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DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Un coin du vieux-Rouen, le Trou Patin(1908).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.VII.2016)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du 26 janvier 1908.Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et demoeurs normandes, 2ème série, publié à Rouen chez Defontaine en 1922.


UN COIN DU VIEUX-ROUEN

LE TROU PATIN

par
Georges DUBOSC
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Parmi les ruisseaux, les canaux souterrains, les rigoles, quisillonnent un peu de tous côtés le vieux sol de Rouen, et qui ont faità la ville sa réputation… humide et marécageuse, il en est un dont lenom revient souvent dans les délibérations municipales ou même sur lesaffiches officielles. C’est le ruisseau du Trou Patin, peu connu desRouennais, sinon par sa dénomination, et traversant toute une partie del’ancien quartier Martainville.

Ce ruisseau du Trou-Patin, est, somme toute, le dernier témoin de laconfiguration topographique de ce coin de la ville. C’est le derniervestige du Malpalu, du « mauvais marais » formé jadis par lessinuosités des deux rivières descendant de la vallée de Darnétal, leRobec et l’Aubette.

Lorsque le Robec, grossi par les pluies ou par les orages soudains,débordait, comme il passe à un plan supérieur, dans un canal en grandepartie artificiel, fait de main d’homme, il se formait des dérivationsde ses eaux, des ruisseaux descendants, qui allaient rejoindre, enserpentant à droite et à gauche, l’Aubette coulant plus bas. Ce lacisde ruisseaux, raccordant les deux petites rivières, formait un endroitmarécageux et malsain dans ce coin du vieux Martainville. C’était la Marêquerie, et le mot connu de Flaubert, appelant l’Eau-de-Robec une« ignoble petite Venise » est plus juste qu’il n’en a l’air, quand ils’applique à tout le quartier, ainsi qu’on pourra en juger par cesnotes, rédigées d’après un mémoire inédit que M. Duret a bien voulunous communiquer.

Ces ruisseaux, tout d’abord coulant librement à travers les prairies,puis reserrés entre les maisons, quand le « Malpalu » devint le séjourde la population pauvre, furent jadis au nombre de quatre. Le premierétait le Ruisseau des Verriers, qui prenait au-dessous et àl’extrémité des jardins du monastère des Célestins, vers l’extrémité dela rue Saint-Hilaire.

Par une vanne ouverte dans le Robec, il descendait par l’ancienne rueaux Verriers, dans la direction de la rue Edouard-Adam, longeaitl’Hospice-Général, en suivant une vieille rue disparue, la rue Picchineou des Picquechins, où on le trouve cité dès 1403. Bon nombre detanneurs et de mégissiers avaient même dressé leurs cuves sur soncours. Toujours poussant ses eaux noires, il allait rejoindre leruisseau du Trou Patin, à hauteur de la rue du Pavillon.

Le second de ces ruisseaux, reliant l’Aubette et le Robec, était lecélèbre Ruissel, qui a donné son nom à la rue populaire deMartainville, le cœur du vieux quartier. Le Ruissel, le PetitRuissel, qu’on trouve cité dès 1366, prenait au Pont de l’Arquet prèsde l’ancienne Foulerie d’Espagne, ou établissement des foulons pourles draps, dont la rue de la Foulerie nous a gardé le souvenir. Coupantles rues du Corbeau, des Poulies, la rue du Varvot, dont le vieux nomnormand signifie « flaque d’eau ; avalasse », la rue du Chaudron, larue des Ravisés, où se trouvaient les Etuves de Rouvray, des bainspublics qui lui empruntaient leurs eaux, le Ruissel traversait la rueMartainville au carrefour du Ponchel, si souvent cité dans la Muzenormande :

            Tous bonsgarçons du quartier du Ponchel

Ce Ponchel était l’ancien Pont-Honfroy, qui avait jadis formé la limitede la ville, à la rencontre de la rue de la Chèvre et de la rueMartainville. Là, le Ruissel passait sous un petit pont de bois etallait, lui aussi, se jeter dans le ruisseau du Trou Patin.

Le troisième ruisseau martainvillesque est moins connu. C’était le Ruisseau des Baillettes, formé par une sorte de cours d’eau, appeléla Fontaine Saint-Ouen, cité dès 1382, qui se trouvait dans l’anciennerue Bourgerue, dont le nom venait des bourjoneurs ou drapiers,aujourd’hui la rue de Germont. Les eaux de ce ruisseau des Baillettesfurent utilisées, depuis 1685, dans l’enclos de l’Hospice-Général.

Enfin, le quatrième ruisseau, souvent transformé en un cloaque malsain,était le Trou Patin, dont le nom est si souvent revenu dans nosdélibérations municipales. Sa dénomination véritable était : leRuisseau de Bicêtre : le Trou Patin était plutôt le nom de l’endroitoù commençait son cours. On a, il est vrai, parfois soutenu que ce nomde Trou Patin s’appliquait plutôt au trou par lequel ce ruisseauterminant son cours, se jetait dans l’Aubette. Il nous semble résulterd’un acte de 1492, citant « une maison Patin, sur l’Eau-de-Robec,près de la rue de la Foulerie », que le Trou Patin se trouvait audépart du ruisseau.

Par une vanne, ce canal ou cahot comme on l’appelle au moyen-âge,commençait son cours sinueux dans la rue Eau-de-Robec, en face le n°119, vis-à-vis de la sacristie de l’église Saint-Vivien. Une pièce de1505 indique que son point de départ était le logis Nestancourt etqu’il aboutissait à la maison d’un sieur Fierabas. Il descendaitensuite l’ancienne rue de Bas et coupait la vieille rue Planche ferrée,enclavée aujourd’hui dans la rue du Docteur-Blanche. Ce nom de «Planche ferrée » venait même d’un petit ponceau qui traversait là leruisseau du Trou Patin.

A hauteur de l’ancien Bicêtre, se détachait de la branche principale,un canal, qui, suivant un rapport de l’inspecteur des prisons, en 1826,avait été établi spécialement pour l’utilité exclusive de la vieilleprison. Il entrait au nord par la vieille rue du Chaperon, aujourd’huidisparue et qui s’appelle parfois la rue du Ruissel-du-Chaperon.L’autre canal du Trou Patin passait plus à l’est et suivaitl’ancienne rue de Bas, aujourd’hui la rue Mollien.

Il traversait la vieille rue des Cannettes, supprimée en 1886, par leprolongement de la rue d’Amiens, longeait l’ancien Jardin au Blanc,vaste domaine, devenu au XVIIIe siècle, une grande guingnette pour lesartisans de Martainville, sur le terrain qu’occupent aujourd’hui lesateliers Renaux. Il passait par la rue du Pavillon, près des « chambresd’aises » ou latrines publiques, et se dirigeait vers l’ancien Clos desParcheminiers, artisans qui avaient besoin d’eau, puisqu’on les trouveaussi installés sur la Renelle. Le ruisseau du Trou Patin formait làle Petit-Vivier, traversait la cour Cotel pour venir se jeter dansl’Aubette, à hauteur de la rue Saint-Eustache. En tout c’était unparcours de 750 mètres environ. La cote de la place Saint-Vivien est de12 m. 33 et celle de la place Saint-Marc à 6 m. 79, ce qui donne unepente de 5 m. 54.

Ce ruisseau du Trou Patin ou de Bicêtre, dont nous venons d’indiquerle cours, existe de temps immémorial et, par suite, a été l’objet denombreuses réglementations qui visaient aussi bien son utilisation quecelle du Robec. Sur cette petite rivière rouennaise étaient, en effet,installés de nombreux moulins, dont on constate l’établissement dès1203 et qui, par suite de la cession par Saint-Louis de ses droits surles rivières de Robec et d’Aubette, étaient régis par la Ville.

La dérivation du Trou Patin n’était pas souvent sans nuire auxmoulins, situés sur l’Eau-de-Robec, en aval, comme le Grand Moulin deSaint-Ouen ou le Moulin Caquerel. Aussi, dès 1493, les prises d’eau,au détriment de Robec, furent-elles interdites par une ordonnance dulieutenant-général au Bailliage, avec défense de faire « ouvertures ourigoles et de jeter des immondices ». Bien plus, en 1495, on fit «estoupper » ces ouvertures de bloc et de plâtre. Ces mesures…radicales, ne furent pas sans soulever la protestation des riverains du Trou Patin, dont on trouve un écho dans une signification de clameurde gage-plège au Procureur syndic de la Ville, en date du 21 mars 1496.

Ils demandent à être maintenus « en jouissance et provision d’unruisseau et cours d’eau traversant leurs héritages, provenant de larivière de Robec et qu’il ne soit fait aucune entreprise ou empêchementà l’écoulement dudit ruisseau ». On dut trouver leurs réclamationsjustes, car tout en maintenant les droits des riverains du Robec, le 18décembre 1505, intervint une sentence du Procureur de la ville à «faire clore par des écluses ou autres choses fermantes à clef, les deux cahots ou trous, pratiqués d’ancienneté dans la rivière du Robec ».En même temps, cette sentence réglementait l’ouverture de ces trous etnotamment du Trou Patin.

« Ils pourront être fermés chaque jour, depuis le 1er mars jusqu’aujour de Saint-Jean-Baptiste, depuis dix heures du soir jusqu’à quatreheures du matin.

« Et depuis ledit jour de Saint-Jean-Baptiste jusqu’au 1er mars, depuisneuf heures du soir jusqu’à cinq heures du matin. »

Cette ouverture nocturne semble indiquer qu’il n’existait point alorsd’installation industrielle sur ce ruisseau, car on n’y aurait putravailler que de nuit et le travail de nuit était alors à peu prèsuniversellement interdit dans toutes les corporations.

De 1505 à 1570, les constatations entre les riverains et la Ville serenouvelèrent maintes fois ; mais, déjà à cette époque, on s’occupaitfort activement de ce ruisseau.

En 1507, c’est une sentence du Baillage de Rouen, qui fixe la grandeurdes « bouches et des cahots d’où coule l’eau par Robec ». En 1553,c’est le procès-verbal d’expertise de l’Etat et du nivellement de cecanal qui est intitulé le canal de la Maresquerie. Enfin, en 1598,une sentence du Baillage détermine que les riverains devront réparer,curer et taluter le Trou Patin à leurs frais. Cette sentence,renouvelée le 24 avril 1619, deviendra… le Code, la loi et lesprophètes des riverains du vieux cloaque rouennais, et on peut voir pardifférentes amendes et sentences, particulièrement en 1626, qu’ontenait la main à ces prescriptions surtout en temps de peste.

Aussi bien vers le commencement du XVIIIe siècle, en 1726, un gardien,nommé Tainturier, est nommé pour veiller à cette police du TrouPatin. Il doit avoir à faire, car à cette époque, les entreprises surcette rigole, les plaintes à ce sujet se multiplient. On a établi làdes latrines publiques, de ces chambres d’aises dont il est sisouvent question dans la Muze normande. A l’insu des échevins, on aplacé des vannes ou des roues de moulins pour de petits métiers. L’eaudu Trou Patin, jadis propre, est devenue si impure qu’en 1770, ledirecteur du Dépôt de mendicité de Bicêtre, demande de l’eau potable «pour préparer la boisson de 7 ou 800 personnes ! »

Du reste, le débit du Trou Patin est variable et changeant. En 1774,par exemple, les riverains réclament un débit de trois pouces d’eau parjour, se plaignant de la pénurie d’eau, tandis qu’en 1776, le TrouPatin se gonfle, déborde et cause une inondation assez forte dans lebas quartier Martainville, pour empêcher le clergé deNotre-Dame-de-la-Ronde de se rendre à une inhumation. D’après le dired’un vieil habitant de ce quartier, qui y était arrivé très jeune, unsieur Turquet, une autre inondation très sérieuse était survenue en1740, et l’architecte Jarry et deux échevins étaient venus se rendrecompte des dégâts. En rappelant ces souvenirs, Turquet, en 1806,pétitionnait longuement pour qu’on rende au Trou Patin sa largeurprimitive, soit deux pieds, qui s’était rétrécie par suite denombreuses entreprises sur son cours. Tantôt, c’était un tanneur commeDenaux, qui avait installé une vanne. Tantôt, c’était l’amidonnierCordier, qui avait placé une roue. Tantôt encore, c’était le moulin àalizari d’un indigotier qui s’était construit subrepticement. Il enétait, du reste, de même, si nous en croyons certaines réclamationspour le Ruissel, qui était continuellement encombré par des détritusmalsains jetés par les bouchers et les charcutiers.

Se rendant aux demandes des riverains en 1803, le maire, considérant «que ledit égout reçoit les eaux de la rue Martainville et dont la massese trouve prodigieusement accrue par le débordement des talus de larivière de Robec », enjoint son élargissement et son curage aux fraisdes habitants. Des arrêtés préfectoraux du 4 septembre 1811 et du 24juin 1812, déterminent, du reste, les conditions d’adjudication de cecurage du ruisseau longeant les rues des Prés-Martainville, du Pavillonet des Cannettes, du 1er juillet 1812 jusqu’en 1818. En même temps lepréfet repousse les demandes d’autorisation de roues, notamment celled’un sieur Le Courtois, qui voulait installer un moulin à blé. Leruisseau du Trou Patin, dit-il, est déjà insuffisant en cas d’orage,et c’est vrai, car, en 1824 et en 1827, tous les habitants de la ruedes Cannettes se plaignent d’être souvent inondés, au point qu’ils nepeuvent rentrer chez eux.

D’autre part, un autre incident se produit souvent. Pendant la nuit, onvole le cadenas qui ferme la vanne sur la rue Eau-de-Robec, ou on ouvrela vanne pour laisser couler l’eau, au grand détriment des meuniers.Pour éviter ces ennuis, on décide que les clefs du Trou Patin serontportées chaque soir au secrétariat de la mairie.

Malgré toute la rigueur de ces règlementations, le ruisseau du TrouPatin ne s’améliore guère. En 1839, une pétition réclamantl’application des arrêtés antérieurs, notamment de celui de 1812,détermine un rapport très curieux de l’architecte Chéruel. On y voitqu’en 1839, le canal n’était couvert qu’en partie, et que, par suite,il était souvent engorgé.

S’il n’existait plus d’amidonniers et de mégissiers sur ses bords, il yavait encore cinq vannes, chez Deboissière, rue Picchine, n° 21 ; chezMalfilâtre, rue de la Maresquerie ; chez Dupont, teinturier dans lamême rue, qui proteste contre la suppression de la vanne qui lui esttrès utile pour son commerce ; chez Duboc, teinturier-apprêteur, rueEau-de-Robec, n° 109, et chez Pierret, même rue, n° 115. On avait mêmeinstallé un nouveau moulin à alizari où l’on broyait l’indigo.

A la suite de cette inspection, et en vertu de l’article 15 de la loidu 6 octobre 1791, on décida la suppression de tous ces travauxindûment faits, afin de rendre au Trou Patin sa largeur primitive :0,35 c. de largeur et 1 m. 30 de profondeur.

Toutes ces vannes disparues empêchèrent le Trou Patin de déborder,mais n’apportèrent pas de remède à son insalubrité, qu’exposait unepétition adressée en 1845 au préfet et renouvelée depuis, en 1882. Uneseule mesure s’imposait : la suppression des latrines, plus d’unevingtaine établies sur le petit ruisseau. Mais la ville avait-ellepouvoir de porter atteinte aux droits des riverains sans enquête etsans accord préalable ?

Les jurisconsultes hésitaient sur ce point, bien que différentsjugements rendus par la Cour de Cassation, notamment un jugement du 28février 1861, concernant la suppression de latrines sur un ruisseautraversant la ville de Châteaubriant, aient semblé établir ce droit. Deplus, la Préfecture, saisie de l’affaire, reconnaissait que lesriverains ne pouvaient arguer du bénéfice de l’arrêté du 16 avril 1858.Le Trou Patin, en effet, ne pouvait être considéré comme unedérivation artificielle du Robec, non plus que comme un affluent del’Aubette, il avait une situation… aquatique, hydrographiqueparticulière ! C’était bel et bien un ruisseau naturel, ayant existé detoute antiquité, et seulement canalisé plus tard.

En présence cependant des réclamations du Comité d’hygiène, desnombreuses maladies contagieuses constatées dans la rue du Pavillon,dans la rue d’Amiens, en 1885, l’administration municipale décida derendre obligatoire la construction de nouvelles fosses étanches. Lesriverains en appelèrent de la décision municipale devant la justice depaix, mais une sentence de ce siège, les condamna le 10 septembre 1888.En 1886, il y avait 23 fosses de construites et il en restait 17 àconstruire.

D’autre part, le canal du Trou Patin était encore souvent obstrué parmille objets plus insolites les uns que les autres, des torchons, destaies d’oreiller, une bonbonne, des écuelles. A un autre point de vue,le Dr Leudet signalait que le Trou Patin, en se plaçant à un point devue médico-légal, pouvait servir à faire disparaître des fœtusd’enfants nouveaux-nés, sans qu’on puisse constater cet acte criminel,à cause de la difficulté d’accès du ruisseau. Enfin, en 1894, ondécidait que le curage en serait fait chaque année aux frais desriverains et ce, pour la somme de 492 francs annuellement ; encoreest-il qu’on rencontrait de nombreux récalcitrants.

Enfin, en 1894, une note de l’ingénieur-voyer annonçait qu’iln’existait plus aucunes latrines sur le cours d’eau du Trou Patin, etdepuis cette date, – bien qu’en 1900, on ait encore constaté au n° 19de la rue d’Amiens deux cas de variole qui lui furent imputés, – levieux ruisseau de Bicêtre avait été bien amélioré. Dans sa traversée,on ne l’aperçoit plus guère, mais il n’en est pas de même de l’Aubette,où il vient se jeter, et qui, elle aussi, peut compter au nombre desanciens cloaques rouennais.

Georges DUBOSC.