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Revue duFoyer, Organe Mensuel du Foyer Artistique etLittéraire / RAYMOND POSTAL,secrétaire de rédaction.PAUL FAVRE,rédacteur en chef.- Rouen : Imprimerie Lecerf, 1916.- N°1-6,juillet-décembre.- 136 p. : ill. ; 25 cm.

Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (01.VII.2016)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe (même fautive)et graphie conservées.

Texteétabli sur les exemplaires de la Médiathèque (Bm Lx : 41061), n°1 àn°6, 1re année, juillet-décembre 1916


REVUE
DU
FOYER
ARTISTIQUE ET LITTÉRAIRE

ROUEN
Place de la Haute-Vieille-Tour


[SÉLECTION D'ARTICLES]

Revue du Foyer - 1916 - 1

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1re Année. - 1er Juillet 1916. - N°1.

NOTRE BUT

Ne vous effrayez pas, ne criez pas à l'impudence ! au scandale ! « Oh !quoi, direz-vous, vous écrivez encore à cette heure ! » Eh ! oui, mieuxque ça, nous avons fondé une société nouvelle, nous éditons unenouvelle revue ! Il faut, avouons-le, un parfait courage pour tenter,en ces temps de tristesse et de deuil, une pareilleentreprise.

Des canons ! des munitions ! voilà le vrai cri de rappel, voilà leralliement des âmes. Des sonnets, fussent-ils sans défauts, desarticles, des vers, la France n'en a cure ! Il lui faut non des poètespâlissant sous le joug d'une Muse rébarbative, mais des hommesd'action. Très modestement, sans citations, sans croix de guerre, nousréclamons l'honneur d'être, nous aussi, de ces hommes-là.

L'action a toute la France comme domaine. Sur les rives de la Meuse etde l'Oise, de l’Yser et de l'Aisne, le canon tonne, sans trêve, sansarrêt. Des légions héroïques s'immortalisent de la gloire la plus pureà défendre notre sol souillé par le barbare, à s'efforcer de bouterl'ennemi. A l'arrière, jour et nuit, sans répit encore, des milliersd'ouvriers, vulcains modernes, forgent dans le rouge brasier l'airainqui brisera l'ennemi et tonnera la victoire. Plus à l'arrière, tout unpeuple vit dans une sainte communion avec ses défenseurs, tait sadouleur, tait ses souffrances, vit de fiévreuses attentes, d'infinisespoirs en un lendemain toujours reculé, et travaille de toute son âmeà conserver intacte et belle la France que le teuton ne ravira pas.

La fermière pousse la charrue dans les sillons des plaines, la ménagèretourne les obus à l'usine, l'industriel, le commerçant ouvrent ànouveau leurs ateliers, rallument les feux depuis longtemps éteints.C'est le réveil d'une nation qui a voulu vaincre et qui veut vivre. Ace renouveau du monde, l'artiste resterait-il insensible et sourd ?Etouffant ses sanglots, oubliant ses douleurs, voilant sa misère, lepeintre a repris son pinceau, le graveur son burin, le musicien sonarchet, le poète sa lyre.

Nos poilus immortels font à la frontière un rempart de leurs poitrines,leurs sang coule à flots pour nous conserver la France, la belle Francede nos aïeux.

Nous, les « gens de plume », voulons, à l'heure du retour, dire aux «gens d'épée » :

« Vous n'avez pas voulu que la France devînt province d'Allemagne, vousvous êtes immolés pour lui épargner ce suprême déshonneur ; nous, ànotre tour, nous vous rendons une France vierge de toute pollution dekultur germanique ». Pour être dignes de nos frères de là-bas, pourparachever leur œuvre, pour maintenir la gloire littéraire de notrePatrie, au travail !

Au travail, c'est bien, mais, nous direz-vous, quel est votre programme ?

Très simple, nullement prétentieux. Nous lutterons le bon combat pourle Beau, pour le Vrai dans le Beau. Sans nous embarrasser de vainesformules d'écoles, chacun de nous conservera son caractère, sontempérament propre. Notre Foyer doit justifier son nom : l'humble logisfamilial où nous viendrons nous retremper dans une saine émulationd'idées nobles et généreuses.

AMIS LECTEURS,

En répondant, généreux, à notre appel, vous avez compris le but denotre Œuvre ; c'est pour nous le meilleur des réconforts et le plusgrand des stimulants.

Des Normands qui, dans le domaine de la pensée humaine, ont illustrénotre petite Patrie, nous ont, d'ailleurs, dans notre Comité dePatronage, apporté le précieux appui de leurs noms :

M. RENÉ FAUCHOIS, l'auteur applaudi de Beethoven, de la Forêt-Sacrée,de l'Augusta, a bien voulu couvrir de sa jeune gloire nos modestesdébuts.

Un illustre vétéran des lettres, le puissant romancier d'Un Cérébral etde Rustres, M. JEAN REVEL, nous accordait son concours par ces motsd'une foi sincère : « Je suis à vous de corps et d'âme », tandis que M.EDW. MONTIER, le noble poète de Marie-Antoinette et l'auteur de tantd'ouvrages d'éducation, encourageait aimablement nos efforts. MM.GEORGES DUBOSC et ERNEST MOREL, critiques autorisés, ont accepté avec'la plus parfaite bonne grâce d'être nos parrains auprès de la Presserouennaise.

M. MORCHE, Directeur de la Revue des Indépendants ; M. ETIENNE,Directeur de l'ancien Donjon, honorent profondément notre Revue, en luiapportant le patronage de leurs noms consacrés par un passé littéraire.

A tous merci ! A la Municipalité rouennaise, qui nous a gracieusementaccordé un local ; à nos amis souscripteurs qui ont laissé tomberl'obole de leur générosité dans nos escarcelles, à nos amis abonnés, ànos futurs lecteurs, nous redisons merci, merci encore.

Fiers de leur concours, nous nous efforcerons , par une sageadministration de notre Revue, par une sévère épuration des manuscrits,par un choix varié de pages littéraires, de mériter leur approbation etde justifier la confiante sympathie dont ils ont bien voulu entourer leberceau de

La Revue du Foyer artistique et littéraire.

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LETTRES D'UN VIEUX JEUNE HOMME
I
LITTÉRATURE D'APRÈS-GUERRE

MADEMOISELLE,

Je vous dois une des plus heureuses minutes de ma vie. C'est toutsimplement une bonne fortune que de trouver dans son courrier unelettre de vraie jeune fille, fleurant la délicatesse et la bonnehumeur, sérieuse à la fois et primesautière, marquée au coin de cevieil esprit français, honnête et robuste, qui est immortel...

Vous me proposez d'échanger régulièrement quelques idées sur diverssujets qui vous intéressent. Je suis confus de cet excès d'honneur queje ne crois pas mériter. Et puis, vous le dirai-je ? j'ai un peu peurde ces joutes épistolaires où vous paraissez devoir être une redoutableadversaire. Il y a de la confiance et une douce ironie dans votremissive. Je vous remercie pour la confiance ; je tâcherai à m'en rendredigne. L'ironie m'amuse ; je vous la retournerai peut-être.

Vous voulez bien m'apprendre que vous avez vingt ans et que vous savezdéjà beaucoup de choses .. . J'ai souvent pensé que l'éducation modernede la jeune fille constitue un parfait modèle d'incohérence. Je vous enreparlerai quelque jour. Mais il me plaît que vous ne soyez pas tout àfait ce que les gens irrévérencieux appellent une « oie blanche ». Nouspourrons mieux causer en amis. Et ce sera très agréable et un tantetromanesque cette correspondance à laquelle le mystère ajoute un pimentque j'apprécie fort.

... Car je ne vous connais pas, ou, si je vous connais, je veux croirele contraire... Vous êtes l'Inconnue d'un attrayant problème et je vousimagine (avec raison, j'en suis sûr) jolie, fine et nerveuse — commevotre écriture.

Avec précaution, — le sujet l'exige — vous me demandez ce que je pensedes Lettres d'après-guerre. Si j'étais de ceux que l'on appelle des «chers maîtres » je croirais volontiers avoir affaire à quelquejournaliste en quête de copie. La supercherie ne serait du reste pasneuve, mais la modestie m'oblige à écarter semblable hypothèse ...Gentiment vous prenez soin de me dire que vous n'êtes pas un bas-bleu.J'en suis fort aise. Je n'aime pas les bas-bleus. Fades effeuilleusesde marguerites ou machines à penser compliquées et inesthétiques, cesfemmes m'écœurent. Elles n'ont plus de sexe et plus de grâce ou ellesen ont trop. Ce sont proprement des monstres.

Les bas-bleus fixés sur l'opinion que je professe à leur égard, je puisvous avouer humblement que je n'augure rien de précis de l'avenir denos Lettres. La guerre peut très bien être le roboratif dont ellesavaient besoin. Mais il faut vouloir qu'elle le soit. Pour être sauvé,il faut désirer l'être. Vous croyez à la spontanéité d'un élanrégénérateur ; parce que votre âme est neuve et généreuse. Je ne croispas aux miracles de cet ordre et j'admets difficilement la probabilitéd'une transformation profonde de notre littérature. Certes, lespectacle de la Patrie en danger nous a valu de sublimes réveilsindividuels. Le dernier de nos soldats comprend la portée vitale de lalutte entreprise. Mais une foule de gens simples accablent aujourd'huidu plus entier mépris tout ce qui est idée pure, sans se rendre compteque les idées régissent les actes, qu'on le veuille ou non.

A cette heure, les Français se battent. Demain, il faudra refaire leuréducation : ce sont pour la plupart de grands enfants. On l'a dit centfois et ce n'est ni un reproche ni une insulte :est-il rien de plus beau que l'enfance ? si ce n'est, je pense, votrejeunesse... Leur courage est admirable et atteint souvent à l'héroïsme.Que tous ces hommes à leur retour, s'attachent de toutes leurs forces àune oeuvre de relèvement intellectuel et moral, et nos Lettresretrouveront la droite vigueur, la délicatesse, l'idéalisme générateurde Beauté et de Bonté qui firent leur gloire et celle de la France ...

Reconnaissons que nous sommes encore loin du nécessaire ensembled'efforts loyaux. Une collection d'exploiteurs de la naïveté publique,— journalistes, pseudo-écrivain, marchands de films, remarquablementdépourvus du « sens de l'idoine » — offrait récemment à la fouled'effarants mystères d'Outre-Atlantique. Dans nos salles de concerts,des demoiselles très décolletées viennent vous chanter les poings surles hanches qu' « on les aura quand on voudra ». Ces choses sontpénibles à entendre.

Je n'en parlerais pas si elles ne rencontraient que l'accueil qu'ellesméritent. Mais elles plaisent trop souvent. .. Mais le brave peuplemord ... Renan disait qu' « il n'y a que la bêtise humaine qui puissenous donner une idée de l'infini ». Proposition hardie sans doute, maisà laquelle les exemples ne manqueraient point !

Cependant, la masse est bien excusable de n'être pas acquise à l'artvrai. Sa culture est rudimentaire et les rudiments en sont fréquemmentviciés. Cette corruption du sentiment artistique n'existe-t-elle pasd'ailleurs dans d'autres milieux ? dans le vôtre peut-être, qui eût pului opposer une heureuse résistance ? L'a-t-il fait ? non ... L'a-t-ilvoulu faire ? non. C'était la mode, n'est-ce pas, d'applaudir auxœuvres faisandées qui constituaient la part la plus importante de nosprogrammes d'hier.

La mode est un démon dont rien ne nous délivre...

Rien, pas même la guerre, qui se contente de la changer. Aujourd'hui,la mode est de faire son devoir, bravement, simplement, pour la France.Demain, si vous le voulez, Mademoiselle, avec les autres jeunesfrançaises vos soeurs, elle sera de retourner aux belles traditions denos Lettres nationales. A l'heure présente, nous sommes tousnationalistes. Soyons-le sans restriction. Ayez cette pudeur de ne rienaccepter de nos écrivains qui soit indigne d'être lu ou entendu par uneFrançaise. Les artistes probes feront leur devoir. Les autres, ceux quitraînaient à la scène des personnages en décomposition (au moral commeau physique), se tairont ou suivront les premiers. Le génie, françaisfera le reste. Nous serons délivrés de la scurrilité et de lascatologie. Qu'importe alors l'orientation que prendra le mouvement desidées au lendemain de la paix, s'il est soumis à un patriotisme éclairéet intelligent ?

Voilà les grandes lignes d'une question vaste et complexe.

Quel sera le poète de cette guerre ? Il est prématuré et inutile devouloir le dire. Déjà, de belles strophes ont jailli de la plume demaîtres parmi lesquels nous aimons à reconnaître une de nos gloiresnormandes... Ce poète de la guerre, il est peut-être aux tranchées ; iln'est peut-être pas encore de ce monde. Mais il viendra, et sa lyrefera entendre des accents inouïs, parce qu'elle exaltera la plus pure,de nos gloires, la plus belle de ces gestes de Dieu que les Francs ontici-bas la mission d'accomplir.

Avec la volonté de vaincre l'ennemi, ayons celle de nous vaincre, etl'avenir de nos Lettres sera tel que vous le désirez, et que nous ledésirons tous.

RAYMOND POSTAL.

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CHRONIQUE RIMÉE

UNE RUE DE ROUEN PENDANT LA GUERRE

Revue du Foyer - 1916 - 1

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Revue du foyer - 1916 - 2

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1re Année. - Août 1916. - N°2.

MERCI !...

A l'heure où nous mettons notredeuxième numéro sous presse, notre premier mot sera pour exprimer notregratitude à tous les amis, connus ou inconnus, qui ont encouragé notreœuvre.

Nous devons un tributparticulier de reconnaissance à nos confrères de la Presse qui ontannoncé et commenté favorablement notre apparition, au Journal deRouen, â la Dépêche de Rouen, à Paris-Journal, où de bonnes plumes fonthonneur à la province normande.

A tous, bien sincèrement, nous disons : Merci !...

Nous voudrions pourtant que cemerci fût plus large encore et qu'il s'adressât à des centainesd'abonnés, à des centaines de souscripteurs.

Notre œuvre est nouvelle,hardie, audacieuse. Dans le fracas des canons de la Somme et de Verdun,elle semble être une note discordante de quiétude et d'ironie. On nousl'a dit, parce qu'on nous a mal compris. Il n'est pas un espritréfléchi qui ne redoute, à l'heure actuelle, une recrudescence de basmatérialisme. Nous voulons être, dans notre modeste sphère, descombattants. Mais si nous luttons pour la pensée, nous luttons surtoutpour la pensée française. Puissent à notre effort répondre, près denous, d’autres efforts ! De l'activité intellectuelle des jeunesgénérations dépend l'avenir d'une Patrie qui doit rester le foyer de lacivilisation humaine.

Notre idéal est inspiré depatriotisme et d'art. Pour le combat que nous voulons mener, il nousfaut aussi des armes, des munitions.

AMIS LECTEURS,

Vous nous avez donné voscotisations, vos abonnements. Mais les prix du papier augmentent chaquejour dans des proportions incroyables, et nous avons besoin d'argent,de beaucoup d'argent. Recrutez-nous d'autres membres, d'autres abonnés.Forts de votre appui moral et financier, nous ferons œuvre utile etgrande. Nous avons confiance en votre générosité ; nous savons quel'élite à laquelle s'adresse La Revue du Foyer nerestera pas indifférente au mouvement que nous sommes fiers de créer.Nous l'assurons à l'avance de notre gratitude et si notre voix étaitqualifiée pour parler au nom des Morts de la guerre, nous lui dirionsque nous aider, c'est continuer leur tâche, c'est bien mériter de laFrance.

Nous avons la bonne fortune d'annoncer à nos amis l'adhésion au Foyer de deux nouveaux membres d'honneur : MM. Robert de la Villehervé et Achille Paysant.

M. de la Villehervé, qui dirige La Provinceet fut l'ami de Banville et de Coppée, n'a plus à être présenté enNormandie où tout lettré apprécie hautement le talent délicat et rarequ'il a mis dans Les Armes fleuries et dans Petite Ville.

M. Achille Paysant, quecouronna l'Académie française et qui obtint le grand prix deLittérature spiritualiste, est un de ces maîtres dont la sympathiehonore grandement de jeunes écrivains. L'auteur de Vers Dieu ! a bien voulu nous donner la primeur d'un remarquable sonnet que nos lecteurs liront plus loin.

Ces deux adhésions nous sontprécieuses. Elles qualifient notre initiative. A l'heure difficile desdébuts, elles nous réconfortent et nous encouragent.

LA REVUE DU FOYER.

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LETTRES D'UN VIEUX JEUNE HOMME
II
LES VACANCES

MADEMOISELLE,

Le temps est revenu des villégiatures balnéaires. Fortune oblige : vouspartez. Le soleil d'août darde ses rayons sur une nature indifférenteaux douleurs humaines... Vous souvient-il de l'été de 1914 ? Commecelui-ci, plus que celui-ci même, il s'annonçait magnifique, vivifiant,prodigue de bienfaisante vitalité. Jamais vivre n'avait semblé meilleur; et, soudain, il fallut apprendre à mourir.

Depuis, combien des nôtres sont tombés ! Et cependant, en dépit de nosdeuils, nous avons repris notre vie normale, nos affaires, nosoccupations et, avouons-le, nos plaisirs.
Nous montrerions là l'égoïsme le plus laid si, au fond, cetteinsensibilité apparente, cette sérénité hautaine n'étaient de bellesformes du courage civique. Sourire est un des moyens de tenir. Enréalité, la France n'a qu'une âme comme elle n'a qu'une volonté.

Bouclez donc vos malles sans remords et chassez bien vite le sidélicieux scrupule dont vous me faites confidence. Votre frère aîné sebat à Verdun ; mais penserez-vous moins à lui parce que vous reposerezau bord de la mer votre jeunesse surmenée par vingt mois de volontariatd'infirmière ? Non, n'est-ce pas ? Et vous retrouverez à votre retourles chers blessés qui vous appellent mademoiselle Printemps...

D'ailleurs, ce scrupule, qui montre une jolie délicatesse deconscience, je l'aime, comme aussi cette joie discrète à laquelle vousvous abandonnez, aussitôt après, la pensée des randonnées enautomobile, des parties de tennis — et des flirts. Soyez jeune et gaie,vous avez raison. Prudente aussi.

Pourtant, dussé-je me vouer aux foudres de votre respectable mère, jepersiste à considérer la flirtation comme une des inéluctablesnécessités de la vie, non sans risques certes, mais riched'enseignements précieux. Si l'on veut, c'est un sport ; il y faut dela technique et de l'entraînement. On peut alors s'en tirer fort bien,et, ma foi, le marivaudage est préférable à l'élégie. Mais prenezgarde, et surveillez votre partenaire.

Surtout, conservez à chacun des plaisirs sa vraie valeur. Ne faites paspasser avant la promenade en automobile la conversation du beau jeunehomme qui la conduit. J'aime l'automobile ; elle m'a valu assez derares émotions pour m'être chère. Les chauffeurs mondains me plaisentmoins ; très peu comprennent leur voiture.

Ces messieurs qui cherchent à toucher en Bourse les plus grosses différencesmettent leur point d'honneur à réaliser sur route les plus fortesmoyennes. (Avez-vous remarqué l'allure mathématique que prend souventle langage de la nouvelle génération masculine ?... C'est un signe destemps.)

Il peut y avoir une volupté supérieure à se sentir maître d’unorganisme mécanique qui entraîne son conducteur à une vitessevertigineuse. Victoire sur la matière, sur l'espace et sur le temps,victoire qui déchire — mais si peu ! — le voile de notre ignorance,c'est là jouissance d'intellectuel. Les intellectuels sont peu nombreuxdans la bourgeoisie commerçante, et surtout les fervents de laspéculation métaphysique. Ces négociants brassent les chiffres, mais nesentiront jamais cette poésie des nombresdont parle Vigny. Faire du cent à l'heure, ce n'est pour eux niaugmenter les possibilités humaines, ni prendre conscience d'atteindreune parcelle d’infini ; c'est, à peine, goûter le coup de fouet du ventet sa griserie; c'est satisfaire un amour-propre mesquin — et, s'il sepeut, battre des records. La portée philosophique de leur geste leuréchappe, comme la pensée qu'ils en pourraient extraire et dont ledéveloppement mériterait  de tenter la plume d'un Maeterlinck oud'un Revel.

Mais je m'égare et je vous ennuie ... Et vous me trouvez sans douteinjuste, parce que ces jeunes sportsmen frivoles d'hier sontaujourd'hui nos plus vaillants aviateurs. Preuve nouvelle qu'ici-basl'absolu est difficile à établir. Le bien et le mal se touchent et sepénètrent, et il convient de mûrir ses jugements et de garder, devantles gens et les choses, l'olympienne équanimité qui sied aux sages.

...Trève de philosophie ! et que ma propre faute ne transforme pas enlaborieux discours ces lettres qui ne doivent être qu'un agréablebavardage !...

Vous prévoyez les jours de pluie, et vous voulez bien me demander cequ'il faudra lire. Les livres que l'on emporte aux bains de mer ont leplus souvent l'humble sort de rester au fond des malles. Vous le savezcomme moi, mais — telle est la femme ! — vous m'en voudriez de ne pasvous répondre ; j'obéis donc.

Encore qu'il n'existe pas à proprement parler de « littérature devacances », quelques gendelettres se sont consacrés à un genre deromans où ils appliquent avec un sérieux incontestable la loi dumoindre effort — à la fois pour eux et pour leurs lecteurs. La formuleen est simple : prenez une, deux, trois grandes gamines, mal élevées,mais jolies ; un, deux, trois jeunes gens élégants et riches, dont unlieutenant à particule; mélangez les blonds et les brunes, les bruns etles blondes ; agitez le tout dans quelques récipients variés maisimmuables (palaces, tea-rooms, clubs de tennis)... On pleure un peu,avec coquetterie, et l'histoire se termine par des mariages...

Méfiez-vous de ces romans : ce sont les pires, parce que les plusartificiels. Lisez des œuvres fortes et solides qui vous montreront lavie telle qu'elle est, avec ses, luttes et ses peines, et ses larmes.Apprenez à la regarder en face ; c'est une route périlleuse où l'on nepeut avancer si un bandeau voile les yeux.

S'il est vrai que l'amour soit le plus puissant des mobiles humains,sachez que le mariage ne résout rien, ne couronne rien. C'est la fin duprologue ; la « grande scène » vient après. Elle peut être très belleet durer la vie. De toute la sympathie que m'inspirent vos vingt ans,je vous souhaite pareil bonheur.

Mais croyez qu'au fond, la manière la plus sûre de rencontrer le PrinceCharmant, c'est de l'attendre. Truisme, direz-vous. Non, conseil utile.Le proverbe a raison, et Cupidon est de ces dieux qu'il ne faut pastenter. Ne le cherchez pas et vous ferez peut-être bientôt saconnaissance, au bord des flots smaragdins, parmi vos compagnons depromenade. Ce seraient alors de bonnes vacances, et passées plusagréablement qu'à lire des berquinades. à couverture rose.

RAYMOND POSTAL.

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POÈMES EN PROSE

LA REINE DES NYMPHES

Si vous voulez, Léda, seuls, tous deux, nous irons dans la forêt sombre et inexplorée, où nul être humain n'a jamais pénétré.

Vous vous appuierez sur moi, abandonnée et confiante et je sentirai votre taille souple ployer sur mon bras.

Nous entendrons sous nos pas crier les feuilles roussies etrecroquevillées du dernier automne, comme pour nous avertir de notretémérité.

Mais nous avancerons bravement dans ce lieu que l'on dit redoutable, car la Jeunesse et l'Amour ne craignent rien.

Même je voudrais qu'il surgît des monstres menaçants, car je mebattrais contre eux pour vous défendre et, fort de mon amour pour vous,si terribles qu'ils soient, je les vaincrais.

Nous marcherons longtemps ainsi, à pas lents, nous frayant un chemin parmi les buissons sauvages.

A chaque bruissement insolite, vous vous serrerez plus fort contre moicomme une enfant délicieusement apeurée et, chaque fois, je vousrassurerai d'un baiser.

Enfin, nous arriverons au carrefour où les Nymphes aux cheveuxflottants sur leurs épaules nues dansent au son des notes qu'égrènentles flûtes de Pan des Sylvains.

Elles dansent, en chantant de douces mélopées célébrant l'Amour éternel et divin.

Elles dansent, formant une guirlande de corps jeunes aux formes pures,et blancs, si blancs qu'on les croirait taillés dans le marbre.

Elles dansent, bondissant et retombant légères, puis bondissant encorecomme des gazelles énamourées, faisant voltiger les feuilles mortes quise choquent en crépitant.

Elles dansent et leurs seins se soulèvent oppressés et haletants,cependant que leurs bras nus décrivent des courbes gracieuses au-dessusde leur tête et le long de leurs flancs.

Elles dansent. Et leurs joues se colorent d'une roseur délicate,cependant que de leurs lèvres sort une musique mélodieuse comme unesource.

Elles dansent...

Et vous, dépouillant soudain vos voiles, vous êtes entrée dans lafarandole et vous avez mêlé vos chants aux chants des Nymphes, ajoutantun joyau à la couronne mouvante de corps nus.

Mais voilà que les chants et les danses s'arrêtent et que les flûtes dePan des Sylvains elles-mêmes cessent la cascade de leurs notescristallines.

Vous seule, ô la plus belle, dansez et chantez toujours.

Vous seule, maintenant, bondissez légère et svelte, traçant dans l'air des orbes capricieux comme une fumée.

Et vos longs cheveux flottent sur vos épaules nues, et vos joues secolorent, et votre sein se soulève, et les rayons lunaires viennentplus amoureusement caresser vos flancs aux formes plus pures et plusblanches que celles des Nymphes.

Car plus que celle des Nymphes votre voix est une musique qui charme laforêt tout entière, et ce sont les Nymphes qui viennent de vousreconnaître pour leur Reine et qui se sont prosternées devant votreresplendissante beauté.

PAUL  ANDRÉ.

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Revue du foyer - 1916 - 3

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1re Année. - Septembre 1916. - N°3

LETTRES D'UN VIEUX JEUNE HOMME
III
LA GUERRE ET LES POÈTES

MADEMOISELLE,

Jamais le "res, non verba" desAnciens ne fut plus actuel qu'aujourd'hui. Il y a quelque impudence àorganiser la victoire du haut d'une tribune, et ce n'est pas y aiderque de célébrer, même sur une lyre sonore, le courage de nos frères etla gloire de leurs armes. Tout est vain qui n'enfante pas des actesutiles : les déclamations qui exaltent le Droit et le Progrès en unpathos romantique, comme les discours qui prétendent constituer, àl'usage de nos combattants, un ravitaillement moral. Les phraseursénervent les guerriers.

La saine politique — et la guerre est un phénomène politique — doitêtre réaliste, et il serait désirable qu'une foule de Françaissubstituassent sans retard aux nuées confuses d'un Droit non défini,les fortes réalités d'une terre à défendre, d'un affront à venger,d'une langue à conserver, d'un génie national à perpétuer et à enrichir.

Cela dit, et étant posé que le Verbe est peu de chose (quoi qu'en penseHugo), que vous répondrai-je lorsque vous sollicitez mon avis surl'avenir de notre poésie ? D'abord, que les poètes, qui sont d'éternelsincompris et qui s'étonneraient fort de ne plus l'être ! — vous saurontgré d'une telle sollicitude ; ensuite, que je ne sais, et que personnene sait dans quelle mesure la guerre influera sur leur productionfuture.

C'est que, voyez-vous, les rêveurs impénitents et charmants que sontles poètes, vivent en marge des autres hommes. Il en fut ainsi de touttemps. On verse sur eux le mépris à pleines mains, écrivait déjà Usbek.Satisfaction facile que ne négligent jamais ceux pour qui leurexistence même est un reproche et un défi.

Peu leur importe. Fous de génie — le don poétique est-il autre chosequ'un déséquilibre au profit de l'imagination ou, le plus souvent, dela sensibilité ? — ils savent la grandeur de leur vie etl'immarcescible beauté de leur passion. L'indifférence ou le dédain dela foule leur est une jouissance, et des plus chères. Et puis, nesavent-ils pas, pour les redire aux heures noires, ces vers d'un desleurs :

Mais l'Esprit me console et dit : Garde ton songe,
Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous...

Il est donc difficile de déterminer selon quel angle d'incidence lesévénements actuels agiront sur eux. C'est, uniquement, une affaire depersonnalités. L'œuvre d'un poète, qui traduit ses sentiments les plusintimes comme ses sensations les plus propres, exige, avant tout, undéveloppement très large de son individualité. Etre soi,ce devrait être, pour tous, la grande règle de la vie ; c'est la leur.Cependant, si le jeu des conjectures est risqué, il est permisd'espérer, parce que les poètes constituent une élite, qu'ils sauronttous, au lendemain de la paix, s'alimenter aux sources éternelles del'Idéal. Nous souhaitons, nous désirons un relèvement civique et moral; à eux de le vouloir ; à eux de faire leur cette tâche nationale —qu'ils réussiraient, si on lisait encore des vers...

Vous vous récriez, parbleu ; j'ai tort d'être pessimiste, et mamauvaise humeur est impardonnable, puisque, des vers, vous en avez lutoutes ces vacances. Vous faites plus : vous vous intéressez à ceux quien font. J'aime cela ; c'est d'une vraie fille de France ; c'estaimable, gracieux, juvénile ; c'est un de ces riens qui classent uneâme.

Nous vivons dans un temps où la sensibilité devient rare. (Mais où sont les neiges d'antan ?.. .) Et la vôtre, qui est joliment nuancée, s'embellit encore de ce qu'elle est exceptionnelle. Trop de vos amies — les sportives et les flirteuses— ont sacrifié de gaieté de cœur tout ce qui fait la noblesse et leprix de la vie. D'autres, plus exaspérantes peut-être, jouent aux cérébrales.Elles sont l'ornement habituel de certains salons — dits bien-pensants,parce qu'on y pense fort peu... et fort mal. Elles y étalent avecsuffisance une âme sèche et un jugement superficiel et pédant. Leurtype le plus fréquent dans notre monde s'appelle « la demoiselle qui alu Bourget ». Pourquoi Bourget ? parce que je ne sais quel snobisme,bête comme tous les snobismes, l'a mis à la mode dans ce milieufrivole, auquel il ne s'adressait guère. J'admire et j'aime Bourget,c'est l'un de nos meilleurs écrivains, et le plus puissant peut-être;mais rien de pire ne pouvait lui advenir que cette sympathied'écervelées qui le lisent, l'analysent, et le jugent gravement, — sansle comprendre.

Tout cela, penserez-vous, est assez éloigné de notre sujet. Mais moinsqu'il ne semble, puisque nous sommes d'accord pour admettre que lasensibilité est la qualité essentielle et maîtresse des poètes. Voyezla guerre ; elle les a inspirés et les inspirera encore bien davantage,mais elle les émeut plus par ce qu'elle contient de douleurs et desacrifices que par le brillant spectacle des armées qu'elle oppose lesunes aux autres.

Certes, ils ont dit et la gloire des morts et celle des vivants, etl'espérance de vaincre et la grandeur de notre cause. Encore qu'il nefaille pas s'exagérer leurs mérites, ils ont contribué à maintenir laconfiance en l'avenir. Et demain verra sans doute naître un sonneur declairon, qui immortalisera son nom en écrivant, pour l'éternité,l'épopée dont nous sommes les témoins.

Chanter le sol national, exalter les vertus françaises, c'est là unrôle qui n'est pas sans beauté. Le patriotisme est un devoir vital,certes, proposé par les contingences, mais que les hommes se sont donnéà eux-mêmes ; il n'est pas en nous. Or, l'instinctif besoin du poète,c'est de donner une forme aux infinies aspirations humaines, à cellesque chacun de nous trouve en lui, mais plus ou moins exigeantes, auxheures où il regarde son âme.

La soif de tendresse et le désir de se survivre, c'est tout l'Amour ; l'impérieuse nécessité de donner un sens à la vie, c'est toute la Foi ; à celle-ci, la Nature offredes raisons, à celui-là un cadre. Thèmes vieillis, diront lesmodernistes. Qu'importe ? Thèmes éternels et les seuls dignesd'enthousiasmer l'homme ; voilà ce qu'il faut répondre. Voilà ce queles vrais poètes chanteront toujours et la guerre n'y changera rien.

Si elle change quelque chose, que ce soit en rendant à tous ceux quitiennent une plume, une conscience plus haute du rôle qu'ils peuventjouer. Que la tempête, après avoir secoué jusqu'à la souffrance toutesleurs fibres sensibles, leur laisse au cœur un peu plus de ce que lesuns nomment altruisme, les autres philanthropie, l'Evangile charité.Qu'au lieu de s'isoler dans leur tour d'ivoire, ils se rappellent qu'ily a autour d'eux maintes blessures à panser, et plus d'une âme àréconforter. Qu'ils apprennent, eux, les maîtres de, la pensée, àmaintenir une union sacrée qui sera plus nécessaire que jamais ; qu'ilssachent, ces dépositaires de la langue des dieux, qu'il leur appartientde verser les divines consolations de l'amour et de l'espérance; qu'ilssoient vraiment humains.

Alors, mais alors seulement, on pourra parler des bienfaits de la guerre.

RAYMOND POSTAL.

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HONFLEUR

Honfleur met donc toujours sur son plateau de Grâce
Des pommes de pommiers et des pommes de pins,
Comme au temps que j'allais m'y rouler, galopin,
Petite pomme rouge au fond de l'herbe grasse !

La Miss à bandeaux gris que ses mots embarrassent,
Est-elle là toujours en jersey blanc, qui peint ?
Et la femme en grand deuil qui vend des massepains ?
Et le glauque Océan plein de fourbe et de grâce ?

Surtout, dans la ruelle aboutissant au port,
As-tu vu, babouine et feutre à larges bords,
La terreur des marmots, ce long Père Laflûte ?

Un nègre inoffensif qui riait laidement,
Grâce à qui sur mes pleurs combien de fois vous plûtes,
Beaux effilés du châle épais de ma Maman.

AUGUSTE BUNOUST.


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Revue du foyer - 1916 - 4

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1re Année. - Octobre 1916. - N°4

A NOS LECTEURS

Fondée au milieu de la tourmente, à une heure où les préoccupations littéraires pouvaient sembler inopportunes, la Revue du Foyer vitet prospère. Elle a rencontré les concours les plus précieux, reçu lesencouragements les plus flatteurs, recueilli les adhésions les pluspropres à faire d'elle une des plus intéressantes revues de province.
  
Un de nos nouveaux amis nousadressait dernièrement du front une lettre admirable dont nous croyonspouvoir offrir à nos lecteurs les lignes suivantes :
 
 « ... Tous ceux de nousqui ont vu le poilu de 1914-16 — ce héros ! — accepter tous lessacrifices, endurer toutes les souffrances sans jamais perdre lesourire, fleur délicate de l'âme française, ne pourront que trouvernaturelle et même opportune, votre généreuse tentative. Notre chèreNormandie se devait — elle qui a tant et si magnifiquement versé sonsang ! — à cette œuvre de renaissance et de sainte tradition... »

A ce témoignage d'un combattantde la France, que nous sommes fiers d'avoir reçu, nous n'ajouterons quequelques mots. Cette mission de renaissance, la Normandie ne l'oublierapas. Et la Revue du Foyerfera sa part de l'œuvre     de décentralisation quis'impose. Déjà nos amis et nos lecteurs ont pu apprécier l'effort quenous faisons pour leur présenter, sous une forme élégante, un choixvarié de pages littéraires d'une tenue belle et saine. Ilsreconnaîtront, nous n'en doutons pas, le sacrifice que représente leprésent numéro spécial. Nous leur demandons de nous aider à supporterl'accroissement énorme de frais qu'entraîne pour nous l'augmentationconstante du prix du papier.

Bien des revues ont suspendu leur publication. D'autres ont réduit leur format. Nous voulons vivre.Plus même, nous voulons donner à notre Revue le développement qu'exigele souci d'un réveil intellectuel. A nos amis de nous prêterassistance, de nous faire d'autres abonnés, de recruter de nouveauxadhérents au Foyer.

M. Paul HAREL, le célèbre poèted'Echauflour, a eu la bonté de nous accorder et son patronage et leconcours de son beau et robuste talent. Nous l'en remercions ici ennotre nom et au nom de nos lecteurs.

Nous aurons la bonne fortune d'offrir à ceux—ci dans un de nos prochains numéros, un fragment inédit de la nouvelle version de Rivoli, de M. René FAUCHOIS,qui sera jouée cet hiver au Théâtre Sarah-Bernhardt. Tous lesadmirateurs du grand écrivain normand voudront lire et conserver cettebelle page.

La Revue du Foyer.

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CHRONIQUE RIMÉE

LE LONG DES QUAIS...

Revue du Foyer - 1916 - 4

Revue du Foyer - 1916 - 4

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LETTRES D'UN VIEUX JEUNE HOMME
IV
ON RENTRE . . . ET ON ROUVRE

MADEMOISELLE,

Vous voici donc revenue. Les vacances sont terminées etvous avez fini, me dites-vous, de lire les quelques livres que vousaviez pris chez votre libraire, à la veille de votre départ. Il vous aplu de donner un démenti à ma seconde lettre. Tant mieux, parbleu !puisque vous avez su mêler — pour votre plaisir et votre profit — à ladouce musicalité des vers du pur Albert Samain, les gravesenseignements du romancier de l'Étape, qui vous a rappelé avec le Sens de la Mort, celui de la Vie et celui de l'Amour...

... Maintenant, suivant l'expression consacrée, on rentre; vous venez de quitter votre retraite d'Houlgate ; pour tous ceux àqui l'été avait permis de partir, la vie courante reprend ; écoles etthéâtres rouvrent, et déjà les chandails éclatants, les robes blanches,les bonnets de laine, tout l'équipement habituel des bains de mer n'estplus qu'un souvenir clair et joyeux ... Joyeux, sans doute, et c'estjuste, mais moins qu'autrefois, n'est-ce pas, puisqu'ils ne rentrentpas encore ceux qui luttent pour nous à la Somme et à Verdun, et quetous ne rentreront pas. Mais qui contestera que cette joie soitconscience d'être et de s'affirmer, orgueil de montrer la vitalité dela race et sa précellence, et sa pérennité ? Et puis, vous savez qu'àl'heure sainte du retour, — comme M. René Fauchois l'a dit, en un verssublime qui affirme la communion des vivants et des morts -

Ceux qui n'y seront pas y seront davantage...

Continuez à peindre, mademoiselle, c'est une innocente distraction.Mais n'attendez de moi ni conseils, ni avis. . J'espère bien faire unjour votre connaissance, mon amie mystérieuse. Quel qu'eût pu être pourmoi le plaisir de vous rencontrer dès maintenant, je ne vous guideraipas à travers les expositions de peinture que nos diverses Sociétésouvriront cette saison. J'en suis confus, désolé, navré, mais je n'ypuis rien faire. Je suis incompétent en la matière, d'abord ... Lanature m'a ainsi fait ; elle a ses arcanes, et je n'ai ni l'ambition devouloir les pénétrer, ni la mauvaise humeur de lui en garder rancune.Seulement, je constate ... J'aime à croire que vous ne m'en voudrez pas.

Une certaine manière de se coiffer jointe à une certaine manière de sevêtir, confère, sinon le talent créateur, du moins une autorité quipeut couramment en tenir lieu. Une tournure d'esprit assez spéciale,due à de sérieuses études mathématiques, me fait volontiers mettre lesidées et les sentiments en formules. Puis-je vous dire que dans lesarts en général et la peinture en particulier, cette autorité est enraison directe de la longueur de la chevelure et de la cravate, et dela largeur du feutre souple ? Ces trois parties de l'habillement ou deson propriétaire doivent autant que possible être noires ; la traditionle recommande fortement. Une pipe en bois complète un esthète de lafaçon la plus heureuse.

Ainsi revêtu de l'uniforme de la confrérie, si j'ose dire, un homme aqualité pour rendre au nom de l'Art des jugements qui seront toujourssans appel. Si je ne craignais d'en faire une application un peulégère, je dirais que là aussi, le fameux « credo ut intelligam » est de mise.

Je ne vous le cacherai pas, je ne remplis aucune de ces conditions. Jesuis de ces simples qui jugent une œuvre d'après la conception qu'ilsont du Beau et du Vrai. Mais nos modernes barbouilleurs se soucientbien de ces vénérables idoles !... Le Beau, le Vrai, qu'est-ce que cela? Une toile représente un paysage, un coin de bois, une rivière. Vousne lui demandez que des sensations ; ils y verront des idées.Parlez-leur esthétique ; ils vous répondront sociologie. Dites-leur labeauté d'un crépuscule automnal ; ils vous prédiront le grand soir...Je dois à la vérité de le dire, cette douce manie sévit surtout chezles jeunes, ceux qui suivent encore les cours d'une Ecole desBeaux-Arts. Ils sont écoliers le soir, mais à l'heure de l'apéritif, enpetit comité, loin des oreilles profanes, ils exécutent les Maîtres.Quiconque, en Lettres ou en Arts, se rapproche des formestraditionnelles, est étiqueté classique.C'en est fait de son honneur, ils ne savent pas de plus sanglantoutrage. Rien que de penser à l'infini mépris avec lequel ilsprononcent ce mot, un petit frisson m'agite...

Au demeurant, ils palabrent plus qu'ils ne travaillent et leur paresselégendaire n'est pas un mythe. Vous avez lu dernièrement dans lesjournaux l'histoire de ce petit rentier qui s'est suicidé pour que l'onparle de lui. Ils lui ressemblent. Incapables de faire parler de leurtalent, ils demandent à leurs baroques productions de leur assurer unetapageuse réclame. Peut-être feraient-ils mieux de se suicider euxaussi. L'art n'y perdrait rien.

Mais parlerait-on d'eux ? Car le peintre est un loup pour le peintre,trop souvent. Ces chevaliers de la palette manient supérieurementl'éloge condescendant et conditionnel, — qui tue.

— Machin ? Oui, ce n'est pas mal, ce qu'il fait. .. Mais attendez dix ans, il sera intéressant ...

Il y a des exceptions sans doute, et mon ami, l'excellent maître belgeSegers, vous le dirait. Mais elles sont rares. Et j'aime à me rappelerce qui advint à un de mes bons camarades. Traité d'épicierpar un bohème famélique et râpé au cours d'un jeune Salon, pour avoirdouté de la vérité de ses ciels trop verts, de ses visages trop bleus,de ses rivières trop jaunes ; traité de philistinpar un authentique ruban rouge qui exposait dans un autre salon,officiel celui-là, des plagiats de Poussin qu'il se permettait detrouver sans originalité, il s'abstient maintenant de tout commentairequand il visite les galeries de tableaux. Il est sage et je l'imite.Faites comme moi, vous vous éviterez des froissements inutiles ; maisn'allez pas me répondre, parodiant le vers de Marot :

... Ce Monsieur-là, c'était vous-même. ..

RAYMOND POSTAL.

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COMMENT JE SUIS RENTRÉ D'ALLEMAGNE A LA MOBILISATION

Le lundi 27 juillet 1914, gare de l'Est, à Paris, je prenais le train àdestination de Francfort-sur-le-Mein. J'étais venu passer le mois dejuillet en France. Mais, si dans les établissements d'enseignementsecondaire de Prusse les grandes vacances commencent plus tôt que dansnos lycées, en revanche, elles ne durent guère plus de six semaines. Le10 août je devais être de retour à Berlin.

Je voulais cependant, avant ma rentrée, faire un tour en Allemagne etvisiter la ville natale de Goethe dont, écolier rêveur, sur les bancsdu collège, je m'étais imaginé, en traduisant péniblement les premierschapitres de « Fiction et Réalité » (Dichtung und Wahrheit),les vieilles rues aux maisons à pignons et claire-voie et ce fameux «Römer » d'où le 3 avril 1764, Goethe enfant assista aux fêtes ducouronnement de l'archiduc Joseph, plus tard Joseph II, comme roi deRome. L'occasion était d'autant plus tentante que j'étais invité parune famille berlinoise qui faisait alors un séjour aux eaux dans leTaunus, à quelques kilomètres de Francfort.

C'était bien imprudent, s'exclamera-t-on, de s'en aller ainsi enAllemagne à la veille de la guerre. Il fallait vraiment vouloir sefourrer dans la gueule du loup. Car la guerre était imminente.L'Autriche se déclarait insatisfaite des concessions de la Serbie à sonultimatum. La situation était très tendue, l'instant critique. Maisnous autres Français, nous avions déjà, à différentes reprises, été siprès de la guerre que nous ne voulions plus y croire. Ne répétons-nouspas à qui veut nous entendre que tout finit toujours par s'arranger ?Et puis, vis-à-vis de ces Allemands qui m'avaient invité, quim'attendaient pour le lendemain, je ne voulais pas paraître avoir peur.Ne fallait-il pas leur prouver que nous ne désirions pas la guerre etque, s'ils la rendaient inévitable, nous ne la redoutions point ? Aceux qui espéraient me retenir en m'objectant : « Et s'il y a la guerre? » — « Je reviendrai », répondis-je gaiement en montant dans le train.

Le lendemain matin, aux premières lueurs de l'aube, je passais sous lesforts de Metz qui écrasent de leur masse pesante les gracieusescollines lorraines. Le train suivait la vallée de la Moselle. C'étaitun radieux matin d'été. Des brumes dansaient légères sur les prés.Aucune manifestation d'activité extraordinaire, aucun signe apparent deguerre. Cependant, depuis quinze jours au moins déjà, et par appelsindividuels, l'Allemagne appelait ses réservistes. A partir de Metzjusqu'à Francfort je remarquai que ponts, tunnels, viaducs et autrespoints stratégiques importants étaient déjà gardés militairement. Lesjournaux du matin n'apportaient aucun espoir de conciliation, aucontraire. La guerre, pour les Allemands, n'était plus qu'une questiond'heures.

Je puis avouer que j'eus un moment d'hésitation. Mais il était bientard pour rebrousser chemin. J'arrivai vers dix heures à Francfort oùm'attendaient mes Berlinois. En dépit de la gravité de l'instant grosde menaces, la réception, je dois le dire, fut très cordiale etl'accueil, je le crois, sincère. On ne désirait pas la guerre. Quedeviendraient, en effet, le commerce et l'industrie de l'Allemagne dansun pareil cataclysme ? Personnellement, mes amis redoutaient uneéventualité qui, si elle ne les ruinait pas complètement, compromettaitsérieusement leur situation en interrompant les affaires importantesqu'ils faisaient et les relations commerciales suivies qu'ilsentretenaient surtout avec la France et la Russie.

Je fus cependant frappé de l'animation qui régnait dans les rues deFrancfort. C'est devenu un lieu commun de dire que les Allemands sontlourds et pesants, et l'on sait qu'ils ont l'air de dormir en marchant.Or, ce jour-là, ils me semblaient bien éveillés, voire singulièrementexcités. Il y avait foule dans les rues principales. Les gens sepressaient aux devantures des journaux pour lire les dernièresdépêches, et surtout devant les bureaux de cette sale Gazette de Francfortqui, d'heure en heure, faisait paraître des éditions spéciales etaffichait de sensationnelles nouvelles pour mieux entretenir lasurexcitation dans le peuple.

La nuit, à différentes reprises, je fus réveillé par les manifestationsqui se déroulaient au pied de la statue de Bismark, sur la place, justedevant mon hôtel. Les Allemands en voulaient alors surtout à la Russie.Ils ne lui pardonnaient pas sa mobilisation partielle pour répondre àla menace autrichienne d'attaque contre la Serbie. On ignorait encoreOutre-Rhin et l'on se demandait si la France marcherait aux côtés deson alliée.

Je passai à Francfort même ou aux environs immédiats, aux abords duTaunus, les mercredi, jeudi et vendredi dans des alternatives d'espoiret d'angoisse. Enfin, le vendredi après-midi, voyant que l'horizonpolitique ne se dégageait pas, qu'il n'avait plus guère de chancesd'éclaircie, et que bien au contraire il s'assombrissait toujoursdavantage, je me décidai à aller voir notre représentant officiel, etje me fis conduire au consulat de France. Là se trouvaient égalementbien des compatriotes venus pour la même cause que moi. A ma questionsur la situation, ce qu'il en pensait et me conseillait de faire, notreagent consulaire commença par me demander ce que je faisais moi-mêmedans cette galère, si j'avais des intérêts commerciaux dans la place ousi seulement j'étais là pour mon bon plaisir. Je dus lui dire quec'était, en effet, pour ce dernier motif. La réponse fut nette etcatégorique : « Vous n'avez qu'une seule chose à faire. Prenez lepremier train et rentrez en France ». Je ne voulais pas encore merendre à l'évidence.

—    « Mais enfin, objectai-je, sur quoi vous basez-vouspour me donner ce conseil ? Avez-vous des instructions de notregouvernement ?

—    « Je n'ai absolument rien, me dit-il. Mais il sepeut très bien que mes dépêches aient été interceptées. Moi, je vousdis ce que je ferais à votre place. Je suis forcé de rester à mon postejusqu'à la dernière minute, jusqu'à ce qu'on me mette à la porte. Vous,ce n'est pas la même chose. Votre devoir est de rentrer. »

Il n'y avait de train que dans la nuit, à 1 heure du matin. Je restai à coucher à Francfort.

Le lendemain, samedi 1er août, vers neuf heures, je sautai dans un taxi, et je retournai au Consulat :

« Comment ! s'écria le Consul, dès qu'il m'aperçut : Vous êtes encorelà ! Vous savez pourtant ce que je vous ai dit hier. Si vous ne partezpas immédiatement, vous allez vous trouver pris dans un guêpier et vousaurez beaucoup de mal à vous en tirer ».

L'hésitation n'était plus permise. Je rentrai précipitamment à l'hôtel,bouclai mes bagages en hâte et me fis conduire à la gare. Il y avait untrain à dix heures pour Cologne et la Hollande, un autre un peu plustard pour Schaffhouse. Lequel prendre ? Car il ne fallait plus songer àrentrer par la Lorraine, la route la plus rapide. Les communicationsdirectes avec la France étaient déjà interrompues. Les Allemandsavaient fait sauter les voies à Pagny-sur-Moselle. Je m'informai auguichet. Par Schaffhouse la voie était certainement libre, par Cologneon ne me garantissait pas la correspondance. Cependant comme le trainpour Cologne était le premier à partir et que j'avais hâte maintenant,après avoir tant tardé, d'être sorti de là, je me décidai pour Cologne.Je pris pour Paris un billet direct, qui me fut délivré sans la moindreobjection, et je fis enregistrer mes bagages. Hélas ! ils ne devaientpas suivre. La gare de Francfort était remplie. De tous côtés, où quel'on tournât la tête et que les yeux se portassent, ce n'étaient quepiles de malles et de caisses de toutes sortes, de toutes dimensions,de toutes provenances, entassées les unes sur les autres, et quiattendaient le départ. L'encombrement, d'ailleurs, était voulu. Letrafic des voyageurs et des marchandises n'avait-il pas été entièrementsuspendu deux jours durant, au milieu de la semaine, pour transporterdes troupes et des munitions ?

(A suivre.)

ARISTIDE FRÉTIGNY.

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Revue du foyer - 1916 - 5

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1re Année. - Novembre 1916. - N°5

AURORE

Lorsque des esprits élevés, épris du noble vouloir de convier les âmesau culte du Beau, ont conçu l'idée de fonder une Revue artistique etlittéraire, les premiers numéros sont un sourire d'aurore. — Les brumesmatinales l'enveloppent encore de leurs tonalités flottantes, et sespas tremblés semblent attendre, impatients et inquiets, la force et laclarté de la grande lumière.

Peu à peu le soleil s'élève ; la crête de la colline s'irise et vibre ;un rayon darde tout à coup, perce les brumes qu'il illumine et nouspromet un beau jour.

Ce doux rayon vient de fleurir sur le frais matin de la Revue du Foyer.

Les esprits délicats avaient certainement compris leshautes aspirations de cette audacieuse publication littéraire qui, enpleine guerre, est entrée dans le temple pour y entretenir, par sonzèle, l'amour de l'art, ce feu plus sacré encore que le feu desvestales.

Mais, si dès son premier numéro, notre revue normande exposait sonprogramme : « le bon combat pour le Beau, pour le Vrai dans le Beau »,il lui restait à préciser son but, concentrer ses tendances, acquérirune personnalité.

Sans doute, une revue artistique et littéraire n'est pas un organe depolémique visant une fin nettement délimitée. L'Art est immense ; unerevue artistique doit accueillir tous les efforts. Cela ne sauraitempêcher d'avoir un plan d'action.

Quel est donc ce rayon qui vient de filtrer dans les pages de la Revue du Foyer ?

Déjà, l'orientation, encore que très floue, se laissait deviner à lasimple lecture des noms de quelques collaborateurs connus pour leursprincipes de décentralisation. Voilà que cette tendance s'affirme àl'occasion d'une manifestation d'art où Rouen espère entendre notrecélèbre auteur normand René Fauchois, développer ses théories pour lesoutien et l'encouragement de toutes les valeurs régionales dont lesélans vigoureux grandiront au dehors le radieux et chaud prestige de laFrance. Aujourd'hui, notre distingué confrère Raymond Postal, enquelques pages solides et confiantes, expose le plan dans toute sanetteté.

Comme la clarté se précise à cet heureux rayon matinal !

De toutes les provinces, la Normandie est de celles qui possèdent leséléments les plus riches et les plus divers pour glorifier à l'étrangerle renom de notre généreuse patrie. Et la Seine qui serpente jusqu'auHavre semble à dessein retenir les navires qui sont venus jusqu'au piedde la cathédrale rouennaise pour leur permettre de mieux recueillirdans leurs fortes voiles la grande voix des cloches normandes — qui estun peu de l'âme française — pour la répéter, comme un écho magique, auxterres lointaines.

La Normandie est le grand pays de l'élevage, de la culture et del'industrie. Son commerce l'entraîne sur tous les marchés du monde oùelle entre en concurrence avec les producteurs les plus entreprenants.

Lorsqu'un pays a eu l'habileté d'envoyer en avant ses idées àl'étranger, comme un soc pour y défricher et remuer le sol, il y trouveensuite des débouchés plus faciles et plus sûrs pour les produits deses campagnes et de ses ateliers. Aussi, qui n'accueillerait avecreconnaissance l'effort de ceux qui prennent à tâche de rassembler lesidées qui iront, ainsi que le barde des temps anciens, chanter sur lesol de la France et de l'étranger la noble province de Rollon quel'industrie normande a toujours maintenue grande et prospère, digne deson bienfaiteur. Ces idées feront entendre partout la voix du terroir,solide héritière des Corneille, des Pradon, des de Bois Guillebert, desMalherbe, des Fontenelle, des Dupont de l'Eure, des Louis Bouilhet, desFlaubert, etc.

La Revue du Foyer qui s'estfaite l'apôtre du Beau, le missionnaire de la plus pureintellectualité, sera demain — si Dieu lui prête vie — l'alcyon quiemportera sur ses larges ailes la Pensée Normande comme un des pluslumineux joyaux de la Pensée Française.

PIERRE PRÉTEUX.

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CE QU'IL FAUT FAIRE A ROUEN

Encore qu'imprécise et informulée à l'heure de notre fondation, l'idéede décentralisation présida cependant à la création de la Revue du Foyer.Nos circulaires et nos articles de présentation en portent la marque.Nous savions quel magnifique centre intellectuel Rouen pourraitdevenir, si quelques hommes résolus et enthousiastes voulaient s'endonner la peine. Nous n'ignorions pas de quelle légitime renommée notrevieille cité jouissait à l'étranger ; mais lorsque, hors de France,nous avions à répondre à la sympathique interrogation de nos amis, nousdevions avouer que rien n'était fait chez nous pour mettre en valeurles richesses intellectuelles normandes. Nous vivions sur le Passé ;nous mangions notre capital de gloire.

 Aujourd'hui que la Normandie, cruellement atteinte dans sa chairet dans son cœur, prépare vaillamment l'après-guerre économique,l'heure est venue de réaliser l'œuvre de décentralisationintellectuelle qui s'impose, parallèlement à cet essor commercial etindustriel. Un homme, dont le nom célèbre est un symbole d'activité etde probité littéraire, s'est trouvé qui a tracé avec une merveilleuseclarté le programme à suivre. M. RENÉ FAUCHOIS, l'auteur applaudi de Beethoven et de la Veillée des Armes,qui est normand et rouennais, et qui a su établir, avec un sens trèsaigu des réalités et des possibilités, un remarquable plan d'action, abien voulu nous associer à son projet.

Nous voulons faire de Rouen un foyer d'intellectualité et, sansméconnaître la valeur de son prodigieux développement économique — bienau contraire ! — rendre à ce corps merveilleux de richesse et de santéqu'est notre province, une âme et une tête.

NOUS DEMANDONS POUR ROUEN UNE UNIVERSITÉ, OFFICIELLE OU LIBRE. Nousavons ici, certes, des professeurs qui sont des savants et à qui il nemanque guère que des élèves dignes d'eux, parce que là, comme partout,il y a un défaut d'organisation. Mais, que l'on offre aux jeunes gensdésireux de poursuivre leurs études et d'embrasser une carrièrelibérale, les cours réguliers dont ils ont besoin et, non seulement lesNormands resteront ici et résisteront mieux au décevant attrait deParis, mais encore Rouen recevra une foule d'étudiants étrangers. Lesjeunes Anglais dont un frère aîné ou un ami leur aura vanté nos trésorsd'architecture, nos musées, nos environs pittoresques, y viendrontnombreux ; à eux se joindront les Russes, fils d'une race neuve encorequi se jette sur la science avec un enthousiasme avide ; les Belges,qui retrouveront avec plaisir à Rouen quelque chose de Liège etd'Anvers ; et d'autres, les Italiens, les Suisses, etc...

A ces hôtes, Rouen devra offrir les meilleures CONDITIONS MATÉRIELLES ET INTELLECTUELLES DE CONFORT.

L'INDUSTRIE HÔTELIÈRE, bien en retard dans notre région, doit sepréoccuper dès maintenant de l'avenir. Elle a à réaliser des progrèsnombreux, notamment sous le rapport de l'hygiène, mais elle ne doit pasoublier qu'elle n'aura pas à recevoir que des jeunes seigneurs. Laclientèle des étudiants ira surtout aux pensions de famille quipourront lui offrir, à des conditions modérées, une nourriture saine etabondante en même temps qu'un logement clair, simple, propre et coquet.La conception romantique de l'étudiant logeant sous les toits, dans unemisérable mansarde et menant joyeuse vie, n'a plus cours. Dans cedomaine, comme dans beaucoup d'autres, la chambre touring-club compteune victoire de plus à son actif.

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A cette jeunesse studieuse, avide d'apprendre et de connaître, ilfaudra des plaisirs nobles et qui élèvent l'esprit. Avons-nous à Rouendes CERCLES DE LECTURE ? Non ; des SOCIÉTÉS D'ART, DE SCIENCES, DELITTÉRATURE bien vivantes ? Non plus.

Que la généreuse ambition de faire œuvre utile et de réparer dans lamesure du possible les ravages de la guerre anime l'élite de lapopulation rouennaise, et nous aurons tout cela. Nous demanderons alorsun THÉATRE NORMAND où l'on donnera les œuvres des écrivains et desmusiciens de notre province, maîtres et jeunes, gloires et espoirs. Aquels succès ne pourrait pas prétendre une scène sur laquelle seraientjoués Corneille et Rotrou, Fauchois et Harel, de la Villehervé etPierre Nebout, et Edward Montier, Pierre Varenne et Amédée Bocheux,Boïeldieu et Dupré, Paray et Haelling, et Vallier, et d'autres que nousoublions et dont le talent fait honneur à la province des Flaubert etdes Maupassant ?

Et surtout quel admirable spectacle que la découverte des valeursnormandes par la Normandie, l'affranchissement — oh ! très amical — desmodes de Paris et le large développement qu'un tel mouvement netarderait pas à prendre !

Des REVUES, les unes purement littéraires ou artistiques, les autresportant des idées, provoqueraient entre les jeunes une utile émulationet répandraient la pensée normande à travers la France, au-delà de sesfrontières, partout où il serait utile de FAIRE CONNAITRE ROUEN.

Ainsi, un incessant contact intellectuel avec les centresuniversitaires étrangers et les capitales étrangères, nousrenseignerait sur la marche des idées hors de France et resserreraitles liens qui nous unissent déjà à tant de nations, de géniesdifférents sans doute, mais toutes généreuses et belles.

Mais — et ici nous touchons l'originalité du plan conçu par M.Fauchois, poète admirable, mais penseur respectueux des contingences —l'université que nous demandons ne sera pas seule à attirer des élèvesdu dehors. L'ECOLE SUPÉRIEURE DE COMMERCE, qui devra donner une allureplus régionale à ses cours de technique industrielle et de commerce etmultiplier ses visites aux établissements industriels, recevra les filsdes commissionnaires de Liverpool et d'Anvers, de Londres et de Gênes,et ceux des industriels de Birmingham et de Verviers... Et L'ÉCOLE DESSCIENCES ET DES LETTRES, L'ÉCOLE DES BEAUX -ARTS, notre vieux LYCÉElui-même, bénéficiant de la propagande faite directement ouindirectement à l'étranger, connaîtront un regain inespéré de fortune.

Enfin, chaque année, en été, à l'époque où touristes .de toutesprovinces et de tous pays partent en villégiature, aurait lieu uneSEMAINE NORMANDE, consacrée à des festivités de tout ordre(représentations de gala, expositions artistiques, concerts, tournoislittéraires, réunions sportives), qui attireraient la foule des fêtesde 1911.

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Voilà l'économie d'un programme sur lequel il y aura lieu de revenir.De sa réalisation dépend l'avenir intellectuel d'une des plus bellesprovinces françaises, de la plus fertile peut-être en talents robusteset sains. Même économiquement, il ne comporte que des avantages. Uneforte cohésion, liant hommes d'affaires et intellectuels, doit assurerà notre province une vie régionale prospère et bien personnelle.

Parce que l'œuvre projetée est à longue échéance, nous nous adressons àla jeunesse. Mais la création est nécessaire d'un organisme quiétudiera les moyens pratiques d'exécution et interviendra, si besoinest, auprès des Pouvoirs publics. De même, l'action énergique d'unemunicipalité affranchie de tous soucis politiques. Rouennais etNormands doivent tous travailler à cette œuvre de décentralisation quece sera l'honneur de M. René Fauchois d'avoir voulue. Tous, négociantscomme universitaires, en bénéficieront : une fois encore la pensée estl'auxiliaire de l'action.

AYONS LE COURAGE DE FAIRE CE QUE D'AUTRES GRANDES VILLES ONT FAIT.ORGANISONS COMMERCIALEMENT L'AVENIR INTELLECTUEL DE NOTRE PROVINCE.Sachons préparer les jours qui suivront la guerre et assurons à Rouenles moyens d'accroître encore alors son admirable développement.

Nos intérêts et nos sentiments nous le commandent. L'attachement à la petite patrie est la garantie la plus sûre du patriotisme.

Souscrire à ce programme de décentralisation normande, c'est faire œuvre française.

RAYMOND POSTAL.

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COMMENT JE SUIS RENTRÉ D'ALLEMAGNE A LA MOBILISATION
(suite et fin).

Mes bagages, eux non plus, ne devaient pas partir. Ils le devaientd'autant moins que j'étais Français et que l'adresse mentionnait monnom et leur destination : Paris.

Je ne suis pas encore consolé d'avoir dû payer 10 marks 55 de parcourspour une malle qui ne devait rien parcourir du tout puisqu'elle estrestée sur place.

Je descendis donc le Rhin jusqu'à Cologne. Dans toutes les gares il yavait affluence de voyageurs. Les baigneurs des villes d'eaux voisines— et elles sont nombreuses dans cette région — interrompaientbrusquement leur cure pour rentrer précipitamment. La seconde éditiondes journaux du jour annonçait l'assassinat de Jaurès, et, chosecurieuse, sans commentaires.

Au wagon-restaurant je déjeunai en tête à tête avec deux Allemands quimangèrent, ma foi, de fort bon appétit et qui burent d'abord à ce qu'iln'y eût pas la guerre et, ensuite, à ce que s'il y avait la guerre,naturellement l'Allemagne en sortît victorieuse. Je serais heureux deles revoir. Nous longeâmes les places fortes du Rhin, Mayence, Coblentzet la fameuse citadelle de Ehrenbreitstein. Nulle part on ne remarquaitde mouvements extraordinaires de troupes. La mobilisation allemandeétait déjà virtuellement terminée. A Cologne, le pont du chemin de fersur le Rhin était gardé par un poste avec une mitrailleuse. Il était 15heures quand, après bien des arrêts et des lenteurs, nous pénétrionssous le vaste hall de la gare.

Heureusement, il y avait encore la correspondance. Quelques instantsplus tard, je prenais un train venant de Berlin et qui se dirigeait surla Belgique. Ouf ! je me sentais déjà un peu plus à mon aise. Laplupart des voyageurs étaient des Français qui rentraient, mais il yavait aussi des Allemands qui rejoignaient leur garnison ou qui,simplement, revenaient chez eux. Les femmes qui accompagnaient leurmari se souciaient fort peu de la victoire de la plus grande Allemagne; elles pleuraient et sanglotaient en songeant à l'horrible fléau quiallait se déchaîner.

En cours de route monta dans mon compartiment un jeune ingénieur de lasuccursale, à Aix-la-Chapelle, de la manufacture de Saint-Gobain. Ilavait eu juste le temps de s'échapper et de sauter dans un tramway pourvenir prendre le train à une petite station intermédiaire quand lesgendarmes s'étaient présentés et avaient arrêté l'ingénieur chef,français également, au moment où il s'apprêtait à partir. Combien deFrançais ont été ainsi faits prisonniers sur place avant toutedéclaration de guerre, donc au mépris du droit des gens et desconventions de La Haye, uniquement pour avoir eu une excessiveconfiance en l'hospitalité germanique et pour avoir attendu troplongtemps, alors que chez nous, dès la mi-juillet, prévenus et rappeléspar leur gouvernement, tous les Allemands commençaient à filer ! Car,n'est-il pas typique et suffisamment éloquent l'exemple de cet hôtel deTrouville où, le 14 juillet, des automobilistes en excursion obtinrentà grand peine de quoi déjeuner parce que, le matin même, comme un seulhomme, tout le personnel avait pris le train pour une destinationinconnue pour les autres et de lui seul connue ?

Le train allemand n'allait pas plus loin qu'Herbesthal. Il fallut doncdescendre et passer un à un par un étroit portillon de sortie enprésentant son billet qui fut soigneusement contrôlé et examiné surtoutes les faces par un haut employé de la gare assisté de gendarmes.Enfin, nous étions sur le territoire belge. Quel soupir de soulagement! Déjà, naturellement, la frontière était barrée.

Sur la route, de chaque côté de la barricade, un soldat belge et unfantassin allemand se regardaient comme chien et chat. Nous dûmes faireà pied vingt minutes de chemin pour aller à Verviers chercher le train.En cet instant, ignorant encore du sort de mes bagages, je neregrettais pas trop d'avoir, aux dépens de ma malle, soulagé ma valiseà main. Hélas ! si j'avais su ! je l'aurais, au contraire, bourréejusqu'à la serrure.

La mobilisation belge battait son plein. A Liège, la gare était envahiepar les réservistes qui rejoignaient en hâte leur corps. C'était unfourmillement intense, un grouillement continuel qui donnaient même unpeu l'impression d'une cohue. Quelle différence avec le pays d'où jesortais !

Huit heures du soir. Jeumont, la frontière française ! Les voyageurssautent du train à peine arrêté, avides de nouvelles. Des têtespassent, curieuses, aux portières. On interroge anxieusement, et c'estavec une vive satisfaction que tous apprennent que le décret demobilisation générale est affiché depuis quatre heures. Alors, detoutes les poitrines, un cri unanime s'échappe spontanément : Vive laFrance ! et la Marseillaisefait tressaillir la nuit de ses accents vibrants. Inutile d'ajouterque, ce jour-là, la visite de la douane fut assez promptement expédiée.Les douaniers avaient d'autres soucis en tête. Contrairement à leurhabitude, ils se montrèrent même aimables avec les voyageurs.

De la frontière, le train ne devait plus s'arrêter jusqu'à Paris où nous arrivions à minuit et demi.

Deux à trois semaines plus tard, vers la même heure, c'est à-dire enpleine nuit, je traversais, mais à pied cette fois, la ville deCharleroi, qu'une quinzaine de jours auparavant je ne pensais vraimentpas revoir de sitôt ni en de pareilles circonstances.

ARISTIDE FRÉTIGNY.

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LETTRES D'UN VIEUX JEUNE HOMME
V
THÉATRE ET MORALITÉ

MADEMOISELLE,

Vous avez raison, les entrepreneurs de spectacles se moquent de nous.Au seuil du troisième hiver de guerre, à l'heure où toutes les forcesnationales devraient être consacrées à des œuvres belles et élevées, onoffre au public les plus plates inepties. Il faut bien le reconnaître,une trop grande partie du public les accepte.

Une invraisemblable littérature cinématographique sévit. Cercles rougesou dents blanches, d'impossibles histoires de brigands troublent dansla quiétude de leurs nuits une foule de gens qui n'en peuvent mais.Rocambole est passé de mode. Aujourd'hui, nous avons Elaine. C'est leprogrès. La bombe asphyxiante a remplacé le pistolet et le tromblon ...Je préférais encore Mandrin.

Vous aimez à me confier vos réflexions sur la littérature de demain. Cesujet brûlant vous semble être un des plus dignes d'intéresser votreesprit et votre cœur. Il l'est en vérité. Une honnête jeune fille, unebonne française, ne saurait demeurer indifférente devant lui. Et, cettefois, vous me parlez du théâtre. Vraiment, vous vous souciez plus denos dramaturges qu'ils ne se souciaient de vous et de leurs spectateursen général. Vous flétrissez ingénuement leur immoralité ; c'est leuramoralité qu'il faudrait dire. Mais peu importe. Et gravement, vousdressez le bilan de leur responsabilité. Certes leur cause est tropmauvaise pour que je l'ose défendre, surtout contre un adversaire dontla jeunesse ignore cet art de ménager la chèvre et le chou qu'est aufond toute la psychologie... Ils nous ont assez intoxiqués avec leurssophismes anarchiques, renouvelés d'Ibsen. Vivre sa vie et la vivre en beauté,c'est peut-être humainement un idéal qui ne manque pas, sinon degrandeur, de force et de vigueur. Mais, socialement, c'est idiot.L'individualisme qui est, je ne le conteste pas, une marque d'énergie,peut donner les fruits les plus riches, s'il soumet l'individu, de parsa propre volonté, aux lois qui régissent l'existence de la société etlui assurent de durer et de prospérer. Mais abandonné à lui-même, iln'est plus que destruction. Un monde où il se donnerait libre coursserait voué à une désagrégation rapide.

Tout cela, nos auteurs dramatiques l'avaient oublié, ceux du moins quiobtenaient les succès les plus certains, tandis que nous laissions nosvraies lumières sous le boisseau. Et sous le charme attirant d'unthéâtre qui ne manque ni d'art, ni d'esprit, mais qui étalait dans toutson cynisme la décadence de la partie la moins profonde et la moinsfrançaise de la France, on reniait bien des vérités qui allaient ànouveau s'imposer aux premières clartés de la guerre. On admettait detransiger avec l'absolu des devoirs moraux. Et, n'est-ce-pas,Mademoiselle, l'adultère lui-même prenait aux yeux des vierges que l'onmenait écouter ces hontes, un je ne sais quoi de perversementséduisant, qui troublait et tentait leurs âmesd'ingénues.   

Mais pourquoi les conduisait-on dans cette galère ? Pourquoi à cesjeunes filles dont on exigeait une rectitude irréprochable de conduite,proposait-on le misérable exemple de la Phalène? Mademoiselle, avant de condamner les écrivains qui souillaient leurplume, condamnons ensemble les parents et les mères qui leurabandonnaient l'âme de leurs filles...

Cela changera-t-il ? Peut-être, mais rien n'est changé encore, puisqueM. Bataille continue, avec son Amazone. Attendons le retour de ceux quifont la guerre et souhaitons qu'après avoir accepté la discipline desévénements et de la hiérarchie, ils sachent vouloir la discipline desidées et des obligations morales.

J'entends bien qu'il ne faut pas que nos écrivains transforment leurspièces en insupportables cours de morale. Ils pourront toujours laisserau public le soin de conclure. A ce compte-là, je le sais bien, rienn'est immoral, parce que de toute action on peut tirer uneleçon utile.Mais il est à craindre que des esprits chez    lesquels le sens du bien est pour le moins obscurci ne sachent nine veuillent extraire cette leçon. Et puis le spectacle de la passionau théâtre est dangereux, et bien plus que dans le livre. Le lecteurdoit faire effort d'imagination pour créer le milieu où s'agitent cespersonnages, et il doit s'incarner dans chacun d'eux s'il veut saisirdans leur intégralité leurs sentiments et leurs sensations.

Au théâtre, l'effort d'imagination est fait par les acteurs. Ladétresse de la chair, les élans de la passion, les accents poignants del'amour et de la haine y ont l'aspect de la vérité. De là à croire que c'est arrivé, à accepter l'exemple des héros de la scène, à s'identifier à eux, il n'y a guère de distance.

Trop longtemps, on a mis à la scène des êtres sans noblesse et, surtout, sans self-control,esclaves de leurs instincts et de leurs passions. Trop longtemps on afait parler les hommes comme des bêtes ; puis, pour changer, on a faitparler les bêtes comme des hommes ; il est temps, peut-être, de rendreà ces hommes le langage des hommes.
      
..... L'esprit philosophique,ma jeune amie, est, je le crains, une maladie dont on ne guérit pas. Jela connais trop pour ne pas en distinguer de nombreux symptômes au longdes pages que vous m'écrivez. Elle consiste, sous sa forme la pluscourante, à poser une foule de questions, le plus souvent ardues, maistoujours parfaitement inutiles. Pourquoi ceci, pourquoi cela, commentceci, comment cela ? On conclut bien vite que la vie est peu de chose,qu'elle tient à peu de chose et qu'elle ne sert à. rien, du seul pointde vue humain. C'est le plus clair résultat des observations,subjectives ou objectives, qu'elle exige...

Souffrez que je m'inquiète pour vous de vous voir soulever l'insolubleproblème qui est au fond de cette question de la moralité au théâtre.Et pourtant, vous dites vrai : la guerre n'a rien changé au rythme dumonde. On meurt plus, on meurt plus jeune, sans doute. Mais le faitbrutal, cette moisson d'existences robustes, déchire-t-ill'Inconnaissable qui nous entoure ? Non. Il n'a fait que mettretragiquement en lumière cet incessant conflit de l'Idéalité et del'Instinct qui est le pivot de la vie, — et c'est tout. Mais voyezcomme tout s'éclaire à la sinistre lueur de la mort, puisque aussibien, un des fruits de la guerre, le plus sûr peut-être, aura été denous accoutumer à sa pensée. Vous regardez autour de vous et vous medites assister à une recrudescence simultanée de l'idéalisme et dumatérialisme. Vous constatez un renouveau du sentiment religieux et,parallèlement, un féroce développement des instincts brutaux, goûts delucre ou besoins de plaisir. Vous en voulez savoir la raison : l’idée de la mort a posé, pour chacun de nous, la question du but de la vie.Voyez nos soldats, nos permissionnaires. Braves tous devant le danger,parce que le regard humain s'arrête d'abord à l'immédiat et que leprésent impose la lutte pour la Patrie, ils ont, les uns, maîtrisé lesdésirs de leurs sens, les autres, donné libre cours à ces mêmes ennemisintérieurs. Ceux-là croient à l'existence d'une loi morale supérieureet à une vie future, ou, renouvelant le pari de Pascal, en admettentl'hypothèse, et déjà désincarnés,nous donnent l'exemple des plus ascétiques vertus; ceux-ci, comme desbêtes traquées, s'affolent devant l'imminence de leur anéantissement oude ce qu'ils considèrent comme tel, et veulent jouir de leurs dernièrespossibilités de plaisir.

Et chez nous, les gens de l'arrière, ce même problème de l'utilisationde la vie se trouve posé, par la permanence, non du danger, mais de lamort qui rôde autour de chacun et lui arrache ses plus chèresaffections. Les mêmes solutions le résolvent où tentent de le résoudre.

Ce conflit, vous le retrouverez dans chacune des circonstances de nosjours, les plus humbles même. A sa douloureuse lumière, vouscomprendrez pourquoi, alors que des millions d'hommes meurent ousouffrent, d'autres rient et d'autres chantent - et pourquoi desdirecteurs de théâtres ou de cinémas proposent à des spectateurs quiles applaudissent des insanités qui nous semblent démodées...

Sollicité par l'azur et par la boue, l'homme trébuche souvent sur sonchemin, et tombe s'il n'est pas de ceux qui font les héros et lessaints... Jeune fille, ne condamnez pas les vaincus de l'existence etles faibles... Vous n'avez pas trop pour les plaindre et les encouragerde toute votre pitié et de tout votre amour.

Comme dirait M. Camille Cé, cette lutte de l'Esprit et de la Matière, c'est la vie. C'est simple.

C'est effroyablement simple.

RAYMOND POSTAL.

Deux mots pour l’Inconnu.— Le problème de psychologie que vous me soumettez est intéressant, etj'en parlerai quelque jour. Je crois pouvoir répondre, dès maintenant,négativement à la question que vous posez — heureusement pour l'amour,qui se soucie fort peu des poètes ..

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Revue du foyer - 1916 - 6

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1re Année. - Décembre 1916. - N°6

LA MORT D'ÉMILE VERHAEREN

L'illustre écrivain belge, dontnous avions eu l'honneur de publier dans notre dernier numéro unadmirable sonnet inédit, est mort tragiquement, le 27 novembre dernier,au moment où il reprenait à la gare de Rouen le train de Paris. Laveille même, au Musée de Peinture, où il avait pris la parole encompagnie du grand poète rouennais René Fauchois, et de Madame LucieBrille, il avait lu de ses vers et parlé, en artiste vrai, de laBelgique artistique. Tous ceux qui l'avaient entendu, tous sesadmirateurs se sont inclinés avec un respect ému devant sa dépouillemortelle, et ont apporté à Madame Verhaeren l'hommage de leur sympathieattristée.

La Revue du Foyer, à laquelle leMaître disparu avait eu la bonté de s'intéresser, offre à ses lecteursun hors-texte consacré à sa mémoire ; tous ceux qu'aura atteints lamort de Verhaeren, les amis, Belges ou Français, de l'œuvre et del'homme, voudront conserver ce souvenir.

Nous renouvelons ici à lacompagne de sa vie, douloureusement atteinte dans sa plus chèreaffection, les condoléances sincères de

LA REVUE DU FOYER.

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LETTRES D'UN VIEUX JEUNE HOMME
VI
SUR UNE TOMBE

MADEMOISELLE,

Verhaeren n'est plus. Vous me l'avez écrit au lendemain du drame, dansl'émotion où il nous avait tous jetés : la Ville l'a tué, cette villedont il avait dit, mieux que personne, les âpres luttes, les appétitsbrutaux, le dynamisme exaspéré, les séductions puissantes, maisdécevantes aussi.

Je ne sais pas de mort qui m'ait plus douloureusement surpris. La find'Emile Verhaeren, plus stupide encore qu'atroce, nous restitue danstoute sa tragique horreur ce sentiment du fatumdont les Anciens avaient noté la mystérieuse puissance. On vit, on aimela vie, on voudrait s'attarder sur chacune de ses heures ; on croit àquelque chose, à un lumineux idéal de fraternité humaine, ou de Beautépure et claire, ou peut-être encore à l'Amour ; on goûte la tiède etsimple douceur d'un foyer que garde une femme aimée, où rient de jeuneslèvres ; peut-être connaît-on la gloire d'ici-bas et l'admiration desfoules, ou sait-on l'art subtil d'asservir les rythmes et les sons etde chanter, sur une lyre frémissante, toutes ces joies qui sont lebonheur : « néant superbe », dit Bossuet. Une balle qui siffle, ungrain de sable, un faux-pas, et tout cela n'est plus qu'un souvenir,qui passe lui aussi, et meurt.

Et je songe à l'aveugle destin qui vient de faucher, dans la splendeurde la virilité, le beau et lumineux génie d'Emile Verhaeren ! Et jesonge aussi à ce pressentiment qui marque son œuvre, à tant de poèmesoù il avait mis, en vrai Flamand, mystique à la fois et sensuel, cettesinistre peur de la mort, qui illumine aussi, de sa funèbre clarté,tant de pages des autres maîtres flamands, ses amis Rodenbach etMaeterlinck... Connaissez-vous Intérieur,de celui-ci, cet acte minuscule qui est un chef-d’œuvre ? On n'a rienmis à la scène qui fût plus simple et plus tragique ; on n'écrira riende plus poignant. De bonnes gens vivent en paix, dont les jours sepassent à l'ombre d'un toit séculaire, dont la vie est pour toujoursfaite des mêmes gestes, des mêmes labeurs, des mêmes rêvés. Un soir,comme les autres soirs, cette famille fait la veillée sous la lampe ;une enfant est absente. Mais il pèse- sur eux- quelque chose qui estcomme une angoisse confuse d'on ne sait quel drame. Et la mort vient,dont la main pesait sur leurs têtes, et qu'ils n'osaient pas attendre,mais- qui vient toujours et brise les bonheurs, et fait pleurer lesyeux et fait saigner les cœurs. O quotidienne douleur des moissonsfunèbres !

Pauvre Poète, elle est venue te surprendre, toi aussi, lâchement, aulendemain d'une visite qui avait été pour nous tous une fête ! Tuvenais de faire ton métier de flambeau,tu avais exalté l'art immortel de ta petite mais si grande patrie, tuavais chanté Rubens et Van Eyck ! Nous t'avions applaudi, approché. Tuavais été cordial, avec cette simplicité dont se paraît ta gloire.

... Elle est venue, toute rouge. Oh ! ces trains qui te faisaient peur,à toi, de qui la vie meurtrissait le grand rêve de concorde et desimple labeur, ces trains que tu as maudits, parce qu'ils emportaientvers les « villes tentaculaires » les déserteurs de la glèbe, dansleurs wagons

Disparaissant, tels des cercueils, vers les ténèbres...

Ils t'ont tué. C'est la vengeance de la Ville.

Et je t'ai vu sur le petit lit où on avait déposé ton corps. Tu dormais— pour toujours ! La mort avait éteint cette flamme chaude de tesgrands yeux, comme elle avait scellé tes lèvres harmonieuses. Maisquelle majesté avait ton visage dans l'immobilité du grand sommeil ! Unbouquet de roses rouges que la main pieuse d'une admiratrice anonymevenait de déposer devant toi, jetait une tache de sang sur la netteblancheur de la petite chambre. Puis d'autres fleurs ensuite sontvenues t'apporter l'hommage d'un peu de cette nature que tu avais tantaimée, aimée en poète.

Et, comme nous nous retirions, on m'a montré — ô ironie ! — ces sucresde pomme que tu avais achetés pour celle qui te pleure aujourd'hui, —pauvres choses broyées et sanglantes, comme ton corps !

...Nous avons suivi son cortège. Les élites de deux peuples qu'a atteints profondément la disparition de celui qui fut l'âme vivante de la Belgique,ont communié dans la douleur. De grandes voix, belges et françaises,ont dit quelle perte faisaient en lui nos Lettres et l'esprit humain.Cela pour le grand public qui l'ignorait, ou presque. Et larespectueuse admiration d'un Roi a voulu qu'il reposât en terre belge,dans ce petit lambeau de patrie qu'il avait chanté avec tant d'émotion.

Mais il était salutaire, peut-être, de considérer cette mort et d'entirer l'implacable leçon qu'elle contient. Tout passe, la gloire,l'amour, la vie elle-même et bien vite. Ce qui reste, ce n'est pas lesouvenir des sonorités creuses et vaines, non plus que celui desplaisirs et des honneurs. Un baiser d'amants, l'harmonie d'un accord,une vision d'art, sont choses d'un moment. L'instant les voit mourirqui les vit naître.
                          
Ce qui reste, c'est l'œuvre utile, l'acte de foi qui enfante l'activitéhumaine, l'acte d'espérance qui aide à sa durée, l'acte d'amour quiréunit les énergies ; c'est la Bonté. Parce que Verhaeren fut bon, detoutes les forces de son cœur tumultueux, parce qu'il sut comme tousles Sages, la beauté d'une immense pitié pour les infortunes d'ici-bas,il a pu s'endormir ainsi que Georges Rodenbach, et plus que lui encore,avec

l'espoir derevivre                         
Dans la mélancolique éternité du livre...

RAYMOND POSTAL.