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FAUVEL,Guillaume-Amédée (1808-1842) : Guibrayau temps deLouis XIII,d’après une ancienne gravure de Chauvel, précédé d’une noticehistorique sur l’origine et le développement de cette foire. –Caen :Mancel, 1841.- 23 p.  ; 23,5 cm.
Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (29.VI.2016)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Orthographe etgraphie conservées.

Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 226 br). Tiré àpart de la Revue du Calvados,deuxième année, 1841.


GUIBRAY

AU TEMPS DE LOUIS XIII

La foire de Guibray en Normandie près la ville de Falaise - 1658 - fac-simile de 1840

d’aprÈs une anciennegravure de Chauvel,

prÉcÉdÉ

d’une noticehistorique sur l’origine et le développement de cette foire



~ * ~

Parmi les vieilles institutions qui meurent, les antiques monuments quitombent, les mœurs et les coutumes qui s'effacent, rien peut-êtren'offre plus d'intérêt, plus de curieux souvenirs que ces vastesmarchés annuels qui, s'ouvrant sous le nom de foires, attiraient dansleur sein une multitude variée de marchands et de visiteurs de touspays.

Ce devait être un spectacle bien beau que ces grands centres, où sedonnaient rendez-vous tous les membres de la fraternité des commerçants; où toutes les industries concouraient à satisfaire les besoins de lachangeante civilisation. Nous avons peine à nous figurer maintenant,avec quelle impatience nos bons aïeux attendaient cette époqueimportante. Nous ne comprenons plus le pittoresque de ces assemblées,la poésie de ces pèlerinages si longs, si pénibles, souvent même sidangereux. Nous oublions que venir alors de Paris à Guibray, c'étaitentreprendre un voyage aussi difficile que d'aller de nos jours àSt.-Pétersbourg. Aussi, les aventures de voyage ne manquaient pas ; etles détails sur ce qui se passait dans la capitale, ou dans telle autreville que le marchand avait visitée, étaient-ils attendus impatiemmentpar les confrères qui avaient l'habitude de traiter avec le voyageur.Et ces confrères avaient aussi des nouvelles à donner, en échange decelles qu'ils apprenaient ; et tous étaient heureux d'entendre et deconter, tous étaient crédules, car tous étaient trop honnêtes gens pourse jouer de la bonne foi de leurs auditeurs.

Une des foires les plus anciennes et les plus fréquentées, est sanscontredit celle de Guibray, et comme tant d'autres institutions, quipeu à peu se sont métamorphosées avec le temps, celle-ci , aujourd'huitoute consacrée au commerce, dut son origine à la piété ; et ceconcours immense de trafiquants ne fut d'abord qu'une réunion de pieuxpèlerins.
Dans les premières années du VIIIe siècle, le terrain où est bâti lefaubourg de Guibray était couvert d'une forêt de chênes et dechâtaigniers. Un berger, s'aperçut qu'un de ses moutons, au lieu depaître l'herbe, s'était arrêté à gratter le sol avec une insistance peuordinaire ; il essaya de le faire rejoindre le troupeau, mais le moutonrépondait par des bêlements tout-à-fait extraordinaires et surnaturels; puis, il recommençait à gratter avec une nouvelle ardeur. Le bergerse décida donc à fouiller la terre avec sa houlette, et bientôt ildécouvrit une statue de la Vierge Marie tenant un enfant dans sesbras.
  
On dut alors s'occuper de déposer la relique dans un lieu convenable,où elle pût être exposée à la dévotion des fidèles ; aussi vers l'année720, époque de cette découverte , on s'empressa d'élever sur le lieumême, au milieu de la forêt , une humble chapelle consacrée à laVierge. Tel fut le miracle qui devait pendant tant de siècles faire laprospérité de Falaise. Remarquons ici le rôle important que les bergerset les moutons jouaient autrefois dans toutes les découvertes de cegenre ; aujourd'hui, les antiquaires ont beau fouiller partout, ils nedénichent plus de pareils trésors : il n'est donc pas étonnant si lacrédulité publique se prit un jour à considérer les bergers commesorciers ; mais les pauvres moutons sont restés moutons, et lesantiquaires sont toujours antiquaires comme devant. Cependant par amourpour ces derniers, nous dirons deux mots sur l'étymologie du nom deGuibray. Ce faubourg de Falaise, éloigné d'environ un kilomètre de laville, a tiré son nom, selon les uns, du mot bray, dérivé du celtique braïa, qui signifie terre, boue, et selon les autres, du bray ou crides druides appelant le peuple à cueillir le gui dans la forêt, ouencore bray ou bêlement du mouton qui découvrit la statue dont nousavons parlé. Pour repousser cette dernière opinion, il suffit deremarquer que le mot bray entre dans la composition du nom de plusieurslieux voisins, où le cri des druides et surtout le bêlement du moutonmerveilleux ne se sont jamais fait entendre.

Quant à la première partie de ce mot, elle a donné lieu également àdiverses conjectures. Vient-elle du latin Viscus signifiant Gui, oude l'anglo-saxon Whit qui signifie blanc ? Ce nom serait alors terre du gui ou terre blanche ; nous laisserons le choix aulecteur, en faisant remarquer, toutefois, que le changement du W en Gest ordinaire dans l'anglo-saxon et dans l'anglais moderne : deWilliam, on a fait Guillaume ; de Wash, gouache ; de Wasp, guêpe ; deWimple, guimpe ; de Wales, Galles : les citations ne finiraient pas.Cependant, est-il bien probable qu'un peuple forme le nom d'un lieu dedeux mots tirés de deux langues diverses, si on excepte les nomscomposés par les savants ? Peut-être la première partie de ce mot neserait-elle en définitive qu'un nom propre.

Une léproserie avait été établie à Guibray vers la fin du  XIIesiècle, au retour des croisades, il en reste encore une chapelleconsacrée à St.-Marc et dont partie est de reconstruction plus moderne: on y va de Falaise en procession, le jour de la fête du saint. C'estencore des hauteurs de Guibray que le duc de Glocester, général d'HenriV, roi d'Angleterre, attaqua Falaise à la fin de l'année 1407. Maisrevenons à l'image de la Vierge Marie.

Quoiqu'il en soit de la manière dont l'image fut trouvée, et lachapelle érigée ; le bruit du miracle , auquel cette pieuse fondationdevait son origine, attira bientôt un nombreux concours de fidèles.Alors accoururent aussi de tous côtés des colporteurs et marchandsambulants, venant s'établir autour de la chapelle, pour vendre desimages et des reliques de la Vierge. Alors s'élevèrent ces petiteséchoppes, telles qu'on en voit encore dans le voisinage des lieuxfréquentés par les pèlerins. Alors aussi les auberges s'ouvrirent engrand nombre, pour se prêter aux exigences de cette foule toujourscroissante.
    
Bientôt enfin on comprit les avantages qu'on pouvait tirer de cetteassemblée annuelle, et on songea à la fixer d'une manière permanentedans le voisinage de la ville.

Croyant sans doute favoriser cette dernière, Robert-le-Libéral, père deGuillaume-le-Conquérant, assigna    d'abord unemplacement plus voisin de Falaise que ne l'était le premier. Ce fut cemême terrain où, en 1785, on fit des fouilles pour découvrir du charbonde terre, et près duquel se trouve l'hôpital général actuel. Cetemplacement porte encore le nom de Camp ou Champ-de Foire. LeChamp-Priseur, le Champ-aux-Œufs, le Pré-Cochon qui, depuis huitsiècles, ont conservé leur nom, indiquent assez l'usage dont ils l'onttiré.

Non loin de ce dernier champ, était la croix Hérault ou de Hin-Ha donton voit encore les débris au carrefour, sur le chemin de Saint-Clair.Le nom de cette croix lui viendrait-il de ce qu'un hérault se seraitplacé au pied pour faire les proclamations alors en usage, et qu'onaurait voulu imiter son cri, ou le bruit de l'instrument dont il seserait servi par les sons hin-ha ? Ces proclamations du restecommençaient toujours par les mots : oyez, oyez : cet usage s'estconservé en Angleterre, seulement le crieur a défiguré ces mots denotre vieux langage qu'il ne comprenait plus, et il se contente, enagitant sa clochette, de crier : o yes , o yes, ce qui n'a plus lesens commun ; mais n'empêche pas le public de se presser autour de luipour l'entendre.

Ce fut également Robert-le-Libéral qui érigea, en foire proprementdite, cette réunion qui jusqu'alors s'était faite sans ordre et sansrègles : mais, on ne tarda pas à s'apercevoir qu'on ne laissait pasimpunément de côté, à cette époque, la patronne dont on avait d'abordcherché la protection. La foire placée plus près de la ville que de lachapelle, perdait trop vite de son caractère religieux ; et cettebrusque transition, refroidissant dévots et chalands, on comprit qu'ilfallait se rapprocher du lieu où se trouvait l'image protectrice, souspeine de jeter à la fois du discrédit sur la chapelle et sur le marché.

Guillaume-le-Conquérant reporta cette foire sur le lieu même où lespremiers marchands s'étaient installés, et où de nos jours elle existeencore. C'est peut-être cette circonstance qui a fait croire à quelquesauteurs et notamment à d'Expilly, que Guillaume-le-Conquérant en étaitle fondateur. Toujours est-il que cet établissement lui dut un grandnombre d'immunités et de privilèges qui en firent la prospérité.

Il est vrai qu'en 1532 François Ier enleva aux bourgeois et auxmarchands certains privilèges qu'il prétendait avoir été usurpés parceux-c i ; mais malgré ces ordonnances toutes fiscales, cette foireprit un développement tel, qu'elle devint bientôt la première enFrance, après celle de Beaucaire.

Cependant, l'accroissement rapide de pèlerins et de marchands avait,dès les premiers temps, nécessité une transformation dans l'édificeouvert à leur piété ; aussi en 1076 la petite chapelle ayant étéabattue, Mathilde, fille de Beaudouin, comte de Flandre, et épouse duConquérant, devenu roi d’Angleterre, avait fait reconstruire sur lemême lieu une église qui porte encore le nom de Notre-Dame de Guibray.

Le style primitif de cette église a été défiguré par un revêtementmoderne qui tient un peu du style grec ; au reste, c'est ainsi qu'ontraite tous nos monuments. Le portail e l'apside encore intacts sontdes morceaux remarquables ; ce replâtrage fut fait en 1771, et c'est ,nous croyons, à cette époque que l'image miraculeuse, devenue tropgrossière , fut reléguée du chœur où elle se trouvait dans une chapellelatérale, et qu'une plus belle statue, ayant été apportée du ciel parles anges, fut mise à la place de la première (2).
L'ouverture de la foire avait lieu jadis le premier mercredi d'aprèsl'Assomption ; alors deux inspecteurs allaient par les magasins visiterles marchandises et s'assurer de la qualité, avec droit de saisie surtoutes celles qui n'étaient pas confectionnées selon les règlements,mais la liberté du commerce a détruit cette institution qui était lagarantie de l'acheteur. Maintenant, c'est le 15 août, jour même de lafête, à cinq heures du soir, que l'ouverture a lieu. Le clergé fait cejour-là une procession tout autour du champ de foire, et les opérationsdu négoce commencent ensuite. Le lendemain une quête pour les pauvresse fait chez tous les marchands. La durée de la foire est fixée à 15jours, mais c'est dans la première semaine, appelée la grande semaineou semaine des franchises, que se font toutes les affaires ; et mêmeles plus considérables sont terminées dès les quatre premiers jours.Lors du déballage qui a lieu le 13 août, les pompes sont essayées enprésence du maire, et elles stationnent pendant la quinzaine suivanteprès d'une citerne, située au milieu du champ de foire, pour lasauve-garde des marchandises qui y sont agglomérées à cette époque. Onne pouvait autrefois vendre ni dresser d'échoppes en dehors des limitesprescrites, mais ce règlement n'est guère bien observé aujourd'hui.Vers 1778, selon M. Coquebert de Monbret qui a puisé ses renseignementsdans les archives du commerce, les opérations s'élevaient à 7 ou 8millions, M. Rulhières les porte même jusqu'à 25 millions, et M.Galeron pense qu'elles ont dû beaucoup approcher de ce chiffre, maisdès 1780, cette foire commença à perdre de son importance, et depuis cetemps elle a toujours décliné : d'un côté, la facilité descommunications, et de l'autre, le refroidissement des fidèles pour lapatronne lui ont porté un coup funeste ; terribles effets de la vapeuret de la philosophie. Cependant, malgré l'état de décadence où tombenttoutes ces institutions d'une autre époque qui disparaissent une à uneavec les besoins qui les ont fait naître, le commerce de Guibrayoffrait encore des résultats assez satisfaisants, il y a une douzained'années ; aujourd'hui même, il est encore considérable si on lecompare à celui des autres foires. Les marchandises qu'on y trouveconsistent surtout en laines, frocs, flanelles, draps, toiles etroueuneries. Les aciers, la quincaillerie de Laigle et de Paris, lesbois de teinture et les cuirs de Pont-Audemer, de Saint-Germain etd'Harcourt, forment aussi quelques-uns des principaux articles, ainsique la bonneterie de Falaise qui, pendant le cours de l’année, occupeun nombre considérable d'ouvriers.

Tous ces documents que nous venons de donner suffisent sans doute pourmontrer l'antiquité de cette foire et l'importance qu'elle put avoirjadis ; mais ces dates, ces chiffres, au moyen desquels tout se traduità l'esprit du lecteur, n'offrent, à vrai dire, qu'un tableau bien pâleet bien incomplet. La physionomie de cette scène animée a disparu et lelangage est impuissant à la reproduire ; aussi M. Galeron qui saitquelle infinie supériorité un tableau possède en pareil cas sur toutesles descriptions du monde, se prend-il à regretter vivement qu'uneexcellente gravure, représentant la foire de Guibray telle qu'elleétait il y a plus de deux siècles, soit devenue tellement rare qu'iln'ait pu parvenir malgré ses recherches à se la procurer ; enconséquence il a cru devoir engager ceux qui la retrouveraient à lareproduire par la lithographie. La lithographie ! Quoi M. Galeron vouscherchiez un tableau qui vous retraçât les vieux costumes, les vieillesmœurs de nos ancêtres, il y a plus de deux cents ans, et vous voulezles reproduire par un procédé moderne ! Vous voulez obtenir laphysionomie de l’époque, et votre lithographie née d'hier détruira laphysionomie du tableau. Il faut à ces reproductions, le crayon dutemps, le burin du graveur contemporain ou tout est gâté. Eh bien ! M.Mancel a compris ces vérités et nous devons, dans l'intérêt de l’art,l'en féliciter. M. Mancel a réussi à se procurer cette fameuse gravuredont il avait vu, à la bibliothèque royale de Paris, un exemplairedéchiré ou brûlé en partie ; et il s'est empressé de songer à lareproduire en lui conservant son originalité, sa vérité dans les pluspetits détails. Et certes il a eu raison de ne pas hésiter à préférerla gravure au procédé lithographique. Il s'agissait d'enrichir lescollections des amateurs, bien plus que de faire une spéculation.D'ailleurs la lithographie qui, dans certains cas peut avoir quelquesavantages sur la gravure, échoue toujours quand il s'agit de retracerun assemblage d'objets de petite dimension ; ce procédé ne donne alorsqu'une sorte d'estompé, pâle, confus et insaisissable. Dix-huit moisont été consacrés par un habile graveur de la capitale à rendre laplanche trait pour trait, coup de burin pour coup de burin, aussi àl'exception de la couleur du papier, est-ce à se tromper entrel'original et la copie.

*
* *

La voilà donc maintenant cette foire de Guibray, vivante et animée,folle et commerçante, riche et brillante, telle que vous eussiez pu lavoir il y a deux cents ans, cela vaut sans doute la peine de sedéranger, et vous ne demanderez pas mieux, j'en suis sûr, que de laparcourir.

Faisons toutefois une remarque sur les gravures de cette époque, c'estqu'elles manquent de perspective ; mais loin que cela soit une fautedans de telles compositions, nous pensons que c'est un grand avantage.La perspective nuit au tableau qui représente des scènes multiples dece genre : on a sur le premier plan quelques personnages bien expriméset les autres plans n'offrent qu'une foule confuse. La perspective icine serait autre chose qu'une foire vue d'un point fixe adopté par lepeintre, et Dieu sait si jamais on peut se faire une idée nette d'unefoire vue de cette manière ; l'absence de perspective, au contraire,nous donne un tableau sur lequel on avance de scène en scène, et oùtout se déroule avec suite et enchaînement, comme sur le terrainvéritable. L'artiste d'ailleurs a eu le soin de diminuer la proportiondes figures à mesure qu'elles s'éloignent du spectateur, mais sans lesdéranger de leur place naturelle, de sorte qu'il faut faire unevéritable promenade sur la gravure pour la voir dans tous ses détails,et Dieu sait si ces détails sont nombreux, curieux et variés, naturelssurtout, parfois même au-delà de l'expression raffinée de notre langagemoderne : Je vais vous donner une preuve concluante de mes assertions.

Il me souvient, bon lecteur et aimable lectrice, qu'en l'année seizecents et quelques, si je ne me trompe, j'étais allé à cette fameusefoire de Guibray, en compagnie de plusieurs honnêtes bourgeois et deleurs charmantes moitiés : depuis ce temps, ceci avait bien déserté mamémoire , lorsqu'en jetant les yeux sur la gravure que j'ai eul'honneur de vous signaler, je me prends à m'ébahir et à me reconnaîtrecomme si c'était encore hier que j'eusse fait cette excursion. Vousvoyez que je suis le vieux des vieux, ne vous étonnez donc pas sij'aime à conter, et, si cela ne vous ennuie pas, je vais vous retracerla chose comme elle se passa, en vous engageant à suivre mon itinérairesur la planche que vous avez ou devriez avoir sous les yeux.

Je sors donc après un bon diner de l'auberge du sermon, qui se trouvesur notre main droite, j'offre le bras à l'une de ces dames , et toutguilleret je me lance dans la foule pour faire voir à ma joliepromeneuse les curiosités. Vous pensez bien que nous ne nous égarâmesguères au milieu de cette cohue qui n'est autre que le marché au bétail; d’ailleurs, je ne vous ferai pas la description de la race bovine quil’occupait, vu que c'est une espèce de quadrupède éminemmentinaccessible à la civilisation, et dont les mœurs et le costume sonttoujours restés les mêmes depuis des siècles.

Nous jetâmes pourtant en revanche un coup- d'œil sur le marché auxchevaux, cela valait s’arrêter, car c'était la fine fleur de noschevaux normands. Noble conquête ! s'est écrié Buffon depuis, en voyantl'élégant et vigoureux quadrupède ; et pourtant, Buffon n'avait pas vuencore notre hippodrome, ni ces courses brillantes, où nos rapidescoursiers rivalisent de grâce et de vitesse ; Buffon ne les avait pasvus triomphant devant un nombreux concours de spectateurs qui leurprodiguent des applaudissements, auxquels, tout chevaux qu'ils sont,ils ne manquent pas d'être fort sensibles, l'amour – propre ayanttoujours été un point extrêmement saillant dans le caractère du chevalet de l'auteur dramatique. Je crois que ma belle dame avait quelquepetite peur de ces fiers animaux, mais elle se risquait néanmoins,peut-être à cause de tous les élégants gentils-hommes qui chevauchaientà l'entour avec leurs riches costumes, leurs longues moustaches, leurrapière plus longue encore et leur plume flottante, balancées sur lechapeau à grands bords qui depuis est tombé dans le domaine exclusifdes brigands Italiens.

Il faut convenir que voilà bien ces galants cavaliers peints au naturel, portant le noble oiseau sur le poing et caracolant à plaisir surleurs fringants destriers ; voilà bien ces pages, ces écuyers,

Et ces piqueurs alertes,
Qui sur leurs manches vertes
Portent les noirs faucons.

Tous, il est vrai, n'ont pas au poing l'agile chasseur, mais sans douteils s'empressent de venir l’acheter, car on en vend encore à ce marchéoù l'on vend déjà tant de choses ; c'est du moins ce que nous dit lebon M. de Bras. Là, de toutes nations s'assemblent un grand nombred'hommes qui se fournissent tant de grands chevaux, haquenées de prix,de besteaux, oyseaux de proie, etc. , etc. , et s'y assemble encore,continue le même auteur , si grand nombre de peuple, que lesbateleurs, baladins et pauvres quaymans s'y treuvent pour en profiter.Et vous pouvez en effet voir sur la gravure deux ou trois quaymansqui mendient à en importuner les promeneurs.

Tout près du marché aux chevaux, se trouvent les boutiques des selliersoù se confectionnent, et aux devantures desquelles on voit pendre lescolliers des chevaux de trait, tels à peu près qu'on les fait encoreaujourd'hui.

Mais tout cela intéressait bien moins ma promeneuse que ce farceur qui,monté sur deux tonneaux pour théâtre, amusait par ses tours et seschansons les spectateurs qui l'entouraient ; et pourtant, nous passâmesassez lestement. Alléchés que nous étions par un autre genre despectacle, nous allâmes nous arrêter devant ce singulier théâtre dresséen plein vent et qui attirait une foule immense. Ne sont-ce pasvraiment des figures à peindre que toutes ces bonnes faces ébahiestournées vers ce baladin vêtu en grand seigneur, et qui fait l'annoncede son spectacle ? Là sont accourus gentilshommes et bourgeois, les unsà pied, les autres à cheval, nobles dames et humbles demoiselles, ettous écarquillent les yeux et ouvrent les oreilles bien grandes, pourne pas perdre un geste, pour ne pas laisser échapper un mot. Avouonsaussi que la curiosité était digne des curieux : c'était un maraud debateleur Italien qui s'avisait de faire voir la huitième merveille dumonde, chacun se pressait, se poussait avec fureur pour passer derrièrele rideau qui cachait cette merveille, et que trouvait-on ? Une femmemuette de naissance. Bateleur impertinent, va ! je ne voulus pas entreret je fis bien : le charmant babil de ma dame était pour moi unemerveille bien plus précieuse ; nous avions perdu le mari dans lafoule, où nous n'avions pu le retrouver, bien que nous ne lecherchassions pas, mais c'est ainsi que les maris se retrouventtoujours.

Plus loin, ce sont des voltiges sur la corde avec pirouette etsuspension la tête en bas, selon la coutume encore suivie de nos joursdans ce périlleux exercice. J'aurais bien voulu m'arrêter pluslong-temps devant ce saltimbanque des jours anciens, qui se tient enl'air à la force du jarret, sur la corde non roide, mais la prudencenous fit un devoir de nous esquiver le plus tôt possible. Hélas ! c'estque la police n'était pas faite alors aussi sévèrement qu'elle l'est denos jours ; et si vous en doutiez, je vous montrerais ces deuxchampions qui ont mis l'épée à la main et s'escriment bravement aumilieu de la foule effrayée qui se disperse autour d'eux (3).

Ce n'est pas, du reste, la seule scène de ce genre qui se passât alorsdans ces sortes de réunions, en voici encore plusieurs autres de lamême force qui sont si fidèlement reproduites, que je vous ferai grâcede la description.

Non loin de là se trouvent les beuvettes, non pas fermées de toilescomme celles que nous avons l'avantage de posséder maintenant dans nosfoires et notamment sur le Cours-la-Reine.- Ces beuvettes étaientalors bien loin du luxe que l'on remarque aujourd'hui chez ces bravesgens qui débitent à 8 sous le pot du cidre sans tache, dont ilsexposent un échantillon dans une bouteille suspendue au bout d'uneperche, sur laquelle le coq gaulois se tient fièrement perché. On nevoyait pas le Pompier trinquer avec le Grenadier aussi cordialement quecela se voit sur les enseignes modernes où l'on annonce le cognacpremière qualité à un sou le petit vert, suivant l'orthographehistorique. Non certes ces beuvettes étaient loind'être aussi confortables, mais elles étaient mieux aérées et ce devaitêtre un grand avantage. Simples hangards couverts en chaume, ellesabritaient les joyeux buveurs, qui semblaient, pour être un peu plus àl’air, n'en pas prendre moins gaiement leur quarte du plus pur paysd'Auge.

D'autres lurons, non moins altérés et non moins heureux que lespremiers, sont attablés hors même du chétif abri de la beuvette, toutprès de la broche en plein vent, dont nous retrouvons l'échantillondans toutes nos assemblées de campagne. Là tourne le morceau de lardsacramentel dont le fumet réjouit l'odorat du gastronomechampêtre.

Viennent aussi les amateurs du fameux jeu de quilles, le billard de laguinguette, le complément de toute buvette respectable et fréquentée.Voilà des amateurs plus ou moins adroits qui jouent leur dépense faiteou à faire, l'une et l'autre peut-être, car quand on a joué ce qu'on apris, il faut nécessairement jouer encore quelque chose à prendre, etc'est ce qui fait l'avantage de tout bon établissement. Aussi laguinguette moderne comme la beuvette antique, n'oublie-t-elle pas lejeu de quilles, ne fût-ce que pour avoir l'honneur de mettre sur sonenseigne ce spirituel distique qu'on lit sur celle d'une petitechaumière voisine, je crois, de la barrière du Trône :

Grâce au vin généreux qui de ce broc découle,
On peut perdre la quille et conserver la boule.           
(historique).

Je sais bien que les beaux jours de ce jeu sont passés, et j'avoue quec'est une des institutions d'avant la révolution que je regrette leplus vivement.

Mais laissons là les joueurs pour continuer notre promenade. Au milieude cette foule à pied, ne voyez-vous pas s'avancer deux équipages d'unmodèle fort curieux et fort peu en harmonie avec les formesd'aujourd'hui ? Ce doit être de bien grands seigneurs que ceux quipassent ainsi dans les rues de cette foire, car les équipages alorsétaient d'une rareté princière, plus rares même que les princes, jecrois, car il était bien des princes sans équipages, mais pasd'équipage sans prince. Pourquoi, d'ailleurs, ne croirions-nous pas quece sont de très-hauts et très-puissants personnages, nous à qui leschroniqueurs disent, que les princes et la noblesse venaient aussi bienque la bourgeoisie prendre part aux divertissements qu'offrait cettefoire. Les Anglais y accouraient aussi en grand nombre, et l'on voitune des rues porter encore leur nom.

Et puisque nous voilà sur le chapitre des rues, je vous engagerai àvisiter avec nous les principales, et je prendrai l'occasion de vousindiquer celles qui ont changé de nom depuis le jour où je fis lafameuse excursion dont je vous ai parlé. L'emplacement occupé par lesmagasins et les boutiques offre, comme vous le voyez, un carré longtraversé par une douzaine de rues parallèles, aboutissant à deux rueslatérales qui prolongent le champ de foire proprement dit, dans touteson étendue. Cette rue large et belle où se presse la foule despromeneurs, a conservé le nom qu'elle a porté depuis des siècles ;c'est la rue du Pavillon, ainsi appelée parce qu'elle conduit aupavillon où pendant douze jours siège l'autorité municipale au temps dela foire. A l'autre extrémité se trouve la rue de Caen, qui porteaujourd'hui le nom de rue de Rugles ; cette rue est peu fréquentée despromeneurs, mais elle est garnie d'étoffes de tout genre et c'est làsurtout qu'on trouve les acheteurs.

On peut se faire une idée de la nature des marchandises et du pays desmarchands qui se trouvaient dans toutes les rues, par la diversité desnoms qu'elles portent encore aujourd'hui. C'est la rue de laQuincaillerie, de la Dindanderie ou Dinanderie et de la Boucherie. Làvous trouverez aussi ces larges places où venaient s'entasser lesdivers articles auxquels elles étaient destinées, nos ancêtres leurdonnaient le nom de fosses ; c'est la fosse aux Thoilles, la fosseaux Draps, la fosse aux Cuirs, qui est devenue la rue de Trun. Ilest à regretter qu'on ne trouve pas la fosse aux Lions ; mais le lionest une suave création de la fashion moderne : espérons que l'espèce,pour être d'origine récente, ne périra pas de sitôt ; et pourtant, onne manquait pas alors d'élégants qui  comme ceux de nos jours,avaient de beaux cheveux, mais on ne s'était pas avisé de considérercet ornement comme une crinière ; il faut avouer que la mode est bienféroce aujourd'hui.

Viennent ensuite la rue de Rouen, la rue de l'Épicerie et la rue deParis, où les orfêvres et joailliers de la capitale venaient étaler lesbrillantes parures qui se transmettaient dans une famille de générationen génération, comme les joyaux de la couronne. C'est la rue d'Alençon,la rue de Tours, la rue de la vieille Mercerie, où se déployaient auxregards toute la richesse des étoffes d'or, d'argent et de soie,destinées aux vêtements de l'aristocratie, ainsi que les toiles de filou de coton et la serge dont se vêtissaient les classes plus humblesdes bourgeois. Là s'étalaient encore les riches pelleteries et leschaudes et moelleuses fourures. Mais vous vous tromperiez étrangementsi vous comptiez trouver aujourd'hui dans ces rues les marchands et lesmarchandises que nous y trouvions jadis. Tout a bien changé depuis lejour où l'artiste confia au papier l'image de cette vieille foire deGuibray. Les corporations qui établissaient un lien indissoluble etrespecté entre tous les membres d'un même corps de métier ont étéabolies, et chaque artisan, au lieu de voir désormais un ami dont ilcherchait le voisinage et au besoin l'appui, n'a plus vu, dans unconfrère, qu'un concurrent dont il s'est défié et dont il cherche às'éloigner le plus possible. Aussi chacun s'est-il dispersé selon soncaprice, dans les diverses rues, sans tenir compte du nom qu'ellesportent ; et d'ailleurs les trafiquants des autres villes ne viennentplus en assez grand nombre pour peupler celles qu'ils occupaient jadis.On chercherait également en vain ces chevaux bretons, ces chevauxallemands, auxquels de longues files d’écuries, bien allignées du côté du vieil simetière, étaient destinées avec ce titre : escuries pourles chevaux bretons, escuries pour les chevaux allemans.

Chevaux et marchands étrangers, denrées abondantes, riches marchandisesde tout pays, acheteurs et promeneurs de toute nation, ont bientôttout-à-fait disparu. Nous devons donc nous trouver trop heureux deposséder cette gravure ancienne, où comme dans un vivant panorama, lafoule qui encombrait Guibray aux beaux jours de sa prospérité, s'agiteet se meut à nos regards avec cette vérité de mœurs, de costumes etd'ensemble qui donne un si haut prix à de telles productions. Lesenvirons même de Guibray, les chapelles, l'église de Notre-Dame, lesnobles habitations voisines, rien ne manque à l'effet du coup-d’œil,tout est là, rendu avec une scrupuleuse fidélité, si bien qu'enparcourant ces scènes curieuses, vous seriez tous tentés de vous croireaussi vieux que moi et de vous imaginer, comme j'ai l'habitude de lefaire, que je me suis promené dans cette foire au temps de Louis XIII.

(Extrait de la Revue du Calvados.)


NOTES :
(1) Nous ferons remarquer que la date de la gravure a dû êtrepostérieure aux faits retracés par l'artiste, faits qui remontent tousévidemment au temps de Louis XIII.
(2) P. S. Langevin, prêtre. Recherches hist. sur Falaise, 1re partie,p. 24. Edition de Brée, année 1814.
(3) Cet épisode semble ne pas être de pure invention. On peut croirequ'il n'a pas été uniquement destiné par l'artiste, à retracer une deces rixes, si fréquentes dans toute assemblée aussi nombreuse qu'unefoire ; ou à imiter les scènes de son contemporain Jacques Callot quivenait de mettre à la mode les gueux, les bohémiens et les spadassins.Les champions qui se chargent avec acharnement, au second plan à droitedu spectateur, paraissent devoir rappeler une aventure qui venaitd'arriver à l'époque où la gravure fut exécutée, et qui devait avoirvivement frappé les esprits.               
En 1631, plusieurs gentilshommes, depuis long-temps ennemis, s'étantpris de querelle dans les rues de Guibray, avaient mis l'épée à la mainet s'étaient battus à outrance. Les suites de ce combat avaient étéfunestes de part et d'autre : deux gentilshommes avaient été tués, untroisième blessé, et un quatrième, frère Jacques de Sérant, sieurd'Audrieu, chevalier de St.-Jean de Jérusalem, avait été emprisonné etcondamné à mort. Ce seigneur n'avait pu se soustraire à l'arrêt quil'atteignait qu'en levant la Fierte à Rouen. Encore ne fût-ce pas sansdifficultés qu'il obtint l'application de ce privilège. Descontestations s'élevèrent, à ce sujet, entre le chapitre de lacathédrale de Rouen et le parlement de Normandie, ce qui occasionna destroubles, armements et tumultes, dans la capitale de la province, à cepoint que le roi, Louis XIII, fut obligé d'intervenir. Cependant frèreJacques de Sérant n'avait pu être rendu à la liberté que le jour del’Ascension, 1634. (Voir les détails de cette affaire dans l'histoiredu privilège de St.-Romain par A. Floquet, t. 1, p. 543 et suiv. , t. 2, p. 465.) Il ne serait, pas étonnant qu'un artiste, qui avait entrepris dereprésenter les lieux où un semblable drame avait commencé, ait cherchéà le reproduire, lorsqu'il en avait encore les circonstances présentesà la mémoire, et lorsqu'il en entendait, peut-être, encore parler tousles jours. (G. Mancel)

A PROPOS DE LA GRAVURE DE CHAUVEL

Titre (orthographe modernisée) de la gravure originale (1658) : « La foire de Guibray en Normandie près la ville de Falaise, dédiée àMgr le marquis de Thury et de Lamotte Harcourt comte de Croisy maréchaldes Camps et armée du roy gouverneur des ville et château de Falaise,par son très humble et obéissant serviteur François Chauvel, 1658. »

Planche excessivement rare de 53 cent. De haut, sans y comprendre letitre, sur 43 cent. De large, dessinée par Fr. Chauvel, gravée par Nic.Cochin et publiée par G. Jollain à Paris. Elle représente la foire deGuibray, telle qu’elle se tenait dans le XVIIe sc., avec les détails demœurs, d’usages et de costumes de l’époque. La copie fac-simile oureport, publié en 1840 par M. Mancel, lib. A Caen, donne des épreuvesplus grises que les épreuves originales, mais du reste tellementsemblables que l’œil même exercé peut les confondre. Il a été tiré desexempl. Sur papier de Chine, avant la lettre. On a donné unedescription de cette planche en 1841 ; Caen, Mancel, in-8 de 23 p. –V. GUIBRAY. [REF. : Manuel du Bibliographe normand - E. Frère]

Côte de l'exemplaire du fac-simile de 1840 conservé à la Médiathèque intercommunale André Malraux à Lisieux : Bm Lx : X(1) 32.