DENIS-DUMONT, Edouard-Pierre-Léonor, Docteur (1830-1886) : Le Cidre et la maladie de la pierre en Basse-Normandie, 1ère partie, leçons 1-3 (1881). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.XII.2003) Relecture : A. Guézou.Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BmLx : norm 850) de l'Annuaire des cinq départements de l'ancienne Normandie publié à Caen en 1881 par l'Association normande. LE CIDRE ET LA MALADIE DE LA PIERRE EN BASSE-NORMANDIE PROPRIÉTÉS MÉDICALES ET HYGIÉNIQUES DU CIDRE Leçons professées à lHôtel-Dieu de Caen Par le Dr DENIS-DUMONT Chirurgien en chef Professeur à lÉcole de Médecine, vice-président du Conseil départementalDhygiène et de salubrité. ~* ~ AVANT-PROPOS Lidée de cette publication ne date point daujourdhui. Javais remarqué, dès mes premiers pas dans la carrière professionnelle, létonnante unanimité avec laquelle, en pleine Basse-Normandie, mes confrères, jeunes ou vieux, jugeaient défavorablement le cidre ; - quelques-uns allaient même jusquà proscrire cette boisson comme réellement nuisible. Je venais dun coin de ce pays (La Hague) (1), où lusage du vin était à peu près inconnu ; où le cidre était, comme il lest presque encore exclusivement aujourdhui, la boisson usuelle ; - et, cependant, les habitants étaient grands, sains, robustes et rappelaient par leur énergie et leur vigoureuse constitution ces races Danoises et Norwégiennes dont un grand nombre de familles portent encore de nos jours le type parfaitement reconnaissable. Il y avait là une espèce de contradiction qui frappa vivement mon attention. Avais-je ainsi, sous les yeux, un fait isolé, restreint, constituant une exception ; - ou bien, ce que jentendais professer autour de moi nétait-il pas plutôt lécho dune de ces traditions banales, nayant dautre base quune routine séculaire, en dehors de toute expérience sérieuse ?..... Il me parut intéressant de le rechercher. Un autre fait dobservation vint bientôt redoubler lattrait que minspirait cette étude. Attaché au service de lHôtel-Dieu, où sont dirigés en assez forte proportion les malades de la contrée atteints daffections chirurgicales graves, je ne tardai pas à constater quune maladie fort commune dans les pays du vin, la Pierre, était extrêmement rare à lhôpital de Caen. Ce peu de fréquence de la maladie de la pierre en Basse-Normandie avait bien été reconnu par quelques praticiens, et lopinion que lusage du cidre jouait probablement un certain rôle avait bien quelques partisans ; - mais jusquà quel point fallait-il admettre cette immunité pour notre pays ? Quel était le rôle exact du cidre ? - Quel était son mode daction ? Jusquoù sétendait sa vertu prophylactique ? Avait-il une valeur thérapeutique quelconque ?..... Autant de questions sur lesquelles personne ne se prononçait, et pour cause, et dont on chercherait en vain, même aujourdhui, la solution dans nos ouvrages classiques. Je fus donc en quelque sorte naturellement conduit à envisager le cidre sous deux aspects différents ; - comme agent thérapeutique, au point de vue médico-chirurgical ; - comme boisson alimentaire au point de vue de lhygiène. Le concours dun grand nombre dobservateurs, pour la réunion des éléments statistiques, était indispensable. Il ne ma point fait défaut ; et de tous les points de la Basse-Normandie mont été adressés des renseignements et des faits cliniques avec un empressement pour lequel je prie mes confrères de recevoir ici lexpression de toute ma gratitude. Quelques-uns même, ainsi quon le verra plus loin, ont bien voulu me communiquer le résultat de leurs investigations dans les archives des hôpitaux à la tête desquels ils se trouvent placés. Jai puisé des observations intéressantes dans certaines publications modernes, parmi lesquelles je dois mettre au premier rang les importants travaux de notre savant doyen de la Faculté des Sciences, M. Morière, et de M. Girardin, de Rouen. Jai consulté avec fruit les thèses remarquables de M. Féron, pharmacien à Caen, de M. Truelle, pharmacien à Trouville, et le Traité du cidre de MM. de Boutteville, docteur en médecine à Rouen, et Hauchecorne, pharmacien à Yvetot. Un habile chimiste, ancien préparateur de lÉcole supérieure de pharmacie, aujourdhui retiré à Balleroy, M. Larocque, ma fourni pour les expériences faites dans mon service de lHôtel-Dieu certains produits extraits du cidre, dont jai pu ainsi déterminer avec quelque précision le rôle dans laction physiologique exercée par ce liquide. Enfin, je dois à lobligeance de M. Julien Travers communication dun livre fort curieux et devenu fort rare ; le Traité du sidre, par Julien de Paulmier, docteur en la Faculté de Médecine de Paris. Cet ouvrage, écrit il y a plus de trois cents ans, est plein de vues ingénieuses, dappréciations justes, de préceptes excellents et qui frappent dune pénible surprise quand on songe aux préjugés de tout genre et aux détestables pratiques que nous conservons encore, malgré ces trois siècles écoulés. Le livre na quun défaut, celui de faire du cidre une boisson incomparable, une espèce de panacée, douée de toutes les vertus ; - exagération excusable, en somme, de la part dun homme qui, pour combattre une foule de préventions ridicules, avait à lutter contre la Faculté tout entière. Je me suis efforcé déviter cet écueil. Parlant devant des jeunes gens qui doivent croire en la parole du maître, et passer bientôt de la théorie à la pratique, une grande réserve métait imposée. Si je prétends que le bon cidre est une boisson excellente, je nen tiens pas moins le bon vin en estime singulière. Non pas que jespère échapper ainsi au reproche de prévention et de parti pris ; on évite rarement ce genre de critiques plus ou moins sincères quand on sintéresse avec quelque persévérance au triomphe dune vérité quelconque, si modeste que soit, dailleurs, la part quon y prenne. Et sans aller bien loin, ni même sortir de notre domaine professionnel, que na-t-on pas dit des médecins qui ont été les premiers à reconnaître et à proclamer lutilité du sulfate de quinine dans la plupart des affections aiguës ou chroniques de notre contrée paludéenne ? Aujourdhui, ces promoteurs dune médication dont lexpérience na que trop justifié lopportunité, se trouvent vengés en quelque sorte par labus quen font désormais ceux-là mêmes qui en étaient alors les pires détracteurs. Pareil succès nest point à envier pour le cidre ; il serait trop complet. Je voudrais simplement essayer de rendre plus évidentes les remarquables propriétés quon lui avait jusquici vaguement attribuées dans les concrétions urinaires, et en rechercher lexplication dans sa composition chimique et ses propriétés physiologiques ; - je voudrais en même temps le faire estimer à sa juste valeur comme boisson alimentaire, et faire comprendre à mes compatriotes quils sont en grande partie responsables des préventions par lesquelles se trouve singulièrement déprécié un produit qui, traité avec moins de négligence et dune façon un peu plus sensée, est appelé à devenir, dans un jour prochain peut-être, lune des sources les plus fécondes de la richesse et de la prospérité du pays. Ces conférences nont pas dautre but. Mes efforts sont-ils à la hauteur de la tâche ? Ce serait là toute mon ambition. PREMIÈRE LEÇON. STATISTIQUE DE LA PIERRE VÉSICALE EN BASSE-NORMANDIE. SOMMAIRE. Pourquoi les renseignements touchant cette affection offrent une garantie spéciale. La pierre à lHôtel-Dieu de Caen ; - en ville ; - dans larrondissement de Caen ; - dans larrondissement de Bayeux ; - dans larrondissement de Falaise ; - dans larrondissement de Lisieux ; - dans larrondissement de Pont-lÉvêque ; - dans larrondissement de Vire. Département de la Manche. Département de lOrne. Résumé. MESSIEURS, Une jeune femme atteinte de la maladie de la pierre est entrée dans le service chirurgical il y a quelques jours. Je vous ai déjà entretenus des symptômes que présente la malade et qui mont permis de porter un diagnostic précis ; prochainement, je vous ferai connaître les diverses manoeuvres que jemploierai pour broyer cette pierre dans la vessie, manoeuvres dont lensemble constitue lopération appelé lithotritie, lune des belles conquêtes de la chirurgie française. Mais aujourdhui je veux envisager cette affection à un autre point de vue. La pierre ne se voit pas souvent dans notre hôpital, et il nen est pas un seul parmi vous qui ly ait encore observée. Je voudrais profiter de ce cas exceptionnel pour étudier avec vous lhistoire de cette maladie dans notre pays même, pour établir quel est son degré de fréquence dans notre Basse-Normandie et quelles sont les conditions hygiéniques dont sa genèse paraît y subir linfluence immédiate. Aucune étude de ce genre na été faite que je sache jusquà ce jour ; et, bien quelles ne se rattachent que dune manière incomplète à nos leçons cliniques, jespère pourtant que ces recherches fixeront votre attention, en raison de leur nouveauté même, et de lintérêt direct et en quelque sorte personnel quelles me semblent devoir offrir à des médecins Bas-Normands. La maladie de la pierre est, dit-on, rare en Basse-Normandie. Cest là une opinion vulgaire dont il faut certainement tenir quelque compte. Mais en médecine surtout, nous savons ce que valent la plupart de ces traditions populaires. Pour donner quelque créance à cette immunité relative dont jouiraient les trois départements du Calvados, de la Manche et de lOrne, il faut autre chose quune assertion vague et sans preuves. Des renseignements positifs, puisés à des sources autorisées sont indispensables pour contrôler lexactitude dune opinion qui trouve dautant plus de facilité à se faire accepter et à se répandre quelle flatte en secret nos instincts et contribue à notre sécurité. Du reste, les moyens dinvestigation sont plus faciles et présentent plus de garanties dans la question qui nous occupe que dans beaucoup dautres. La pierre, en effet, est une maladie terrible qui provoque, vous le savez, des douleurs cruelles, qui nécessite une opération dangereuse, effrayante, et que le praticien na guère plus de chances doublier que le patient lui-même. Les souvenirs des médecins doivent donc ici inspirer une grande confiance ; - et la statistique des hôpitaux, surtout quand, ainsi que nous le verrons tout à lheure, ils ont peu de cas à enregistrer, jouit dune autorité incontestable. Voyons dabord ce que nous fournit notre Hôtel-Dieu. - Jai chargé un de nos internes de rechercher dans les statistiques qui chaque année sont dressées pour ladministration hospitalière, tous les cas de pierres inscrits sur les registres de lHôpital depuis son installation dans ce bel établissement quon appelait autrefois lAbbaye-aux-Dames, cest-à-dire depuis 1823. Or, dans cette longue période de 57 ans, combien de pierres constatées ? Trois seulement ! Celle-ci, que vous observez avec moi est la quatrième. Ce chiffre est dautant plus surprenant, que lhôpital où il est relevé peut être considéré comme un centre vers lequel on dirige volontiers, non-seulement de la ville, mais des divers points du département et quelquefois même des départements voisins, les affections graves, exigeant des opérations laborieuses, compliquées, peu familières aux médecins qui nont pas loccasion de se livrer fréquemment à la pratique de la chirurgie. En vain objecterait-on, en présence de cette proportion si minime, quun certain nombre de cas ont dû passer inaperçus, et que des maladies de vessie, qui nétaient que la conséquence de la présence dune pierre, ont pu être considérées comme de simples inflammations chroniques. Sans doute, en ville, un des meilleurs moyens dinvestigation, le cathétérisme, ne peut pas toujours être mis en usage, en raison de la frayeur quinspire à trop de malades lintroduction dune sonde, et le diagnostic peut rester douteux. Mais à lhôpital, ces répugnances sont moins fréquentes et sont dailleurs aisément vaincues. Grâce au cathétérisme, lexamen complet de lorgane peut être fait dans toutes les lésions suspectes. Si donc la pierre ny a pas été plus souvent constatée, cest quen effet elle ne sy présente que très-rarement. Je dois même ajouter que sur les quatre maladies traitées depuis 57 ans à lHôtel-Dieu de Caen, il en est trois qui présentent comme étiologie certaines particularités qui sont dun grand intérêt au point de vue qui va nous occuper. Dans la première observation où lopération de la taille fut faite par le Dr Le Sauvage, il sagissait dun jeune homme dune vingtaine dannées qui était tombé à lâge de dix ans sur un morceau de bois effilé. La pointe avait déchiré le périnée et pénétré jusquà la vessie. Il navait souffert des premiers symptômes de la pierre que quelque temps après la cicatrisation de la plaie. Il est permis de supposer quici, comme je lai observé chez un autre malade dont je vous entretiendrai plus tard, la concrétion urinaire avait été causée par la présence dun corps étranger, un petit fragment de bois ou de vêtement resté dans la vessie après laccident. Je ne sais rien du second cas qui appartient à mon prédécesseur, M. Le Prestre. Dans le troisième, le malade était un vieillard, que jai opéré par la lithotrite, il y a quatre ans, et qui nous était venu du département de lEure. La boisson ordinaire de cet homme était le vin. Enfin, la malade qui fait lobjet de la quatrième observation est, vous le savez, une femme livrée aux excès de tout genre depuis longtemps, quoique jeune encore ; et il est plus que probable que le cidre nest pas ce qui joue un rôle prépondérant dans ses excès alcooliques. Vous lavez entendue dire même que, depuis quelques années, elle boit généralement du vin. Vous prévoyez les conséquences que nous en tirerons bientôt. La clinique de la ville concorde avec les données de lhôpital. A ma connaissance, la taille na pas été faite à Caen, dans la pratique civile, depuis 1857, - et la lithotritie depuis 1867. Dans lopération de 1857, il sagissait dun enfant de sept ans, rue Coupée, - et dans celle de 1867, dun vieillard, bourguignon dorigine, demeurant rue Branville, et qui ne buvait que du vin. Mes confrères interrogés ne men ont signalé aucune autre. Si nous portons nos investigations en dehors de la ville, dans les autres régions du département, les résultats ne seront pas moins accusés ; et ici je suis autorisé à vous donner les noms des médecins connus, la plupart très-répandus, exerçant depuis longues années, et auxquels ces renseignements empruntent une réelle valeur. Je les résumerai aussi brièvement que possible. Pour larrondissement de Caen, je citerai dabord le docteur Laville, dArgences, qui, depuis trente-trois ans, parcourt une partie du Pays-dAuge dans tous les sens et na pas rencontré une seule fois la pierre. M. Desmazures, à La Délivrande, nen a observé aucun cas depuis trente ans quil exerce la médecine dans quinze communes environnantes. Il en est de même de M. Dufay, à Creully, pendant 40 ans ; - de M. Durand, fixé à St-Aubin-sur-Mer depuis 43 ans ; - de M. Gondouin, à Courseulles, depuis 33 ans ; - de M. Opois, à Lion-sur-Mer, depuis 18 ans. M. Saint-James, à Bretteville-lOrgueilleuse depuis 32 ans, a soigné quelques coliques néphrétiques, mais ne compte aucun cas de pierre vésicale. Mêmes indications fournies par M. Hautement, à Évrecy. Dans lespace de 11 ans, M. Lemonnier, à Troarn, na vu aucun calculeux. Dans larrondissement de Bayeux, M. Aubraye, chirurgien de lhôpital, na jamais eu depuis 20 ans la pierre à soigner. Les registres de lHôtel-Dieu nen font aucune mention. Jen dirai autant de M. Basley, médecin du même hôpital depuis 24 ans. M. de Courval en a rencontré une. M. Davy a eu à soigner de la même affection un enfant de 6 ans, que jai vu moi-même en consultation. Cet enfant ne buvait que de leau rougie. M. le Dr Tahère avait été appelé pour le même cas, et depuis 40 ans quil pratique la médecine dans tout le canton de Tilly et les cantons limitrophes ; il nen a pas observé dautres. A Caumont-lÉventé, M. Des Rivières, depuis 30 ans dans le pays, nen signale aucun cas. M. Bisson a eu dans sa clientèle un cas fort curieux pour lequel nous avons pratiqué lopération de la taille. Il sagissait dun homme de 35 ans qui avait fait pénétrer jusque dans la vessie un brin de paille de blé. Dix mois après il présentait tous les symptômes qui révèlent la présence dun calcul. Nous avons extrait par la taille périnale trois pierres du volume dune grosse noix, présentant chacune à leur centre le brin de paille parfaitement reconnaissable, espèce daxe autour duquel sétaient déposées les concrétions pierreuses. Ici la cause déterminante de laffection nest pas douteuse. A Villers-Bocage, M. Binet a observé trois cas de gravelle depuis 24 ans, jamais la pierre ; ainsi de M. Chonneaux-Dubisson exerçant dans la même localité depuis 27 ans ; - de M. Roger, depuis 18 ans à Anctoville. Mêmes renseignements négatifs de la part de MM. Lacour, à Trévières, depuis 30 ans ; - Jouet, à Isigny, depuis 24 ans ; - Droullon père, à La Cambe, pendant 40 ans ; - Fouchard, également à La Cambe, depuis 16 ans. Dans larrondissement de Falaise, même pénurie de pierres. A Falaise même, M. Lebas nen a pas observé depuis 24 ans. M. Turgis, depuis 15 ans, na opéré quune femme à Trun, par la taille sous-pubienne ; chirurgien de lhôpital, il na trouvé aucun cas inscrit dans les archives administratives. M. Fouasnon, depuis 30 ans à Harcourt, a observé une fois la pierre chez une femme de 45 ans, originaire de Paris, qui ne buvait que du vin. Mon honoré collègue à lHôtel-Dieu, M. Maheux, ma appelé chez un de ses clients, à St-Laurent-de-Condel, que nous avons opéré par la lithrotritie. Depuis 42 ans quil exerce à Bretteville-sur-Laize, le docteur Fouques na pas soigné un seul calculeux. Dans larrondissement de Lisieux, à part les cas qui ont été observés à Lisieux même, la pierre est tout aussi rare que dans les autres arrondissements. A St-Pierre-sur-Dives, M. Colas me signale un cas en 30 ans ; - M. Hue, à Livarot, en 25 ans, nen a point observé ; - ni M. Dutac, à Fervacques, en 15 ans ; - ni M. Hue, à Orbec, en 18 ans. Mais la ville de Lisieux, je le répète, fait exception. Le Dr Notta a eu lobligeance de menvoyer une note détaillée des divers cas quil a observés ; ils sont au nombre de dix-huit depuis 30 ans. Mais ce chiffre, qui séloigne sensiblement de ce que nous observons dans le reste de la contrée, a beaucoup moins dimportance quil ne paraît dabord en avoir. Nous devons faire remarquer en effet quun certain nombre de malades sont venus du département de lEure, qui ne doit pas entrer en ligne de compte quand il sagit de la Basse-Normandie, et où dailleurs lusage du vin est beaucoup plus répandu que chez nous. De plus, la plupart des cas observés à lhôpital, atteignaient des ouvriers des manufactures, gens nomades, dont la plupart venant de départements vinicoles, sont étrangers à notre province. Mes renseignements, pour larrondissement de Pont-lÉvêque, sont également assez complets. Je citerai comme témoignage extrêmement important celui de M. Boutens, qui a exercé dans le canton de Dozulé pendant 64 ans, et qui, durant ce long laps de temps, na jamais observé la pierre vésicale. Ce coin du Pays-dAuge est pourtant réputé non moins pour sa bonne chère que pour ses cidres qui y sont en effet excellents. M. Vautier, de Dives, en 33 ans, a observé avec moi un cas à Beuzeval, chez un baigneur, étranger à la localité et buveur de vin. Aucun cas ne mest signalé par M. Lecornu, à Pont-lÉvêque. M. Roccas, de Trouville, mécrit quil nen a observé, pendant 30 ans, quun seul cas, chez un homme perclus de goutte héréditaire et quil adressa à M. Notta. Mon honoré confrère ajoute quappelé a donner des soins au sénateur X ., venu aux bains de mer, à la suite dune opération de lithotritie, et voyant son malade souffrir et uriner le sang malgré le traitement mis en usage, il finit par lui prescrire lusage exclusif du cidre, pour toute médication. Lhématurie disparut presque aussitôt ainsi que les douleurs, et le malade se considérait comme guéri au moment où il séloigna de Trouville. Quatre cas ont été constatés par M. Lamare, de Honfleur, pendant une période de 40 années. Si nous exceptons le premier, observé chez un enfant mort dune complication cardiaque, à lâge de 7 ans, les trois autres méritent une mention spéciale. Chez une femme de 28 ans, un calcul très-volumineux sétait formé autour dune épingle à cheveux, introduite dans la vessie, 4 ans avant lopération heureusement pratiquée par la taille cysto-vaginale ; - chez un marin de 65 ans, une sonde rompue dans la vessie, avait été également le point de départ de la concrétion ; le troisième malade était un ancien prêtre, de 75 ans, qui ne buvait que du vin. - « Je sais, ajoute-t-il, par les marins dAngleterre et de Hollande, qui viennent dans notre port, que la pierre est fréquente dans leur pays : si elle est si rare en Normandie, nen cherchez pas la cause ailleurs que dans lusage des fruits acides de notre contrée et surtout dans lusage du cidre. » Enfin, larrondissement de Vire nous donne également une statistique à peu près négative. M. Buot-Lalande, à Vire, dans lespace de 33 ans, na aucune observation. Je tiens de M. le Dr Cordier que, depuis 35 ans quil fait la médecine dans le canton dAunay-sur-Odon et dans les cantons voisins, il na jamais vu la pierre. M. le Dr Girard, dans la même région depuis 24 ans, tient le même langage. Enfin, M. Vaulegeard, qui sest spécialement occupé de chirurgie dans toute la contrée qui avoisine Condé-sur-Noireau, et quentre parenthèse je dois vous signaler comme ayant eu le premier, en France, lheureuse audace de pratiquer lovariotomie, me fait lhonneur de mécrire : « Dans une pratique de soixante ans, en ce qui touche aux affections calculeuses, mes souvenirs ne me rappellent que trois cas : deux hommes déjà avancés en âge et très-épuisés, calculeux avec catarrhe vésical et qui ne tardèrent pas à succomber ; et une jeune homme de 20 à 25 ans, qui alla chercher ailleurs une médication et des conseils sans doute plus efficaces, mais dont je nentendis plus parler. » - Pareil témoignage dans la bouche du Doyen des chirurgiens de notre Basse-Normandie, a une éloquence que vous apprécierez. Voilà, Messieurs, le bilan du Calvados, depuis un demi-siècle environ. Avons-nous établi son actif avec une rigueur mathématique ? Il serait téméraire de le prétendre. On peut objecter surtout que nous navons pas pris de renseignements près de tous les médecins établis dans le département. En effet, nous avons dû omettre un certain nombre de confrères qui, tout en ayant déjà une pratique fort étendue, nexercent pas depuis assez longtemps pour que leur témoignage puisse être concluant. Mais noublions pas que nous avons affaire à une maladie sérieuse, à une maladie à marche chronique, qui donne le temps au patient de faire appel à dautres conseils quà ceux de son médecin ordinaire, lequel est le premier souvent à désirer lavis dun confrère plus connu ou plus compétent, plus habitué aux responsabilités ; si bien que nous aurions pu même restreindre sans aucun inconvénient, beaucoup plus que nous ne lavons fait, létendue de nos informations. Lerreur à craindre, dans les recherches de ce genre, nest pas comme on pourrait le supposer, darriver à un chiffre inférieur à la réalité, mais bien plutôt dêtre conduit à une évaluation exagérée ; car le même malade, comme nous lavons maintes fois constaté, est quelquefois observé successivement par cinq ou six médecins, et il arrive ainsi quun seul cas, si on ny prend garde, entre en ligne de compte cinq ou six fois. Un ou deux noms dans chaque arrondissement, parmi les praticiens qui soccupent plus spécialement de chirurgie, seraient suffisants pour une appréciation à peu près exacte. Ainsi depuis 20 ou 30 ans, combien de cas de pierre, combien dopérations de taille ou de lithotritie ont pu rester ignorés de MM. Aubraye ou Basley, dans larrondissement de Bayeux ; de MM. Turgis ou Le Bas, dans larrondissement de Falaise ; de MM. Notta ou Colas, dans larrondissement de Lisieux ; de MM. Roccas ou Lamarre, dans larrondissement de Pont-lÉvêque ; de M. Vaulegeard, dans larrondissement de Vire ? Et sil mest permis de me citer après ces honorables confrères, mes informations pour Caen et les environs ont-elles été moins faciles, et moins sûres ? Cette affection est si peu fréquente, ces opérations attirent tellement lattention que non-seulement elles néchappent pas aux médecins de la contrée, mais quelles sont même pour les personnes étrangères à lart lobjet dune curieuse préoccupation. Les deux autres départements de la Basse-Normandie, la Manche et lOrne, se rapprochent beaucoup du Calvados, non-seulement par le climat, le sol et les perturbations atmosphériques, mais encore par les usages et la manière de vivre des habitants ; on pourrait, à la rigueur, en conclure, avec quelque apparence de raison, que la pierre vésicale ne doit pas y être plus fréquente que dans notre département, où le genre dalimentation, en général plus substanciel, prédispose même tout particulièrement, comme nous le verrons, aux concrétions uriques. Mais si légitime que pût paraître cette déduction, nous avons cru devoir aller encore ici aux informations directes. Dans le nord du département de la Manche, nous avons dabord interrogé M. le docteur Lafosse. Cet honoré confrère est chirurgien en chef de lhôpital de Cherbourg, il exerce dans une ville populeuse où séjournent un grand nombre détrangers. Voici les renseignements quil veut bien nous adresser : « La pierre est très-rare dans notre pays bas-normand, à tel point que, depuis 35 ans que jexerce la médecine, je nai pu constater cette affection que trois fois. Mon collègue Guiffard, établi à Cherbourg depuis 25 ans, avec lequel je viens de mentretenir de cette question, nen a jamais vu dautre que ces trois mêmes cas, que je lui avais montrés. Le cidre pourrait bien contribuer ainsi que vous le pensez à la rareté de cette maladie : - je men rapporte à vous pour le démontrer. » M. Bonamy, aux Pieux, malgré 45 ans dune pratique très-étendue, ne la pas recontrée. A Valognes, M. Sébire, qui réunissait dernièrement ses confrères de larrondissement pour fêter la cinquantaine de son exercice professionnel, na jamais observé la pierre vésicale, et nen a jamais entendu parler dans le pays. Et cependant, appelé dans toutes les directions autour de Valognes, qui est la position la plus centrale de cette extrémité de la presquîle, nul na pu être mieux renseigné, non-seulement sur les communes de larrondissement, mais encore sur un grand nombre de localités appartenant aux arrondissements de Cherbourg, de Coutances et de St-Lo. Il raconte toutefois, quau moment où il sest fixé à Valognes, il y a cinquante ans, on parlait, comme dune chose extraordinaire et tout à fait exceptionnelle, dune maladie de la pierre, pour laquelle un M. de P ., avait dû subir une opération à Paris ; et M. Sébire ajoute que, dès cette époque, certaines familles riches, - et cétait le cas pour la famille de P , - buvaient habituellement du vin. Ce grave témoignage, de la part dun praticien aussi répandu et dune aussi grande notoriété, pourrait nous édifier, pour toute cette région septentrionale. Nous y joindrons pourtant celui dun autre confrère de la même ville, non moins répandu, M. Leneveu père, qui, depuis trente-cinq ans quil exerce la chirurgie dans le pays, na jamais non-seulement opéré, mais même rencontré en consultation un calculeux (2). Mêmes renseignements négatifs de la part de M. Bricquebec, également à Valognes depuis 15 ans ; - de M. Joly de Senoville, à St-Sauveur-le-Vicomte, depuis 25 ans ; de M. Bigot, à Porbail, depuis 22 ans. Le Dr Mauduy, à Montebourg, depuis 20 ans, nen a jamais entendu parler dans le pays. M. le Dr Gouville, maire de Carentan, mécrit : « Jexerce ici et dans les environs depuis 1830, cest-à-dire depuis cinquante ans ; je nai rencontré que deux cas de gravelle, fort légère, noccasionnant que des malaises légers et passagers. La pierre est donc une maladie très-rare dans notre contrée. » A St-Lo, M. le Dr Bernard, pendant une pratique de 40 ans, ne la pas rencontrée dans sa clientèle, pas plus que M. le Dr Lhomond, en 18 ans, ni M. le Dr Alibert, dans lespace de 15 années. Le Dr Houssin-Dumanoir, maire de St-Lo, est de tous les médecins du département près desquels jai pris des renseignements, celui qui en a observé le plus grand nombre. « Depuis bientôt quarante-neuf ans, dit-il, que jexerce la médecine, jai eu loccasion de donner des soins à sept calculeux de larrondissement de St-Lo. » - Ce chiffre, remarquable eu égard à la statistique fournie par les autres parties du département, se décompose de la manière suivante : quatre malades avaientété atteints dans lenfance ; sur ces quatre, trois ont été opérés par notre habile confrère, et avec un plein succès. Les trois autres étaient des hommes âgés, exerçant une profession libérale. Les renseignements sur leur boisson habituelle font défaut. Dans larrondissement de Coutances, le Dr Tanquerey, exerçant dans ce pays depuis 35 ans, nen signale aucun cas. Je reçois du Dr Cochet, dAvranches, la communication suivante : « La pierre est une maladie fort rare dans notre pays, à ce point que, dans une pratique de quarante années, tant à Avranches que dans les environs, il ne ma pas été donné de la rencontrer une seule fois » - Le Dr Lanos, à La Haye-Pesnel, depuis 24 ans, ne la jamais observée. A St-Hilaire-du-Harcouet, le Dr Vaugrente, appelé depuis 25 ans dans un grand nombre de communes de larrondissement de Mortain, est dans le même cas. La boisson ordinaire dans ces diverses contrées est le cidre. Les renseignements venus du département de lOrne concordent avec les précédents. Le chirurgien du lhôpital dArgentan, M. le Dr Morel, depuis 28 ans, na jamais observé la pierre, ni à lhôpital, ni en ville, excepté toutefois chez un de ses vieux confrères, le Dr L ., qui ne buvait que du vin. Le Dr Perrin, également à Argentan, le Dr Morel, à Écouché, ne citent aucune observation. Le Dr de Lamare, exerçant dans un rayon qui comprend non-seulement larrondissement de Séez, mais presque tout le département de lOrne, madresse la note suivante : « Dans ma pratique médicale, datant de quarante-cinq ans, je nai rencontré quune fois (il y a quatre ans) laffection calculeuse. Cétait chez un de mes amis, âgé de 68 ans. En revenant de Contrexeville, où je lavais envoyé prendre les eaux, il fut atteint dune rétention durine, à Paris. Lexploration de la vessie fit reconnaître la présence dun calcul peu volumineux. A la suite des manoeuvres nécessités par cet examen, plusieurs accès de fièvre intermittente se succédèrent. Revenu chez lui, le malade fut pris dun accès pernicieux, qui lemporta. Il était fin gourmet, aimait la bonne chère, buvait du cidre et de bons vins. » M. de Lamare a entendu parler de deux autres cas : dans lun, il sagissait dun médecin dArgentan (cest ce confrère déjà signalé par M. Morel) ; lautre était un malade de La Ferté-Macé, opéré lannée dernière, à lhôpital, par le Dr Lory. « Je puis donc vous dire, ajoute-t-il comme conclusion, que, dans notre contrée, laffection calculeuse est très-rare. » Le Dr Rouillé, chirurgien de lhôpital de Laigle, nest pas moins explicite : « Javais étudié avec soin la taille, dit-il, dans mes exercices de médecine opératoire, et en venant me fixer à Laigle, je métais déjà muni dune partie des instruments nécessaires pour la lithotritie et la taille. Depuis 20 ans, non-seulement je nai pas vu un seul cas de pierre ; mais je nen ai même jamais entendu parler dans le pays. » Dans larrondissement voisin, à Mortagne, le Dr Ragaine, très-répandu dans toute la contrée depuis près de 50 ans, nen signale aucun cas. Je lis dans une lettre que madresse mon ami, le Dr Casterau, de la Poôté, près Alençon : « Jai eu loccasion de voir quelques-uns de mes confrères voisins ; aucun na rencontré la pierre. Tout me fait croire que, dans notre pays, où lon ne boit exclusivement que du cidre, cette maladie doit être très-rare. Dans ma clientèle, qui se répartit sur une population dà peu près vingt mille âmes, je nai observé depuis 25 ans quun seul calcul vésical chez une vieille femme. Il mesurait 2 centimètres et demi dépaisseur sur 5 centimètres de long, et je pus lextraire par lurèthre, préalablement dilaté. Je nai entendu parler daucun autre cas. » - Il en est de même du Dr Marsigay, au Merlerault, depuis 23 ans ; - de M. Aury, au Sap, depuis 18 ans. De Domfront, le Dr Lévesque mécrit : « Jai rencontré un cas de pierre il y a environ six mois. Cest le seul depuis 14 ans et demi que jexerce la médecine à Domfront, et je nai jamais entendu dire à mes confrères quils en aient observé. Cette sommaire énumération vous aura peut-être paru longue et aride, Messieurs, et ce nest point sans quelque difficulté que jai pu en réunir les éléments divers ; mais elle était indispensable pour établir sur une base que je crois désormais solide le fait même qui est le point de départ de notre étude. Si large quait été lenquête, sans doute quelques coins de notre province restent encore inexplorés ; il est certaines régions, surtout dans lOrne et le sud de la Manche, qui nont pas été interrogées. Mais nous nous sommes déjà expliqué sur ce point : ces quelques lacunes ne peuvent avoir aucune influence sur lensemble de nos investigations, dont la trop grande multiplicité serait plutôt à craindre. Toute entreprise nouvelle a ses imperfections, et sans nous dissimuler tout ce que la nôtre peut laisser à désirer, nous en tirons au moins cette conclusion légitime et que ne pourraient infirmer des recherches ultérieures : cest que lopinion daprès laquelle la maladie de la pierre est une affection rare en Basse-Normandie ne peut plus être considérée comme une de ces légendes populaires, trop souvent lécho de préjugés et derreurs ; - cest une vérité scientifiquement démontrée ; cest un fait désormais acquis à la science. Il sagit maintenant den trouver lexplication et de rechercher les conséquences pratiques qui en découlent. DEUXIÈME LEÇON. CAUSE DU PEU DE FRÉQUENCE DE LA PIERRE EN BASSE-NORMANDIE. SOMMAIRE. La pierre dans les autres contrées. Formation de la pierre dans la vessie. Deux catégories distinctes. Pierres formées par lacide urique. Pierres phosphatées. Les premières, dues à une alimentation trop azotée. Les secondes, à des affections de la vessie. Lalimentation aussi succulente en Basse-Normandie que dans la plupart des autres contrées. Les causes dinflammation ou de catarrhe de vessie aussi fréquentes. Ce qui distingue lhygiène du Bas-Normand : le cidre. MESSIEURS, Nous avons constaté dans notre dernière conférence que la pierre était une maladie rare en Basse-Normandie. Jaurais voulu pouvoir vous faire apprécier dune manière plus exacte, plus nette, ce peu de fréquence absolue, en établissant des points de comparaison avec des contrées plus ou moins voisines de la nôtre. Malheureusement les statistiques comparatives au point de vue de laffection qui nous occupe sont encore à faire. Cest à peine si nous avons quelques données approximatives entre les divers peuples. Mais, sans parler de lAngleterre, où elle est plus fréquente quen France, ou de lAsie-Mineure, dont certaines villes, comme Beyrouth, renferment tant de calculeux que les barbiers, nos confrères dautrefois, font eux-mêmes cette terrible opération de la taille (3), on sait quen Bourgogne, par exemple, la pierre est une maladie très-commune. Il est peu de villages qui ne comptent quelques calculeux, et voici même un renseignement plus précis ; il porte, il est vrai, sur une région limitée ; il nen a que plus de valeur. Je le dois à lobligeance de M. le Dr Sarrazin, lun des chirurgiens de larmée les plus distingués, établi dans la ville de Bourges depuis sept ans seulement. Or, depuis quil est à Bourges, en sept ans, cet habile opérateur en est à sa quarante-cinquième opération de taille ! La population de Bourges est bien moins considérable que celle de Caen. Lorsquon met ces 45 tailles du Dr Sarrazin, qui pourtant nest pas le seul médecin de Bourges, en présence de 23 ans écoulés sans quaucune opération de ce genre ait été faite dans notre ville, la comparaison est tout à la fois rassurante et probante. Elle me dispense dinsister plus longtemps pour faire apprécier à sa juste valeur lheureux privilége dont la Basse-Normandie se félicite à juste titre. Pour rechercher avec vous lexplication de ce phénomène remarquable, il me paraît indispensable de vous présenter dabord quelques considérations sur lhistoire chimique des pierres et sur la manière dont elles se forment dans lorganisme. Envisagées au point de vue étiologique, les pierres vésicales peuvent être divisées en deux espèces principales : 1° les pierres formées par lacide urique ; 2° les pierres constituées par des phosphates alcalins. Les premières, de beaucoup les plus fréquentes, celles qui ne sont autres quune concrétion dacide urique, tiennent à des conditions de régime spéciales. Dans létat normal de santé, les substances alimentaires azotées, viandes, poissons, oeufs, etc., après avoir éprouvé une première transformation dans lestomac, sont mises en rapport dans le torrent circulatoire avec loxygène absorbé par les poumons, où elles subissent déjà un certain degré doxygénation, cest-à-dire de combustion. Puis, transportés dans lépaisseur même des tissus, et soumises au travail intime de la nutrition, leur oxygénation ou combustion se complète. Elles rentrent plus tard dans la circulation et sont éliminées par les reins, transformées en urée, substance extrêmement soluble, dont les urines renferment toujours une proportion notable. Mais ces matières alimentaires azotées, soit parce quelles sont absorbées en trop grande quantité, soit par quelque autre cause spéciale, ne subissent pas toujours un degré de combustion ou doxygénation suffisant. Alors, leur transformation en urée nest plus complète ; au lieu durée, il se forme un produit moins brûlé, moins oxygéné, lacide urique, lequel est beaucoup moins soluble, et lorsquil se trouve en trop forte proportion dans lurine, il cristallise et forme ces concrétions quon observe souvent au fond des vases de nuit : lorsquelles se trouvent dans la vessie, elles forment le point de départ des noyaux pierreux. Voilà pour le premier groupe. Les pierres constituées par les phosphates alcalins que nous rangeons dans le second groupe reconnaissent une tout autre origine ; mais la théorie chimique paraît tout aussi simple. Ici, nous navons plus à accuser un régime trop succulent, une alimentation trop riche en aliments azotés. La plupart des concrétions phosphatées se forment dans les vessies malades, soit quil sagisse dune inflammation chronique du réservoir urinaire ou de ses annexes, soit quil sagisse dune tumeur, dune dégénérescence, etc. Dans ce cas, le pus ou le liquide pathologique quelconque qui se trouve mêlé à lurine détermine une espèce de fermentation, qui transforme lurée en carbonate dammoniaque. En présence du carbonate dammoniaque, les phosphates acides qui se trouvent constamment en grande quantité dans lurine et qui sont très-solubles se changent en phosphates neutres insolubles, et lon voit bientôt se précipiter en concrétions qui saccroissent sans cesse par laddition de nouvelles couches, des phosphates de chaux, de magnésie, dammoniaque, etc. Dans ce cas, lurine est toujours alcaline ; cest même là un élément de diagnostic quen clinique il ne faudra pas négliger. Voilà lorigine chimique du second groupe de pierres. Jajouterai quune alimentation insuffisante, ou composée presque exclusivement de substances végétales, est regardée comme une condition favorable au développement de ces calculs phosphatiques (4). Jaurais voulu vous épargner les arides détails de cette petite digression chimique. Mais, en dehors de lintérêt médical quelle présente, elle peut, si je ne me trompe, nous être de quelque utilité pour diriger nos recherches, pour les rendre par cela même plus précises et pour nous donner plus de confiance et de sécurité dans nos appréciations définitives. Désormais, en effet, nous navons plus quà nous demander, - dune part, si le régime alimentaire dans notre pays est tout aussi riche en substances azotées, aussi succulent que celui des autres contrées, en un mot, sil est de nature à produire autant dacide urique ; - dautre part, si les conditions climatériques et les diverses autres causes sous linfluence desquelles se développent les maladies vésicales occasionnant les concrétions phosphatées existent chez nous comme chez nos voisins ; - enfin, dans le cas daffirmative, quel est dans les habitudes de la vie le détail hygiénique spécial à la Basse-Normandie qui empêche un régime trop azoté ou les affections de la vessie de déterminer la maladie de la pierre. Circonscrite dans ces étroites limites, la question, pour être résolue, nexige plus en quelque sorte de connaissances spéciales. Sans quelle sorte pourtant du domaine médical, on pourrait dire quelle nest plus quune affaire dobservation et de bon sens. Sous le rapport des produits alimentaires, il est peu de pays aussi favorisés que notre Basse-Normandie. Sa richesse à ce point de vue est devenue presque proverbiale. Ses côtes, immenses relativement à son étendue, ses nombreuses rivières lui fournissent un poisson abondant et exquis ; - sur presque tous les points, des pâturages étendus, et notamment le Pays-dAuge, apportent au commerce de la boucherie les viandes les plus estimées ; - toute la côte ouest du département de la Manche, depuis le cap de La Hague jusquaux falaises de Granville et aux environs du Mont-St-Michel, est couverte de cette petite race de moutons, dont la vie sur le bord de la mer, à moitié sauvage, donne à leur viande une qualité exceptionnelle. Ses beurres, surtout ceux qui viennent du Cotentin, des environs de Valognes, de Carentan, dIsigny, sont les meilleurs du monde entier ; - elle est également renommée pour ses fromages. Presque partout, mais principalement dans les régions accidentées et boisées où se cultivent les céréales, lélevage des volailles est considérable. Qui de vous ne connaît les chapons de St-Lo, les oies dAlençon, les poules de Crèvecoeur ? - Les oeufs sont lobjet dun commerce immense. Si nous manquons de raisin (et encore quand la vigne est bien exposée, est-il bien meilleur quon ne le dit), nous avons presque tous les autres fruits et surtout la pomme, dont nous exportons chaque année des milliers de tonnes, et qui nous fournit cette fameuse boisson, le cidre, dont nous allons étudier bientôt les propriétés. Sur un sol aussi plantureux, Messieurs, la nourriture des habitants doit être abondante, succulente, et elle lest en effet. Certaines campagnes du Bocage et du nord de la Manche, il est vrai, de la Hague surtout, sont dune frugalité antique. Dans ces parages, le petit propriétaire, le laboureur, sans cesse en lutte avec une terre ingrate, laborieux, sobre, économe, ne mange quexceptionnellement de la viande fraîche ; - le fond de lalimentation est presque exclusivement composé de farineux et de végétaux ; le dimanche, et encore il y a de nombreuses exceptions, il extrait de son sinot un morceau de lard salé et ranci qui devra faire tous les frais de la semaine. Mais ce genre de vie ne sobserve plus quen quelques endroits limités et qui tendent à se retrécir de jour en jour. Presque partout, les Bas-Normands mettent largement à profit les bonnes productions de leur pays. Certaines villes même sont devenues légendaires par la profusion des mêts servis sur les tables, et il en est où les invitations à dîner deviennent, pendant une partie de lannée, la principale préoccupation de certaines classes de citoyens plus ou moins oisifs. Dans la plaine de Caen et dans certaines régions de la Manche et de lOrne, les cultivateurs se plaignent vivement des exigences de leurs domestiques pour lalimentation ; - les dépenses de ce chef prennent des proportions inquiétantes. Si donc, au point de vue de lalimentation que nous avons vu devoir exercer une si grande influence sur la maladie de la pierre, la Basse-Normandie se trouve dans des conditions tout à fait propres à la formation de concrétions dacide urique, est-elle plus favorisée en ce qui concerne une autre source des maladies calculeuses, je veux parler des inflammations et autres affections vésicales ? Si nous consultons le climat et les habitudes générales dhygiène, les affections vésicales devraient être plus nombreuses chez nous quen beaucoup de contrées. Sur tous les points, en effet, le climat est humide, les pluies fréquentes ; toute la côte, depuis Honfleur jusquaux environs de Valognes, est découpée par de vastes marécages qui, bordant le cours des ruisseaux et des rivières, senfoncent quelquefois profondément dans lintérieur des terres. La plupart des maisons, dans les campagnes, nont quun rez-de-chaussée. Aucun souci des lois de lhygiène, même pour les habitations plus confortables de la classe aisée, ne préside à leur emplacement, à leur orientation, à la distribution de leau et de la lumière. Beaucoup sont trop petites, basses, sombres et surtout humides. Nul milieu ne semble plus propice au développement des affections catarrhales. La plupart des habitants, sous prétexte de ne pas contracter soi-disant de mauvaises habitudes, ont une répugnance déraisonnable pour les vêtements de laine sur la peau, lun des meilleurs préservatifs contre laction morbide du froid et de lhumidité. On narrive à les convaincre, que lorsquils sont malades depuis longtemps déjà. A ces causes dinflammation des membranes muqueuses vient sen joindre une autre qui agit plus spécialement sur la muqueuse de la vessie : - la fréquence des maladies des organes génito-urinaires dans les villes. Ces affections qui, par simple continuité de tissu, se propagent si souvent jusquau réservoir urinaire sont très-communes à Honfleur, à Lisieux, à Cherbourg. Elles ne sont rien moins que rares à Caen. Vous savez même que, daprès certaines récriminations, la contagion y serait des plus actives. Mais si je men rapporte à mes observations personnelles, elle naurait rien à envier sous ce rapport à plusieurs autres villes de la province, notamment à Bayeux, sa voisine. Jai plus dune raison de penser que depuis les nouvelles exigences du service militaire, elles sont même assez communes dans les campagnes. Ainsi considérée au point de vue des influences hygiéniques sous linfluence desquelles la pierre paraît principalement se développer, la Basse-Normandie se trouve donc dans des conditions tout à fait défavorables ; le régime azoté, auquel il faut rapporter les concrétions dacide urique, y est plus généralement répandu que dans beaucoup dautres provinces, et les causes diverses qui déterminent les affections vésicales , auxquelles nous attribuons les concrétions phosphatées, sy rencontrent également plus intenses et plus nombreuses. Quelle est donc la raison pour laquelle nous navons pas la pierre ? Pourquoi est-elle si rare chez nous, quand elle est si fréquente en Bourgogne, pour en revenir à lexemple que je vous citais au début de cette conférence ? En quoi donc un Bourguignon diffère-t-il dun Bas-Normand ? La différence, la voici : - Lun boit du vin, lautre boit du cidre : - Tout est là. Le cidre, voilà lagent spécial, essentiel, qui, au point de vue hygiénique nous distingue profondément des autres pays ; - et nous verrons dans notre prochaine réunion que le rôle puissant que nous lui reconnaissons relativement à la pierre se justifie pleinement par sa composition chimique et son action physiologique. TROISIÈME LEÇON. SOMMAIRE.- Propriétés lithotriptiques du cidre dues à sa composition chimique et à son action physiologique. Dépôts cristallisés dans les bouteilles de vin, nexistant point dans les bouteilles de cidre. Composition chimique du cidre. Période où il contient de lacide carbonique ; période où il contient de lacide acétique. Le travail dabsorption et de nutrition transforme ces deux acides en carbonates alcalins. Propriétés de carbonates alcalins. Excitation des reins par le cidre. Ses propriétés diurétiques. Pourquoi ces propriétés sont-elles persistantes. Expériences sur laction diurétique du cidre. Quantité de liquide absorbée par les buveurs de cidre. Lavages répétés de la vessie. Influences de cette abondance de sécrétion sur la formation de la pierre. MESSIEURS, En recherchant dans notre dernière conférence quelle était la principale différence qui, au point de vue des habitudes hygiéniques, distinguait notre Basse-Normandie des autres contrées, nous avons reconnu quelle consistait dans le genre de boisson dont nous faisons usage : le cidre. Et nous avons été tout naturellement amenés à conclure que cétait très-vraisemblablement au cidre que nous étions redevables de cette immunité relative et tout à fait exceptionnelle dont jouit la Basse-Normandie vis-à-vis de cette grave maladie de vessie, appelé la pierre. Cette conclusion semble dautant plus naturelle, que rien ne me paraît devoir exercer une influence plus directe sur la sécrétion urinaire et ses divers produits, que la boisson même que lon a lhabitude de faire entrer dans le régime alimentaire. Sil restait encore quelques doutes dans votre esprit, jespère les dissiper entièrement en étudiant la composition chimique du cidre ainsi que ses propriétés physiologiques, et surtout en plaçant sous vos yeux des observations où la formation de concrétions urinaires a été enrayée par lusage de la boisson fermentée dont nous nous occupons. Mais avant de pénétrer intimement dans cette étude, où nous serons obligé de faire successivement appel à vos connaissances en chimie, en physiologie, en thérapeutique, signalons dabord un fait vulgaire, dobservation journalière, et qui, sans avoir la valeur quon serait tenté de lui accorder, à première vue, nous paraît pourtant mériter quelque attention : - cest la manière toute différente dont se comportent le cidre et le vin mis en bouteille. La plupart des vins, en vieillissant, laissent déposer sur les parois du vase qui les contient une couche cristallisée, plus ou moins épaisse, fortement adhérente, que des lavages répétés parviennent à peine à enlever. Le vin perd donc, avec le temps, la propriété de tenir en dissolution certains produits, certains sels qui entrent dans sa composition. Prenez, au contraire, une bouteille de cidre, même vieille, de huit ou dix ans (nous verrons quon peut en boire dexcellent au-delà de cet âge) ; loin davoir perdu de sa transparence, il sera souvent plus limpide ; aucune incrustation ne se sera produite sur les parois, et sil existe quelque dépôt au fond, ce ne sera quune couche mucilagineuse venant de ce quon naura pas pris suffisamment soin de le clarifier avant de le mettre en bouteille ; en un mot, il conserve la propriété de maintenir indéfiniment dissous les principes salins et autres quil renferme. Nous ne voulons point, je le répète, attacher à cette particularité une signification trop grande ; mais il est au moins rationnel dadmettre que deux liquides, dont les phénomènes ultimes de fermentation sont si opposés, doivent provoquer dans les reins quils traversent des phénomènes qui ne sont pas non plus absolument identiques. Du reste, une analyse moins grossière peut rendre compte de laction dissolvante du cidre. Il faut bien le dire toutefois ; à notre connaissance, du moins, une analyse chimique très-complète na jamais été faite. Nous trouvons dans plusieurs mémoires, dont quelques-uns sont dus à des chimistes des plus compétents et des plus consciencieux, des recherches très-étendues et très-minutieuses ; mais ces recherches ne portent que sur le jus de la pomme avant sa fermentation, tel quil sort du pressoir (5). Or, ce nest pas là, à proprement parler, le cidre. Jamais on ne le boit dans ces conditions. Des réactions chimiques extrêmement importantes se passent au sein de ce liquide avant que, absorbé comme boisson alimentaire, ses éléments soient mis en rapport avec lappareil de la sécrétion urinaire. Au point de vue de sa composition chimique, on consomme le cidre dans deux périodes bien distinctes : celle où il contient de lacide carbonique ; celle où cet acide est remplacé par lacide acétique. Ces deux acides, dont la proportion est généralement considérable, me paraissent devoir jouer lun et lautre un rôle important dans les propriétés lithontriptiques du cidre. Pendant toute la durée de la fermentation, qui souvent persiste longtemps, lacide carbonique se trouve dissous dans le cidre en quantité notable. Cest lui que lon voit séchapper, en bulles plus ou moins nombreuses, du cidre qui pétille et qui forme autour du vase une mousse blanche et fine, ce chapelet, fort apprécié des amateurs. Cest lui qui reste emprisonné dans les bouteilles bien bouchées, et quil fait trop souvent éclater, quand on ne prend pas les précautions si simples que je vous indiquerai plus tard. Mais, lorsque la fermentation est complètement achevée, sous linfluence du contact de lair et de la présence de matières organiques, qui déterminent des réactions chimiques inutiles à décrire ici, lacide carbonique disparaît dune manière à peu près complète, et est remplacé par lacide acétique. Cet acide, avec la négligence que lon apporte dans la conservation du cidre, se forme même souvent en quantité telle (surtout vers la fin de lété, lorsque le vaisseau est depuis longtemps en vidange), quil rend la boisson désagréable et dune digestion difficile pour les estomacs qui ny sont pas habitués. Quel est, au point de vue qui nous occupe, le rôle de ces deux acides qui, je le répète, caractérisent les deux phases que traverse le cidre ? que deviennent-ils après avoir subi lélaboration régulière qui les fait pénétrer dans lintimité de la trame organique ? Comment leur présence dans le cidre peut-elle modifier la prédisposition aux concrétions urinaires ? La chimie nous apprend que les acides végétaux, dont lacide acétique est un des plus importants, sont modifiés par le travail de la digestion, décomposés dans leur passage à travers lorganisme. Ils se trouvent en dernière analyse transformés en acide carbonique que nous trouvons déjà dans la première période et qui se combine avec diverses bases, comme la chaux, la soude, la potasse, la magnésie, pour former des carbonates alcalins. Il en résulte donc que, quelle que soit la période à laquelle on fasse usage du cidre, on absorbe, soit lacide carbonique tout formé, soit les éléments nécessaires à sa formation, et que les combinaisons ultimes auxquelles cet acide prend part dans léconomie sont des carbonates alcalins dont la proportion doit varier en raison même des acides absorbés. La formation de ces carbonates alcalins au sein de lorganisme, par suite de labsorption des acides contenus dans le cidre, a une importance qui ne saurait vous échapper. Vous savez, en effet, que cest à la présence de ces sels, en quantité plus ou moins grande, que les eaux si justement renommées de Contrexeville, de Vichy, de Vals, etc., empruntent leurs vertus lithotriptiques qui les font rechercher par les calculeux du monde entier. En même temps que se forment ces combinaisons chimiques, sur la valeur desquelles jappelle toute votre attention, lappareil urinaire devient, sous linfluence du cidre, le siége dun phénomène physiologique qui a une importance de premier ordre, et qui est probablement, au moins en partie, la conséquence même de ces réactions chimiques. Je veux parler de lexcitation produite sur les glandes rénales, excitation qui se traduit par une abondante sécrétion durine, comparable à celle que déterminent les médicaments les plus actifs dont dispose la thérapeutique dans ce genre. Les propriétés diurétiques du cidre me paraissent avoir été à peu près complètement négligées jusquici. Les ouvrages modernes nen tirent aucune indication pratique. Mais cette remarquable propriété avait pourtant été indiquée, il y a trois cents ans, par un médecin caennais, Paulmier, qui a écrit au XVIe siècle un livre célèbre et devenu rare sur le cidre, ouvrage dont jinvoquerai plus dune fois le témoignage devant vous et dans lequel on lit ce qui suit : « Les sidres sont si faciles à digérer, de si prompte distribution et si apéritifs pour la plupart, quils méritent destre nombrez entre les remèdes dieurétiques, qui purgent et mundifient les reins, et provoquent lurine. » Cette réflexion de la part de lauteur que nous venons de citer a une valeur dautant plus grande, quil ne la fait à lappui daucune théorie ou pour en tirer aucune conséquence. Elle navait point, du reste, échappé à lobservation populaire. Nest-ce point, en effet, à la propriété excitante de cette boisson, que doit se rapporter ce vieil adage, bien connu de vous tous : Jamais Normand, en Normandie Na p seul, en compagnie. Laction uro-poïétique du cidre est dailleurs tellement évidente, que le moindre examen suffit pour sen convaincre, et que plus dun parmi vous, pour ne pas dire tous, en a pu faire lexpérience personnelle. Cest assez, en effet, de remplacer pour quelques jours, dans le régime, le vin par le cidre, pour déterminer une différence sensible en plus dans la quantité des urines excrétées ; - et non-seulement la quantité est augmentée, mais la qualité est modifiée ; elles sont plus claires et plus limpides, conséquence inévitable de leur plus grande abondance. Si elles contenaient quelques poussières uriques avec le vin, si elles tachaient le vase, si elles laissaient déposer une poussière briquetée, ces dépôts, dissous dans une plus grande quantité de véhicule, disparaissent avec le cidre, exactement comme sous linfluence directe dun réactif chimique. Cette sécrétion plus abondante du rein na rien qui doive nous surprendre : les acides carbonique et acétique du cidre se transforment, vous disais-je tout à lheure, en carbonates alcalins que la thérapeutique emprunte tous les jours à la matière médicale dans le but dexciter la sécrétion rénale. Il est dès lors tout naturel que ces sels diurétiques, quand ils proviennent de la composition chimique de la boisson alimentaire, aient la même action que lorsque nous les faisons absorber comme médicaments préalablement dissous dans leau. Lacide malique joue aussi dans cette excitation du rein un rôle très-actif, ainsi que nous lavons constaté par des expériences directes. Mais, pour le moment, je veux me borner à bien constater le fait sans en chercher la raison dans des combinaisons et réactions chimiques, qui dailleurs ne sauraient tout expliquer. Ce fait de la persistance de lexcitation des reins chez les buveurs de cidre peut soulever quelques objections ; elle est même, si lon veut, en contradiction apparente avec les données de la science. On sait, en effet, que laction physiologique des diurétiques les moins contestés, comme celle de la plupart des substances médicales, finit par sépuiser avec le temps, par un usage prolongé. Les organes shabituent peu à peu à cette excitation. Leur impressionnabilité, sans cesse mise en jeu par le même agent, sémousse, et le médicament le plus actif devient par lusage longtemps continué une substance à peu près inerte. Tels lopium et tant dautres médicaments non moins connus. Pourquoi donc devant le cidre, également après un laps de temps plus ou moins considérable, les reins ne recouvreraient-ils pas une complète impassibilité ? Lexpérience de chaque jour prouve quil nen est pas ainsi ; le cidre échappe à cette loi générale : son action diurétique ne suse pas, elle est permanente. Ce fait bien constaté nous suffirait. Disons, toutefois, que cette exception à la loi commune qui régit laction des diverses substances médicamenteuses est plus apparente que réelle. Il ny a pas en effet de boisson dont le goût, dont la qualité, dont la force alcoolique, dont la composition, en un mot, soit moins fixe que celle du cidre. Celui-ci varie, non-seulement dun pays à lautre, mais dune commune à la commune voisine ; mais, dans le même village, dune maison à une autre ; que dis-je ! dans le même cellier, un tonneau ne ressemble pas à un autre tonneau (nous en dirons plus tard les raisons.) De sorte que lon peut affirmer que, règle générale, nous ne buvons jamais exactement le même cidre pendant longtemps. Le diurétique dont nous usons est toujours du même genre, il est vrai, mais ses espèces varient à linfini ; de là sa continuité et sa fixité daction.Cette persistance coïncide avec ce que nous observons tous les jours dans la médication diurétique que nous mettons en usage. Vous savez, en effet, que pour entretenir la sécrétion rénale à un certain degré dactivité, il suffit de remplacer indéfiniment une substance par une autre qui ne diffère souvent de la précédente que par des nuances à peine appréciables. Cette action du cidre sur la glande rénale ma paru assez importante pour justifier les recherches expérimentales auxquelles vous avez assisté, et par lesquelles nous avons essayé de déterminer, dune manière précise, dans quelle proportion variait la quantité durine sécrétée par un homme, suivant quil était soumis au régime du cidre ou au régime du vin, la quantité de boisson absorbée restant la même. Le premier sujet soumis à lobservation fut, vous vous le rappelez, un gendarme couché au n° 3 de la salle St-Ferdinand, pour une fracture de jambe. Cet homme buvait un demi-litre de cidre, matin et soir, au repas ; le cidre, complètement fermenté et déjà légèrement acide, était coupé deau par moitié environ. Pendant dix jours, du 2 au 12 mai, on mesure la quantité durine excrétée depuis trois heures de laprès-midi à huit heures du matin. La moyenne pendant ces dix jours est de 1 litre 7 décilitres par jour. Elles sont claires, limpides, sans aucun dépôt. Après ces dix jours de régime du cidre, nous prescrivons un demi-litre deau rougie à chaque repas ; leau, dans la proportion des deux tiers sur un tiers du vin ordinaire de lhôpital. La quantité de liquide absorbé est donc la même. Nous faisons surveiller le malade, qui dailleurs nous inspire toute confiance. Pendant une période égale de dix jours, du 12 au 22 mai, nous observons chaque jour, de trois heures de laprès-midi à huit heures du matin, une moyenne de 1 litre 3 décilitres, au lieu de 1 litre 7 décilitres, soit une différence en moins de quatre décilitres ! presque le quart. En même temps les urines étaient plus foncées en couleur, plus chargées. Un autre malade de la même salle, le n° 2, atteint dune fracture de lextrémité inférieure du radius, âgé de 30 ans, bien portant, dune bonne constitution, est soumis aux mêmes expériences, mais avec cette différence quil boit à discrétion à ses deux repas, pendant les deux périodes de dix jours, - dans lune, leau rougie, dans lautre le cidre. La moyenne durine excrétée pendant les dix jours du régime deau rougie, de trois heures de laprès-midi à huit heures du matin, est de 0,7 décilitres. Mis immédiatement au cidre dans les dix jours qui suivent, la moyenne de lurine mesurée chaque jour monte à 1 litre 3 décilitres. Ici lécart est plus considérable ; il est de 6 décilitres, presque de moitié. Aussi, pendant le régime du vin, les urines, non-seulement sont plus colorées, mais elles laissent sur les parois du vase un léger dépôt rouge brique. Dans les cinq jours qui succèdent à cette double expérience, le malade boit à la fois de leau rougie et du cidre à chaque repas, par parties égales environ. Ce régime mixte nous donne une moyenne de 1 litre 03 centilitres, presque 3 décilitres de moins que lusage exclusif du cidre (6). Vous le voyez, Messieurs, il ne sagit plus ici de vues théoriques, ou dassertions vagues. Les considérations auxquelles nous nous sommes livré, au point de vue chimique et physiologique, sont pleinement confirmées par lexpérience, et le cidre est évidemment un profond modificateur de la sécrétion urinaire : sous son influence, celle-ci devient plus abondante, les urines deviennent plus claires, plus aqueuses, conditions assurément défavorables aux sédiments calculeux. A cette action incontestable du cidre sur la glande rénale vient sajouter une circonstance de régime toute spéciale, dont les conséquences doivent entrer en ligne de compte dans lexplication que nous nous efforçons de trouver aux vertus lithotriptiques du cidre. Comparez, en effet, la quantité de liquide absorbée, dans un repas, par un homme dun pays à cidre à celle qui est absorbée, dans le même repas, par un homme dun pays à vin : vous serez frappés de la différence. Lhomme au vin en boit un verre, deux verres tout au plus, - lhomme au cidre, le Bas-Normand, en absorbe en moyenne un litre ; et combien, même parmi vous, quaucun exercice violent, aucun travail musculaire ne soumet pourtant à une déperdition organique notable, se contentent à peine du double ! Or, comme, toutes conditions égales dailleurs, la quantité durine expulsée est en raison directe de la quantité de boisson absorbée, voyez combien doivent différer les conditions dans lesquelles se trouvent les organes de la sécrétion urinaire considérée chez un buveur de cidre et chez un buveur de vin, chez un Bas-Normand et chez un Bourguignon, lun buvant beaucoup, lautre très-peu. Chez nous, non-seulement à raison de la propriété diurétique de la boisson dont nous usons, mais encore en raison même de la quantité que nous avons lhabitude dabsorber, les réservoirs naturels, la vessie surtout, sont sans cesse imprégnés, remplis, par un liquide abondant ; ils subissent une espèce de lavage qui, même en ne le considérant quau point de vue purement physique, ne saurait être indifférent quand il sagit daffection vésicale et surtout de concrétions urinaires. Je ninsiste pas davantage. Ces faits bien établis, il vous devient facile de comprendre pourquoi la pierre nest pas plus fréquente en Basse-Normandie. Bientôt jespère vous démontrer, par des observations prises directement au lit des malades, que le cidre na pas seulement un rôle prophylactique, mais quil possède une action curative réelle, quil peut dissoudre certaines concrétions uriques et guérir les gravelles. (La fin de cet ouvrage paraîtra dans lAnnuaire de 1882). Notes : |