et l’autre sansminiatures, mais contemporaine, de Nicolas Oresme. C’est dans cetouvrage, récemment étudié, que se trouvent des idées sur le système dumonde absolument nouvelles, particulièrement sur la théorie desmouvements de rotation et de translation de la terre. Sur ce point,Nicolas Oresme, qui avait déjà devancé Galilée sur certains points decinématique, devance complètement Copernic.

S’appuyant sur quelques philosophes pythagoriciens, chez qui l’idée dumouvement de la terre était une opinion encore peu approfondie etappuyée de preuves encore insuffisantes, Nicolas Oresme, dit M. l’abbéA. Anthiaume, ne craignit pas d’énoncer et de développer, avec uneforce jusqu’alors inconnue, les raisons de croire à la mobilité de laterre. Dans une étude de la Revuegénérale des Sciences, M. PaulDuhem, l’auteur du Système du Monde,avait déjà montré ce rôled’initiateur de Nicolas Oresme, en le qualifiant de Précurseurfrançais de Copernic et en reproduisant, tels quels, leschapitresXXIV et XXV de la traduction du Traitédu Ciel et du Monde, oùNicolas Oresme expose sa propre opinion, après avoir combattu Aristotequi veut que la terre soit immobile, au milieu du Monde. Dans sondernier ouvrage si intéressant, M. l’abbé Anthiaume, de son côté, aexposé et précisé avec clarté, la théorie de Nicolas Oresme. Si nous nepouvons en reproduire tous les détails, indiquons-en toutefois l’ordreet les raisons principales.

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Selon Oresme, on peut soutenir « que la terre est meue de mouvement journal (diurne) et le ciel non. »Il développe sa pensée dans lestrois propositions suivantes. On ne peut fournir en faveur del’immobilité de la terre aucune preuve. 1° Expérimentale ; 2°rationnelle ; et au contraire en 3° lieu, plusieurs motifs semblentjustifier le mouvement de notre globe.

1° Aucune démonstration, basée sur l’expérience, ne confirme lemouvement ou l’immobilité de la terre. Chaque jour, dit-il, on voit lesoleil, la lune et certaines étoiles se lever et se coucher et quelquesautres se mouvoir autour de la terre. Le ciel paraît donc tournerautour de la terre. Oresme réfute très fortement cette erreur. « Lemouvement local, dit-il, ne peut être sensiblement aperçu, fors en tant, comme l’on aperçoit un corps soy avoir autrement au regardd’un autre ». C’est-à-dire que le déplacement d’un corps ne peut êtrerévélé à la vue que par rapport au mouvement d’un autre corps. De sorteque pour ce qui concerne les deux parties du monde, définies parAristote, il est impossible de dire laquelle des deux est en mouvementou non.

Et dans ce langage français dont on goûtera la forme scientifique, déjàclaire et brève, forme qu’il a maniée le premier, Nicolas Oresmecomplète ainsi son raisonnement sur le mouvement d’un corps, ne pouvantêtre perçu que par rapport à un autre. « Si un homme estoit au Ciel,écrit-il, étant donné et posé qu’il soit meu du mouvement journal(diurne) et que cet homme qui est porté avec le Ciel, voit clairementla Terre et distinctement les monts, les vaux, fleuves et chasteaux, illui sembleroit que la Terre fust meue du mouvement journal (diurne)aussi, comme il semble du Ciel, à nous qui sommes à terre. Etsemblablement, si la Terre était mue de mouvement journal et le Cielnon, il nous sembleroit que la Terre reposast et que le Ciel fut mû. Etce peut ymaginer légèrement (facilement) chascun qui a bon entendement.»

On peut donc affirmer que le soleil et les étoiles semblent se lever etse coucher et le ciel tourner, par suite du mouvement de la terre etdes éléments qui y sont liés. Si la terre est donc en mouvement,ajoutait Oresme, elle tourne elle-même en un jour naturel et donc nouset les arbres et les maisons, sommes mus vers l’Orient, tresisnellement (vieux mot français qui veut dire très vivement) ». Etnotre savant doyen ajoute que la terre entraîne dans son mouvementl’eau et l’air.

Et à ce propos, Nicolas Oresme, avec une très curieuse dialectique,réfute le célèbre exemple du navire, cité par Ptolémée. Selon Ptolémée,celui qui, à bord d’un navire marchant rapidement vers l’Orient,lancerait une flèche vers le ciel, devrait la voir retomber, non passur le navire, mais bien loin vers l’Occident. De même, dit M. A.Anthiaume, si la terre se meut d’Occident en Orient, une pierre jetéeen l’air ne devrait pas retomber au lieu d’où elle part. Or, onremarque le contraire.

Oresme réfute cette objection, en affirmant que la flèche « traicte enhaut » lancée en haut est poussée vers l’Orient, avec la même vitesseque l’air « parmy laquelle elle passe » et que « pour cela la sajette(la flèche) rechiet retombe au lieu de terre dont elle est partie ». Aufond, la flèche ou la pierre lancée participent au mouvement de laterre. La vitesse initiale de la terre n’est pas seulement la vitesseverticale de bas en haut, qu’on lui a imprimée en la lançant, il faut yajouter la vitesse, dont la terre est animée. La composition de cesdeux vitesses initiales explique pourquoi flèche et pierre retombentpresqu’exactement au point où elles ont été lancées. Galilée etGassendi passent pour avoir découvert la solution du problème. Ils ont,conclut M. l’abbé Anthiaume, un devancier dans Nicolas Oresme.

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Oresme attaque ensuite les deux dernières propositions qu’il a énoncées; 2° par diverses raisons très curieuses et dont quelques-unes touchentaux textes bibliques, il montre que le mouvement du ciel ne peut êtreprouvé par raison. Il combat par exemple le texte du psaume où il estdit que Dieu fit la terre immobile : formavltorbem Terræ qui noncommovebitur. Avec une largeur d’esprit qui peut passer pouraudacieuse, mais avec bon sens, Oresme répond qu’en ces endroits la SteEcriture « se conforme à la manière de commun parler humain, ainsiqu’elle fait en plusieurs lieux, ainsi comme là où il est écrit queDieu se courrouça, se repentit, se rapaisa et toutes choses qui ne sontpas ainsi que la lettre sonne ». En passant, Oresme montra qu’enadmettant le mouvement de la terre sur elle-même, les astres mettentd’autant plus de temps à accomplir leur révolution qu’ils sont pluséloignés du centre du mouvement.

C’est la 3° partie de ses propositions, où «  plusieurs motifssemblent, dit-il, justifier le mouvement de notre globe ». Résumant sonargumentation initiale, il affirme qu’on ne peut démontrerexpérimentalement le mouvement diurne du ciel. « Si un oisel, dit-il,estoit au ciel et vit clairement la terre, elle semblerait mue, et sil’oisel estoit en terre, le ciel semblerait mû. » Il ne faut donc passe fier aux apparences. Et, avec une très grande prudence, en voilantla hardiesse de ses idées, de peur d’offenser les partisans d’Aristote,en présentant ses idées comme un simple esbattement, une distractionde l’esprit qui n’atteint en rien les croyances religieuses etl’Ecriture, Nicolas Oresme, qui devait mourir évêque de Lisieux, oùCharles V, l’avait fait nommer, n’en conclut pas moins que « considérétout ce que dit est, l’on pourrait par ce croire que la terre estainsi mue et le ciel non, et n’est pas évident du contraire ».

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Sur cette dernière proposition, comme sur bien d’autres, la pensée deCopernic rejoint celle de Nicolas Oresme. Sur le mouvement apparent,sur le double mouvement des corps simples, sur la pluralité des mondes– que développera plus tard un autre normand, Fontenelle, – la doctrinede Copernic, chanoine de Thorn, est la même, presqu’en termesidentiques, dit M. l’abbé A. Anthiaume, que celle du doyen du Chapitrede Rouen. Reste une question que se posait M. Paul Duhem, dans sonarticle de la Revue générale desSciences de 1909, et que se poseaussi l’auteur de l’intéressante brochure que nous analysons. Copernicdans son De revolutionibus orbiumcælestium a certes exposé lesthéories d’Oresme sur le mouvement diurne de la Terre. Mais les luia-t-il empruntées ? Le Traité duCiel et du Monde, écrit sur l’ordredu roi Charles V, a certainement eu une grande vogue, mais, rédigé enfrançais, il dut se répandre avec difficulté à l’étranger, dans lemonde savant qui employait alors le latin.

Remarque curieuse, tandis qu’au XVIe siècle on réimprimait la plupartdes oeuvres de Nicolas Oresme, on n’a point imprimé le Traité du Cielet du Monde. La doctrine du mouvement de la terre avait étérecueilliecependant, malgré les préjugés du temps, par quelques disciplesd’Oresme à l’Université de Paris et Copernic a pu aussi la connaître.

En tout cas, l’intérêt de la savante dissertation de M. l’abbéAnthiaume réside surtout dans l’antériorité des idées de NicolasOresme, le grand savant normand et rouennais, sur celles aujourd’huiuniversellement admises. Et c’est ce qu’il a démontré excellemment.

GEORGESDUBOSC