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DUBOSC, Georges (1854-1927) :  L'Industrie de la bretelle à Rouen,Charles Antheaume  (1925).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (31.VIII.2016)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du dimanche 1ernovembre 1925.Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 959-IX) .


Par ci, par là

L'INDUSTRIE DE LA BRETELLE A ROUEN
Charles Antheaume

par
Georges DUBOSC
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Les visiteurs nombreux qui, en ce moment, vont visiter les joliesestampes du XVIIIe siècle exposées dans la Galerie d'histoire locale dela Bibliothèque municipale, n'ont pas été sans remarquer un grandportrait d'homme d'une allure assez originale. A première vue, ondevine un artisan, en tenue de travail. Figure entièrement rasée, auxtraits sévères et anguleux, cheveux bruns et bouclés, regard pénétrant.Par-dessus sa veste de drap noir, l'homme porte un de ces tabliers detoile bleue, à l'ancienne mode, à double poche, où l'on pouvaitreserrer le mouchoir, la pipe et les lunettes dans leur étui. D'ungeste de la main gauche, le bonhomme indique tout le mécanismecompliqué d'un métier en bois à tisser qu'on devine dans l'ombre.

C'est le portrait de Charles Antheaume, qui fut donné par sa fille, MmeLe Michel, à la Bibliothèque de Rouen, le 23 novembre 1888, et l'œuvred'un peintre rouennais Louis Hénault, qui était né en 1838, et fut unportraitiste adroit, élève de Coignet, avant de s'en aller peindre desscènes de genre et des marines à Boulogne-sur-Mer où il devait mourir.

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Or, Antheaume est une figure des plus originales et des plus curieusesde l'industrie rouennaise. C'est, à tout prendre, l'inventeur et lepropagateur de l'industrie des bretelles et des tissus élastiques dansnotre région rouennaise, dont elle a fait la prospérité. Plus queDescroizilles, qui était un intellectuel, Antheaume fut uninventeur-, illettré, sans connaissances techniques, mais unobservateur étonnant et un imaginatif de premier ordre.

Il était né le 27 février 1777, à Bourville, un village comprenantautrefois la paroisse de Torneville, et qui se trouve dans le canton deFontaine-le-Dun, en plein pays de Caux. Antheaume, issu d'une famillede tisserands à la main, était menuisier et tonnelier à Bourville,marié depuis plusieurs années et déjà père d'une fillette de deux ans,lorsqu'il vint tout à coup s'établir à Rouen. Il y était un peu attirépar son ami Louis-Antoine Noël, originaire d'Autigny, un villagelimitrophe, et qui avait partagé les jeux et les divertissements de sonenfance. C'était le père du charmant et délicat écrivain rouennaisEugène Noël, le « Père Labèche » du Journal de Rouen. Louis-AntoineNoël venu à Rouen en 1809 s'était improvisé tisserand, rue desForgettes. Antheaume, un peu plus riche, s'établit vers 1811 avec safemme et sa fillette dans une petite fabrique de rouenneries, placeSaint-Gervais. Lors de la débâcle de l'industrie cotonnière, entrainéepar la chute du régime impérial, Antheaume redevenu simple tisserand,alla s'établir rue de Belle-vue, derrière le Boulingrin. En 1877 et en1878, il fut plusieurs fois demandé au Conseil municipal de changer lenom de cette rue assez en pente allant de la rue Jouvenet à la montéede la rue Tannery et de lui donner le nom de « Rue Antheaume », car levieux tisserand avait établi là sa première fabrique. Elle se trouvaiten dessous de la grande roseraie et, du jardin de M. Garçon qui fut undes premiers rosiéristes rouennais. Remarque bizarre : c'est Antheaumelui-même qui avait dénommé ainsi sa propre rue. « Elle n'a pas de nom,dit-il un beau jour à un enquêteur municipal, appelez-là la rue deBellevue et elle sera bien dénommée ». On sait qu'on a donné le nomd'Antheaume à une rue nouvelle dans le quartier Saint-Hilaire, qu'iln'a jamais habité.

Qu'était Antheaume à cette époque de son existence ? Esprit curieux,avide devoir et, d'apprendre, le pauvre paysan cauchois, qui alors nesavait pas lire, n'avait d'autres moyens d'étude que la flânerie. « Latâche de chaque jour terminée, dit Eugène Noël dans La Campagne, etmême sans quelle le fût tout à fait, il s'en allaitles mains dans les poches, malgré les remontrances de Geneviève, safemme, errant de ci, de là, devant les travailleurs de tous métiers, sefaisant expliquer les choses et causait partout la surprise par safacilité à saisir le secret du métier, et quelquefois indiquant auxartisans des perfectionnements à leur outillage ».

A cette époque, un nommé Duval, qui était gendarme du Roi, avait logédans la gendarmerie de la Place Saint-Marc, un métier où il passait sesloisirs à faire du ruban. Antheaume avait fait sa connaissance, etsouvent, en son absence, prenait sa place au métier. Toutefois, ilétait un peu ennuyé de ne produire qu'un seul ruban assez étroit.L'idée lui vint alors de construire un métier pouvant faire de frontdouze rubans, et comme les bretelles rapportaient plus que le ruban,Antheaume se mit à fabriquer du ruban pour bretelles.

Ce ruban pour bretelles, était coupé par bouts d'égale longueur. Auxextrémités, on pratiquait aux ciseaux et à l'aiguille deux fentesdestinées à servir de boutonnières. Toujours ingénieux, Antheaumetrouva le moyen d'obtenir ces résultats mécaniquement par undéclanchement. Ce fut le deuxième état du métier d'Antheaume. Mais surces entrefaites d'autres fabricants de bretelles imaginèrent de placeraux deux extrémités un appendice de basane dans laquelle était disposéedes élastiques à ressorts en fil de laiton.

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Antheaume rêva alors de fabriquer un tissu entier, alternativementplein et creux, dans lequel seraient introduits les fameux élastiques.Il était absorbé par cette idée, il essayait mille combinaisons qui nele satisfaisaient jamais. Sur ces entrefaites, il apprit qu'un vieilartisan, rampe Beauvoisine, fabriquait des mèches à lampes. Ce fut pourlui un trait de lumière pour la fabrication de son tissu. Mais ilfallait construire un nouveau mécanisme. En peu de temps, Antheaumedéjà menuisier, s'improvisa mécanicien, ajusteur, fabricant de rots etde navettes. Il était capable de toutes les expériences. Un seul pointl'arrêtait : les combinaisons mathématiques, car il ne savait même pasformer un chiffre. Il s'adressait donc à son ami Noël, qui aimait àrésoudre ces petits problèmes mathématiques.

On eut donc le métier à bretelles et l'on eut le tissu creux.Difficilement, on aurait trouvé un homme plus heureux qu'Antheaume,quand il voyait sous ses mains, fonctionner ces nouveaux métiers quitissaient ensemble, de front, trente-six pièces de bretelles, avecboutonnières et creux pour les élastiques. Peu à peu, Antheaumeaugmenta son affaire, plus intéressé par son rôle d'inventeur que parcelui de commerçant qui revenait surtout à sa femme Geneviève. Bientôtil quitta la rue de Bellevue, où il avait créé son industrie devenuetrès active pour la rue des Capucins, puis pour la rue del'Aître-Saint-Nicaise et enfin pour une maison du boulevardBeauvoisine. Devenu riche, ayant vendu le brevet de son invention,Antheaume devînt petit rentier, niais c'était un singulier rentier. Ilflânait des journées entières dans sa tenue d'ancien tisserand, soitchez les brocanteurs, soit chez les quincailliers, suivant les courspublics de physique et de chimie, d'histoire naturelle. Il profitait detout ce qu'il avait appris, pour le répéter à ses anciens compagnons detravail. Un jour d'été, il s'attardait en pleine pluie d'orage àexpliquer à des maçons qui avaient interrompu leur travail, la théoriede la foudre. Comme il s'intéressait fort à la formation du Museum parPouchet, il lui apporta un jour, quatre petits loups qu'il avait prisdans la forêt de Brotonne, au risque d'être attaqué par la louve. Toutl'instruisait et l'intéressait. Il visitait les vitrines, les musées etachetait aussi des maisons, pour avoir le plaisir de refaire lesparquets et les lambris. Se souvenant aussi de son ancien métier de «tape-autour », il raccommodait et retapait ses barriques et sesfutailles. En brocantant au Clos, Antheaume avait pris le goût desclassiques ; il aimait à lire les voyages, les aventures et la vie deshommes célèbres. Un des plaisirs de sa vie fut de suivre les travaux deconstruction de la ligne de chemin de fer de Paris à Rouen et à Dieppeet surtout d'étudier les systèmes de locomotives et l'attelage deswagons.

Antheaume mourut, un peu après sa femme, le 21 septembre 1855, dans samaison du boulevard Beauvoisine, n° 19, âgé de 78 ans. Il termina savie toute de travail, de paix et de méditation entre sa fille, songendre et sa petite fille. Il n'en est pas moins vrai que l'industriefondée par lui allait s'étendre.

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Après les perfectionnements trouvés en effet, par Antheaume, on vitrapidement l'industrie bretellière se développer. Antheaume avait venduson affaire alors en prospérité à un sieur Goupil, marchand de cotonsfilés et possesseur de quelques machines à bretelles. En 1836 il avaitagrandi sa fabrication et la céda à Sauvage, qui la transporta de larue Beauvoisine à Saint-Sever, dans la rue de Grammont, où il devaitmourir en 1857. Dès l'approche de la Révolution en 1846, cetteimportante maison s'était constituée en société en commandite paractions, sous la raison sociale : Sauvage et Cie. En 1858, nouvelletransformation où M. Rivière devient le gérant de la société qui portepour firme les « Etablissements Rivière ».

Sous la direction de notre excellent concitoyen Alfred Laillier, à lafabrication primitive des bretelles, des jarretières, des tissusélastiques, viennent s'adjoindre de 1862 à 1870, une importantefilature, une retorderie, des tissages, pour la fabrication des toilesà voile et des toiles pour usages industriels. Toutes ces industriesqui couvrent aujourd'hui plusieurs hectares de terrain, dans la rue deSotteville, descendent, somme toute, de la petite fabrique du PèreAntheaume, comme on l'appelait, nichée dans la rue Bellevue, dans unpetit jardin fleuri de roses.

D'autres maisons allaient, du reste, surgir, sur d'autres points de laville. Ce fut tout d'abord la maison Capron, installée surl'Eau-de-Robec. Voulant agrandir sa fabrication, Capron eut l'idée, en1825, d'aller visiter les usines de Nîmes, qui seules alorsalimentaient les exportations dans les colonies, puis il était revenu àRouen. D'après un intéressant rapport sur l'industrie de la bretelle,que nous avons retrouvé dans les bulletins de la Société d'Emulation,où F. Bresson le publiait en 1845, il est constaté qu'en 1838, Capronpossédait 75 métiers, et ayant introduit, grâce à Martinet, les métiersmécaniques, dans son établissement, s'établissait définitivement àDarnétal.

Huet et Geuffray, entrés les derniers dans la concurrence, comptaienten 1842 jusqu'à 74 métiers, dont 27 étaient à 8 pièces et, les autrespouvaient fournir jusqu'à 14 pièces. F. Bresson, qu'il faut toujoursciter à propos de l'industrie bretellière, dit que Huet et Geuffrayproduisaient environ 1.800.000 paires de bretelle. En même tempsqu'Autheaume produisait ses inventions, la maison Rattier et Guibal, deParis, importait le fil de caoutchouc à la place des élastiques enlaiton et le faisait entrer dans quelques tissus pour bretelles etjarretières.

Ce moyen nouveau de rendre les tissus élastiques, plus pratique que lepassage de petits ressorts dans le tissu, n'entra pas immédiatementdans la fabrication. C'est seulement en 1849 que l'on sut donner au filde caoutchouc l'élasticité qu'on lui connait depuis lors. A cetteépoque, au lieu des bretelles à la française d'un seul morceau, qu'onappelait aussi ironiquement les bretelles à la papa, on inventa les bretelles à la russe, qui portaient deux pattes au lieu d'une,au-devant de chaque bretelle. Cette combinaison fit encore place à deuxsystèmes plus ingénieux, les bretelles à va-et-vient, puis les bretelles rétrécies, dont la largeur était en effet diminuée delargeur, depuis l'épaule jusqu'à la boucle. Ce fut l'invention d'unancien fabricant, M. Baron. En réalité, de 1840 à 1850, il se produisitune concurrence énorme qui détermina une longue crise, mais la fabriquerouennaise soutint énergiquement le choc et par la perfection de sonoutillage resta victorieuse de la fabrication méridionale de Nîmes etde Montpellier. Rouen prit alors exclusivement possession de cetteindustrie et sut trouver à l'étranger et aux colonies des débouchésconsidérables, en dépit des énormes droits dont les Etats-Unisfrappèrent notre fabrication.

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L'usine de Geuffray et Huet., qui avait reçu plusieurs hautesrécompenses en 1857 devait devenir bientôt la propriété de son anciendirecteur, M. Lucien Fromage, esprit fort distingué et inventif, quis'occupa longtemps des problèmes de l'aérostation et des dirigeables.Qui ne sait qu'aujourd'hui les Etablissements Georges Fromages,installés depuis longtemps à Darnétal, admirablement dirigés, formentune des industries les plus caractéristiques de la Normandie, etrépandent leurs produits dans le monde entier ? Qui ne sait que cesétablissements sont aussi des exemples de prévoyance, d'association etde philanthropie raisonnée ?

Toujours soucieux des origines de cette fabrication des bretelles, M.Georges Fromage a formé des collections anciennes et nouvelles de sesproduits, qui étaient jadis conservées au Musée d'Art Normand. Enattendant qu'on puisse les revoir, il fut permis même à l'Expositiondes Arts appliqués de Rouen, en 1923, d'admirer toute une galanteexposition de jarretières féminines, qui avaient été recueillies, nonsans difficultés, par M. Georges Fromage. Il s'agit là de jarretièrespopulaires, simples, mais déjà fort coquettes, et non de cesjarretières élégantes que les souveraines aimaient à porter, enrichiesde boucles d'or et d'argent et garnies de joyaux. Faut-il rappeler quebien avant l'invention d'Antheaume, Isabeau de Bavière montrait desjarretières luxueuses ? Faut-il rappeler celles de la duchessed'Orléans, ornées de larmes, de « pensées » de devises et d'emblèmes,et surtout celles de la reine Catherine de Médicis, adroite cavalière,aimant, dit Brantôme, à faire parade de sa jolie jambe ? Faut-il rappella jarretière bleue que la duchesse de Salisbury, dansant avec EdouardVII, laissa tomber et qui, ramassée par le galant souverain, provoquala création, en Angleterre, de l'Ordre célèbre de la Jarretière ?

Ce sont là jarretières historiques.... mais les jarretières fémininesnormandes sont des jarretières plus simples, plus populaires, maistoujours ornées de broderies, de fleurettes, d'emblèmes et d'initialesvariés, quand elles sont surtout, comme tant, d'autres petits objets detoilette, cadeaux et présents du fiancé à la fiancée. C'est ce qui faitle charme des jarretières recueillies par M. Georges Fromage,jarretières aux teintes délicates et douces, rose éteint ou bleutendre, brodées au passé, souvent terminées par des élastiques, quiétaient formées, non par un tissu de caoutchouc, mais comme dans lesbretelles d'Antheaume, par de minuscules ressorts en laiton, coususentre deux peaux légères.

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Toutes portaient, du reste, des devises et des inscriptionsemblématiques, qui par leurs termes mêmes montrent la simplicité desmœurs du temps. Citons-en quelques-unes, qui datent des beaux jours dela Restauration : Unissons nos cœurs. Par des liens d'ardeur, ou bienencore : Pour payer mon amour. Aimez-moi à votre tour. Ou plustendrement encore, au-dessus de deux cœurs transpercés de flèches :  Nos cœurs sont unis ! Mais voici une jarretière bleu d'azur, quiironise avec quelque philosophie : Les plus fins y sont pris, ou uneautre avec cette devise : Ainsi vont nos amours, ou encore ce rubanvert qui proclame cet adage ne datant pas d'hier: Si l'amour est unefolie. C'est sûrement la plus jolie. Enfin en se rapprochant, touteune littérature assez fade envahit un peu la discrète jarretière et surl'une d'elles, rose et pudique, on peut lire ce quatrain qui badineagréablement :

Quand l'Innocence dissimule,
Le petit cœur est aux abois,
Mais quand l'Amour fait connaître ses droits
La Beauté bientôt capitule.


Bien antérieurement dès la fin du XVe siècle, un autre poète dans LeParement des Dames n'avait-il pas déjà chanté la jarretelle, qu'onappelait « le jarretier » et qu'on aurait pu croire plus moderne.Ecoutez cependant Olivier Lecoy de la Marche :

Mais il convient d'avoir d'œil et regar
Que les chausses qui sont bien tirées
Soyent tenues gentiment et gardées
De jarretels par façon et par art,
Que la chausse reste de sa part
Ferme en la jambe sans tomber ou descendre.


Par ces quelques notes, on peut voir combien la simple invention d'unhumble artisan, populaire put avoir d'action et de répercussion surtoute l’industrie d'une région.

Georges DUBOSC.