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DUBOSC, Georges (1854-1927) : Les « Canes » de Villedieu-les-Poëles(1926). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (01 juin 2013) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: Norm GF) de La Normandie Illustrée: revue de tourisme et d'art, n°1 Avril 1926. Les « Canes » de Villedieu-les-Poëles par Georges Dubosc _____ Au moment où l’on se plaint de la disparition de la main-d’œuvreagricole dans nos départements normands, il est peut-être intéressantde connaître les particularités du ramassage du lait dans noscampagnes. C’est une besogne absolument rurale. Dans laHaute-Normandie, les servantes de ferme ou les petits vachersrecueillaient le lait tout chaud dans des seaux de fer blanc, souventsuspendus à un bar ou jouquet en bois, permettant de transportersur les épaules, deux seaux à la fois. C’est l’usage le plus répandu enpays normand et maints dessins ou croquis d’Hippolyte Bellangé etd’Eustache Bérat en témoignent. Dans la Basse-Normandie, on usait et on use encore, pour le ramassagedu lait, principalement dans le Cotentin, de canes de cuivre, étaméesà l’intérieur, aux flancs pansus et rebondis, miroitants au soleil,quand les jeunes filles traversent les herbages et les vergers oùpâturent les vaches. Il existait et il existe encore de grandes canesde cuivre, contenant de 20 à 10 litres de lait. Généralement, elles ontdeux formes ; les plus répandues, dans toute la région de Coutances,ont, sur le côté, une anse, bien attachée partant du goulot du vasepour aboutir au milieu de la cane, ceinturée elle-même par un listel.Les autres, plus rares, ont une anse en cuivre sur le dessus, un peusur le côté, pour transvider plus facilement le lait. Toutes ces canes à lait, si originales, comme tous les coquemars,chaudrons, bassines, poëlons, bassinoires, toute la dinanderie deBasse-Normandie, était repoussée et martelée par les paelliers, deVilledieu-les-Poëles, colonie venue d’Auvergne ou même de plus loin,amenée peut-être par les Templiers qui avaient là une commanderie. Toutle matériel de la ferme et tous les ustensiles de la cuisine, dans leurvariété étaient l’œuvre de ces habiles artisans de Villedieu, qu’onappelait les Sourdins. Pour la plupart, attachés traditionnellement àleur métier, appris dès l’enfance, ils travaillaient dans l’atelierfamilial, retentissant toute la journée du bruit des marteaux maniés encadence. On n’a signalé dans ces parages qu’en 1907, l’installation, àSaint-Chevreuil-du-Tronchet, d’une usine utilisant la forcehydraulique. Les paelliers de Villedieu ont d’autant plus de mérite àconserver leur métier ancestral, qu’ils sont tant soit peu éloignés descentres miniers et qu’il leur faut s’approvisionner de vieux cuivre enBretagne ; à Laigle, pays des épingles ; dans les îles anglo-normandes,ou aux fonderies de Romilly-sur-Andelle, dans l’Eure, et aux usinesmétallurgiques de la Nièvre. Ainsi sont fabriquées ces belles canesnormandes et ces pots à lait, martelés et guillochés, dont on commenceà faire collection... Deux ou trois fois par jour, les servantes s’en allaient ainsi, canesen main pour traire les vaches jusqu’à épuisement, car les maîtressesde ferme du Bessin, savent que le lait qui sort en dernier lieu est leplus riche en crème. Usage tout à fait particulier, original etpittoresque spécial aux Coutançaises, les servantes portent encoreallègrement, sur l’épaule gauche, la cane de cuivre poli, si bienrepoussée qu’elle brille de mille reflets d’or... Autour de l’anse ou du goulot, les jolies canéphores ont attaché unelanière de toile ou de cuir, sorte de courroie passant sur leur têtecoiffée du bonnet, et que tient, à bout de bras, leur main droite,tandis que la main gauche s’appuie à la hanche. Maints dessins de Lantéou de Lalaisse ont ainsi représenté les paysannes de Coutances, portantleur pot à lait non posé... sur un coussinet, mais sur leur épaule. Parfois aussi les canes sont apportées à la ferme, par un petitcheval, occupé presque exclusivement à cette tâche, ce qui lui faitdonner le nom de « trayon ». Dans le Bessin c’est aussi un petit âne,qui porte les canes » de cuivre des deux côtés de son bât et laservante se juche au milieu, les jambes ballantes, comme elle peut.Enfin d’autres, comme nous l’avons dit, se contentent quand elles n’ontque deux cruches à porter, du jouquet. Du reste, ces jouquets enbois, jouèrent un rôle glorieux dans l’histoire normande. En 1003,quand une armée ennemie fort nombreuse envahit le Val-de-Saire, lesfemmes se joignirent aux hommes et toutes combattirent rudement, ditGuillaume-de-Jumièges, avec des bâtons servant à porter leurs cruchesde lait, vectibus hydriarum suarum excerebrantes. Rapporté à la ferme, le lait, passé au tamis est déposé dans des vasestrès larges, en forme de cône évasé, qu’on appelle des serènes, vasesen grès de Noron, près de Bayeux, ou de Vindefontaine, dans la Manche,qui sont d’une dureté fort homogène. C’est dans les serènesnormandes, entretenues avec la plus grande propreté, soigneusementfrottées avec des feuilles d’orties, lavées ensuite, que se fait lapremière montée de la crème. Voilà, en somme, à quoi servent, avant lapréparation du beurre, les belles canes en cuivre de Villedieu et lespoteries de grès de Noron, produits de deux industries séculaires denotre pays normand. Georges DUBOSC. |