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DUBOSC, Georges (1854-1927) : Les Enseignes de Jadis à Rouen (1926). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede laMédiathèque André Malraux de Lisieux (29 Juillet 2016) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Première parution dans le Journal de Rouen du 11 avril 1926.Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et demoeurs normandes, 5ème série, publié à Rouen chez Defontaine en 1928. LES ENSEIGNES DE JADIS A ROUEN par Georges DUBOSC _____ Il y aurait vraiment tout un volume à écrire sur l’une des formes lesplus apparentes de ce mode de l’annonce : l’enseigne sous tous sesaspects. Edouard Fournier l’a tenté dans son Histoire des Enseignes deParis, parue en 1884, et Francisque Michel, en collaboration déjà avecFournier, dans son Histoire des hôtelleries et cabarets de Paris.Grand-Carteret, dans L’Enseigne, son histoire, sa philosophie, en1911, a décrit surtout les enseignes lyonnaises, et bon nombred’historiens provinciaux se sont préoccupés des mêmes questions : àAmiens, à Arras, à Evreux, à Lille, à Moulins, à Nevers, à Reims, àTroyes. En réalité, tout ce mouvement de curiosités, toutes ces tentatives pourpénétrer dans l’intimité des mœurs d’autrefois est dû, comme leconstatait Grand-Carteret, « à un historien rouennais, justementestimé, Eustache de La Quérière », qui, le premier, avec ses Recherches historiques sur les Enseignes, parues à Rouen, en 1852,donna le signal de ce genre d’études. Le premier dans ce domaine, –comme dans bien d’autres – il établit le premier répertoire desenseignes peintes, ciselées dans la pierre, ou forgées dans le fer,fixées au mur du logis, ou battantes sur leurs potences à tous lesvents, et qui se dressaient sur tous les pignons des rues et ruellesrouennaises. * * * Autrefois, en effet, en un temps où le numérotage des maisonsn’existait guère, tout était enseigne, et chaque logis portait unedénomination tirée de l’enseigne sculptée sur les pijards où sebalançant sur sa façade. Viollet-le-Duc a décrit, assez curieusement,les mœurs commerciales de jadis et ses réflexions ne manquent peut-êtrepas encore… d’actualité aujourd’hui. « Dans ces boutiques, derrière les volets abattus, des fortunes solidesse faisaient. Les fils restaient marchands comme leurs pères ettenaient à conserver ces modestes devantures, connues de toute uneville. Un marchant eût éloigné ses clients s’il eût remplacé lesvieilles grilles et les vieux volets de son magasin, changé sonenseigne ou déployé un luxe qui n’eût fait qu’exciter la méfiance.Bien éloignés sommes-nous de ces mœurs. Les boutiques, dans le Nordsurtout, étaient plus connues par leur enseigne que par le nom desmarchands, qui les possédaient de père en fils. On allait acheter desdraps à la Truie qui file, et la Truie qui file maintenait intactesa bonne réputation pendant des siècles. Beaucoup de ces enseignesn’étaient que des rébus et bon nombre de rues, même dans les grandesvilles, empruntèrent leurs noms à des magasins et à des enseignescélèbres. » A Rouen, dans les comptes de l’Archevêché ou du Chapitre, dans lesCartulaires, ou encore aux XIIIe et XIVe siècles, dans les Comptes duclerc de Ville de la Cathédrale, tous les logis, dans les quartiers lesplus divers, sont désignés par leurs enseignes. La recette du Clerc deVille est particulièrement curieuse à ce sujet, et c’est un véritable «annuaire » ou un petit Bottin. Qu’on se figure que le Clerc de Villeétait chargé, chaque année, de percevoir quelques sous sur les maisonssoumises à ces droits par la Cathédrale ! Il faisait donc sa tournéepar quartier et par rues et notait sur son livre les perceptions qu’ilavait faites dans chaque logis, désigné par son enseigne, des plusgrandes aux plus petites. On ne peut pas se figurer le nombred’enseignes de tous genres ainsi relevées. La dernière étaitgénéralement celle de quelque hôtellerie ou de quelque taverne, où leClerc de Ville se remettait de ses fatigues en buvant quelques cruchonsde vin de Beaume à la santé du Chapitre ! Les inventaires de la Ville de Rouen et surtout les registres desTabellionages, où sont inscrites toutes les mutations des propriétésurbaines, désignées par leur nom et par leurs abornements, sont encorede véritables répertoires de toutes les enseignes rouennaises, àtravers les siècles. Avec quelques patientes investigations, on enrelèverait plusieurs milliers, dont quelques-unes se sont conservéesjusqu’à nos jours ! Les tavernes, par exemple, où le Clerc de Ville vaboire pour y causer avec les avocats qui défendent les droits duChapitre, sont déjà au nombre de quinze : L’Ane rayé, les Chapelets,Le Chevalier au Cygne, Le Lion d’argent, en la rue Saint-Martin, quiétait la rue Grand-Pont ; Les Petits Souliers, rue de la Madeleine ; Les Tournelles, près du pont ; Les Balances, en la rue Saint-Ouen ; La Croix-d’Or, la Fleur de Lys devant Saint-Maclou ; La Fleur deLys, sur le Robec, et nous en passons et des meilleures ! * * * Du reste, une pièce rarissime, imprimée à Rouen, chez Jehan Dugort etJaspar de Mortier, au Portail des Libraires, donne les dénominations dela plupart des tavernes, hôtelleries et triballes, sortes de débitsde vin où l’on buvait debout – comme dans nos bars modernes. Cetopuscule, qui porte le titre : Le Discours démontrant sans feinte,Comme maints Pions firent leur plainte. Et les tavernes desbauchez, Parquoy les Taverniers sont fachez avait appartenu à Dibdin, lebibliographe anglais ; à Charles Nodier, qui en avait publié desextraits en 1835 dans le Bulletin des Bibliophiles ; puis à M.William Martin, lorsqu’en 1878 M. Charles de Beaurepaire en publia,pour la Société des Bibliophiles normands, une reproductionqu’accompagne un savant commentaire. Plus de soixante-dix tavernes ysont citées, parmi lesquelles certaines ont donné leur nom à des rues : Le Panneret, Le Petit Salut, La Salamandre, Le Moulinet, Les TroisMores, La Pomme d’Or, et bien d’autres. Le Livre des Fontaines, deJacques Le Lieur, à la date de 1525, donne encore un certain nombred’enseignes figurant sur les logis et les hôtelleries, soit dans letexte, soit indiquées sur le plan figuratif, si curieux pour latopographie du Rouen de la Renaissance. Les principales enseignes sont: Le Paon, Le Croissant, à l’angle de la rueSaint-Etienne-des-Tonneliers et de la rue Grand-Pont ; Le Bœuf, surla place du Vieux-Marché ; L’Agnus Dei, place Saint-Vincent ; LeCerf, à l’angle de la rue aux Ours et de la rue des Cordeliers ; LePèlerin, rue aux Juifs. En feuilletant encore les Comptes et les délibérations des paroisses deRouen, presqu’à toutes les pages, on trouve mention des hôteliers ettaverniers de Rouen, soit pour des décès, des mariages, ou desbaptêmes. Chose curieuse, les tenanciers des hôtels, qui étaient fortconsidérés, étaient désignés, non par leur nom patronymique, mais parle titre de maître ou de seigneur. Encore au XVIIe siècle, lesfemmes tenant hôtelleries ou auberges, sont qualifiées « dames » : Damedes Agnelets, du Chapeau-Rouge, du Coulomb, du Papegaud.Aubergistes et hôteliers étaient, du reste, si parfaitement identifiésavec leurs établissements, que leur enseigne pouvait tenir lieu de nomde famille et qu’on trouvait couramment des indications ainsi conçues :l’enfant du Petit-Cerf (1555), le fils du Bras d’Or (1608), la sœurde la Fleur de Lys (1633). Il a été publié, par M. Ch. de Beaurepaire, dans le tome 12 du Bulletin de la Commission des Antiquités (1900-1902, p. 236), touteune nomenclature des Noms et surnoms des personnes qui tiennent desmaisons, servants à tenir hostellerie, pour être taxés pour unrecouvrement de dettes, à la date de 1684, dettes engagées à cause d’unprocès contre les Cuisiniers-Traiteurs. Il figure, dans le document,près de 150 enseignes pieuses, royales, armoiries et couronnes,enseignes fournies par des noms d’animaux ou de végétaux ; enseignesjoyeuses, patriotiques, de noms de ville ou de pays. Dans la pièceelle-même, ces enseignes sont encore classées par quartiers et aussipar échelles, par catégories, dirons-nous aujourd’hui. Un autredocument du XVIIIe siècle, à la date de 1742 (C 333 dans le fonds del’Intendance), présente encore une liste des hôtelleries, des cabaretset de 71 bouchons. Ces chiffres devraient encore être augmentésd’environ un douzième, parce qu’il manque un des douze tableaux decette statistique par quartier. Les enseignes marchandes, purement commerciales, étaient encore fortnombreuses et on en a un aperçu très vivant, très curieux et fortoriginal, dans les notes dues à la plume si alerte et si documentées denotre regretté ami Raoul Aubé, dans les Vieux Papiers normands,publiés en 1924, dans la Société normande de Bibliophiles. Il y a là,parmi les reproductions de cartes d’adresse, les enseignes du GrandChasseur, rue de la Grosse-Horloge, enseigne d’un balancier quivendait toutes sortes de poudres de chasse ; l’enseigne du Lys royal,rue du Merrien, enseigne du cartier-dominotier ; Au Soleil d’Or,enseigne d’un orfèvre de la rue du Change, qui fut transportée dans uneauberge de Bonsecours ; Aux deux Croix couronnées, encore uneenseigne de la rue du Change ; A la toison d’argent, rue de laGrosse-Horloge. Mais, déjà, paraissent le Flambeau astronomique, lasérie des petits Almanachs et le Journal des Affiches et Annonces deNormandie – notre ancêtre – où l’on pourrait encore faire une largemoisson d’enseignes de toutes sortes ! Longtemps encore, et jusqu’ànotre époque, on rencontra des enseignes amusantes et il y a unetrentaine d’années, en parcourant les rues de Rouen, on en apercevaitencore quelques-unes, qu’il nous sera permis de rappeler, maintenantque, pour des causes très diverses, elles sont disparues, remplacées,la plupart du temps, par le luxe des devantures et des étalages ! * * * Disparue, par exemple, la vieille enseigne des Trois Empereurs, quiavait eu son histoire. Pendant toute la fin du Premier Empire, elles’était appelé Hôtel de l’Empereur, ainsi qu’on peut s’en rendrecompte sur d’anciennes listes des hôtelleries rouennaises, mais en1815, pour pouvoir conserver Napoléon, on y avait adjoint les deuxsouverains étrangers. Ils étaient donc trois, vus à mi-corps : le PetitTondu, avec l’habit vert des Grenadiers qu’il porte dans MadameSans-Gêne ; le tzar Alexandre et le papa beau-père François, empereurd’Autriche. L’enseigne, souvenir des temps glorieux de Tilsitt etd’Erfurth, avait été refaite et restaurée par un décorateur habile et,il y a une dizaine d’années, elle fut à vendre, mais ne trouva pointd’acquéreur !... Disparu aussi un autre souvenir des gloires napoléoniennes, ce grandtableau du Prince Eugène, rue de la République, qui, en un richecostume d’apparat de belle allure, nous montrait le vice-roi d’Italie,le fils de Joséphine, dont Gros nous a laissé un portrait. Disparueégalement la petite statuette du Vieux Grognard, qu’on apercevaitau-dessus de l’entrée d’un café de la petite place des Ponts-de-Robec,et qui faisait pendant à un autre poilu des guerres napoléoniennes, quiapparaissait sur une enseigne de la place Martainville. Le souvenir de ces anciens troupiers de la légende impériale, seretrouve toujours cependant au Mont-Saint-Aignan : Au Grenadier, oùon peut encore revoir le type de ces fantassins héroïques, remis à lamode par les Cahiers du Capitaine Coignet, et bien d’autres mémoiresmilitaires. Il y a une trentaine d’années, l’enseigne avait été refaiteet repeinte. Maintenant, les enseignes belliqueuses ou militaires ontdisparu et « l’esprit de Locarno » règne plutôt sur toute la publicitérouennaise. Mais il fut un temps où, sur l’avenue du Mont-Riboudet, setrouvait l’enseigne Au petit canon, où un bombardier du temps d’HenriIV pointait sa couleuvrine sur Rouen, des hauteurs de Saint-Gervais.Dans le voisinage, un concurrent avait arboré une autre enseigneguerrière, sous le titre de Au gros canon, dernier vestige del’artillerie lourde ! Toute l’armée d’autrefois défila ainsi sur maintes enseignesrouennaises, et le Vieux troupier et le Petit tambour. Il y eutmême pendant longtemps, au coin de la rue Pavée et de la rue deGrammont, une enseigne à l’honneur de la Garde nationale, dont EugèneNoël a parlé dans son Rouen, promenades et causeries. Ellereprésentait un superbe sapeur avec l’ourson en tête, et le tablier etles buffleteries blanches, escorté de ses sept enfants, également entenue de sapeurs, qui avaient eu l’honneur d’être présentés au roiLouis-Philippe, qui honorait déjà les « familles nombreuses ». Deux deses enfants étant morts, on modifia l’enseigne et, au lieu d’êtrereprésentés debout, les jeunes pompiers furent représentés étendus etjetés à terre par la Mort, et ce fut toujours : Aux sept pompiersrouennais. * * * Si, las de peintures militaires ou historiques, on désirait contemplerquelques paysages classiques, on pouvait, par exemple, au-dessus d’unequincaillerie de la rue de la Grosse-Horloge, là où se trouveactuellement la boulangerie Périer, contre l’arcade, contempler ungrand panneau en longueur, fort bien peint et exécuté au commencementdu siècle. Il représentait un port et arborait ce titre : Au commerceétendu. Un beau jour, cette superbe enseigne, signalée par E. de laQuerière, disparut. Elle n’était pas cependant perdue. La maison surlaquelle était fixée l’enseigne Au commerce étendu appartenait ànotre concitoyen, le général de cavalerie Le Villain qui, pendant laguerre, défendit vaillamment la trouée de Charmes. Il fit tout d’abordporter l’enseigne rouennaise chez lui, rue du Champ-du-Pardon, puis,dans une propriété de famille, à la Chapelle-sur-Dun, où elle futdéveloppée et placée dans l’atelier du neveu du général, le sculpteurRaymond Houdeville, auquel on doit quelques bons bustes. Il y avait encore, il y a une trentaine d’années, une fouled’enseignes, brossées de tous côtés, souvent fort amusantes. Voussouvient-il du Bon nègre, que le brave peintre Vignet avait brossésur un coin de la rue de la République, au-dessus du magasin dumarchand de couleurs Lambin ? Tous en broyant ses couleurs, le bonnègre riait en montrant toutes ses dents. Vous souvient-il du grandtableau : A Saint-Nicolas, au coin de la rue portant ce nom et de larue des Carmes ? Disparu également. Il montrait le vieil évêque deMyre, imposant les mains aux trois petits enfants, se dressant à genouxdans le saloir, suivant la tradition : Le premier dit : « J’ai biendormi ». Le second dit : « Et moi aussi ». Et le troisième répondit : « Je croyais être en paradis ! » Longtemps, une autre enseigne très romantique, très largement enlevée,résista au coin de la rue Saint-Julien et de la rue du Pré. C’étaitcelle du Bon Bock, représentant un reître superbe de Roybet, dans unjuste-au-corps vert olive, levant joyeusement son vidrecome, en unetaverne enfumée où, dans le fond, s’arrondissaient les tonnes et lesfutailles. C’était un des bons élèves de l’Ecole des Beaux-Arts, lepeintre Ruffin, qui avait brossé sur la muraille, un jour de fête,cette truculente fantaisie. C’est encore Ruffin, qui avait signé à lagloire d’un apéritif fameux, et qui existe encore, une immense enseigne: un Berger qui, en laissant paître ses moutons, courtisait au coinde la rue Lemire, une paysanne d’opérette. La Cruche cassée de la place de la Haute-Vieille-Tour ne fut paspeinte par Greuze, mais elle fut exécutée par un artiste qui n’étaitpas sans mérite, Gaston Lespine, et qui fut un excellent camarade, troptôt disparu. C’est lui qui avait peint cette figure de robustepaysanne, contemplant, toute étonnée, les débris de sa cruche tombée àterre. Heureusement que, pour la distraire, elle peut regarder en face,les figures riantes des Deux nègres. * * * Voilà encore une très jolie enseigne, dont le titre n’est pas disparu.C’est la Pantoufle de Cendrillon de la rue de la Grosse-Horloge, oùl’envoyé du Roi, en brillant costume Louis XIII, essayait la pantouflede vair à la Petite Cendrillon. Certainement, Edouard Fournier, qui aclassé les enseignes par genre et par origine, aurait classé celle-ciparmi celles inspirées par les pièces de théâtre, par la Cenerentolade Rossini, qui mit en musique le fameux conte de Perrault.Aujourd’hui, le tableau est disparu. Les enseignes humoristiques sont maintenant assez rares. Elles étaientassez nombreuses autrefois. Il y avait, par exemple, les enseignes àrébus, si nombreuses en Picardie, à Amiens, où on a écrit sur ellestout un volume très amusant. C’était, rue Cauchoise, dans un magasin,orné aujourd’hui d’un luxueux décor de marbre, l’enseigne du Brise-tout, peinte par le caricaturiste Jean Légeron. Le Brise-tout, Casse-tout, était représenté mett[a]nt à sac les plats,les soupières, et faisant voler les assiettes ! Enseigne humoristique également, l’inscription de la rue Dufay, en facede la Mare du Parc : « On est mieux ici qu’en face ! » Sur un élégantmagasin d’étoffes luxueuses, dans la rue Grand-Pont, on voitaujourd’hui deux lionceaux affrontés, tirant à pleins crocs sur unepièce de soie, qu’ils ne parviennent pas à déchirer. Cette compositioningénieuse rappelle une enseigne qui s’épanouissait autrefois à ladevanture d’un bottier du quai Saint-Sever, montrant un lion secouantune botte vernie, et au-dessous cet alexandrin bien frappé : Il peut la déchirer, la découdre, jamais ! C’est la célèbre enseigne de la rue Martainville, qui se trouvait àl’extrémité de la vieille voie populaire, en face la rueSaint-Eustache, non loin de l’ancienne Cour du Lièvre : La femme sanstête, représentée, privée de son « chef », en une somptueuse robebleue, à manches bouffantes, qui se détachait sur la colonnade d’unpalais. La mère Lefebvre y débita longtemps des platées de fèves à lacrème, mais cette brave commère est, depuis longtemps, disparue ! Cetteenseigne de La Femme sans tête, ou… de la Bonne femme, joyeusetétrès populaire, se retrouvait, du reste, au XVIIe siècle, rue desCharrettes, rue Saint-Julien et rue de Sotteville. La rue Martainvillefut de tous temps bien fournie en tavernes, cabarets et brasseries : Le Bras d’Or, cité dès 1572, et qui a survécu jusqu’à nos jours ; L’Ecu de France, La Fleur de Lys, L’Ami du Cœur, Le Pot cassé, LesQuatre fils Aymon, Le Bon Vigneron et Le Passe-Temps, rue du Figuieret Le Coq hardi, rue de la Vigne. Que d’autres enseignes il resterait à signaler qui sont aussi disparues! Et le Pierre Corneille, en pied, d’après Lebrun, qui ornait unemaison de la place des Arts, et le portrait du chansonnier Béranger,à l’angle de la rue du Plâtre, et la tête de Jupiter de la Barbed’Or, rue Grand-Pont, où se trouvent les Nouvelles Galeries, et le Colosse de Rhodes, hardiment planté au coin de la rue Ganterie et dela rue Jeanne-d’Arc, et le Vase couronné, la plus ancienne desenseignes d’orfèvres de la Ville de Rouen, qui a été enlevée de laplace de la Calende. Il est vrai que d’autres enseignes ont surgi et nesont pas moins amusantes que les anciennes. Et le Cygne rouge et lecoquet Poussin bleu qui détache sa silhouette sur les vieillespierres grises de l’ancien Hôtel de Ville, et la Vieille Tricoteuse,et L’Ouragan, titre bien trouvé d’un marchand de parapluies, et L’Incertain, autre enseigne d’un fabricant de riflards, et lesmagasins A la Fiancée, Au Bonheur des Dames, qui emprunte son titre àun roman célèbre de Zola, et Aux gars normands ; Au Chrysanthème ; Al’Ile de Madagascar et son amusante enseigne en ferronnerie de l’amiClairet ; A la Vieille Maison, dans la rue Saint-Romain ; Le LionNoir vantant son cirage sur un grand mur de la rue Thiers, et lavieille maison des Abeilles, et le Corset Perséphone, et LeGrillon, et L’Eglantine, et L’Indispensable, et la BelleJardinière, et la Petite Jeannette, et la Gerbe d’Or et le Roid’Yvetot ! Pourquoi l’enseigne disparaît-elle ? Parce que dans la rueencombrée, il ne peut plus exister de flâneurs, et parce que l’autorapide ne permet plus de lire et de regarder les enseignes du bon vieuxtemps. Et cela nous fait songer à un amusant dessin d’Abel Faivre : ungrand car-automobile, bondé d’Anglais, dévalant comme une trombedéchaînée devant le portail de Notre-Dame de Paris. Et le guide,debout, qui s’écrie, suivant son traditionnel boniment : « Examinez lefini des sculptures ! » Georges DUBOSC. |