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DUMESNIL,Pierre : Lechevalier de Quiévreville et sa captive : Histoire normande.-Rouen : Chez A. Aillaud, 1856.- 32 p. ; 18,5 cm. Saisiedu texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (11.V.2007) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur l'exemplaire de laMédiathèque (Bm Lx : Norm br 910) Lechevalier de Quiévreville et sa captive Histoirenormande par Pierre Dumesnil ~*~I. O Amélia ! je vous aime passionnément, et cet amour m’est doux, car il est pur etidéal. Si je vous possédais, la jalousieentrerait dans mon coeur. Je vous crains et je vous aime. (MÉTASTASE.) Enl’année 1506, le chevalier de Quiévreville, cadet d’une famillenormande, dont la principale résidence était à Rouen, ce noble jeunehomme déshérité, par la coutume d’alors, de sa part au patrimoine deses aïeux au profit de son frère aîné, fut mis, par ses parents, endemeure de choisir une carrière dans les trois professions qui nefaisaient pas déroger,c’est-à-dire décheoir de noblesse. Ces professionsétaient : L’épée, qui conduisait aux hauts gradesmilitaires, jusqu’au bâton de connétable ; la cléricature, qui menaitaux abbayes, aux prieurés, aux évêchés et au cardinalat ; et enfin larobe, qui faisait parvenir aux hautes dignités dans l’ordre judiciaire,jusqu’au titre éminent de grand chancelier de France. Lecadet de Quiévreville fut appelé solennellement dans le grand salon defamille, en présence de son père et de sa mère. -Mon fils, lui dit le comte, vous êtes arrivé à l’âge auquel mes parentsm’ont mis la bride sur le col ; j’avais dix-huit ans comme vous. Enqualité de cadet, n’ayant, comme moi, à compter sur aucun héritage,vous avez reçu l’éducation nécessaire pour vous déterminer dans lechoix de votre vocation. Vous en savez quatre fois plus, et ce n’estpas beaucoup dire, que je n’en savais lorsque mes parents m’ontabandonné à moi-même. J’ai choisi l’épée, car les paperasses et lesvieux parchemins m’ont toujours été fort désagréables, ainsi que ceuxqui les griffonnent. Je n’ai cependant pas la prétention de vousimposer mes goûts. Mme votre mère et moi nous sommes bien décidés àvous laisser choisir librement votre profession, et nous vous donnonsun mois entier pour réfléchir et nous faire connaître votre décision. Aprèscette allocution, le jeune homme s’inclina en signe d’obéissance et desoumission, et, ayant baisé respectueusement la main de son père etcelle de sa mère, il se retira. Mme de Quiévreville,femme d’une piété angélique, ne comprenait guère le mérite de cesgrands coups d’épée et de lance, que son mari, en qualité d’anciencadet ayant fait son chemin dans les armes, regardait comme le suprêmede la perfection humaine. Elle était mère, elle avait peur ; d’autantplus qu’une invention terrible, celle de la poudre et de sesapplications meurtrières, avait déjà alors rendu inutiles les armureset la valeur. C’est ce qui a tué la chevalerie. Pendantles premières années, où l’influence maternelle domine dans l’éducationdes enfants, elle s’était efforcée de donner à son fils des principesreligieux assez solides pour résister à toutes les épreuves. Elleespérait ainsi le voir opter pour les ordres ecclésiastiques. Lecadet de Quiévreville, beau, aimable et ingénu comme on ne l’est plus,désirait, en fils respectueux, concilier les désirs mal dissimulés deson père et ceux un peu plus secrets de sa mère. Ilse décida donc à entrer dans l’ordre des chevaliers hospitaliers deSaint-Jean de Jérusalem qui, tout en faisant les trois voeux monastiquesde pauvreté, de chasteté et d’obéissance, portaient, cependant,l’armure et l’épée. Un mois après, jour pour jour,il fit connaître sa détermination à ses parents. Sonchoix fut bien accueilli. Sa mère fit le sacrifice de ses terreurs defemme ; son père, d’un autre côté, fut satisfait de le voir entrer dansun ordre guerrier, d’autant plus qu’il n’était pas sans exemple qu’unreligieux de Saint-Jean de Jérusalem eût été, en cas de déshérence, relevéde ses voeux par le pape, tandis que, dans les ordres ecclésiastiquespurs et simples, cela était, sinon impossible, car le pape estomnipotent, au moins d’une difficulté extrême. Il n’eût pas fallumoins, dans ce dernier cas, que l’influence d’un puissant souverain. Encas de mort de son fils aîné, sans postérité, il restait ainsi au comtede Quiévreville l’espérance de ne pas voir s’éteindre la branche de lafamille dont il était le chef. Trois moiss’écoulèrent dans les préparatifs et les adieux, et le jeunegentilhomme, équipé et armé suivant la règle des frères hospitaliers deJérusalem, qui portaient alors le nom de Chevaliers de Rhodeset furent appelés, plus tard, Chevaliersde Malte, s’embarqua à Aigues-Mortes, pour allercommencer son noviciat. A son débarquement à l’îlede Rhodes, résidence principale des religieux et séjour dugrand-maître, il présenta à Emeri d’Ambroise, qui remplissait alorscette haute fonction, ses lettres de recommandation et les certificatsnécessaires à son admission, et après vérification de ses titres denoblesse, il fut reçu, par le chapitre, en qualité de novice. Nousne le suivrons pas dans ces premières années d’épreuves, nouscontentant de rapporter qu’il les subit victorieusement et fut admis,après les délais de rigueur, à prendre l’habit et prononcer les voeux. II. Lesreligieux hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem tirent leur originedu temps des Croisades. Ils avaient fondé, d’abord, un couvent destinéà héberger les pélerins catholiques qui venaient rendre visite auxlieux-saints. Plus tard, ils obtinrent du pape la permission de s’armerpour les escorter et les défendre contre les agressions des Musulmans. L’espritmilitaire se développa tellement depuis dans cet ordre, élevé dans leprincipe suivant la règle de Saint-Augustin, que les chevaliers deSaint-Jean de Jérusalem devinrent les plus terribles adversaires del’empire du Croissant. Ils s’étaient attachés auxflancs du colosse ottoman, comme le taon, cette mouche redoutable,s’attache aux flancs d’un lion rendu furieux par ses piqûres. Peunombreux, mais se multipliant par le mystère et la rapidité quirégnaient toujours dans leurs agressions, ils opposèrent une barrièrepuissante aux envahissements des sectateurs de Mahomet, qui, sans eux,eussent fait plier le monde sous un joug plus dégradant que laservitude antique. Des pirates mécréants,incessamment armés, faisaient des descentes continuelles sur les côtesde l’Espagne, de la Sicile, de l’Italie et du midi de la France. Toutce qui était beau, en fait de femmes et de filles, tout ce qui étaitfort et jeune en fait d’hommes, était enlevé par ces brigandsredoutables. Les enfants à la mamelle, eux-mêmes, n’étaient point àl’abri de leurs rapts. Tous ces infortunés arrachés nuitamment à leursépoux, à leurs pères et mères, à leurs familles, disparaissaient dansl’oubli ; on n’en entendait plus parler. Les femmeset les filles, après avoir paru dans les bazars et sur les marchésd’esclaves, allaient peupler les harems des Sardanapales orientaux. Leshommes étaient soumis aux plus rudes travaux, aux plus infâmes etcruels traitements. Ceci est de l’histoire la plusvéridique. Il existe à Ischia, île située dans le golfe de Naples, deuxendroits placés sur des hauteurs et nommés, l’un la Sentinella grande,l’autre la PiccolaSentinella. Des vedettes placées, jour et nuit, dans desobservatoires d’où l’on découvrait toute la surface de la mer, étaientchargées d’annoncer, par un son de trompe, l’approche de tout naviresuspect et de mauvaise allure. Les habitants des villages s’enfuyaientalors dans la montagne, emportant leurs malades, leurs vieillards etleurs enfants ; ceci se passait encore au siècle dernier. Maintenantque l’Orient s’est civilisé, la grande et la petite Sentinelle ne sontplus que des auberges où l’on jouit d’une des plus belles vues du monde. Leschevaliers de Rhodes, par représailles, faisaient aussi desexpéditions, tantôt sur un point, tantôt sur un autre des vastes côtesde l’empire ottoman, rivalisant de ruse et d’astuce avec les Orientaux,leurs voisins, et tâchant même de les surpasser. Malgré leur caractèrereligieux, ils regardaient ces moyens comme de bonne guerre. Cesguerriers, qui étaient en même temps de très-habiles marins, etconnaissaient tous les idiômes des langues orientales, ainsi que lalangue franque, employaient les déguisements les plus raffinés, ets’aventuraient, avec une audace inouie, en plein pays ennemi.Seulement, ces costumes étaient habilement choisis et combinés, pouréviter de porter le turban, signe de réprobation. Méprisantles tortures et la mort, ils prenaient d’avance les renseignements lesplus minutieux et préparaient ainsi le succès de leurs entreprises. Tousles hommes valides qu’ils pouvaient saisir étaient pris par eux pourfournir des rameurs à leurs galères. Les femmes étaient enlevées aussi,mais seulement de leur consentement. Lorsque les chevaliersenvahissaient un harem, celles de ces pauvres créatures, chrétiennes ounon, qui se mettaient sous la protection du signe de la croix, étaientsoustraites par eux à ce grossier matérialisme des orientaux, quicroient que la femme, cette belle oeuvre de Dieu, n’a pas d’âme. Leschrétiens et les chrétiennes étaient rendus à leurs familles. Quant auxfemmes musulmanes, elles trouvaient refuge et instruction dans descouvents fondés sous le patronage des chevaliers de l’ordre deSaint-Jean de Jérusalem. Des frères servantsd’armes, qui ne pouvaient aspirer au grade de chevalier, faute de titrede noblesse, remplissaient les fonctions d’écuyers et combattaientauprès de leurs supérieurs avec un courage égal. Ilsjouaient aussi habillement le rôle d’éclaireurs en permanence. Les plusadroits s’établissaient même à demeure, sous prétexte de commerce ou detoute autre profession dans différentes villes du littoral, et yséjournaient au milieu des naturels du pays, communiquant, de lamanière la plus secrète, avec les hauts dignitaires de leur ordre. Cefut dans une des expéditions dont nous venons de parler que lechevalier de Quiévreville devint le héros d’une aventure si romanesqueet qui lui fit trouver une si belle mort, que plus d’un coeur de femme,plus d’un coeur d’homme en tressailleront. OChâteaubriand, ô Bernardin-de-Saint-Pierre, grands peintres de l’amourmalheureux ! que n’ai-je, moi, pauvre inconnu, votre plume, maintenantbrisée par la mort, pour retracer cet épisode saisissant ! III. Lesourire de celle que j’aime est commeune rose qui s’épanouit, et cesourire est si doux, qu’il sembledire toujours : Aimez-moi, je vousaime ! C’était à Tripoli, port de la Turquie d’Asie,aux heures du matin d’une belle journée d’été. Unebrise fraîche ridait doucement la surface de la mer, et faisaitvoltiger les tentes blanches suspendues par des cordages dans lesétroites rues, et désignant, par leur présence, les cafés et lesboutiques les plus achalandés. Les femmes,emmaillottées dans un large costume blanc, drapé autour d’elles demanière à ne laisser rien deviner de leurs formes, revenaient du bain.On n’apercevait de leur personne qu’un grand oeil noir, rayonnant aumilieu d’une auréole artificielle de bleu foncé qui rehaussait encoreson éclat. Celles des Musulmans riches étaient entroupe, et suivies par un affreux eunuque noir, armé d’un cimeterre.Elles traversaient une population assez nombreuse, composée entièrementd’hommes, qui se rangeaient pour leur livrer passage, en tournant levisage du côté du mur. Les marchands de concombres,de pastèques, d’oranges et de citrons, recevaient, en ce moment, denombreux visiteurs, qui venaient se prémunir contre l’ardente chaleurqui devait se faire sentir à midi. Alors, la brisetombe, le soleil déploie une force si grande, que les rues, malgré leurétroitesse, deviennent presque impraticables, et que les marchands sontobligés de fermer leurs boutiques. Les cafés seuls restent ouverts,mais ils sont protégés par d’épaisses tentures et continuellementrafraîchis par des arrosements et des fontaines jaillissantes, qui fontperdre à l’air sa sécheresse. Un beau jeune homme,enveloppé dans un grand burnous d’étoffe blanche et légère, vêtementtrès-commun parmi les Arabes de l’Afrique, parcourait une des ruesprincipales de Tripoli. Son capuchon, lié autour desa tête par une corde de poil de chameau, et rabattu sur ses yeux, nelaissait apercevoir que le bas de sa figure basanée. Avec uneimpassibilité musulmane, il s’avançait lentement, coudoyé par despassants presqu’aussi silencieux que lui. Rien de bruyant ni de bavarddans les habitudes de ces peuples qui ne parlent que quand ils nepeuvent s’en abstenir. Laparole est d’argent, dit un proverbe d’Orient, mais le silence est d’or. Cepersonnage à l’allure barbaresque et dont les mouvements onduleux et lamarche cadencée annonçaient un homme de mer habitué au roulis et autangage, ce personnage, dis-je, était le chevalier de Quiévrevilledéguisé, et chargé de faire un coup de main dans la ville de Tripoli. Devantun grand bâtiment de sinistre apparence, muré du haut en bas, commetoutes les habitations des riches orientaux, et n’offrant d’autreouverture sur la rue qu’une porte mauresque entrebaillée et gardée parun grand eunuque noir, il s’arrêta. Cet édificeappartenait à l’un des plus riches marchands d’esclaves du pays, etrenfermait un grand assortiment d’hommes, de femmes et d’enfants àvendre. A certaines heures, il sortait de cette porte entrebaillée dessons d’instruments, accompagnés de pleurs et de gémissements féminins. C’étaientles esclaves femmes, qu’on dressait, de gré ou de force, et même aumoyen du fouet, à ces danses lascives de l’Orient, destinées à n’êtrevues que par un seul homme, et qui, avec le chant et la musiqueinstrumentale, forment la seule éducation des perles des harems. Enarrivant en ce lieu, le chevalier de Quiévreville eût frissonné, maisles Orientaux sont trop clairvoyants ; avec ces profonds et rusésobservateurs, le silence même est éloquent. Près del’entrée de la maison stationnait un juif, étalant aux passants uneboutique portative garnie de fruits secs de toute espèce. Ades signes mystérieux, le faux capitaine barbaresque reconnut, dans cemarchand, un éclaireur de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem et se fitreconnaître par lui ; mais cette reconnaissance se fit sans aucunemarque de surprise, sans aucun changement de l’expression du visage. -Chien ! lui dit-il, suivant la manière dont les musulmans traitent ceuxqui n’ont pas leur croyance, chien ! tes dattes sont-elles du désert ? -Oui, seigneur. Elles viennent de Szaana, ville si renommée pour laqualité de ses fruits, et elles ont été cueillies aux palmiers del’Arabie pétrée. - Tu mens peut-être, chien demécréant ! - Mais comme elles sont belles, choisis-m’en, des plusgrosses, pour une piastre. Le juif fit son choixavec empressement, et observant avec soin son rôle de voleur, carl’eunuque du marchand d’esclaves était présent, il trouva le moyen dene lui en donner que pour la moitié de sa petite pièce de monnaie, luiprodiguant, pour l’autre moitié, force révérences et forceremerciements. Après cette acquisition, le chevalierde Quiévreville entra dans un café, pendant que l’eunuque riait de lafacilité avec laquelle il s’était laissé duper par le juif. Ils’accroupit sur les divans, se fit servir du café et sortit avantl’heure de la grande chaleur du jour. Il pritnonchalamment le chemin qui conduisait à la mer et rentra à bord d’unetartane d’assez mauvaise mine, capturée par les chevaliers de Rhodesaux environs d’Alger, et qui, sous pavillon barbaresque, semblaitdormir à l’entrée du port de Tripoli, garantie du soleil par ses voilesdisposées en forme de tente. Se renfermant alorsdans la cabine de poupe, il ouvrit les dattes une à une, et y trouva, àla place du noyau, qui avait été habilement enlevé, plusieurs petitsmorceaux de parchemin roulés et qui, réunis ensemble, contenaient tousles renseignements utiles pour envahir la maison du marchand d’esclavesle soir même, car le faux juif s’était introduit plusieurs fois dansl’édifice, sous prétexte de vendre sa marchandise, et avait mêmecontracté des intelligences avec une captive française, qui devaitjeter une corde du haut de la muraille, dans une petite ruelle oùpersonne ne passait ; cela devait avoir lieu trois heures après lecoucher du soleil. IV. Ily avait déjà longtemps que la voix du muezzin, qui retentit du haut desminarets des mosquées, le matin, à midi et à la chute du jour, invitantles musulmans aux ablutions et aux prières prescrites par le Koran, ily avait longtemps, dis-je, que cette voix s’était fait entendre pour latroisième et dernière fois de la journée, lorsque le chevalier deQuiévreville parut tout-à-coup au milieu du sombre édifice. Ilrejeta son burnous blanc, et se fit voir revêtu de l’armure deschevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, et portant par dessus, lasoubreveste rouge, à la croix blanche à huit pointes sur l’épaulegauche. Ce costume, bien connu et redouté, le rendait semblable àl’ange exterminateur paraissant dans les rues de Jérusalem. Suiviseulement de six compagnons, il fit un geste impérieux de commandement,et tout le monde resta terrifié et muet. Une petitefille d’une douzaine d’années se jeta à ses pieds, toute effrayée etpleurant. - Ah ! seigneur, dit-elle, ne me tuez pas,je vous en prie ! Je serai votre petite servante, et je vous servirai àgenoux. - Mon enfant, lui répondit le chevalier deQuiévreville en la relevant, ne crains rien ; tu vas venir avec moi àl’île de Rhodes, où tu seras libre et plus heureuse qu’ici. -A l’île des Roses ! dit l’enfant, passant subitement de la crainte à lajoie, avec la mobilité de son âge, à l’île des Roses !... Moi qui lesaime tant ! Je pourrai sortir et en cueillir, n’est-ce pas ?... ce nesera pas comme ici, où je suis toujours enfermée et ne puis jamaiscourir. Rhodes signifie, en grec, Pays des Roses. -Oui, lui dit le chevalier, tu pourras en cueillir autant qu’il teplaira. - Vraiment ! Oh ! quel bonheur ! -Oui, je te le promets ; Mais ta mère est-elle ici ? -Oh ! non, seigneur, il y a déjà longtemps qu’elle dort, et elle nes’éveillera plus. - Tu es donc toute seule ? -Oui, toute seule, avec ces méchants qui me frappent souvent. -Eh bien ! mon enfant, essuie tes larmes. On ne te frappera plus jamais.Je te prends sous ma protection, et celui qui oserait te frapperdésormais me le paierait cher. Pendant ce courtentretien, tous les eunuques, y compris le maître du logis, et tous lesesclaves, hommes et femmes, furent liés et baillonnés, car le moindrecri pouvait donner l’éveil et mettre sur pied toute la ville. La jeunecaptive seule resta libre, sur sa promesse d’être aussi muette que sielle dormait. Tout le monde fut conduit, à diversesfois et par troupes, à bord de la tartane. De Quiévreville prit lapetite esclave dans ses bras, l’enveloppa de son burnous, pour qu’ellene sentît pas la fraîcheur du soir, et la porta lui-même dans sonnavire, qui était déjà prêt à appareiller. On larguasilencieusement les amarres, on se couvrit d’autant de voiles qu’on enpouvait porter, et, favorisé par un vent favorable, le bâtiment étaitdéjà loin du port avant que l’alarme ne fût donnée. Lescanons des forts tonnèrent, mais trop tard, et encore fût-ce le fauxjuif qui donna le premier l’éveil au pacha de Tripoli, lorsqu’il vitque la tartane n’avait plus rien à craindre. Cetteexpédition, accomplie sans perdre un seul homme, fit le plus grandhonneur au chevalier de Quiévreville, à cet homme de vingt et quelquesannées, fort et courageux comme un lion, pur comme une jeune fille, etauquel il ne manquait, pour devenir un type de perfection, qued’éprouver les tortures d’un amour malheureux. O deQuiévreville ! cette charmante enfant que tu as emportée dans un pan deton burnous, elle sera pour toi l’objet d’un amour idéal et sans bornes; tes voeux et ta cuirasse ne pourront t’en défendre, car l’amour, suivantles saintes écritures que tu as étudiées pendant ton noviciat, l’amour est plus fort que lamort ! V. L’amourmalheureux est une douleur, mais cettedouleur est plus douce que la vie sans amour,car l’espoir de se posséder un jour esttoujours là. La jeune captive fut baptiséepresqu’aussitôt, et le chevalier de Quiévreville fut son parrain. Ilchercha ensuite à la rendre à sa famille, si elle en avait une. Mais cefut en vain qu’il l’interrogea sur son origine et sur le lieu de sanaissance. Ses souvenirs étaient confus ; elle se rappelait seulementqu’elle avait été enlevée, avec sa mère, par de vilains hommes qui luiavaient fait bien peur, et que sa mère, suivant sa manière poétique etorientale de désigner la mort, s’était endormie pour ne plus s’éveiller. Lemarchand d’esclaves, qui ramait alors sur une galère, fut aussiinterrogé, mais il déclara l’avoir achetée avec sa mère, sans connaîtrele pays où elle était née. Cela n’était point probable, mais il avaitson but et persista dans ses dénégations, prétendant ne rien savoir deplus, parce qu’elles parlaient, à leur arrivée, une langue inconnue quel’enfant avait oubliée depuis. Consciencieux commeil l’était, le chevalier de Quiévreville ne s’en tint pas là. Il fitprendre des informations, par les correspondants de l’ordre deSaint-Jean de Jérusalem, sur toutes les côtes de la Circassie et de laMingrélie, dont la jeune, par l’excessive régularité de ses traits etla perfection de la forme de son visage, paraissait devoir êtreoriginaire. Tous ses efforts, toutes ses démarchesfurent inutiles, et dès lors il se regarda comme son père adoptif, sesvoeux ne lui permettant que ce genre de paternité. Ellefut donc placée par lui dans un couvent de femmes, situé dans unfaubourg de la ville de Rhodes, capitale de l’île du même nom. Cetétablissement fut choisi par lui, parce qu’il y avait un magnifiquejardin où les roses abondaient et répandaient dans l’air, surtout lematin et après le coucher du soleil, au moment où la rosée tombe, lesplus délicieux parfums. Elle reçut dans ce séjour embaumé l’éducationreligieuse et l’instruction, fort peu étendue, que les femmesrecevaient alors. Quelques années après, la jeunepersonne avait grandi ; comme un oiseau condamné depuis longtemps ausupplice de la cage, frétillerait d’allégresse et secoueraitjoyeusement ses ailes en jouissant de l’air pur et de l’espace, elles’était épanouie au sein de la liberté et était devenue la favorite desreligieuses, dont elle embellissait, par sa grâce et ses manièresd’enfant gâté, mais caressant, la solitude cénobitique. Elleavait voué à son protecteur une affection enfantine mais sans bornes ;quand il était absent pour quelqu’expédition ordonnée par les chefs del’ordre, elle devenait languissante. Sa gaieté faisait place à lamélancolie, les roses du jardin perdaient, pour elle, leurs parfums etleurs attraits ; et tout cela n’était ni calculé, ni seulement réfléchi. Lorsqu’ellele revoyait, c’était avec des expansions de joie et d’affectionsemblables à celles d’un chien, ce symbole de la fidélité, au retour deson maître. O coquetterie ! invention féminine despays civilisés, qu’es-tu en comparaison de ces élans de l’âme ? Grâceà ses fréquents voyages, aux dangers au milieu desquels il vivait sanscesse, grâce à ses scrupules religieux si grands, le chevalier nes’apercevait pas de la séduction qui entourait sa protégée, arrivée àl’âge de la puberté, et dont il n’était séparé que par une différenced’âge d’une douzaine d’années. Il lui avait voué uneaffection douce et paternelle, et la différence des sexes n’existaitpas pour lui ; mais une terrible épreuve à laquelle il fut soumis, vintlui rappeler cruellement qu’il était homme. Aprèsquelques mois de captivité, le marchand d’esclaves dont nous avonsparlé se racheta moyennant une rançon qui fut fixée à un très-haut prix. Unefois en liberté, ce misérable, qui avait reconnu dans la jeune captivetous les caractères d’une beauté très-rare, et qui espérait la vendreplus d’un million à quelque grand personnage, peut-être au sultanlui-même, ce misérable, dis-je, proposa de la racheter et éleva mêmegraduellement ses propositions jusqu’au prix qu’il avait payé pourlui-même, c’est-à-dire dix mille francs de notre monnaie. On luirépondit qu’elle ne serait vendue pour aucun prix, que cela étaitcontraire aux statuts de l’ordre, d’autant plus qu’elle n’était pointsa parente et qu’elle était chrétienne. Il ne renonça pourtant pas à seressaisir de sa proie. VI. Parune de ces nuits d’Orient où les astres, grâce à l’absence de toutevapeur dans l’atmosphère, se détachent sur le ciel sans aucunrayonnement, comme des paillettes d’or et d’argent sur un fond develours noir, le chevalier de Quiévreville était à sa fenêtre plongeantses regards dans le firmament et y cherchant avec les yeux de la foi,cette patrie céleste, dans laquelle les larmes doivent être inconnueset oubliées. Tout-à-coup, un cri de détresseretentit ; il reconnut la voix de la captive. Des flammes brillèrentsubitement : le couvent qui lui servait d’asile était en feu. Connaissantles rues des Orientaux, il ne crut pas à un incendie naturel. Il seprécipita de sa fenêtre, élevée d’un étage seulement, et courut dans ladirection des cris qui s’éloignaient. A la lueur dufeu, il vit une femme emmenée par des hommes vêtus de couleur sombre,qui s’enfuyaient du côté du rivage. Il comprit qu’il s’agissait d’unenlèvement. Il ne les poursuivit pas, car ilsétaient déjà trop loin, mais il s’élança vers le port, sauta à bordd’une galère, éveilla le garde-chiourme par un cri d’alarme. Celui-cifit tomber une grêle de coups de fouet sur les rameurs enchaînés etrivés à leurs bancs ; la galère prit sa course, et, au bout de quelquesminutes, elle était en pleine mer, voguant au milieu d’une obscuritéprofonde. Debout à l’avant, et guidé seulement parune lueur phosphorescente fugitive et incertaine, produite par lesillage du bâtiment musulman qui lui enlevait sa fille d’adoption, ilattendit avec impatience le lever de la lune, qui devait avoir lieu aubout d’une heure. Cet astre parut enfin ; à sa lueuril distingua un navire supérieur en force au sien, voguant à toutesrames et à une distance assez rapprochée pour qu’il pût entendre leurclapottement dans l’eau. La poursuite dura plus devingt-quatre heures. Le chevalier resta, pendanttout ce temps, à la proue, excitant les rameurs, et ne put prendre nirepos ni nourriture. Les côtes de la terre ennemiedevinrent visibles, puis se rapprochèrent ; mais la distance primitive,qui séparait les deux bâtiments, avait beaucoup diminué. Unsouffle de vent vint permettre au chevalier de Quiévreville de faireorienter une grande voile latine ; dès lors il se vit encore plusrapproché du corsaire mahométan. Il entendait déjà ce qu’on disait àbord. Enfin ils furent près de saborder ; il nerestait plus que quelques toises d’intervalle. Mais, ô douleur !... ungrand nègre parut sur la poupe, portant une femme dans ses bras ; il lajeta dans la mer, en criant : Elle n’appartiendra à personne. -Tribord la barre ! cria d’une voix éclatante le chevalier de Rhodes,pour faire changer la direction de sa galère, qui allait passer sur lajeune fille flottant encore, et l’engloutir à jamais. Ilétait déjà dans la mer, plongeant et saisissant celle qui périssait.Son commandement avait été exécuté à temps. On crutà bord du navire que le coup de barre qu’il avait ordonné était destinéà mettre les bâtiments côte à côte pour l’abordage, et son équipage,acharné à la poursuite, ne s’aperçut pas de son saut dans les vagues ;les navires s’éloignèrent. La captive n’avait pas eule temps de perdre connaissance. - N’aie pas peur,mon enfant, lui dit doucement de Quiévreville, mets-toi sur mon dos,prends-moi par le col, et Dieu nous aidera. - Ah !avec vous je n’ai pas peur, dit-elle, en lui passant ses beaux brasautour du col, sans le serrer. Tenez ! si je ne craignais pas de vousfatiguer, je voudrais toujours rester ainsi, et si nous mouronsensemble, ce sera encore du bonheur pour moi. - Ehbien ! mon enfant, rassure-toi, et appuie-toi sans crainte, car tu mesembles légère comme une plume, et la terre est proche. Etil sentait le souffle virginal et haletant de la jeune fille caresserson col et sa joue. Au premier moment, ces parolessi tendres, ce souffle brûlant quoique doux, ne lui produisirent pointd’impression forte ; ce fut comme une graine légère mais puissante, quis’introduit inaperçue au sein de la terre, et se développe bientôt sousla forme d’un aloès, le géant des fleurs. (1) VII. Blanche,veloutée et demi-nue, son épaulegauche sortait de sa robe de bure. Qu’elleétait séduisante ainsi ! Voici comment l’amourpénétra dans son coeur. La course à la nage avait étélongue, car, par un effet qui arrive toujours en mer, le rivage étaitencore loin, quoiqu’il parût tout près. Ils mirentpied à terre dans un endroit désert, à l’embouchure d’une petiterivière. Avant de laisser sécher leurs habits, que le sel dont ilsétaient imprégnés aurait raidis, ils se plongèrent entièrement dansl’eau douce et y restèrent quelques minutes se lavant le visage et lesmains. Grâce à la douceur du climat et aux rayons dusoleil levant, leurs vêtements qui étaient fort légers, furent secs aubout d’un quart-d’heure. Il n’y avait pointd’arbres, mais seulement des aloës et des figuiers d’Inde, ce genre deplante grasse que les botanistes nomment Cactus à raquettes,et qui produit un fruit si épineux, comme la plante elle-même, que lesmarchands qui en vendent, dans le midi, sont munis de gants en cuirépais pour les cueillir et les peler. Ajoutons que ce fruit est à peuprès aussi savoureux que la nèfle au sortir de l’arbre, ce qui n’estpas faire son éloge. Ils se servirent d’une coquilletranchante, pour les faire tomber de la plante et les éplucher tantbien que mal, et la faim les leur fit trouver bons. Epuiséede fatigue, par suite des émotions qu’elle avait subies, la jeunepersonne sentait ses yeux s’allourdir et ses jambes se dérober souselle. - Allons, mon enfant, lui dit le chevalier deQuiévreville, tu dors debout, il faut te coucher et te reposer. Je voislà-bas une grotte dans les rochers, nous allons y aller et tut’étendras sur de bon sable fin. - Je le veux bien,dit-elle, mais à une condition, c’est que vous resterez près de moi etque vous me donnerez votre main à tenir dans les miennes. -Mon enfant, j’y consens. Il avait aperçu des tracesde bêtes fauves ; il arracha donc, au bord de la rivière, un fort joncde l’espèce la plus dure et qu’il choisit très-gros, et ils sedirigèrent vers la grotte. Elle se coucha en luidisant adieu, et s’endormit d’un sommeil léger. Assisauprès d’elle et la main dans les deux siennes, il n’eut d’autre choseà faire que de la regarder et il le fit. Outre larégularité des traits, elle avait cette beauté d’expression, que lesItaliens nomment sympathieet qui n’a pas de nom dans notre langue. C’est quelque chose qui estsur un visage, même irrégulier, et qui ressemble au velouté des fruits.C’est insaisissable, c’est indescriptible comme l’âme dont c’est lamanifestation. La captive était petite de taille. Ne vous fiez point àce genre de femmes ; elles ont l’air de vous dire : Laisse-moi entrerdans ton coeur, je n’y tiendrai pas beaucoup de place, car je ne suispas grande, mais une fois entrées, elles l’accaparent tout entier. -C’est singulier, pensa de Quiévreville, plus je la regarde et plus jela trouve jolie ; jusqu’ici je ne faisais pas attention à elle, pasplus qu’à une enfant ; mais ce n’est plus cette pauvre petiteabandonnée que j’ai délivrée et portée dans mon burnous. Non, ce n’estplus elle. Je comprends bien maintenant cette parole que mon père medit, quelques jours avant mon départ, en présence de ma mère, et qui lafit rougir. - Leschevaliers de Rhodes ! Tu vas te trouver là, me dit-il, avec des moines qui sont defameux gaillards et pas des cagots. Il est vrai que c’était dans unecommanderie, et pas sous l’oeil du grand-maître, mais je me suis battuune fois avec l’un d’eux qui prétendait que sa dame avait de plus beauxyeux que la mienne. Je ne compris pas alors ; mon père merépondit : tucomprendras cela plus tard. C’est vrai, nous neressemblons guère aux autres religieux. Quand nous sommes en campagne,nous ne pensons guères aux vêpres, aux matines et au bréviaire.Beaucoup de mes confrères, se contentent d’observer rigoureusement lecélibat, et prétendent que le voeu de chasteté n’est pas grand-chose. Jepourrais faire comme eux, mais ce n’est pas noble, il faudrait secacher. Quelle charmante créature ! que ses traits sont purs ! je laregarderais pendant une journée !... parce qu’elle dort, sans cela jen’oserais pas. J’aime assurément bien la bannière de notre ordre, cettecroix d’hermine en champ de gueules ! elle brille, elle est éclatantecomme le soleil qui se lève là-bas. C’est égal ; je crois que j’aime mapetite captive encore plus ; elle me dit des choses bien douces que labannière ne me dit pas, et puis elle m’aime. Assurément, je ferais pourelle ce que le chevalier de notre ordre, dont mon père m’a parlé, afait pour sa dame, en se battant contre lui. Je le regardais comme biencriminel ; eh bien ! je briserais comme lui plus de cent lances en sonhonneur. Mais il n’y faut pas penser, car l’honneur est là. Je vaisprendre, avec elle, des airs plus paternels que jamais, et quand je laregarderai, il faudra que je la regarde par-dessus la tête. Lajeune personne, qui avait ouvert bien des fois les yeux pour lecaresser du regard, s’éveilla tout-à-fait. - Tiens,dit-elle, je viens de rêver. Vous êtes là, et ce n’est pas assez, ilfaut que je vous voie encore en dormant. Je rêvais que j’étais survotre dos dans la mer et que vous me sauviez la vie, comme tantôt.C’est singulier, je voudrais encore manquer de me noyer et que vous mesauviez. Ils furent obligés de passer la nuit dansla grotte, car une tempête éclata. De Quiévreville obtint, de la jeunefille, qu’elle le laissât, à l’entrée, pour la garder contre les bêtesfauves dont il avait aperçu les traces. Plusieursanimaux de la race féline vinrent, en effet, pour chercher un refugecontre la tempête. Ceux qui s’y étaient réfugiés avant eux entendirentleur flair bruyant ; mais, trouvant leur gîte occupé, ces bêtes seretirèrent. Ils se mirent en route le lendemain,finirent par trouver des habitations, et y entrèrent. La captive secouvrit la figure pour se conformer aux coutumes des orientaux. Ilss’établirent au foyer d’une maison de pêcheurs, sans même leur demanderla permission, car les mahométans poussent la vertu de l’hospitalitéjusqu’au fanatisme. Ils reçoivent leur plus mortel ennemi, et luidonnent vingt-quatre heures pour s’éloigner, seulement ils évitent demanger du sel avec lui. La jeune fille fut conduiteauprès des femmes ; on les prit tous deux pour des naufragés de ladernière tempête, et on s’intéressa tellement à leur sort, qu’ilsobtinrent une barque pour retourner à Rhodes, sur leur simple promessede la renvoyer. Cette promesse fut largement remplie, car le chevalierde Quiévreville obtint, à son débarquement, la liberté d’un captif dupays, et le chargea de rendre le bateau à ses propriétaires. VIII Noussommes en 1522, c’est-à-dire seize ans après l’époque où a commencécette histoire. Soliman, empereur des Turcs, harcelécontinuellement par les hardis chevaliers de Rhodes, avait juré de lesdétruire tous jusqu’au dernier. Il avait fait despréparatifs considérables : une flotte nombreuse avait été réunie, etles chevaliers hospitaliers de Jérusalem, dont le royaume (car c’enétait un), tenait une place si imperceptible sur la carte, eurentl’honneur de voir déployer contre eux des forces si imposantes qu’elleseussent suffi contre un empire puissant. Malgré lesprécautions prises par Soliman, pour déguiser ses desseins,Villiers-de-l’Isle-Adam, grand-maître de Rhodes, les avait devinés. Déjà,depuis deux ans, il avait envoyé des chevaliers en mission, dans toutel’Europe catholique, pour recueillir les revenus arriérés descommanderies, faire même des emprunts et solliciter tous les souverainsde lui prêter des secours en hommes et en argent. DeQuiévreville, qui ne pouvait plus supporter le regard de sa captive,qui rougissait devant-elle et ne pouvait cependant se priver de lavoir, avait obtenu d’être chargé d’une de ces missions. Ils’éloigna d’elle après lui avoir fait ses adieux en pleurant. Lavie lui était devenue à charge. Cet amour qu’il avait traité, d’abord,légèrement, avait pris un développement qui absorbait toutes sespensées. - Oui, disait-il en lui-même, qu’elle estbelle ! Son oeil noir est velouté et rayonne d’un éclat sombre, commeune belle nuit. Sa voix est fraîche, profonde et pénétrante ! Sa beautéest comme un parfum enivrant et trop fort qui fait perdre la raison. Ilentendait souvent à son oreille, ces paroles si tendres : Je voudrais rester toujoursainsi, et si nous mourons ensemble, ce sera encore du bonheur pour moi ! Cesdouces paroles résonnaient, comme un écho qui répéterait toujours lamême chose, sans s’affaiblir. - Comment,ajoutait-il, cet être charmant ! cette créature parfaite ! ellepourrait m’appartenir, elle m’aime ! et elle ne sera pas à moi, unautre peut-être l’aura ! Il désira mourir, et ce futdans ces sentiments qu’il arriva à Rhodes quelques jours avant lecommencement du siège que l’abbé Vertot, né près d’Yvetot, et parconséquent notre compatriote, a raconté avec tant de talent. C’estici que je m’aperçois que je me suis imposé une rude tâche !Châteaubriand ! Bernardin-de-Saint-Pierre ! que vous avez dû verser delarmes en racontant la fin d’Atalaet de Paul et Virginie! Ma plume tremble et mes yeux s’obscurcissent déjà. Si le commencementde cette histoire n’avait pas été livré à la publicité, si l’engagementn’avait pas été pris, je m’arrêterais. Mais il le faut, allons !... Ala fin de ce siége mémorable, dans lequel les chevaliers de Rhodesfirent une défense admirable, construisant des fortifications nouvellesderrières celles qu’ils étaient obligés d’abandonner, et qu’ilsfaisaient sauter au moment de les quitter, pour que l’ennemi ne pûtrien servir contre eux, une tour très-forte, la tour Saint-Nicolas,qu’on n’avait point encore eu le temps de miner, fut tout-à-coupassaillie ; c’était la clé de la place. Il fallut, àtout prix, conserver cette position pendant le temps nécessaire pourétablir derrière, de forts retranchements, et creuser dessous une mine.On y envoya deux cents chevaliers, et de Quiévreville fut du nombre.Ils firent une résistance héroïque, se maintinrent pendant deux jourscontre une nuée d’assaillants, et ne reculèrent pas d’une semelle. Maisle nombre des Turcs qu’ils avaient sur les bras, jour et nuit, et lafatigue qui les accablait les avaient réduits à la dernière extrémité.Ils firent un signal de détresse ! Le grand-maître leur envoya dire detenir encore six heures, qu’il le fallait ; qu’ils entendraient unroulement de tambours lorsque tout serait prêt, et qu’il comptait sureux pour tenir leur voeu d’obéissance. Les Musulmansredoublèrent de furie, mais pas un seul ne put mettre cependant le piedsur la tour. L’heure arriva ; en ce moment le signalfut donné. Le bombardier se tenait déjà au bout de la traînée depoudre, mêche allumée. Les défenseurs de la tourSaint-Nicolas s’enfuirent et l’abandonnèrent aux assiégeants. Lechevalier de Quiévreville fit un effort pour se retirer aussi, car lechrétien doit tout faire pour conserver la vie, lors même qu’il a leplus besoin de la quitter, mais il était blessé à mort ; il chancela,mais ne tomba pas. Les Musulmans envahirent la tour, et hésitèrent enprésence de cet homme encore menaçant, d’autant plus qu’un sourdgrondement vint tout faire trembler. Au même instant, une femme parutsur la plate-forme et se précipita en courant sur le chevalier, qu’elleétreignit de toute sa force. C’était la captive. La tour chancela commeun homme ivre, sans tomber encore. Les Mahométans, comprenant que ladernière heure était venue, se jetèrent la face contre terre en criant: Allah est grand ! Il ne resta debout que deQuiévreville, étreint par les bras de la captive. -Ah ! oui ! s’écria-t-elle, Dieu est grand ! il nous unit dans son sein. FIN. (1) L’aloès est une plantefort ingrate et désagréable à l’oeil, maisquand elle fleurit, ce qui arrive bien rarement, elle est admirable. |