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DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Les Tunnels de la ligne de Paris au Havre (1925).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.I.2017)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du dimanche 20décembre 1925.Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par ci, Par là : Etudes normandes deMoeurs et d'histoire, 4e série (1927) .


Par ci, par là

LES TUNNELS DE LA LIGNE DE PARIS AU HAVRE



par

Georges DUBOSC
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« La gare de la rue Verte, à Rouen, est un trou », disait un des petitsguides-itinéraires publiés lors de son inauguration en 1847. Trou elleétait, trou elle est restée, trou plus confortable, mieux aménagé parla construction de l'architecte Dervaux, mais, de plus, trou entre deuxtunnels.

Pour donner de l'espace aux différentes lignes et aux voies de garagedevant la Nouvelle Gare, on sait qu'on a rescindé les deux tunnels quidataient de la construction de la ligne par la Compagnie anglaiseMackensie et Brassey.

Par de longs et difficiles travaux, amenant des modifications de rues,on a procédé à l'aménagement nouveau du tunnel de Saint-Maur, qui anécessité la reprise des pieds droits, sur une distance d'environ 600mètres sur le parcours total du souterrain qui compte 1.014 mètres.L'abaissement de la voie de ce tunnel, qui parcourt toute une partieoccidentale de la ville de Rouen, pour déboucher à hauteur de l'avenuedu Mont-Riboudet, a été menée à bien — on le sait — sans interruptionde circulation et sans accident.

De l'autre côté, depuis plusieurs années, on a reporté de plus de 300mètres en arrière, l'extrémité du tunnel de Beauvoisine, passant sousla vieille rue rouennaise du Champ-des-Oiseaux, qui maintenant seprolonge par un viaduc métallique. Les trains venant de Parisn'arrêtent donc plus, comme jadis, sous le tunnel de Beauvoisine, augrand désagrément des voyageurs. Récemment, on a procédé à uneréfection complète de la voie tout entière du tunnel Beauvoisine,depuis la gare de la rue Verte jusqu'à son extrémité vers la rueSaint-Hilaire. C'est un renouvellement complet, traverses en bois, posede rails, et même jusqu'au ballast. On ne se figure guère, en effet,combien, sous les tunnels, par suite de mille influencesphysico-chimiques, toutes les parties métalliques se corrodent, semétamorphosent et se détruisent plus rapidement qu'en plein air.

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Tous ces tunnels, remaniés, légèrement modifiés, n'ont, somme toute,jamais été changés dans leur structure primitive et essentielle. Ilsdatent, comme les autres travaux d'art, de la création des deux lignesde Paris à Rouen et de Rouen au Havre, en 1843 et en 1847. Il estpeut-être intéressant maintenant que sont effectués les derniersremaniements de ces tunnels rouennais, de rappeler comment tous cessouterrains de la voie ferrée de Paris au Havre furent établis.

Quand fut votée en 1839 la loi de concession du chemin de fer de Parisà Rouen, il fut arrêté que la nouvelle voie, par des raisons d'économieassez considérables, emprunterait à son départ la petite ligne deSaint-Germain, qui venait d'être créée. Cela supprimait, du fait, letunnel des Batignolles si gênant, bien que ne s'étendant que surtrente-neuf mètres de long, à « dix-huit mètres de profondeur » et qui,maintenant, est démoli.

Le grand tunnel du parcours était et est encore resté le souterrain deRolleboise, celui qui vient couper un cap saillant très prononcé,barrant complètement la vallée et rejetant la Seine vers les coteauxescarpés de la Roche-Guyon. Les ingénieurs anglais Locke, qui avaitdéjà exécuté plus de 400 kilomètres de voie ferrée en Angleterre ;Read, secrétaire du chemin de fer de Londres à Southampton ; Chaplin,qui vinrent en 1839 établir les avant-projets et le tracé général, nevirent aucune difficulté à exécuter cette traversée en tunnel.

Le tunnel de Rolleboise, dont la construction fut menée assezrapidement fut considéré alors comme une merveille, comparable auxanciens souterrains retrouvés en Assyrie. Il n'a que 2.646 mètres delongueur, sous une colline haute de 80 mètres.

Huit cents mètres environ ont été taillés dans le roc vif et n'ont pasexigé de revêtement intérieur. Malgré un travail acharné de jour et denuit, les ouvriers spécialisés de la compagnie anglaise n'avançaient àcette époque que de quelques mètres par jour. Dans les vingt derniersmois du percement du tunnel de Rolleboise, qui suivant la coutume,avait été attaqué par les deux bouts, on dut employer des milliers dekilos d'explosifs. Enfin, toute cette partie de la voie, sur 59kilomètres, concédés à la Compagnie Makensie et Brassey, furent bientôtterminés. Ce constructeur Brassey, qui a exécuté tant de voies ferrées,soit en France, soit en Espagne, était le père de Lord Brassey, qui futlord des Cinq-Ports, et se montra un des plus chauds partisans de l’ «Entente Cordiale ». Aux premiers mois de la guerre de 1914, le joliyacht Sunbeam, de Lord Brassey, vint souvent dans le port de Rouen,apporter des secours et des provisions pour les blessés.

Comme le faisaient souvent les Anglais dans leur entreprise, pourrécompenser les terrassiers et les ouvriers de cette partie de la lignede Paris à Rouen, après l'exécution de ces premiers travaux d'art, ilsorganisèrent un grand banquet en plein air, dans le beau parc duchâteau de Maisons, qui avait appartenu au président de la Compagnie,le banquier Jacques Laffitte. Dans une clairière, en face le château,on disposa en hémicycle d'immenses tables où purent s'asseoir plus de600 convives. L'originalité du menu fut un immense roastbeef, un bœufrôti, tout entier avec ses cornes, en plein vent, sur un énormetournebroche fait par quatre branches de fer. Grave, un cuisinieranglais, qui avait le grade d'Arroseur en chef, épandait la sauce etle jus puisés dans une immense lèchefrite.

Les aides français, en tenue de cuisinier classique, avec le bonnet decoton sur la tête, se contentaient de contempler le spectacle, ou detourner la broche. Ensuite, un petit chariot roulant fut chargé dedistribuer les quartiers de viande fumante aux convives. A Rouen, aprèsl'inauguration des tunnels entourant la ville, un festin populairesemblable eut lieu derrière le Cimetière Monumental.

Le tunnel de Rolleboise fut le grand évent de l'inauguration duchemin de fer. Quand on pense que le tunnel du Simplon a 19.770 m ; quecelui du Gothard, ouvert en 1882, a 15 kil. de long ; celui duMont-Cenis 12 kil. ; celui de l'Arlbeg, 10 kilomètres, on ne peuts'empêcher de sourire un peu de la terreur épouvantable causée auxpremiers voyageurs par l'approche du tunnel de Rolleboise. Et pourtant,écoutez les lamentations du reporter de l'Illustration qui, lepremier, fit le voyage de Paris à Rouen.

« Qu'est-ce cela ? Quatre minutes au plus et cependant comme les cœursont battu pendant ces quatre minutes. On se trouvait lancé d'un bonddans le domaine de l'inconnu. Arriverait-on ? On le supposait. Mais oùtrouver des points de comparaison. Allait-on vite ou doucement ? Leconvoi n'allait-il pas dérailler ? N'avait-on pas dit adieu pourtoujours à ceux qu'on aimait ? Aussi quelle imprudence ! Dieu nous adonné le soleil, pourquoi le dédaigner ? Anxiétés terribles,difficultés insurmontables, supplice incroyable. On ferme les yeux pours'abandonner à une puissance aveugle, qu'on ne peut ni dédaigner, nidiriger, ni même arrêter d'un geste. Oh ! rendez-nous la lumière et lescampagnes et la verdure et le silence des bois et la fraîcheur del'eau. Ce bruit de la locomotive haletante, ces chaînes qui se heurtentdans la nuit, ce sifflet infernal qui prévient du danger, tout cela estaffreux à entendre, quand on ne peut le voir. »

Mais bientôt la lumière reparaissait, avec les coteaux de Bonnières,tandis que la voie passait au pied des coteaux élevés et rapides deJeufosse et de Port-Villez bordés par la Seine et la route de Paris àRouen, au-dessus de laquelle les ingénieurs anglais avaient établi lavoie. Après, elle s'élevait sur le plateau de Vernon, coupant entranchée le petit cap du Goulet. Mais en arrivant vers Gaillon, nouveaupromontoire qui barrait encore la vallée, forçant la Seine à faire unlong détour sous les Andelys. La voie ferrée s'élevait alors en passantprès d'Aubevoye, puis au-dessus du hameau du Roule, pénétraitsouterrainement. C'était un autre tunnel moins impressionnant que celuide Rolleboise, mais qui n'en avait pas moins 1.720 mètres de long, àune profondeur de 59 mètres et qui fut achevé en dix-sept mois. Cestunnels furent alors creusés suivant le procédé anglais, qui n'usaitpoint encore du bouclier, bien que notre concitoyen rouennaisl'ingénieur Brunel s'en soit servi pour construire le tunnel sous laTamise. On attaquait la section par gradins, en commençant pardégager la voûte dans toute sa largeur, et on la boisait avec denombreuses pièces de bois.

On continuait dans le bas par une galerie de faible section, creuséeégalement par gradins, qu'on élargissait ensuite en même temps quel'ensemble était soutenu par un boisage vertical. Quand toutel'excavation était préparée, on se mettait alors en mesure d'établir lerevêtement en briques. Longtemps, les ingénieurs anglais conservèrentce procédé qui avait l'avantage d'être expéditif. Le tunnel deVenables, faisant suite au souterrain du Roule, n'a que 399 mètres delongueur. Quant à celui qui coupe le Col de Tourville, en avantd'Oissel, il est long de 455 mètres et passe à 30 mètres de profondeur,ressortant sur un remblai de 164.000 mètres cubes, conduisant aupremier pont d'Oissel. De Paris à Rouen, c'était donc un trajet totalde 5 kilomètres 335 m. qu'il fallait faire dans l'obscurité.

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A ces tunnels primitifs, il faut joindre ceux qu'après l'inaugurationde la ligne Paris-Rouen, le 3 mai 1843, il fallut construire pourrelier cette ligne par la vallée de la Seine, à la nouvelle ligne parles plateaux, poussant jusqu'à la mer et jusqu'au Havre. Avant tout, ondut contourner la ville de Rouen, dans sa partie la plus élevée. Ilfallait, tout d'abord, aborder la côte Sainte-Catherine, le vieux Montde Rouendans sa partie la plus large, au débouché du Pont métalliquesur l'île Brouilly. Ce tunnel n'a que 1.050 mètres de longueur, maisson percement fut fort difficile, à cause de l'invasion de sourcesnombreuses, interrompant les travaux de pénétration. On dut établir despompes d'épuisement et creuser des canaux de dérivation sur les côtés.Le tunnel de Saint-Hilaire à Beauvoisine, dont on a refait les voiesentièrement ainsi que nous l'avons dit, et qui a environ 1.000 mètres,contourne Rouen à hauteur des boulevards, à une profondeur de 20 mètresenviron. Il ne fut pas établi non plus sans accidents. Des tassements,aussi bien de nos jours qu'à la création de la ligne, se produisirentet des maisons s'effondrèrent ou se lézardèrent, entraînant de longs etdispendieux procès !

Sur la ligne de Rouen au Havre, où les grands travaux d'art, les grandsviaducs comme ceux de Malaunay et Barentin, très hardis pour l'époque,avaient été prodigués, les tunnels n'étaient pas très nombreux. C'étaitbien, comme nous l'avons dit, la ligne des plateaux, traversant, sansobstacles et presque en droite ligne, les grandes et vastes plaines duPays de Caux, coupées seulement par les grands hêtres indiquant lesfermes.

En quittant la station du Houlme, on arrivait par une grande tranchéeau viaduc de Malaunay, traversant la route de Dieppe, à hauteur de 22mètres sur 12 mètres de largeur. Le remblai venant à la suite, en seprolongeant à 25 mètres de hauteur sur une longueur d'un kilomètre, anécessité un déplacement de 700.000 mètres cubes de terre par lesouvriers anglais. Cette énorme quantité de terre se trouvaitheureusement sous la pelle des terrassiers, soit dans les tranchées quisuivaient, soit dans le premier tunnel de la voie de Rouen au Havre.

Ce tunnel était celui de Notre-Dame-des-Champs, hameau de Malaunay, quia 2 kilomètres de longueur et 6 mètres sous clef au-dessus des rails.Il est percé dans un terrain crayeux, qui n'a présenté quelquesdifficultés sérieuses pour les ingénieurs anglais que dans la directiondu Havre, où l'argile, mêlée à la craie, facilitait les glissements.Sauf les premiers cent mètres en venant du côté de Rouen, il est tracésur une ligne droite et entièrement voûté en briques. Son entrée et sasortie, comme la plupart de ces tunnels, d'un goût anglais fortromantique, semblent représenter des fortins en pierre, couronnés demerlons et ornés de machicoulis, qui se détachent sur les pentes ducoteau.

Le tunnel de Pavilly, qui est le dernier de la ligne, avant detraverser tout le plateau de Caux, n'a que 165 mètres de long, mais sonpercement, soit dans des coupes calcaires, soit dans une rochecompacte, a parfois exigé l'aide des explosifs. Plus que les autres, ilest décoré d'une entrée d'un style extraordinaire !

Toutes ces entrées de tunnels avaient été ornées d'un décord'architecture militaire pseudo-gothique, inspiré de Walter Scott,d'une suite de tours, de tourelles, d'échauguettes, dont les « créneauxtouchaient le ciel », flanquées de murs de courtine, à redans et àmachicoulis tout à fait fantaisistes. Sur quelques-uns de ces tunnels,avaient été apposées aux extrémités, comme un symbole, les armoiries deParis et de Rouen. C'était le temps où les wagons de la ligne portaientl'inscription : « Sic Lutetia portus », qui aurait ravi le cœur desderniers latinistes ! Ces décors baroques avaient été créés parl'architecte Tiste qui avait construit la nouvelle Bourse de Londres.Lui aussi avait édifié toutes les gares du réseau et avait vouluqu'aucune ne ressemblât à une autre. Quelques-unes ont été modifiées,mais il y en a, comme les gares de Maromme et de Malaunay, qui n'ontguère été changées. La gare de Vernon est restée ainsi en partie dansle style gothique anglais ! L'ancienne gare du Havre, disparue depuisbien longtemps, était un monument très cubique, à toit plat, formé partrois grands corps de bâtiments, percés de deux rangs d'arcades.

Voulez-vous quelques chiffres sur la construction de la voie ferrée deParis au Havre ? Soit au-dessus de la voie ou sur la voie même, on arencontré, sur des, fleuves, des rivières, des ruisseaux ou deschemins, 97 ponts ; sous tunnel, on a parcouru 6.387 mètres etrencontré des séries de remblais ou de tranchées, qui ont fait déplacer5 millions de mètres cubes de terre. A elle seule, la traversée deRouen a coûté 12 millions. Que coûterait-elle aujourd'hui, si M.Loucheur en était chargé ?

De tout cet ensemble conçu par l'art de l'ingénieur, reste-t-il, endehors des lignes elles-mêmes, quelques témoins. On se souvient encorede la vieille Gare de la rue Verte et de sa colonnade, qui ne manquaitpas d'un certain style classique. Sait-on que ces jolies colonnes,réédifiées sur un plan demi-cintré dans un parc de Boisguillaume,reliées par un entablement, y forment, sur un fond de verdure, un décorà la Hubert Robert, une sorte de naumachie qui n'est pas sans un charmeinattendu ?

Georges DUBOSC.