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DUBOSC, Georges (1854-1927) : L’Enigme du Robec (1919). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede laMédiathèque André Malraux de Lisieux (27 Juillet 2016) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Première parution dans le Journal de Rouen du 7 décembre1919.Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et demoeurs normandes, 1ère série, publié à Rouen chez Defontaine en 1922. L’ENIGME DU ROBEC par Georges DUBOSC _____ Parmi les mirifiques projets, un peu inattendus, comme en fait écloretoute période électorale, il en est un qui a un peu étonné les vieuxRouennais, pourtant sceptiques en ce genre de sports. C’est celui quiconsisterait à « détourner le Robec », ruisseau populaire, à nomceltique, auquel la Ville de Rouen dut jadis sa prospérité industrielle. Détourner le Robec ? Mais il y a de beaux jours que la petite rivière aété forcée d’abandonner son cours naturel ! Et c’est même une desquestions les plus curieuses, les plus intéressantes, et les plusmystérieuses de l’histoire des premiers temps de la cité ! Questionrestée irrésolue jusqu’à nos jours. Véritable énigme archéologique ! * * * Et, en effet, tout bon Rouennais faisant un tour dans le vallon deDarnétal, toujours un brin solitaire, tout promeneur qui s’est égarédans le quartier des Petits-Eaux, n’a pas été sans remarquer le Robec,venu de Fontaine-sous-Préaux, après avoir traverséSaint-Martin-du-Vivier et Darnétal, ne coule pas au fond de la vallée,ne suit pas la ligne de pente des eaux, ce que les bons Bochesappellent le thalweg, mot barbare qu’ils ont introduit dans notreglossaire topographique, en l’employant pour la première fois dans lestraités de 1815. Tout au contraire, le Robec, à partir du Moulin du Choc à Darnétal, aété certainement détourné de son cours naturel. Il coule, pour ainsidire, à flanc de coteau, sur la pente nord des collines du vallon, dansun canal creusé artificiellement et dans une direction voulue. Ladifférence d’altitude entre le cours actuel de la petite rivière et lefond de la vallée est certainement très sensible. Elle se chiffre parplusieurs mètres. Notons, en passant, qu’il en est de même pourl’Aubette, qui, à partir du Nid de Chien, a été détournée et ne coulepas au thalweg et, ce qui est plus curieux encore, pour la Clairetteou rivière de Cailly, qui, dans sa dernière partie, traversantBapeaume, passe également à flanc de coteau, dans un canal artificielexécuté, à frais communs, par les seigneurs de Maromme et de Bapeaume. Il y a eu incontestablement pour la canalisation du Robec, dans ladernière partie de son cours, l’intervention de la main de l’homme, untravail d’établissement, de creusement et d’approfondissement, sur unparcours de plusieurs kilomètres, qui n’a pu être exécuté qu’à grandsfrais et avec le temps. Très souvent, on a attribué ce parcours duRobec dans un canal artificiel, au cardinal Georges d’Amboise, le grandrénovateur de la Cité, mais on ne prête qu’aux riches ! Son œuvre a étéassez vaste, assez généreuse, pour qu’on ne lui attribue pas un ouvragequi ne lui appartient pas et qui a été exécuté très antérieurement. Et cela se passait dans des tempstrès lointains. On a, en effet, confondu le « détournement du Robec » avec l’adductiondes sources du Roule, à Darnétal, jusqu’à Rouen, qui est bien l’œuvreentreprise, à frais communs, par les Echevins et le cardinal d’Amboise,en 1500. Mais c’est là un ouvrage tout différent. Il suffit de lire etde regarder quelques instants Le Livre des Fontaines, de JacquesLelieur, en 1525, pour se rendre compte que cette canalisation, amenantles eaux du Roule à Rouen, est tout à fait indépendante du cours duRobec. Sur les dessins et plans de Jacques Lelieur, on voit fortclairement, que les canaux de la source du Roule, suivent la petiterivière, mais que parfois ils s’en éloignent aussi, passant mêmedessous ou parfois même, par une dérivation, s’y déchargeant. Il est àremarquer en passant que ce canal artificiel du Robec est figuré déjàdans le Livre des Fontaines, avec la même situation topographique quecelle qu’il occupe aujourd’hui, d’où on peut conclure qu’il estantérieur au temps où Georges d’Amboise était archevêque de Rouen et oùJacques Lelieur exécutait son précieux plan des fontaines rouennaises. * * * Le cours du Robec, à flanc de coteau, dans son parcours de Darnétaljusqu’à son entrée dans Rouen, à l’ancienne Porte St-Hilaire, n’est pasla seule anomalie de ce petite fleuve, original et bizarre. Après sonparcours dans le quartier Martainville, on n’a point été sans remarquerque l’Eau de Robec, après avoir suivi lentement un parcours, dirigéde l’est à l’ouest, se détourne tout-à-coup brusquement, du nord ausud, comme s’il se heurtait à un obstacle, à l’entrée de la rue desBoucheries-St-Ouen. Il y a là un détour brusque, inattendu, qui nesemble point naturel. C’est une nouvelle énigme, qui s’élucide un peu,quand on sait que le cours du Robec, sur ce côté oriental, a dû formerla défense naturelle, le fossé de la ville gallo-romaine, à enceintescarrées, comme tant d’autres cités romaines. La première enceinte deRouen, l’enceinte romaine, contrairement à la deuxième et troisièmeenceinte, dont la détermination a donné lieu à tant de discussionsentre Fallue, Richard et Deville, n’a jamais été discutée. Tous leshistoriens, depuis Rondeaux de Sétry, Gosseaume, dans ses Recherchessur la topographie de Rouen en 1849 ; Chéruel, dans son Histoire deRouen à l’époque communale ; Fallue et Charles Richard ont étéd’accord pour considérer le Robec comme la première limite de Rouenvers l’est, à l’époque romaine et à celle des premiers ducs. Depuis, l’archéologie est venue contrôler les affirmations del’histoire et la série des fouilles et des découvertes faites dans cesparages depuis près de cent ans, n’a fait qu’appuyer les assertions deschroniqueurs. Partout, le long du Robec on a relevé des vestigesanciens. Comme le dit Poitrinas, de La Grammaire de Labiche : « Çasent le romain ! » Vers ce changement de direction du Robec, Cochet,d’après de La Querière, cite, au bout de la rue du Petit-Mouton, un murromain et des claveaux en pierre, mis à jour en 1834, qui appartenaientà l’ancienne Porte Saint-Léonard, ou première Porte de Saint-Ouen, parlaquelle passait une voie romaine vers l’Est. En 1899, M. Léon de Veslyretrouvait ce mur dans la rue du Petit-Mouton, à l’autre extrémité. Enmême temps, il signalait un autre fragment dans la maison qui se trouveau coin de la rue de la Chaîne et de la place Eau-de-Robec, enmitoyenneté avec la maison portant le n° 25. Toujours, en suivant letracé actuel du Robec, en bordure du ruisseau entre la rue de la Chaîneet la rue Saint-Nicolas, l’abbé Cochet signalait dans la rue duPère-Adam, au n° 19, un ancien mur romain présentant en saillie unetourelle carrée. Il est à remarquer, dans tou[te] cette partie, lespentes rapides des rues descendant au Robec : rue du Petit-Mouton,extrémité de la rue de la Chaîne et rue du Père-Adam. Est-ce que cesmouvements de terrain ne sont pas l’indice de constructions importantesdisparues ? En suivant le cours du Robec, les vestiges antiques deviennent plusnombreux et se précisent. A l’entrée de la rue Martainville actuelle,se trouvait l’ancienne porte de l’Orient. C’est par là qu’OrdericVital, en 1190, nous montre le duc Robert Courte-Heuse s’enfuyant, perorientalem portam. Le Chronicon et triplex unum, en parlant d’un deces incendies qui ravageaient alors la cité, l’appelle la porte duRobec : juxta portam Rodobeccæ. Au débouché de la rue Saint-Romain, on rencontre aussi des maisonsromaines très luxueuses, avec hypocauste, ce chauffage central,supérieurement installé. Mais la découverte vraiment typique, est cellesignalée en 1846, dans la Revue de Rouen, par Deville. Là, en face larue des Bonnetiers, alors qu’on construisait ces grands diablesd’immeubles de la rue de la République, on a retrouvé un long pan demurailles en pierre, d’appareil moyen, et parfaitement régulier, à 4mètres dans le sous-sol, dont la direction était parallèle à celle ducourant, qui probablement, baignait la muraille, il y a plusieurssiècles. La grande épaisseur de ce mur, sa longueur indéterminéejusqu’aux extrémités de l’espace considérable mis à nu, au delà duquelil semble se poursuivre, tout autorise à faire supposer, dit Deville, «que c’est là un fragment de l’enceinte primitive de la ville, alors quecelle-ci, depuis la rue du Petit-Mouton jusqu’à la rue Malpalu, n’avaitencore pour limites et pour défenses naturelles, que le cours du Robecjusqu’à la Seine. » * * * Après la période gallo-romaine et franque, sous les ducs normands,c’est sur ce cours du Robec longeant la ville, que viendront s’établirles moulins, servant au ravitaillement de la ville, sous la protectionmême des remparts. Ces moulins qui, au cours des siècles, ont souventchangé de noms, ont encore gardé les mêmes emplacements. Ce sont toutd’abord, en 996, les deux moulins que le duc de Normandie, Richard II,donne au Chapitre, et qui étaient situés l’un près de l’autre, àl’extrémité du cours du Robec, dans la rue de la Tuerie, avoisinant laHalle au blé actuelle. Quelques années après, vers 1120 environ, unecharte de Richard II, reproduite dans l’Histoire de l’Abbaye deSaint-Ouen, de Dom Pommeraye, indique la donation d’un moulin auprèsde la cité de Rouen, juxta civitatem Rothomagum, au monastère deSaint-Ouen, – c’est actuellement le moulin du Père-Adam et celle desdîmes de huit autres moulins, sur le Robec, super fluvium Rodobec. En1192, on retrouve encore ce même groupement de moulins autour du Robec,dans la charte donnée encore à l’Abbaye de Saint-Ouen par le ducRichard Cœur-de-Lion. Les moines y échangent leurs prairies, leurs maisons du Vivier deRouen, du « Malpalu » ou mauvais marais, désigné sous le nom de Stagnum juxta Rothomagum, contre les dîmes des moulins qu’il avaitdonnées à l’archevêque de Rouen, en échange du domaine d’Andely. A la fin du XIIe siècle, il y a sur le Robec rouennais, non seulementdes moulins et des meuniers, mais toute une agglomération industriellede teinturiers et de foulonniers. Une charte chirographaire, reproduitedans le Cartulaire normand, en 1199, est bien curieuse. Elle indiqueque s’il y a une rupture des quais de Robec, tous les meuniers doiventse réunir pour aller réparer la brèche. Ils doivent prévenir lesfoulons et les teinturiers, qui habitent là avec leurs vases et leurschaudières. Eux aussi, doivent s’y rendre et, s’ils ne peuvent répondreà l’appel, y envoyer un serviteur. Sur ces huit ou neuf moulins surRobec, la ville en possède quatre : le Grand-Moulin, qui porte aussile nom de Moulin Raoul-l’Abbé et où se trouve encore une grande salleen pierre, peu connue des rouennais, portée sur huit colonnes, auxarmoiries de Rouen ; au-dessous de l’ancienne rue Caquerel ouClaquerel, le Petit-Moulin, sur la rue Malpalu ; puis le Moulin duPetit-Paon, dit aussi Cantepie ou Seminel près de la rueSaint-Denis, et le Moulin-Neuf, auprès du couvent des Augustins. Tousces moulins, autrefois royaux, avaient été donnés à la ville, ainsi queles Halles de la Haute-Vieille-Tour, par le roi Saint-louis, par unecharte de 1262, moyennant une rente de 3.000 livres. Il faut y ajouterquelques autres moulins : le Moulin de Saint-Ouen, ou du Père-Adam,appartenant à l’Abbaye ; le Moulin de la Fosse, aux Célestins deMantes ; le Moulin de Ste-Catherine, appartenant aux religieux del’abbaye de St[e]-Catherine, qui leur avait été donné en 1270 parThomas de Gade-Renicourt et qui s’appelait aussi le Moulin desPlanches ; enfin les deux moulins du Chapitre de la Cathédrale, déjàcités. Comme on le voit, l’existence de ces moulins, dont l’emplacement n’aguère varié jusqu’à nos jours, prouve que dès la plus haute antiquité,le cours du Robec comme fossé de la ville, vers l’est, n’a pointchangé. Si on admet que dans la partie inférieure de son cours, leRobec était ainsi canalisé, à partir de la rue desBoucheries-Saint-Ouen, on est forcé également d’admettre que la partieen amont, allant en remontant vers sa source, jusqu’à Darnétal aumoulin du Choc, date, elle aussi, de la même époque gallo-romaine. Cen’était par l’avis d’Auguste Le Prévost, qui dans un Mémoire sur lesrivières de Robec et d’Aubette, résumé, mais malheureusement nonpublié intégralement dans le Précis de l’Académie de Rouen, en 1816,estimait pouvoir attribuer cette canalisation au duc Richard Ier. Parcontre, Gosseaume, en 1819, affirmait que ce travail étaitgallo-romain et le faisait remonter à Constantin. Il est certain quecette partie du canal était fort antique, si on en juge par certainsétablissements anciens sur ce cours, comme certains moulins etparticulièrement le Moulin de St-Amand et le hameau de St-Gilles deRepainville, Ripae villa, dont le nom indique qu’il était situé déjàsur la rive du Robec. On a, en effet, retrouvé, il y a quelques années,les vestiges de sa petite église détruite sur la rive droite du Robec,dans le voisinage de l’ancien Clos-l’-Alouette, devenu la propriétéGeorges Fromage, non loin de la Fontaine Marc-d’Argent et auprès desprairies appartenant au XVIIIe siècle à Robert Dutuit, un ancêtre desfrères Dutuit, les célèbres et originaux collectionneurs. A noter aussisur le cours du Robec, l’église Saint-Vivien, citée dès 1205. * * * A propos du détournement futur du Robec, il est un détournement bienplus ancien, une tradition qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours. C’estle détournement annuel, pendant la semaine de la Pentecôte de cetterivière dans l’Aubette, au Moulin du Choc, à Darnétal, qui appartintjadis aux dames de St-Amand, mais qui passa ensuite à la ville deRouen. Placé à l’endroit où les rivières de Robec et d’Aubette serapprochent l’une de l’autre, par une écluse et un canal assez court,il recevait jadis, au dire de Farin, les eaux de l’Aubette, quand il yavait trop peu d’eau dans le Robec « pour faire moudre les moulins ».On le nommait le Choc ou le Choug « parce que les eaux s’yentre-choquent ». Aujourd’hui, c’est le contraire et l’écluse sertsurtout à déverser le Robec dans l’Aubette, pour procéder au curage duruisseau rouennais. Hercule Grisel, dans ses Fastes rouennais, a consacré toute une sorted’apologue ou de fable au « mariage du Robec et de l’Aubette », un peucomme celui du Fleuve Alphée et de la Nymphe Aréthuse, évoqué à lafontaine de la Grosse-Horloge. Il a particulièrement célébré ce curageet ce nettoyage du Robec, en vers plus poétiques que l’affichemunicipale, apposée tous les ans. Robeccum his siccant festis purgantque diebus ; Pontificis, dicunt, copia, facta fuit. Entre temps, Grisel indique bien, lui aussi, que le Robec était amené àRouen, dans un canal séparé, situé dans une partie supérieure de lavallée de Darnétal. Altera sublimi pars est deducta canali, Nomine Robeccus dicta, supraque fugit. Pendant cette semaine du nettoyage du Robec, six Echevins procédaient àla visite des ponts du Robec, car le cours de la rivière, au point devue du détournement de l’eau, de l’établissement des ponts et ponceaux,des abreuvoirs, du « droit de planche », était très sérieusementcontrôlé par ces surveillants, qui sont, pendant tout le moyen-âge etjusqu’au XVIIe siècle, qualifiés du titre d’amiraux du Robec ou de laRenelle. Il y avait même, très anciennement, une juridiction spéciale,intitulée Les Plaids du Robec, qui se tint tout d’abord au couventdes Célestins, près de la porte St-Hilaire, puis en l’Hôtel desLibraires, où il y avait une très grande salle, près du Pont de Robec.« Monsieur le lieutenant-général y présidait, dit Oursel dans LesBeautez de la Normandie, avec l’avocat et le procureur du Roy,Messieurs les Conseillers de la Ville avec leurs vêtements decérémonie, Messieurs les Officiers de Saint-Ouen ». Quand ils seprésentaient pour tenir séance, les Fermiers des Moulins, dont la fermeétait renouvelée tous les trois ans, offraient des gerbes de fleursenrubannées à tous ces représentants des « Plaids de Robec ». Jadisc’était encore mieux. Il y avait alors au Manoir de Chanteraine, undîner de gala et le Procureur du Roy et le Président de la Cour…recevaient des œufs, des fruits des jardins de St-Hilaire, des légumeset deux gallons de vin. Enfin, huit jours après, on remettait, nonmoins solennellement, le Robec détourné, dans son lit officiel. Lapetite cérémonie de la rentrée de la rivière se déroulait alors à laporte St-Hilaire, au son des instruments et des voix. Exceptum ad portas citharis, tibicine, cantu, Mos erat hunc duci, qua sibi sulcat iter. Si on était encore amené à « détourner le Robec », déjà si souventdétourné, et de son lit et de son cours, pourquoi la musique municipalen’accompagnerait-elle pas cette petite fête et ses allegros les plusentraînants ? Georges DUBOSC. |