Corps
DURANVILLE, Léonde (1803-1881) : Récits duMoyen-Age.- Rouen : Imprimerie Cagniard, 1863.- 8 p ; 25 cm. Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (05.VI.2016) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 2145 br). Tiréà part à 50 exemplaires (n°18) extrait de la Revue de la Normandie, année 1863. RÉCITS DU MOYEN-AGE. LE PELERIN. — LA FÉE. LA SORCIÈRE. LA CAVERNE. LA CLOCHE DES REVENANTS. — L'ASTROLOGIE ; ISTRASOF ; DUBRAVIUS. LE DIABLE ET LA MORT. — LE POÈTE VIRGILE. Par Léon de Duranville Membre de l’Académie de Rouen et de plusieurs Sociétés savantes ~ * ~ Les récits du moyen-âge ont un grand charme. Si nos devanciers destrois derniers siècles trouvaient tant de plaisir à citer les faitsmythologiques, nous n'en devons pas trouver moins à rappeler cemerveilleux d'une période qu'on a dédaignée pendant longtemps. Que demystères ! Que de choses dont nous ne saurions nous rendre compte avecnos idées nouvelles, mais que le moyen-âge jugeait parfaitementadmissibles, parce qu'il croyait à l'existence d'une puissance occulte.Grâce aux souvenirs du moyen-âge, les recoins les plus obscurs de noshameaux deviennent remarquables, et des personnages intéressantsarriment leur solitude. C'est un vieux pèlerin, homme fervent et rempli d'humilité chrétienne,cheminant les pieds nus, le bourdon à la main, ne redoutant pas lesbrigands, d'abord parce qu'il est pauvre, en second lieu, parce que lesbrigands craindraient les vengeances d'en haut, s'ils attaquaient unvoyageur des saints lieux. Il venait de gravir une montagne et setrouvait au détour d'un bois, lorsque deux habitants de l'enfer, douxdémons, armés de cornes, et fesant entendre d'aigres sifflements, seprésentèrent devant lui. Ces êtres méchants aiment surtout à jouer destours au pauvre pèlerin : tantôt ils lui barrent le sentier ; tantôtleur haleine empestée dessèche le gazon sur lequel l'homme saint doitse coucher pour passer la nuit. C'est la fée de la montagne. Elle réside dans une forteresseabandonnée, au milieu des ruines et des broussailles. Le soir, elletraverse les campagnes avec la rapidité de l'éclair. Quelquefois elleprend la figure d'une pauvre femme, et vient s'asseoir aux foyershospitaliers : elle y paie son écot et témoigne aux hôtes sareconnaissance en donnant aux enfants des hochets d'or et d'argent, àla jeune fille, un amant selon ses rêves, en transformant le bonnet dubûcheron eu une couronne baronniale, et sa cabane en un palaismagnifique. C'est une sorcière maudite, qui chaque semaine se rend aux assemblésnocturnes, eu chevauchant sur un manche à balai, pour rendre seshommages à un bouc fétide, placé sur un boisseau. L'herbe meurt auprèsde sa cabane ; on n'y voit guère d'autre végétation que celle de laverveine, employée dans des mystères coupables. Des chouettes fontleurs nids sous son toit de chaume. Des reptiles, des crapauds, deslézards rampent dans un marais voisin. Quelques fioles, des amulettes,un grimoire, deux ou trois chaises délabrées, une table pareille àcelle de Philémon et de Baucis, un misérable grabat, composent tout sonmobilier. Oh ! combien d'amants ont vomi des imprécations contre lasorcière ! Oh ! combien d'épouses délaissées auraient voulu mettre enpièces la vieille femme aux joues ridées, aux yeux perçants etsinistres ! Elle a semé les calomnies les plus odieuses ; elle a tuédans les entrailles maternelles le fruit d'un chaste et légitime amour. Voyez-vous cette caverne dont chacun tremble d'approcher, lorsque lesombres du soir viennent à descendre... Alors, on entend sortir de lacaverne des hurlements affreux : le voyageur s'éloigne rapidement et serecommande au Ciel ; une frayeur mortelle a glacé tout son être : carces cris lugubres n'ont rien d'humain, et sont cent fois pluseffrayants que les rugissements du tigre et de l'hyène dans les vastesforêts du désert. Ceux qui sont entrés dans la caverne y ont vu deschoses terribles, des tombeaux entrouverts, des squelettes secouantleurs chaînes, une fournaise ardente. Les imprudents, s'ils ne se sontpas enfuis assez vite, ont disparu pour toujours, les spectres se sontélancés sur eux, et les ont précipités dans un gouffre enflammé. Lesoiseaux, les quadrupèdes n'osent passer la nuit auprès de cette caverned'épouvante. « Si j'étais poète, » dit l'auteur du Génie du Christianisme, « je nedédaignerais pas de dépeindre cette cloche agitée par les fantômes dansla vieille chapelle de la forêt. » Eh ! quels sont ces fantômes qui,pendant les ténèbres, à l'heure redoutable de minuit, répandentl'alarme dans le pays, troublent le sommeil du pâtre, égarent levoyageur ? Ils sont l'objet des entretiens pendant les longues veilléesd'hiver : les villageois serrés autour de la bûche de Noël, prêtent uneoreille attentive : mais cela les effraies plus que le tocsin dumeurtre et de l'incendie. C'est peut-être un châtelain mort depuislongtemps, l'effroi du pays, le tyran de ses vassaux. Il agite l'airainsacré, qui servit tant de fois de signal à ses exécutions barbares ; cegrand coupable, bourrelé par les remords de sa conscience et portantl'enfer dans son soin, vient reconnaître dans le silence du tombeau sesanciennes victimes, et souille do sa présence le temple vénéré. Si lespierres du temple pouvaient parler, elles expliqueraient beaucoup demystères nocturnes, ces hurlements des damnés plus effrayants que ceuxdes loups, ces profanations commises par les suppôts du diable… Maisles glas deviennent plus doux et leur son est mélodieux. C'estpeut-être une jeune vierge, que sa fraîcheur et ses dix-huit printempsn'ont pu sauver des coups de la mort, et qui dort depuis quelques moissous les arceaux du temple rustique, auprès de la fenêtre frangée delierres et de ravenelles, au pied de la madone sainte et de ce mêmeautel où son fiancé devait la conduire bientôt : elle sort quelquefois,pendant la nuit, de sa couche d'argile, et, couverte de son linceulblanc, s'approche de la cloche, afin de rappeler son souvenir à sescompagnes. Le moyen-âge croyait à l'astrologie, science céleste, a dit WalterScott, et non seulement parce qu'elle s'attache à lire sur le front desastres les destinées humaines, mais parce que celui qui la pratique lacroit émanée d'une intelligence supérieure à la nôtre. Ses maîtres nemenaient pas la vie commune. Ainsi l'arabe Istrasof n'avait pas vu lesoleil depuis quarante ans. Né dans les hautes montagnes de l'Arabie,Istrasof était destiné, suivant l'ordre naturel, à jouir de toutl'éclat de cet astre ; mais, voulant ouvrir les yeux de son esprit à lalumière intellectuelle, il ferma les yeux de son corps à la lumièrematérielle : semblable à ces oiseaux nocturnes dont l'antiquité faisaitles emblèmes de la sagesse, il ne voulut voir à la voûte des cieux quela lune et les étoiles. Ainsi Dubravius, cet homme puissant qui rompaitles chaînes de la mort et rappelait sur le globe des âmes qui, depuisquelques jours, erraient dans les espaces de l'autre monde, Dubravius,à la voix duquel le trépas abandonnait ses victimes, et la vie rentraitdans des membres glacés, alla jusque dans l'Egypte, la mère dessciences occultes, pour y entendre les oracles du cheik Ebo-Ali. Le diable et la mort jouaient un grand rôle au moyen-âge. Le diable etla mort avaient beau jeu, quand, de tous côtés, dans les châteaux aussibien que dans les chaumières, on parlait de sortilèges et d'apparitionsfantastiques, quand des hommes bardés de fer traversaient les campagnesen provoquant au combat leurs adversaires, et que les châtelainsfaisaient creuser de profondes oubliettes, pour assouvir leursvengeances. On rencontre donc fréquemment sur les vitraux et sur lessculptures qui nous ont été légués par nos pères, le diable et la mort. Le diable, même après le moyen-âge, exerce le pinceau des artistes lesplus habiles, des Téniers, des Callot, des Raphaël, des Michel-Ange,des Jean Cousin, des Rubens. On sait que Jérôme de Bos, peintre duquinzième siècle, natif de Bois-le-Duc, et l'un des premiers qui aitfait usage de la peinture à l'huile, avait choisi pour sa spécialitél'enfer et le diable. L'imagination du Dante s'est exercée à doter lessuppôts de ce prince des ténèbres des noms tous plus caractéristiquesles uns que les autres. Arracheur de dents. Fourbe, Chien hargneux,Barbe en désordre, Passion effrénée, Mordu par le Dragon, Sanglier auxlongues défenses, Chien mordant et déchirant, Rouge de colère, voilàles noms qui équivalent en français aux noms italiens Scarmiglione,Alichino, Caguazzo, Barbarriccio, Libicocco, Dragnignazzo, Ciriato,Sannuto, Grafficano, Rabicante ; chacun de ces noms prête auxdéveloppements et caractérise bien son personnage. On rencontre encorele diable à chaque pas, sinon en Europe, du moins dans les autresparties du globe, aussi bien au Japon que sur les côtes de Guinée,aussi bien à Ceylan qu'aux Philippines et aux Maldives. Si l'on parlesouvent des œuvres merveilleuses du diable, on ne parle pas moinssouvent de la manière dont il exige son paiement. Son nom se trouvejusque dans l'histoire naturelle ; il existe un diable des bois, unoiseau diable, un diable de mer, et même un assez innocent insecteflétri du nom de diable, ou tout au moins de celui de diablotin. Dans l'enfance du Théâtre-Français, quand on faisait monter lesbienheureux sur la scène, on y faisait monter aussi les diables. Lesreprésentations avaient lieu dans les cimetières des églises, auxprincipales fêtes de l'année : on se proposait un but moral, d'effrayerles pécheurs endurcis et de les amener à repentance. Quelquefois lessuppôts de l'enfer étaient représentés par quatre personnages, quifaisaient un vacarme effrayant, hurlaient en vrais damnés, jetaient desflammes par la bouche, brandissaient, des torches, et donnaient à cequi les entourait la couleur de l'incendie. De là cette expression diable à quatre, dont on a fait un surnom, hélas ! pour le meilleurdes princes : Vive Henri Quatre ! Vive ce roi vaillant ! Ce diable à quatre A le triple talent De boire et de battre. Et d'être vert-galant (1). Au commencement du XVIe siècle, Eloy d'Armenal, maître des enfants dechœur de Béthune, publiait en format in-folio un volume de diableries.Un antiquaire a voulu que beaucoup de figures bizarres qu'on rencontredans les temples fussent autant de réminiscences des mystères (2) : onaurait donné à des figurines sculptées sur les boiseries des stalles,l'aspect et le costume des diables qu'on avait vus sur la scènequelques jours auparavant. Mais les quatre diables réunis au XVe sièclene faisaient pas autant de bruit que le seul diable de Vauvert enfaisait au XIIIe. Un vieux palais, construit par le roi Robert, puisabandonné par ses successeurs, était, nous disent d'ancienneschroniques, occupé par des revenants : on y voyait des spectrestraînant de lourdes chaînes; on y entendait, des hurlements à mourir defrayeur ; un monstre vert, muni d'une longue barbe blanche, moitiéhomme, moitié serpent, apparaissait pendant la nuit, et menaçaitd'assommer les passants avec une lourde massue. On se le rappelait autemps du joyeux curé de Meudon : « Car cest Anglois, disait-il, est ungaultre diable de Vauvert. » Le souvenir s'en retrouve encore dans unedes rues de Paris. Assez sur le diable : parlons maintenant de la mort. Chez les anciensGrecs on la nommait rarement, de peur d'appeler des idées tristes.Homère et Hésiode l'ont dépeinte chacun à sa manière. Il y a quelquechose de flamand dans la touche du poète de Tibur, quand il la montreheurtant du méme pied les chaumières du pauvre et les palais des rois : Pallida mors oequo pulsat pede pauperum tabernas Regumque turres (3). Quand Malherbe imite ce passage d'Horace, la mort, dans son ode à DuPerrier, n'affecte pas de dédain ; elle demeure seulement impassible etse bouche les oreilles ; en pénétrant jusque dans les profondeurs duLouvre, malgré la garde nombreuse qui veille auprès des rois de France; elle les fait ses prisonniers, mais en conservant une noble attitude,comme un conquérant qui vient d'entrer par la brèche avec une troupe devainqueurs. La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles; On a beau la prier : La cruelle qu'elle est se bouche les oreilles Et nous laisse crier. Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre, Est sujet à ses lois. Et la garde qui veille aux barrières du Louvre N'en défend pas nos rois. Depuis deux cents ans, ces vers sont dans la mémoire de tous les hommesde goût, et conservent toujours leur jeunesse et leur sublimité. De même que le poète de Sulmone, dans ses Métamorphoses, a décritmagnifiquement le palais du soleil, deux poètes du XVIIe siècle ontdécrit le temple de la Mort. Le premier occupe un rang fort honorabledans la littérature anglaise : c'est Jean Scheffield, duc deBuckingham, le favori de Guillaume III et de la reine Marie. « Aucentre d'une vallée, dit-il, s'élève un temple fameux, vieuxcomme le monde, auquel il donne des lois. Sa forme est circulaire, etquatre portes d'un métal solide admettent la foule des humains, qui,soumis à l'ordre dos destinées, viennent y chercher l'asile commun dutombeau, jeunes, vieux, rois, esclaves. La vieillesse et les maladiesqui affligent le plus l'humanité, sentinelles inflexibles, veillent àces portes fatales : leurs vêtements lugubres ressemblent aux tenturesqui tapissent les murs sacrés de cette obscure de meure. Des cierges depoix-résine, exhalant des nuages de fumée, redoublent les ténèbres.Dans ce royaume de la Nuit règne un monstre aveugle, inexorable, tyrancruel : son nom, c'est la Mort. » Le second poète, Philippe Habert, acomposé un Temple de la Mort qui renferme de beaux vers. On a étéjusqu'à dire que ce poème plaisait à tous les vivants ; il plaisaittant, ajoutait-on, à la Mort elle-même, qu'elle trancha les jours del'auteur à la fleur de son âge, de peur qu'il n'eût la pensée d'éleverun aussi beau temple en l'honneur de la Vie. Mais le moyen-âge avait recours à d'autres fictions pour rappeler auxindividus et aux populations la pensée de la mort. Il aimait les dansesmacabres. On en rencontrait partout, et dans les églises, et dans lescimetières, et sur les vitraux, et sur les miniatures des missels, etjusque sur les gardes d'épée des chevaliers, qui parfois avaient lafantaisie de se revêtir d'armures noires, et de s'intituler chevaliersde la mort. L'émule de Saintrailles et de La Hire s'élançait au combatavec un redoublement d'ardeur, quand il posait son large gantelet defer sur un emblème aussi redoutable. Il se disait : « Mais, en touchantà la mort, je donne à ma main une sorte de consécration : elle devientl'instrument de cette grande dévastatrice, et les humains vont tombersous ses coups, comme la moisson sous la faulx du moissonneur. » Maisun jour le chevalier devenait la victime de celle qui l'avait armé :quelquefois, il tombait renversé sur l'arène avant d'avoir employécette puissance dont il était dépositaire. Entrons dans un de ces lieux de sépulture, où l'on a médité tant defois sur le néant des choses terrestres, sur la promptitude aveclaquelle se brisent les liens les plus doux, où tant de veuves,d'orphelins, de mères, de sœurs, ont versé d'abondantes larmes. Voyonsà chaque colonne un personnage qu'un squelette décharné saisit etprécipite dans la tombe. C'est un guerrier revêtu de son armure ;intrépide au milieu des hasards, ainsi que les Roland, les Zerbin, lesRoger, mille fois il avait échappé aux plus grands périls : or, iladvint qu'un jour, en pleine paix, au sein du foyer domestique, etquand le guerrier se croit le plus en assurance, la terrible mortl'entraîne. Considérons ce monarque puissant, cet homme vêtu d'étoffesprécieuses, ce mendiant, ce grand dignitaire ecclésiastique, cettejeune fille dans la saison des ris et des amours ; tous prennent partau branle de la mort, tous frémissent on sentant sa main glaciale ;tous sont arrachés à leurs palais, à leurs domaines, à leurschaumières, à leurs fonctions, à leurs rêves d'avenir. La dansemacabre, c'est l'une des créations le plus affreusement bizarres quenous ait légué le moyen-âge : les antiquaires ont bien raison derecueillir soigneusement ses débris. On peut rêver longtemps auprès deces figurines pourvues d'une signification si frappante, et, dans leslongues nuits d'hiver, en pensant aux nombreuses générations quidorment d'un profond sommeil, on croit entendre des chants lugubres, ontressaille en s'imaginant voir des rondes de fantômes sur un sol jonchéd'ossements. Parmi ces fantômes, on distingue des diables, qui ne sontplus là des constructeurs de ponts, ni des créateurs de chosesadmirables, mais des ménétriers, dont les instruments s'harmonisentavec la voix rauque de la mort. Leurs symphonies lugubres retentissentpendant de longues heures. La ronde de la mort ressemble à la ronde dusabbat : on ne peut la voir que pendant les ténèbres. Le chantre deslarves, des dragons, des vampires et des gnomes termine l'une de sesballades par ces quatre vers. L'aube pâle a blanchi les arches colossales. Il fuit, l'essaim confus des démons dispersés; Et les morts, rendormis sous le pavé des salles. Sur leurs chevets poudreux posent leurs fronts glacés (4). Certains récits du moyen-âge sont noirs à faire trembler ; si vous lesentendez entre onze heures et minuit, vous avez le cauchemar à deux outrois heures du matin ; vous vous éveillez en sursaut, vous portez desregards inquiets dans tous les recoins de votre chambre, pour voir siquelque spectre ne lève pas un bras menaçant. D'autres récits sontamusants et d'une gaîté folle : nos pères les aimaient ; ils n'avaientpas tort, car la gaîté, c'est une excellente chose ; les apparitionsfantastiques ont leur charme, quand elles sont pourvues de couleursriantes. Pourquoi les personnages de l'autre monde ne seraient-ils pasquelquefois couronnés de roses, et pourquoi les diables ne seraient-ilspas quelquefois aimables ? Voyez ces lutins qui voltigent auprès decotte fenêtre : la jeune fille l'ouvre, mais en hésitant, et dansl'appréhension que ce ne soit un oiseau de sinistre présage, et trouveau milieu des pots de violettes et de giroflées, un joli petit sylphe,dont la figure est délicate et vermeille, dont les yeux sont doux etles aîles diaphanes. Or, ce n'était pas entre onze heures et minuit, mais au lever del'aurore, dans le beau mois de juin, qu'un grave précepteur, assis avecses jeunes élèves à l'ombre d'un chêne, leur racontait, le faitsuivant. « Ce Virgile, disait le mentor, ce poète mélancolique, dont nous avonstant de fois admiré les beaux vers, fit un jour une plaisantedécouverte. Le chantre d'Alexis, de Corydon et du pieux Enée prenaitplaisir, dès son enfance, à méditer le long des bosquets d'aubépines etdans les allées obscures, à voir le disque blanc de la, lune, et sesreflets dans un lac paisible. C'était un rêveur de profession ; ilchérissait la solitude préférablement à tout. Un jour donc, pendant queses camarades prenaient leurs joyeux ébats, sautaient par-dessus lesfossés, escaladaient les murs, dérobaient les fruits des jardins,Virgile gravit une des hauteurs voisines. A mesure que le jeuneAndésien s'élevait, il voyait un immense tableau se dérouler sous sesyeux, et le Mincius tourner, comme un serpent d'azur, dans l'émeraudedes prairies. Il n'entendait déjà plus les voix de ses condisciples ;l'inspiration approchait ; il pouvait dire: Deus ecce Deus !...Apercevant une ouverture dans le flanc de la montagne, il y pénètre, ets'enfonce dans la profondeur d'une caverne ; il distingue une clarté.Chez les poètes, l'amour du merveilleux est une passion qui domine toutautre sentiment : Virgile avance toujours, sans éprouver la moindrefrayeur; puis il se trouve au milieu d'une lumière purpurine. Grandeétait sa surprise de ne découvrir aucune lampe, aucun flambeau d'oùcette lumière pût venir ; elle fut encore plus grande quand il entenditune voix appeler distinctement Virgile. A ce moment, dit-on, malgré sapassion pour le merveilleux, la frayeur fit un peu battre le cœur del'enfant d'Apollon, qui se voyait seul, dans le fond d'un souterrain,loin de ses amis.... Au bout de quelques minutes, la même voix prononcedistinctement ces paroles : « Virgile, ne vois-tu pas une petiteplanche devant tes pieds ? » Il y avait effectivement une petiteplanche qui paraissait fixée dans le sol avec quatre clous ; descaractères étrusques, écrits en noir, formaient ces mots : « Enlèvecette planche, afin que je puisse sortir. » — « Et qui es-tu donc ? » dit Virgile. — « Hélas ! je suis un diable enfermé sous cette planche, pour unelégère espièglerie que j'ai commise. Je dois demeurer dans cette prisonjusqu'à la fin du monde, à moins qu'une main humaine ne veuille biensoulever la planche qui me ferme l'issue. Ah ! Virgile, si tu merendais ce service, tu en serais bien récompensé ! Je t'enseigneraistous les secrets de la nécromancie, toutes ces merveilles de l'autremonde, dont les habitants de la terre ne peuvent avoir la moindre idée.Tu deviendrais en un instant plus docte que tous tes condisciplesensemble et que votre maître. Voilà, certes, d'admirables choses que tuobtiendrais à bon marché. » « Virgile voulut profiter de l'occasion favorable. Cependant, craignantun piège, il mit la condition indispensable de connaître les ouvragesdans lesquels de si précieuses connaissances étaient déposées.L'habitant du noir séjour lui dit de regarder dans un angle de lagrotte. Là se trouvaient des livres de nécromancie, car les hommes lesplus versés dans les sciences occultes venaient jadis dans cettegrotte, et de fort loin ; la clarté qui brillait de leur temps aumilieu des ténèbres, surpassait de dix fois celle qua Virgile voyaitpour le moment. Après avoir constaté la présence des livres dansl'angle indiqué, il lève la planche. O surprise ! Il voit un petit troupareil à celui d'une taupe ; puis une figure d'une taille d'environ 14ou 15 centimètres, s’élance avec la rapidité de l'éclair. Si Virgilefût venu seize siècles plus tard, les minces proportions du diable nel'auraient pas étonné, puisque dom Léandro Pérez en vit sortir un d'unebouteille de verre. Mais on ne connaissait point encore l'histoired'Asmodée, sa détention dans une fiole. Virgile ne pouvait concevoirqu'un être aussi puissant pût sortir d'une ouverture aussi petite. » — « C'est, » lui dit le démon, « que nous avons la faculté de nousallonger, de nous rapetisser, de prendre toutes les formes. » — « Mais te serait-il facile de rentrer par la petite ouverture d'où tues sorti ? » — « Juge toi-même de notre élasticité » « Puis le petit diable s'enfonce dans la prison, où depuis tant desiècles il avait gémi. Le poète replace habilement la petite planchesur l'ouverture, trouve moyen de la fixer solidement : la captivitérecommence et durera probablement jusqu'au dernier jour du monde.Virgile eut les livres à sa disposition, et devint très savant dans lamagie noire. « Cette historiette peut apprendre les avantages qui résultent de laprésence d'esprit. » Personne n'oserait révoquer en doute l'autorité du grave précepteur,qui s'appuyait sur celle du moyen-âge. Léon DE DURANVILLE. NOTES : (1) Couplet de la Partie de chasse d'Henri IV. (2) Stalles de la cathédrale de Rouen, par H. Langlois. (3) Ode 4 du premier livre. (4) Odes et Ballades, par M. Victor Hugo. |