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FÉRET, Léon (18..-18..) : Courrier de Trouville (1856). Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.IV.2015) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur les exemplaires de la Médiathèque (BmLx: n.c) de la Gazette de Parisdes dimanches 27 juillet, 3, 10 & 17 août 1856. Courrier de Trouville par Léon Féret _____ Un courrier de Trouville ! etpourquoi pas ? Il y a tant de choses à dire sur ce délicieux coin deterre ! Trouville n'a de vilain que son nom, qui vient, suivant unétymologiste, de trux villa.Trouville est assis sur le versant d'une colline qui va déroulant sesgracieuses pentes jusqu'à la mer. Rien de beau comme cette collineparsemée de constructions d'un style original. La main du temps y ajeté vingt bouquets d'arbustes. Rien n'est plus suave à l'œil que cesvastes plis de terrain capricieusement tourmentés, tantôt par lanature, tantôt par l'homme. Laissons là les grandes descriptions; jeveux tout simplement dire, deux mots au lecteur, comme si nous étionsdéjà deux vieilles connaissances. Faites-moi donc le plaisir de vousasseoir ici, sur le sable, tout à côté de moi, — et nous causerons sansnous gêner. Les arrivants sont nombreux. — Conducteur ! crie l'un, vite mesbagages, je suis pressé. — Conducteur ! prenez garde à mon carton,glapit une dame. Bon ! voilà mes manchettes qui sortent par le fond. Ah! quelle administration ! je vais me plaindre au directeur ; et monperroquet donc ! faites-y bien attention ! — Conducteur ! il me manqueencore mon singe, vous me le paierez ! s'écrie un troisième personnage,que je reconnais pour une vieille dame qui m'a offert du tabac pendanttoute la route. — Brutal ! hurle un monsieur à ventre rebondi et à faceviolette, prenez donc Missautrement, vous allez lui casser la patte. — Et le conducteur, sansfaire le moins du monde attention à toutes ces réclamations formuléessur les tons les plus discordants, — déballe singes, écureuils, chiens,perroquets, etc., etc. Les voyageurs ramassent avec empressement lesintéressants animaux qui leur appartiennent. Il est, à ce qu'il paraît, dans les mœurs de certaines personnes quifréquentent les bains, de se faire accompagner de certains animaux dontla société leur est indispensable, et c'est vraiment un spectacle assezcomique que de voir chaque voyageur, à la descente de la voiture,réclamer son animal, puis l'accabler de caresses en l'appelant des nomsles plus doux, ou bien tancer vertement le conducteur, simalheureusement une malle, en se, déplaçant, a fait quelque victime. Pendant cette scène, je m'étais installé sur un banc, attendanttranquillement l'apparition de mes bagages. Cet éternel beau monde dont on ne cesse de parler dans les feuilletonsvenait réellement envahir la petite ville normande ; c'était Paris vupar le gros bout de la lorgnette. Trouville, à l'heure où j'écris, est une charmante petite ville del'effet le plus pittoresque. N'allez pas vous figurer une bourgadeexclusivement habitée par des marins. Le marin, cet homme aux formesrudes, l'âpre loup de mer, est presque un mythe en ce moment àTrouville. Pendant la saison des bains, le marin se transforme encanotier, en guide, en loueur d'ânes, en commissionnaire : il a centvisages. D'élégants magasins montrent de toutes parts leurs séduisantsétalages. Ne vous gênez pas, mesdames, pour apporter vos toilettes dansd’immenses caisses ; vous trouverez à Trouville des mains habiles etdélicates qui tourmentent les rubans, chiffonnent la soie et façonnentla dentelle avec un art parfait et un goût exquis. Quant aux amateursde confortable, ils trouveront parfaitement leur affaire et à des prixqui n'ont rien d'exagéré ; les hôtels y sont bien meublés et bien tenus; en un mot, vers le 15 juin, tons les ans, Trouville se métamorphose,Trouville devient un Paris format, in-trente-deux, sur le bord de lamer, avec une plage délicieuse; un Casino où l'on donne des bals, desfêtes, des concerts, etc. Quand la mer est retirée, la plage prend l'aspect d'un des plus beauxboulevards de la grande cité; on y rencontre les plus joliespromeneuses, les plus riches toilettes. Après avoir visité, sur lecoteau de Trouville, quelques charmantes habitations dont les hôtespermettent gracieusement l'entrée aux étrangers ; après avoir admirél'église Notre-Dame-des-Victoires qui, à peine achevée, plane au hautde l'éminence dans son blanc vêtement de pierre ; après avoir parcourules salons du Casino, qui se distingue par le bon goût de sadécoration, il reste encore beaucoup de choses à voir aux environs deTrouville. L'historien et le romancier y trouvent des souvenirsd'autrefois, l'artiste y rencontre des sites qui sollicitent son crayond'une manière irrésistible, l'archéologue des monuments anciens quipiquent vivement son intérêt, le botaniste des plantes qui manquentdans son herbier, le poète y découvre des ombrages. En ce moment, les étrangers abondent à Trouville ; les visiteursillustres ne font pas défaut. Le prince Lucien Murat, qui a acheté unchâteau sur les hauteurs de Trouville, où il donne, chaque année debrillantes fêtes, est attendu de jour en jour. D'un autre côté, lareine Christine vient d'arriver avec une suite nombreuse, c'est de làqu'elle a pu apprendre les derniers événements de Madrid. Cetteprincesse a loué un hôtel pour un mois. Elle mangeait une glace, — desfraises framboisées, — quand on lui a appris ce drame horrible, — lamort du torrero Pucheta, tué à bout portant sur la même place publique,sur le même pavé peut-être, où il avait tué, il y a deux ans, Chico, —un ancien Pucheta officiel, et elle s'est écriée ; « Comment ! lesrévolutions ne finiront donc jamais ! » Çà et là, dans les hôtels, au Casino, dans les maisons privées, il y ades attachés d'ambassade ; — les littérateurs en renom s'y reposent,—Il y a des élégies brunes, blondes, rousses (le roux est très bienporté aujourd'hui) ; — il y a de beaux yeux bleus d'Anglaises ; — il ya des musiciens ; — il y a des sénateurs ; — il y a des marchands depeaux de lapin devenus millionnaires ; — il y a d'anciens millionnairesun peu ruinés, qui pourraient bien devenir marchands de peaux de lapin,mais qui songent à se refaire à l'écarté ou au whist ; — il y a dejolies actrices, qui prétendent garder l'incognito et qui seraientdésolées de n'être pas reconnues. Il y a tout un monde à explorer et àraconter. Selon la philosophie épicurienne de notre temps, on songe à vivre, àbien vivre, à jouer, à se récréer, à rire, à se conquérir des couleurs,de la fraîcheur, un bon estomac, une bonne santé, une belle humeur.Déjà les bals ont commencé, la semaine dernière au Casino. Mardidernier, M. Hélion, prestidigitateur du Jardin-d'Hiver, a donné unesoirée fort amusante. M. Hélion surpasse en adresse beaucoup de sesconfrères ; aussi, a-t-il été vivement applaudi. Il est accompagné deson fils âgé de dix ans, qui jongle admirablement et le seconde avecinfiniment d'habileté. La semaine prochaine, M. Ernest Nathan, lecélèbre violoncelliste, que les amateurs du beau applaudissent sivivement, donnera un concert au Casino de Trouville. C'est dire que lasalle sera comble. A bientôt d'autres détails. LÉON FERET. [GAZETTE DE PARIS, non politique – 27 Juillet 1856 – N°17] * * * Toujours des arrivants à Trouville ! toujours des chaises de postegrises de poussière qui s'arrêtent devant les portes des grands hôtels! On met des allonges aux tables d'hôte, on serre les rangs ; c'esttrès bien ! mais il est temps qu'on s'arrête. Pour mon compte, me voilàréduit à mon plus petit volume. Il est vrai, je ne peux pas m'enplaindre, car mes voisins sont charmants ; mais, ils seraient un peuplus éloignés, ils seraient probablement tout aussi aimables. Enfin, àla mer comme à la mer ! La plage ! comme c'est beau ! Le ciel est pur ; voyez, là-bas, cesoleil dont les derniers rayons glissent sur la crête des vagues. Voyezcet horizon zébré de filets d'or : c'est encore grande chaleur pourdemain, vous dira quelque loup de mer. Ecoutez, écoutez au loin cettegrande voix de l'Océan qui revient sur ses pas ! D'où vient-il ? et oùretournera-t-il, dans quelques heures ? Puis ces promeneurs, cescavaliers, ces amazones sillonnant capricieusement la plage, cesgracieux essaims de jolies femmes fouettant la brise avec leurséventails, tout cela n'offre-t-il pas un séduisant coup-d’œil ? Al'extrémité de la plage, à un endroit où elle se hérisse de petitesroches couvertes de plantes marines, il existe une grande falaisetaillée à pic. Du haut de cette falaise, quel vaste et sublime horizonse déroule aux yeux ! Au-dessus de soi on a l'immensité des cieux et àses pieds l'immensité de la mer ! Ici, on admire et on reste confondu ! Le dimanche, la plage est bigarrée de fraîches et jeunes paysannes, derobustes et vigoureux laboureurs au teint bruni par le soleil : c'estun changement de décor. Sous ces grands bonnets qui ressemblent à desmâts dont les oriflammes papillonnent à la brise, voilà aussi de trèsjolis minois, voilà des tailles sveltes, des jambes bien faites : c'estfacile à voir, car les jupons sont un peu courts. Prendra-t-on un bain ? Non ! l'habitant des campagnes a horreur de semouiller le corps ; il diffère, en cela comme en beaucoup d'autreschoses, du Parisien, qui pourrait être rangé dans la classe desamphibies. On ne prendra donc pas de bain, c'est convenu ; mais onregardera beaucoup les jolies dames, les beaux messieurs et lesbrillants équipages et on fera ses petites remarques ; puis, comme ungrand divertissement, on ira à la pêche, et quand on aura, à grandpeine, rempli un petit panier ou un mouchoir de chétifs crabes et demoules, à moitié mortes sur leur rocher, on déclarera qu'on a eubeaucoup de plaisir, et c'est vrai. Chacun à sa manière de s'amuser.Pour dîner, on n'a pas besoin d'hôtel : un peu de gazon et d'ombrage,cela suffit. Après avoir exhumé d'un immense panier une gibelotte delapin, puis un morceau de lard froid, on commence le repas, que l'onassaisonne fortement de gros cidre et de bruyants éclats de rire, et,le soir, la joyeuse caravane décampe en chantant. Voilàles plaisirs du village ! Nous sommes toujours sur la plage. A droite, c'est le Havre dont lesphares blanchissent à travers la légère brume qui les estompe ; àgauche, ce sont de charmants coteaux plantés de pommiers à la têtearrondie, de grands ormes au noir feuillage, au milieu desquels setrouve gracieusement encadré un petit village dont on aperçoit lestoits et le clocher. A l'entrée de la plage, on trouve le Casino. Deuxmots sur cet établissement : Le Casino est le rendez-vous de l'élite de la société qui fréquente lesbains de Trouville. Tout y a été disposé pour la plus grande jouissancedes baigneurs : journaux politiques, littéraires, artistiques,publications, billard, jeux de toute espèce, tout cela s'y trouve. On yest accueilli avec une grâce exquise et les artistes ont des entrées defaveur. La mer, qui bat au pied de la terrasse du Casino, y laissepénétrer aussi son tribut de jouissances, ses douces brises etl'harmonie de ses vagues. Chaque soir, on y rencontre les plus joliesfemmes et les plus élégantes toilettes. Le coup d'œil d'un bal, dans legrand salon, est éblouissant et superbe : combien de charmantesdanseuses ont déjà moissonné de succès depuis l'ouverture du Casino !Cette année, les amateurs de danse sont nombreux et intrépides ; onferait volontiers des ovations à M. Laborde, à cause de son quadrilledes Lanciers. Rien de plusbeau, en effet, que ce quadrille ; c'est bien la plus gracieuse detoutes les danses de l'époque, et peut-être aussi la plus facile. Il y a des plaisirs pour tout le monde à Trouville. Toutes ces femmes àl'allure dégagée , au minois taquin, au petit bonnet de linge bienblanc et à la robe d'indienne bien repassée, qu'on appelle femmes dechambre, bonnes d'enfant, couturières, blanchisseuses, etc., ont aussileur salle de bal. Là on rit franchement et on s'amuse de tout cœur.Inutile d'ajouter que tout se passe avec décence : ça va sans dire. Lecoup d'œil du bal de la Rotonde,à minuit, est des plus animés. Demandez-le à l'agent de police quis'amuse si bien à la porte. C'est le bal ldalie de Vincennes, moins lesmilitaires, qui y sont parfaitement remplacés par les cochers et leslaquais. Comme établissement, à la fois de plaisir et d'hygiène, Trouvillepossède une école d'équitation et un gymnase. Parlons un peu hygiène,cela peut convenir à tout le monde. A mon avis, les exercices du corpssont le complément des bains de mer ; un bain de mer n'est réellementbien efficace que s'il est précédé ou suivi d'un exercice modéré ducorps : la gymnastique et l'équitation sont féconds en exercices trèssalutaires. Mais je n'aime pas la gymnastique pour de tout petitsenfants. La gymnastique naturelle, voilà ce qu'il y a de mieux poureux. Achetez-leur tout bonnement une bêche et une brouette, faites-leurremuer le sable de la plage et laissez-les gambader en liberté parfaiteau beau soleil, quand il n'est pas trop chaud ; ce sera là unegymnastique qui leur profitera beaucoup. Ces idées sur la gymnastiqueméritent d'être prises en très sérieuse considération, car ce sontcelles d'un savant, M. le docteur Aliès, de Paris, médecin inspecteurdes bains de Trouville. Il est un genre d'équitation qui est à la mode à Trouville : c'estl'équitation sur des ânes, exercice plein de grâce, qui laisse lecavalier en pleine liberté d'esprit et lui permet de faire valoir tousses avantages physiques ; l'âne de Trouville étant le plus pacifique detous les êtres de la création et se prêtant, avec une bonne volontésans pareille, à tous les caprices de son écuyer. Un autre avantage decet âne modèle, c'est qu'il vit de très peu. N'allez pas croire que sil'âne est en honneur à Trouville, c'est que les chevaux manquent;allons donc ! vous avez chevaux, voitures et cochers tant que vousvoudrez, le tout confortable et à des prix modérés. Et les promenades nautiques ! voilà qui est charmant ! canots, yoles,pirogues à louer à l'heure ou à la course, comme on veut ; marins detoutes les couleurs et de toutes les dimensions pour vous conduire,toujours complaisants et assez bien civilisés. Un autre avantage! Manque-t-il quelque chose à votre éducation? il vousest facile de la compléter. A Trouville, il y a des professeurs en tousgenres : professeurs de musique, de danse, de typologie, decalligraphie, de coiffure, etc., etc., et Constant, qui professe lebillard au Casino ! Avez-vous besoin de linge ? Madame Warée de Parisest là, en personne, elle ne vous laissera manquer de rien, ses cartonssont bien garnis. Voulez-vous lire ? on vous louera toute espèce delivres et de journaux chez les libraires. Il y a une chose qu'on peut se procurer gratis à Trouville : ce sontles concerts de cors-de-chasse. Ces sortes de sérénades sont parfoischarmantes, quand le canardn'y abonde pas trop. Un des plaisirs du baigneur, à Trouville, c'est la pêche de l'équille.L'équille est un petit poisson argenté qui paraît fait tout exprès pourle plaisir des yeux, et quelque peu pour celui de la table, car, jevous assure qu'il n'est pas du tout à dédaigner. C'est quand la mer estretirée qu'on pêche ce poisson, qui se trouve dans le sable, à uneprofondeur de quelques pouces. Pour prendre l'équille, on bêche lesable, et aussitôt qu'on l'aperçoit, on la saisit promptement, sansquoi elle rentre immédiatement sous le sable. J'ai vu un Anglais et un Parisien pêcher l'équille. C'était curieux :le Parisien la manquait toujours parce qu'il voulait la saisir avectrop de précipitation, l'Anglais ne la prenait jamais, mais par laraison contraire. A la huitaine ; à moins que la foule, en me serrant trop les coudes, nem'empêche d'écrire. LÉON FÉRET. P. S. M. Ernest Nathan,le violoncelliste par excellence, a donné cette semaine un concert queTrouville tout entier a applaudi. [GAZETTE DE PARIS, nonpolitique – 03 août1856 – N°18] * * * Les baigneurs forment unegrande famille, dont tous les membres se trouvent réunis, tous les ans,pendant deux ou trois mois. Cette année, la famille Trouvillaise estconsidérablement augmentée d'Anglais, d'Allemands, de Russes, dePolonais, d'Américains, etc. Les Allemands dominent, ils sont de toutesles parties de plaisir, de tous les bals, de tous les concerts. Les grands noms commencent à pleuvoir sur les listes du Casino : lebaron et la baronne Tascher de La Pagerie, la princesse de Wurtemberg,le baron Schott de Schottenstein, une princesse russe ! la princesseWiasemesky; un général russe ! le général Brewern. Ce n'est pas toutpour la Russie : un prince, qui a joué un rôle très important dans laguerre de Crimée, a fait retenir, pour un mois, un magnifique hôtel. Ceprince doit avoir à sa suite beaucoup de personnages de distinction. Tous les jours, c'est fête à Trouville, Quelle gaîté ! quel entraindans ce Paris en miniature ! Comme on s'y amuse ! Comme on s'y baigne!800 bains ! mille bains ! tous les jours, et 3.000 étrangers qui sontdéjà accourus pour demander à ce gracieux pays, les uns, la santé, lesautres, des distractions et du plaisir. Et comme ils s'en donnent duplaisir, à toute heure du jour ! Le matin, c'est une excursion dans lacampagne, dans la prairie ou dans la forêt, car tout cela se trouve àla porte de Trouville ; c'est une promenade à cheval, à âne, envoiture, n'importe comment, sur le délicieux boulevard de Touques ousur la plage, quand la mer le permet. Cette année, on a la manie de l’incognito;à chaque instant, vous coudoyez de très illustres personnages et vousne vous en doutez pas, ou vous devez paraître ne pas vous en douter. Jerespecte infiniment l'incognito de ces messieurs ; mais, pour moncompte, je suis bien tenté d'écrire, en lettres capitales, le nom deSon Excellence, qui se coiffe d'un large panama et porte des lunettesde couleur, pour n'être pas reconnue. Et ce grand monsieur qui loue uncheval et laisse les siens au faubourg Saint-Germain, qui se promène debon matin sur la plage, et qui porte une casquette à très largevisière, et cela pour cause d'incognito. Et celui-là donc, qui pétilled'esprit et de verve, cet illustre habitant de la paroisseSaint-Germain-l'Auxerrois, qui, à Trouville, parle anglais, s'habillecomme un Anglais, et, enfin, est pris pour un An-glais. J'en citeraisplusieurs autres. Plus d'enfants ! J'ai vu des petits êtres polkant, masurkant, valsantparfaitement bien ; j'ai vu de gracieux et importants cavaliers dequatre ou cinq ans, et moins, offrant des glaces à leurs danseuses, quiles acceptaient avec une grâce parfaite et dévoraient force gâteaux.J'ai vu ces beaux dandys en miniature, papillonner autour du petit beausexe, qui recevait leurs hommages avec cette apparente insouciance quidénote l'habitude des succès. Aujourd'hui, on a vingt ans quand onvient au monde. Au Casino de Trouville, les bals d'enfants sontcharmants ; chaque semaine il y en a. Un bal d'enfants, c'est une lice dans laquelle les mères luttent de bongoût et d'élégance dans la toilette de leurs enfants. Dans la dernièrelutte de ce genre que j'ai vue, chaque mère aurait mérité unemagnifique palme. Nous n'avons pas fini avec les concerts, et c'est tant mieux, car ilsparaissent devoir offrir un vif intérêt. M. Nathan, notre excellent etgracieux violoncelliste, que nous possédons toujours à Trouville,donnera la semaine prochaine un deuxième concert, avec le concours deM. Géraldy : il y a là les éléments d'un beau succès. Autre concert :Mademoiselle Tornbory, flûtiste suédoise, se fera entendre, à la fin decette semaine, avec madame Claire Riva, prima dona de l'Opéra de Milan; une flûtiste ! c'est au moins nouveau. M. Nathan doit prêter sonconcours aux deux artistes. Voilà quelques-unes des particularités de Trouville cette semaine; sije voulais les raconter toutes, je n'en finirais pas. Je dois cependantréparer un oubli : parmi les notabilités en ce moment à Trouville, j'aiomis M. le comte Clary, sénateur. Son frère, M. le baron Clary, mairede Trouville, est attendu aujourd'hui. Je n'y comprends plus rien : où vont donc, quand vient la nuit, cesflots de monde qui couvrent la plage pendant tout le jour ; ce flux etreflux de promeneurs me paraît tout aussi inexplicable que celui de lamer. Comment toutes ces toilettes magnifiques, qui sont d'autant plusbelles qu'elles tiennent plus de place, peuvent-elles loger dans lesmaisons de Trouville, dont la construction n'a point été faite en vuede la crinoline, des baleines ou de l'acier ? Le jupon Montgolfièreserait d'un très heureux emploi dans de pareilles circonstances, àcause de la facilité avec laquelle s'opèrent le gonflement et ledégonflement. Voulez-vous être dégonflée ? vous n'avez qu'à ouvrir unepetite soupape, et c'est fait ! Voulez-vous vous gonfler ? en troiscoups de piston l'opération est terminée ! La seule précaution àprendre c'est de ne jamais employer l'hydrogène ; c'est un gaz perfide,qui n'est bon que pour se promener dans les nuages. Méfiez-vous del'hydrogène, mesdames. Trouville est encadré dans les sites les plus riants et les pluspittoresques ; visitons-en quelques-uns. A l'extrémité de la plage,montons sur les falaises, suivons leur cime. Voilà les Creuniers ! les Creuniers sont degrandes roches présentant d'immenses excavations ; une de cesexcavations servait dernièrement de demeure à une jeune et belle femmeaccompagnée d'une chèvre et d'un petit enfant. D'où venait cette jeunefemme ? quelle était son histoire ? tout le monde l'ignorait. Un jour,on trouva la chèvre morte sur la grève, et on ne vit plus l'habitantedes Creuniers ; elle était disparue sans qu'on s'en aperçût..Romanciers et feuilletonistes, voilà une bonne fortune ; aux armes donc! et, dans peu, faites nous lire la JeuneErmite des Creuniers. Du haut des Creuniers, l'œil se perd dansun sublime horizon. Continuons : Ce sont de frais sentiers couvertsd'ombre, qui suivent les capricieux accidents du terrain; il n'y a quedeux animaux qui puissent marcher dans ces sentiers, l'homme et l'âne.Voilà une bourgade plantée sur le haut des falaises : c'est Villerville! patrie de braves et honnêtes pêcheurs. J'avance ; le personnage quis'offre à moi est vêtu d'une tunique verte à boutons argentés, il a leképi en tête, le sabre au côté et la carabine sur l'épaule, c'est undouanier. A quelques pas de Villerville, c'est la chapelle de Cricquebeuf, dite Chapelle-au-lierre, à cause d'unvigoureux réseau de lierre qui l'enlace de toutes parts. L'aspect decette chapelle, presque entièrement disparue sous une épaisse etluxuriante végétation, repose délicieusement la vue ; il n'est pas unbaigneur qui n'aille faire fine promenade à la .Chapelle-au-lierre, aupied de laquelle on trouve de frais tapis de gazon et une magnifiquepièce d'eau où fourmillent de belles truites.. C'est tentant, mais legarde ! Tout près, c'est le Châlet.Le parc du châlet est admirable ; tout y est à la fois sublime etsauvage. Il y a des buissons et des haies de rhododendrons variés deplus de vingt pieds de hauteur, des bouquets d'arbres séculaires, puisde grands bois pleins de silence et de mystère. On a si bien dissimuléles efforts de l'art, qu’en visitant certaines parties du parc on secroirait volontiers dans quelque forêt vierge de l'Amérique. Encorequelques instants de marche à travers de magnifiques paysages bordéspar la mer, et nous arrivons à un des sites les plus riants et les plusgracieux de toute la Normandie : la Côte-de-Grâce.Sous les ombrages séculaires qui couronnent le coteau de Grâce s'élèveune petite chapelle où le noir marin vient s'incliner respectueusement.Cette chapelle fut bâtie par Robert, duc de Normandie. Du haut d'unpetit observatoire placé sur la côte, on découvre un immense horizon,et on distingue parfaitement les côtes du Pays-de-Caux, qui s'allongentle long de la mer en bas-reliefs de l'effet le plus pittoresque. Nous avons fait trois lieues, c'est assez ; reposons-nous jusqu’adimanche. LÉON FÉRET. P.-S. — M. le baronClary, maire de Trouville, est arrivé cette semaine, accompagné duprince et de la princesse Joachim Murat, qui sont descendus à sonhôtel. Dès le lendemain de son arrivée, le maire parcourait tous lesquartiers de la jolie petite ville et recevait partout l'accueil leplus sympathique. Dans une cité qui s'accroit tous les jours commeTrouville, il y a une large place aux améliorations. M. le baron Claryva en entreprendre un grand nombre. Ses premiers soins ne peuventmanquer de se porter du côté de l'église, à laquelle on n'arrive quepar des rues étroites et tortueuses. En apprenant que la reineChristine était son hôtesse, le maire de Trouville lui a gracieusementdéputé son secrétaire intime, M. Victor Erick. [GAZETTE DE PARIS, nonpolitique – 10 août1856 – N°19] * * * Des glaces ! des glaces ! s'il vous plaît, ou je me vaporise ! On criesans cesse qu'il fait chaud à Paris ; mais sur les côtes normandes noussommes sous le ciel de la Sénégambie. Un jeune touriste, M. le marquis de ***, nouvellement revenu delointaines excursions, veut aller voir ses amis de la capitale dont iln'a pas entendu parler depuis longtemps. Il se présente chez M. lemarquis de B... — A Trouville, lui répond le concierge. Il sonne chez la baronne de V... — A Trouville ! Chez le comte de C... — A Trouville ! Chez le duc de N... — A Trouville Furieux de voir que tous ses amis du faubourg Saint-Germain ont émigrépour les bains de Trouville, le marquis de *** vole à laChaussée-d'Antin, et là encore tous les concierges de lui répondreinvariablement : — A Trouville ! Enfin, il a pris le parti d'accourir à Trouville, et c'est ce qu'il aeu de mieux à faire, car il a trouvé tout son monde : les uns dansl'eau, les autres sur des ânes, ceux-ci buvant du cidre sous despommiers, ceux-là pêchant à la ligne dans la rivière de Touque. Tout lemonde était occupé, et on ne songeait pas plus au marquis que madame deFranc-Boisy ne songeait à son illustre mari, quand il la trouva dans unbal de Paris. A moins que vos amis ne soient épiciers ou concierges, cochers defiacre ou apothicaires, n'allez pas les chercher à Paris dans cemoment, mais à Trouville ; seulement, ne venez pas en trop grandnombre, car quelques-uns d'entre vous seraient obligés de loger dansles corridors, ce qui pourrait les déranger dans leurs habitudes. Comme c'est incommode les habitudes ! Nous avons une excursion à faire, commençons-la pendant que le soleiln'a pas encore les yeux trop grands ouverts. A une demi-lieue de Trouville, à l'extrémité d'un charmant boulevardplanté d'arbres au feuillage luxuriant, se trouve le vieux bourg deTouque, qui fut une ville du moyen-âge. En parcourant ce boulevard, deTrouville à Touque, nous avons à notre droite des sites délicieux, desmarais où l'on trouve des salines qui furent remarquables au moyen-âge,des prairies d'une fertilité exceptionnelle, où l'on voit errer le bœufà la démarche lente et grave, et le cheval normand. Le boulevard deTouque, c'est les Champs-Elysées de Trouville : on y rencontre debrillants équipages, des cavalcades superbes et de beaux piétonsmusqués et padchoulysés par la main des artistes capillaires de Parisdébarqués à Trouville pour le moment. L'un de ces messieurs a faitplacarder l'affiche suivante : STYLE LOUIS 15 M. DUFOUR INVENTEUR DE LA COIFFURE Circassie ET DELA COIFFURE DITE L' Iréna. Madame Dufour, auteur de plusieurs compositions musicales, donne desleçons de piano. Vous voyez que les artistes ne manquent pas à Trouville, il y en a aumoins deux par ménage. Etes-vous archéologue ? arrêtez-vous aux églises de Touque et tâchez deme dire à quel siècle se rapporte l'église Saint-Pierre ; est-ce audixième ? au onzième ou même au douzième ? Adhucsub judice, etc. A côté de Touque est le château de Bonneville, qui n'offre plus à l'œilque des ruines recouvertes de terre. Allez-y, vos pieds fouleront lesol que foulèrent les pieds de Guillaume-le Conquérant, de Henri Ier,de Jean-sans-Terre et de Philippe-Auguste. A quelques pas de là, c'estla petite vallée de Saint-Martin : c'est une oasis dont le sol généreuxne se lasse jamais de produire les plus abondantes récoltes. Voilà un point qui blanchit sur le haut du coteau ; c'est le château deHassay, dont il ne reste presque rien. Selon la tradition, ce châteauaurait été bâti pour recevoir mademoiselle de Montpensier. Le comte deLauraguais y donna de grandes fêtes en l'honneur de madame Dubarry etde mademoiselle Arnoult. Du pied des ruines du château de Hassay lepoint de vue est admirable. Saint-Arnould se trouve sur la même colline en revenant vers Trouville.Une église, en partie du onzième siècle ! des arêtes de poisson dansles murailles ! puis une crypte sous le chœur ! que de trésors entasséspour l'antiquaire, sur le sommet de cette charmante colline !Antiquaire ou non, faites la promenade de Saint-Arnould, de là vousjouirez d'un ravissant coup d'œil, puis vous verrez laFontaine-aux-Miracles. Sur les hauteurs de Trouville, se trouve le château du grand chancelierd'Aguesseau. C'était là, dit l'histoire, qu'il venait déposer, chaqueannée, le pesant fardeau de ses importantes fonctions. Aujourd'hui, cechâteau est la propriété de S. A. I. le prince Murat. Je vousrecommande cette promenade ; n'oubliez pas non plus les grands etmajestueux ombrages de la forêt de Touque. Si vous êtes quelque peubotaniste, vous aurez là une excellente fortune, car cette forêtrenferme un assez grand nombre de plantes rares. Toutes ces promenadessont à la porte de Trouville. Décidément, parmi les plages normandes, Trouville tient le premierrang. On y compte en ce moment, 5 à 6,000 étrangers ; on y donne de1,000 à 1,200 bains tous les jours. On y rencontre M. Duchatel, levicomte de Blosseville, madame la vicomtesse de Calonne, le baron de LaBarthe, madame la comtesse de Pardailhan, la duchesse de Béthune,madame la grande duchesse de Schleswig-Holstein, le comte de Laferrièrede Perey, madame la baronne de Chateaubourg, le comte d'Himisdal, labaronne de Varenne, etc., etc. Je n'aurais pas assez de mon Courrier pour publier tous lesgrands noms qui se trouvent sur les listes du Casino. Bientôt les semaines n'auront plus assez de jours pour les fêtes. Lesartistes pleuvent aussi de toutes parts, et chacun veut laisser unsouvenir de son passage. Aussi, MM. les administrateurs du Casino nesavent-ils plus à qui répondre. MM. Nathan et Géraldy auront leur placecette semaine, c'est convenu. M. Nathan, du reste, est maintenant unenfant gâté de la colonie trouvillaise. Prenez garde, M. Nathan, auxovations faites en province. Joseph Kelm, du théâtre des Folies-Nouvelles, vient d'arriver. Un peude place pour lui, s'il vous plaît, nous voulons rire. Tant pis ! unefois n'est pas coutume. Très bien, Kelm ! faites un peu moins degrimaces, cela sera encore mieux. Au milieu de toutes ces réjouissances, les pauvres ne sont pas oubliés.Hier, a eu lieu un bal à leur profit, sous le gracieux patronage de S.A. la princesse Joachim Murat, madame la comtesse de Barbantane, madamela comtesse Clary, madame la vicomtesse Melgund de Hacqueville, madamela baronne de Hostende, lady Olliffe, madame Bloquel, madame LouisJarrit-Delille, madame Dupont. Un coup d'œil retrospectif sur Trouville. Cette ville si coquette, sipittoresque aujourd'hui, était, il y a vingt ans, une humble bourgadeexclusivement habitée par des pêcheurs. Quelques cabanes en terre et enchaume jetées çà et là, sans ordre, sur la colline, au haut de cettecolline une petite église sans sculptures ni peintures, dont le toitétait soutenu par de grossières poutres de chêne. Pour arriver à cettebourgade, des chemins creux et sombres où jamais ne pénétraient lesrayons du soleil ; voilà Trouville l'ancien, tel que l'ont reproduitles toiles d'Isabey. Depuis ce temps, l'humble bourgade est devenue uneélégante cité, les sites qui l'environnent ont changé d'aspect.Trouville, tel qu'il est et ses environs, ont été traités avec un vraisuccès par le crayon de deux hommes de mérite: MM. Mozin et le vicomteDu Moncel. On peut regarder comme fondateurs de la colonie trouvalaise : M. lecomte d'Hautpoul, M. Vallée, M. le comte de Barbantanne, madame laduchesse de Rozan, M. le docteur Olliffe, M. Honoré, etc. — Le souvenirde M. Vallée est profondément gravé dans le cœur des Trouvillais. En1842, M. le comte d'Hautpoul venait habiter Trouville et suivait lavoie dans laquelle était entré M. Vallée. En peu de temps on vit lesmaisons s'aligner, les rues se former et, en un mot, la ville sefonder. Depuis que M. d'Hautpoul n'est plus maire, il n'en continue pasmoins à s'occuper des améliorations et des embellissements deTrouville. En ce moment il fait disposer, à ses propres frais, demagnifiques promenades sur le haut du coteau qui domine la ville. De ceboulevard on jouira d'un sublime horizon. Depuis deux ou trois ans, denombreux ouvriers sont occupés à ces travaux gigantesques, pourlesquels seront dépensées des sommes immenses. Madame la comtessed'Hautpoul a doté Trouville d'une magnifique salle d'asile, et ellepaie, de ses propres deniers,' le personnel nécessaire à cetétablissement de charité. Sans doute, beaucoup d'autres nomsmériteraient des mentions particulières, mais malheureusement, je neconnais pas encore tous les bienfaiteurs du délicieux lieu que j'habitedepuis trois semaines seulement. Je dois ajouter que la jolie petiteéglise Notre-Dame-des-Victoires, dont j'ai déjà parlé, est due au zèleinfatigable de M. l'abbé Le Bourgeois, curé de Trouville, qui a suintéresser à son œuvre la charité publique et privée. Aujourd'hui, l'administration de Trouville est confiée à M. le baronClary. Il a de nobles exemples à suivre et de grandes améliorations àfaire : l'élargissement du quai devenu insuffisant aux besoins ducommerce, le prolongement des jetées pour obvier aux dégradations de laplage, l'établissement de fontaines publiques, etc. Voilà ce qui nepeut manquer d'être fait sous l'administration intelligente et dévouéede M. le baron Clary. Voilà ce que je souhaite aux habitants deTrouville. La semaine prochaine, je leur souhaiterai le bonjour. LÉON FERET. [GAZETTE DE PARIS, nonpolitique – 17 août1856 – N°20] |