A RenéHerval.
I
Je me nomme don Luis de Lugo, je suis né à Rouen, en 1619, d’uneNormande et d’un Castillan, armateur. Nombreux dans les ports deNormandie – ils étaient 6000 à Rouen – parce qu’ils y jouissaient departiculiers privilèges, les Espagnols les perdirent, quand Philippe IVse rangea contre la France ; les uns furent chassés ; les autres tenusà courte laisse, leurs biens saisis. Ma naissance dans un pays soumisau Roy très chrétien ne prévalut que dans la blondeur de mon crincontre la Castille-Vieille. Pouvais-je, quand je n’étais, par ma mère,que le petit-fils d’un robin et, de ce côté, sans honorable tradition,ne pas adhérer au royaume où mon père était hidalgo de sangre ? (2) Lecommerce maritime n’y déroge pas à noblesse. Au surplus, les Normandsdes familles les plus anciennes me donnaient l’exemple d’une réservedans leur fidélité à la France ; sujets politiquement loyaux de LouisXIII, ils se souvenaient que leur province avait été une nation, etrestaient jaloux de leurs droits.
Pauvres droits, si vous voulez, d’un pays que ruinait une fiscalitéinsatiable. Ceux qui respiraient l’air de la Cour, pouvaients’enorgueillir d’un Richelieu ; mais du grand ministre que savaient,dans l’ouest, les gens de métier, de marchandise, de labour ? Quel’impôt édicté à Paris les raclait jusqu’à l’os. Cela fit la révoltedes Nuds-Pieds. Le fourbe Séguier allait paraître.
Quand éclatèrent les émeutes de la faim, les miens se retirèrent deRouen, et j’y demeurai pour en dégager nos biens. Mon père partit avecma mère et ma sœur Conception sur le seul vaisseau qu’il n’eût pasvendu.
II
Encore imberbe à vingt ans, j’avais le jugement déjà formé par lenégoce, la précocité des races méridionales avec la décision du Nord.Par bien des côtés, je suis double, ne puis rien affirmer de moi sansun « mais ». Ainsi mon goût pour la poésie ne m’avait pas éloigné ducomptoir de mon père, des affaires maritimes ; nous armions à la grosseaventure. Quand un poète est marchand, l’imagination dégourdit laprudence commerciale ; quand un marchand est poète, le sens pratiquesert de lest à l’imagination. Les Rouennais qui faisaient des versavaient, de mon temps, une profession pour vivre ; deux ou troisétaient avocats ; deux au moins imprimeurs ; un, sous-prieur ; unautre, verrier. Celui-là, c’est Saint-Amand, du nom de son père : MarcAntoine de Girard. Son frère, armateur, qui, avant de plaider contrenous, avait été notre associé, m’avait fait connaître
Le Bon Gros,auquel je dois beaucoup, et Auvray, l’entendez de l’Auvray du « Banquetdes Muses », avant qu’il nous donnât tant à bâiller avec ses rimesdévotes.
J’étais un jeune homme qui a des sens et de bonne heure en a fait belusage, voluptueux et pourtant sentimental, ce qui est le tempérament lemieux composé pour le bonheur, puisqu’il assouvit les grosses faims dela chair et nourrit le cœur délicatement. Avec cela, riche et bienfait, j’avais tout pour être heureux. Mais le roman de ma vie est celuide la prédestination au malheur.
Les esprits réalistes des deux versants pyrénéens m’ont éloigné desfadeurs du dogme. Mais je n’attaque pas la religion dominante, ayantconnu par trop d’exemples qu’il est dangereux de passer pour criminelde lèse-majesté divine. D’ailleurs, si je ne crois pas, je ne nie pas,parce que je ne sais rien de l’inconnaissable.
Deus absconditus. Et,quoique j’aie à me plaindre de ceux qui se réclament de lui, le nom deDieu orne mes discours. Même, par une contradiction qu’expliquent lesimpressions de l’enfance, il me reste une révérence du culte de Marie,un souvenir courtois, qui est encore une sensualité, parce qu’il estplus doux de parler à une femme qu’à Dieu. Mais vous verrez par monhistoire combien me doit répugner la dévotion outrée, la mysticité quipeuple les couvents et dépeuple nos foyers. Je suis maintenant surl’âge, et pour donner quelque allégeance à mes regrets, je lis. Jerelis les livres qui plaisaient déjà à ma jeunesse, ceux des écrivainsennemis du fanatisme, du guindé dans les mœurs, et de l’emphase dans lestyle. Mais combien je regrette les belles éditions qui faisaient àRouen l’orgueil de mon père ! Notre bibliothèque fut de bonne prisepour Séguier qui, au cours de son expédition en Normandie, mit la mainsur de riches cabinets de livres, que la peur abandonnait « à titregracieux » au peu gracieux bibliophile. Il pilla jusqu’aux moines del’Abbaye du Bec… Mais le ressentiment m’écarte de mon récit, je voulaissurtout vous dire que c’est sur nos rayons que M. de Corneille, l’aîné,découvrit
Las Mocedades del Campeador. D’où, le
Cid.
III
Rentré en Espagne, mon père ne put soustraire son brick à l’Amirauté deCadix, qui l’arma en course, après l’avoir percé pour dix bouches àfeu. Il donna la chasse à un petit corsaire de Quillebœuf, qui lereconnut et en fit son rapport à Rouen. J’y étais encore, nanti d’or etde lettres de change sur les pays neutres, poursuivant d’autrescréances, quand, un jour, sous la visière d’un caudebec, je devinai lesyeux d’un espion. J’avais quitté notre logis, je vivais àl’hostellerie, j’y rentrai, me bardai de cuir sous monjustaucorps et, avec des armes couvertes, j’attendis, guettant aucarreau. Deux exempts de la Compagnie des Arquebusiers vinrent mesignifier une prise de corps et une ordonnance de confiscation. Montrésor collé sur le ventre, je leur laissai emporter ma garde-robe. Ama peur feinte et à mon air capon ils purent croire qu’ils emmenaientun mouton à tondre. Mais, dans la rue du Bec, que faisaient déserte lafin du jour et une pluie battante, j’attaquai leurs bedainesbourgeoises à la dague. Un tombé, l’autre se jeta en arrière en criantqu’il avait deux enfants au berceau. J’approuvai fort ce culte de lafamille et me dépêtrai de cet excellent père à toutes jambes.
Où fuir ? Sortir de la ville ? Aventurer sur les routes mes franchiseset mon gousset ? Je me souvins d’une cousine de ma mère qui logeait auxMurs-Saint-Ouen ; la haute enceinte de l’Abbaye bordait tout un côté decette rue cléricale. J’offris de payer mon refuge, on m’accueillit.
Je n’étais plus un bec jaune, je n’eus garde de faire montre à macousine d’une bourse obèse. Je la sentais incitée à grossirl’importance de ses services, si elle pouvait en attendre un grandprix. Mes louis se voulurent honteux de ne sortir qu’un à un. Ils n’enétaient que mieux happés par l’avarice. Mon hôtesse – elle se nommaitHenriette – ne put donc m’appliquer le proverbe d’Aragon, qu’un hôtegratuit est comme le poisson, que le troisième jour, il sent. Elleavait encore quelque agrément à la fin de son été. C’était la veuved’un foulon établi en la paroisse Saint-Nicaise où les « purins » vonts’asseoir sur la « Boise » légendaire, et donnent l’essor auxnouvelles. Son appartement à la deuxième chambre (3) avait un réduitménagé dans l’épaisseur des vieilles murailles, (les Normands aimentces caches). Hâtivement, j’en masquai l’entrée d’un placard, etchargeai les planches de pots.
On ne vint pas m’y relancer. Tandis que je mettais une distancediscrète entre ma peau et les sinistres Robes Rouges, les Nuds-Pieds serendaient maîtres de la ville. Le peuple assiégeait l’Hostel duReceveur général des Gabelles ; et le chef des révoltés, Gorin duCastel, allait criant par les rues l’antique ralliement des Harelles(4) : « Raoul ! Raoul ! » Quand ce peuple souffre, il appelle son vieuxduc. Les Chicanous ne pensaient plus sans doute à m’adjourner (5), aufond de leurs caves barricadées. Mais les troupes sauvages dureligionnaire Gassion entrèrent à Rouen, l’atroce répression sévit, quin’épargna pas les magistrats, accusés de faiblesse devant l’émeute, cequi était vrai :
Chats fourrés, chiens couchants.
IV
Pour moi, vivais-je pas aussi serré que j’aurais pu l’être en geôle ?Nous étions aux derniers jours d’août 1639. Qu’on imagine la gêne demon alerte jeunesse, par un été qui fut suffocant, dans un trou n’ayantqu’un jour de souffrance sur des murailles si rapprochées ! Pourremuer, un carré d’une toise. Pour voir, un puits ! Je collaisl’oreille aux planches mobiles qui fermaient ma prison, interprétantles bruits légers, impatient que mon hôtesse ouvrît la trappe pour mepasser ma nourriture, et souvent ne touchant pas à l’assiette. Jem’exagérais le danger d’être surpris dans les chambres par uneirruption de la Prévôté. Mais j’étais à bout de force nerveuse quand,un soir, j’eus le saisissement d’une roulade qui fusa entre les sombresmurailles. Limpide vocalise, que je prenais pour le rire d’uneinfernale dérision. Quel démon voyait, raillait ma détresse à traversla pierre ? Mais l’innocente mélodie roula des perles nouvelles. Certesune femme était là, une jeune fille, à quelque fenêtre insoupçonnée. Jetirai un escabeau sous l’œil-de-bœuf. Comme le rameau tremble où s’abatun rossignol, la voix suave remuait un roseau dans ma poitrine.
En face, la nudité du mur abbatial. A droite, une fenêtre me livratoute proche une forme féminine. Je me rejetai en arrière pour n’êtrepas aperçu d’elle. Mais je n’étais pas dans le champ de sa vision. Lesyeux vers le reste de jour, elle exposait à la mucre haleine de cetteciterne le désordre de ses cheveux, les fraises pointantes d’une gorgebien taillée. Pour le visage, dans le faux jour, il était creuséd’ombres. J’y décochai les baisers du désir, et sous l’épie de monregard braqué, il me sembla que le buste avait un frisson. Puiss’éteignit la chandelle de la chambre inconnue.
V
Que la clarté du jour suivant mit d’heures à se ternir, si l’on peutdonner le nom de jour à d’opaques grisailles. L’anxiété de l’attentem’empêcha du moins de sentir la fatigue de ma guette sur l’escabeau.Enfin, une petite étoile de suif troua les ténèbres. Je plongeais dansune chambrette où une jeune brune faisait sa toilette de nuit. Ellevint encore à la fenêtre tremper sa gorge aux fraîcheurs nocturnes. Lachaleur avait été aussi accablante que la veille. Le dernier voileglissa, je ne saurais dire jusqu’à ses pieds, car le rebord de lafenêtre me la coupait aux cuisses.
Sans que je fusse coquebin, le jeune corps, surtout d’être dérobé,m’émerveillait avec son double fruit ; les cheveux denses et d’un noirabsolu faisaient ressortir le bel ivoire de la peau. La jeune filledisparut du rectangle de lumière et, un peu après, je ne vis plus queses pieds, perpendiculaires au plancher et à quelques pouces au-dessus,d’où je conjecturai qu’elle était à genoux sur un prie-Dieu. Et moi,j’adressais ma prière à la mère des Amours : « Cypris, les ailes de tescolombes ! »
Le trouble où je vivais, car j’avais peut-être navré un estafier,l’exaltation de la nuit, la cuisson de la continence, l’apparitiondélicieuse, donnaient à mes sens de si chaudes saccades que je quittaimon réduit.
Je croyais réveiller mon hôtesse, je la surpris, non entre ses draps,mais dessus, comme si elle était incapable de supporter, par cette nuitardente, le lin le plus léger. J’allais m’excuser en disant : «J’étouffe ». Ce fut précisément le mot qu’Henriette me dit la première,avec des yeux troubles, les iris voilés, un air de pamoison, la bouchemi-ouverte d’un visage qui subit la volupté ou l’appelle. L’avais-jedérangée dans une délectation que je ne puis appeler morose ?
La jeune veuve esquissa, sans l’achever, comme vaincue par la torpeur,le geste de ramener le drap sur ses épaules, et ses jambes duveteusesde blonde continuaient d’allonger devant le visiteur debout leurpaisible effronterie. En vérité, la trentaine avancée n’avait rienendommagé encore. J’étais intéressé sans doute, mais l’orgueil d’êtrejeune, d’être le plus jeune, ne me permettait pas de marquer uneattention de novice, un émoi de puceau. Alors, qu’étais-je venu fairedans cette alcôve, sinon éteindre un feu ailleurs allumé ? Etmaintenant je me taisais. Je me mis à penser que ma liberté était à lamerci de cette femme et que je l’offensais par mon silence. Mais ce futelle qui me força dans le retranchement de ma vanité ridicule, en merappelant nos situations respectives.
- Mon cher prisonnier, que veniez-vous demander à votre geôlière ?
Je répondis en baisant ses épaules grassouillettes… Dans mes souvenirspèse si peu cette passade de courtoisie, de santé (oh ! ce mot, fi !)que j’en viens sans transition à l’entretien qui suivit notre parfaitaccord.
- Qu’avons-nous pour voisins, chère amie ?
- A droite, des gens du Roi.
-
Por la gracia de Dios, que je ne sois pas sur leur chemin !
- Je suis souvent sur le leur, don Luis, au retourner de la messe deSainte-Croix-Saint-Ouen.
- Ce ne sera donc pas ma paroisse.
- Vous n’en avez aucune, jeune païen.
- Pardon, j’en ai deux, Cythère et Chypre.
Elle comprit très bien, et poursuivit :
- Joint qu’il vous ignore, le voisin est un ancien conseiller élu enl’élection de Clermont ; il ne s’occupe ici que de taxes et fait partiedes gens de Finance amenés par monseigneur de la Saignée, comme onnomme le Chancelier, à Rouen. C’est un veuf qui a un fils et deuxfilles. Il s’appelle Paschal (6).
Je réfléchis : Un veuf ? Bon, pas de duègne.
VI
La nuit suivante, je ne pouvais sans impertinence déserterl’accueillante alcôve. Adieu la peur ! Mais l’attrait de ma cousineétait déjà bien amorti par la possession. Le plaisir, pour moi, c’estd’abord une curiosité. En France, les jeunes amants préfèrent lamaturité aux prémices, à l’ingénuité l’expérience. Moi, pour le fruitverdelet, je partage le goût de votre Ronsard. Aimer la chairnouvelette, c’est aimer la pureté. Pour la dévaster ? Sans doute. Lavolupté veut vaincre son contraire. Je tiens pour désirables, surtoutes, les très jeunes filles, qui joignent à des formes déjà amplesla fierté des yeux chastes. Le diable montre leur belle croupe ; dansleurs regards un ange défend d’y toucher. J’estimais alors l’extrêmenouveauté, seule digne de s’apparier à la mienne. Pour la femme,l’adolescence devrait être la plus belle saison de l’amour, surtout enEspagne, où la chair mûrit plus tôt, plut tôt blettit.
VII
Je possédai, cette nuit-là, l’inconnue de la fenêtre, mais sur le corpsde sa rivale, par le désir que je lui dédiai. Celle que, en d’autresbras, nous invoquons ardemment, dans l’acte où l’homme projettemystérieusement sa puissance, est-ce que nous ne soumettons alors riend’elle ? Est-ce qu’elle reste intacte et pure de notre conjuration, dela magie qui l’assaille et virtuellement l’étreint ?
Un jeune Egyptien, épris de la courtisane Théognide, rêva une nuitqu’il la possédait et sentit à son réveil sa passion calmée. Il sevanta de sa guérison et Théognide lui demanda sa récompense en justice,puisqu’elle avait satisfait son désir et guéri sa passion. Le jugecondamna le jeune homme à mettre dans une bourse la somme promise et àla jeter dans un bassin devant la courtisane, qui se paierait seulementdu son et de la couleur des pièces, comme l’Egyptien s’était lui-mêmecontenté d’un plaisir imaginé ! Théognide n’approuva point la sentence,car le songe avait éteint le désir de l’homme, tandis que la couleur etle son de l’or avaient augmenté le sien. Pour moi, je me seraiscontenté de la fête des yeux sur l’escabelle, en attendant mieux !
Au petit matin, je communiquai sur l’oreiller à Henriette le projethardi que j’avais conçu.
Le voisin est étranger à Rouen, donc ne peut connaître mes traits ;l’homme du Chancelier, donc par lui influent. Eh bien ! je ferai amitiéavec son fils, sous un nom supposé. Il est lettré ? Heureuse rencontre.Un intendant du Roi peut m’être une sauvegarde qui me mène auxfrontières. En qualité de votre parent…
- Y songez-vous ? Suis-je d’âge canonique pour avouer sans discréditque je loge privément chez moi un jeune cousin ?
- Votre vertu défie tout soupçon, dis-je à Henriette, la main sur sespommes. Mais, qu’il ne tienne à cela, je serai votre cousine.
- Ma cousine, don Luis ? Vous perdez le sens.
En vérité, ces mots étaient sortis de ma bouche, à l’impourvue, sanscontrôle de réflexion préalable. Ils m’étonnaient d’abord moi-même,puis me parurent d’inspiration divine. Je me jette à bas du lit,m’affuble des jupes d’Henriette et range mes cheveux sous sa coiffe àla Roumoisane.
- Ah ! ma chère, qui connaîtrait sous vos cottes le fils du seigneur deLugo, le ferrailleur qui estoque ces messieurs de l’Arquebuse ? Sansduvet au menton, que je me passerai d’ailleurs à la pierre ponce, nepuis-je figurer une jeune femme ? C’est que je suis jolie ! Le fils duvoisin va me faire la cour, vous verrez.
- M. Blaise est un puceau, sécot et un peu cagot. Il n’est épris, en cemoment, que d’une mécanique à laquelle il apprend la table dePythagore. Est-ce qu’on ne brûle plus les sorciers ? C’est vous quivous accointerez de ses sœurs, elles sont jolies, elles aiment lamusique, je les entends chanter, et les vers ! Vous m’oublierez… Vousseriez un grand coupable de ne pas abjurer les faux dieux de votreParnasse, quand la Providence vous octroie des grâces si singulières.
- La Providence ou le Diable ? Mais je ne pense qu’à ma liberté,disais-je à ma maîtresse, et je ne songeais qu’à une conquête nouvelle.
Ma cousine promit de monter mon trousseau de fille, sur le pied d’unepersonne de qualité ; en couratière (7) qui comptait bien dans cesemplettes gagner les dix sous par livre, elle fit taire sa jalousie auprofit de l’avarice. Dès lors, je lâchai un tantinet les cordons de mabougette, mes louis prirent de l’assurance à sortir désormais ennombre, comme miquelets en pays ennemi. L’or n’était pas le plusprécieux du sac où je serrais mes lettres de change, mais il en faisaitsurtout la grosseur. J’aimai qu’il maigrit ; il retiendrait moins lescuriosités de ma cupide hôtesse. La femme qui vit seule avec un hommeveut de lui tout avoir, tout savoir.
VIII
Les voisins, M. Etienne Pascal, son fils Blaise qui avait dix-sept ans,ses filles, Gilberte l’aînée et Jacquette, étaient tenus à l’écart parles bourgeois de Rouen, comme suppôts du Séguier et du Gassion, quisaignaient à blanc le pays.
En la duché de Normandie
Il y a si grand’pillerie !
Heureux de sortir de leur isolement, les Pascal accueillirent lesavances de leur voisine, de la paroissienne de Sainte-Croix Saint-Ouen,dont les doigts se sanctifiaient avec les leurs au-dessus desbénitiers. Henriette parla d’une jeune parente de bon lieu, habile surle clavecin et l’angélique, voire sur le luth, mais de ce dernierinstrument, depuis Orphée, on ne parle guère que par figure ; il fautexcepter Saint-Amand.
La plus jeune sœur avait été baptisée sous le nom de Jacquette ; maison la nommait toujours Jacqueline, c’était ma fenestrière. Elle savaitle latin, avait une belle voix dans un registre un peu grave, rimaitavec facilité. Elle n’eut de cesse que je lui fusse présentée.Henriette, prise de court, s’avisa de le faire sous le nom de
Conception, qui était le prénom de ma sœur, je lui reprochail’imprudence de ce baptême espagnol.
Au bout de quelques semaines une affinité naturelle fit de Jacquelineet de Conception deux inséparables. Le frère ne me faisait pas la cour,il préférait les figures d’Euclide. Dommage ! Je l’aurais mené par unpetit chemin. Je perdis là l’occasion de rire du ventre, en faisant larenchérie. Mais je plus au père ; nous avions parlé de change et ducours des frets, et il n’avait pas été surpris de telles lumières chezune jeune personne de province. Jacquette prisait davantage mafamiliarité avec les poètes de Rome, de Rouen et de Paris. Les auteurslatins qu’on lui avait permis, étaient expurgés par les Jésuites àl’usage des séminaires. Mais on imprime beaucoup à Rouen. Je fisacheter de bonnes éditions chez David du Petit-Val, à l’enseigne de
Saint-Raphaël. Je révélai à mon amie Properce, Catulle et Tibulle.Pétrie par un culte ennemi des grâces de la vie, elle préférait lalangue disciplinée et militaire de Rome aux fluidités du grec. Quantaux vers français de la jouvencelle, je ne pouvais leur refuser meslouanges, mais dosées de critiques, surtout pour l’amener à goûter lespoètes profanes, plus riches de couleur, plus libres de métaphores. Lesciseaux de M. de Malherbe avaient fait à la poésie beaucoup de mal,quoique Théophile gardât plus de partisans… Jacqueline était, dans sonstyle, victime des vers qu’elle avait lus.
Que nous étions
heureuses ensemble ! Près de Jacqueline, jen’éprouvais qu’une contrainte, celle de ne pouvoir, dans le chant,marier ma voix à la sienne, et de parler bas en discrète personne, pourne pas faire sonner mâlement mon timbre, que l’usage du castillan faitparfois rauque.
IX
Vous n’en doutez pas, je retournai à l’œil-de-bœuf. Quelle jouissancedélicate pour un raffiné de dire
in petto aux pudiques trésors qui secroient bien célés sous la robe montante : « Petits cachotiers, l’onvous connaît », d’assiéger plus bas les mouvements dodus avec unsouvenir frauduleux. Au clavecin, il nous arrivait de nous presser deshanches. Penchée sur la même page, elle entourait mon cou de ses bras.Au départ, pour me baiser, elle jetait contre ma poitrine dure sestendres bosselages. Contacts émouvants, j’en étais le voleur impuni,extasié, mais petit à petit, repentant.
Si je la trouvais à mon coude aussi belle qu’à la fenêtre ?...Différente. A distance, donc inaccessible, et rosie par les clartés dulumignon, elle m’était irréelle à demi, comme une image de lanternemagique, et plus touchante. Parfois, j’en avais presque peur, commed’un fantôme offensé, ou pitié comme d’une victime sans défense.N’allait-elle pas croiser mes yeux, les reconnaître, me détester pourleur larcin ? Est-ce que son âme, plus clairvoyante que ses sens, nefaisait pas de reproches à mon âme ? Certaines fonctions du corpss’opèrent en nous à notre insu ; d’autres activités subtiless’accomplissent sans doute dans les régions mystérieuses de l’âme sansnotre contrôle. Quand s’éteignait le suif, n’était-ce pas quelque géniepréposé à sa garde qui soufflait le flambeau, pour le rendre à ladécence des ténèbres ? Ainsi le respect de sa chair, un léger remord mevenaient avec l’amour.
X
Jacqueline était assez petite, de loin une enfant. Est-ce que mon goût,pour elle, était pur de vice ? Cette pensée m’avait troublé, mais ellene résistait pas de près à la contemplation de ce corps aux proportionsharmonieuses. Née au-dessous de la Loire, mon amie était déjà trèsfemme, à l’âge où les Cauchoises sont encore de plates fillettes. Etelle me guérit de la prédilection que j’avais dédiée aux formes longues.
Aucuns ont prétendu que la petite vérole l’avait marquée. Ilss’appuient sur ces vers de Jacqueline, où elle remercie Dieu de cettemaladie :
Oh ! que moncœur se sent heureux,
Quand aumiroir je vois les creux
Et les marquesde ma vérole (Sic).
Je les prendspour sacrés témoins
Suivant votre sainte parole,
Que je ne suisde ceux que vous aimez le moins.
Elle n’a pu que par attitude littéraire remercier le Seigneur de «l’avoir enlaidie, pour sauver son innocence », car elle ne fut pasenlaidie le moins du monde ; en tout cas, elle était redevenueparfaitement nette à quinze ans ; ces vers peuvent donc dater de sadouzième année, âge où elle fut atteinte. Nous avons eu, en Espagne,une reine, Elisabeth de France, dont, en pareil cas, on secourut siheureusement le visage qu’il n’y parut rien depuis. Les vers que j’aicités furent inspirés visiblement par le frère, dans la Prière qu’ilcomposa « pour demander à Dieu le bon usage des maladies ».
La beauté de Jacqueline, dont fut ébloui Richelieu quand il la vit pourla première fois, tous les témoins de sa vie (avant Port-Royal) n’ontcessé de la louer. Si pas très belle, l’eussè-je aimée ? Quelquespoints légers, loin de la ternir, évoquaient les touches du burin surune médaille, où la pointe-à-graver fait valoir dans les plats le graindu métal.
Maintenant, ce que je pense de son génie ?
XI
Il s’est manifesté, mais plus tard, mais autrement qu’en vers. Elleavait des saillies heureuses, des réparties sagaces. Mais saversification ne rejetait pas les fâcheuses rimes à la normande, lesimages sans nouveauté, les petites fautes contre l’euphorie, comme dansson
Arche d’alliance :
Si donc une simple arche.
Que fût-elle devenue ? N’est-il pas su que les poètes, même ceux quis’en évaderont, commencent par la médiocrité ? Ce qui fit croire à songénie poétique, ce fut sa précocité, sa facilité d’improvisation. Ellerimait correctement à huit ans ! Un peu plus tard elle composait, avecles petites Saintot, une comédie qu’elle joua devant une sociétéchoisie. Elle fit des vers « sur la grossesse de la Reine » ; celle-cila reçut et la caressa beaucoup. Puis ce fut une épigramme « sur lemouvement que la Reine a senti de son enfant ». Etranges sujets pourune pucelette ! Jacqueline étonnait par le contraste de l’ingénuité etde la finesse, du sérieux et de la fougue.
La prose de la jeune fille fut de meilleure qualité que les rimaillesde l’enfant. Ses lettres, dix et quinze ans plus tard, la révèlenthéroïque ; en témoignent ces quelques mots qui sont venus à maconnaissance, extraits d’une lettre à sa sœur : « On dit que ce n’estpas à des filles à défendre la vérité ; mais, puisque les évêques ontdes courages de filles, les filles doivent avoir des couragesd’évêques. Et si ce n’est pas à nous à défendre la vérité, c’est à nousà mourir pour elle. » D’autres lettres, quand elle luttait contre legrand Arnault lui-même, à propos du fameux formulaire, ont circulé dansles cercles jansénistes ; nul doute que de belles pages ne soientenfouies en Hollande, où elles alimentent d’obscures et pieusesexaltations ; une éloquence naturelle, et qui n’a rien d’étudié, yexprime son désespoir, sa passion de la vérité, sa passion du sacrifice.
A l’époque où je l’ai connue, elle n’ambitionnait pas le martyre.C’était une petite maman qui lâche son dictionnaire de rimes pourhabiller ses poupées ; les siennes avaient été baptisées par desmarquises. Elle avait été la mignonne des Dames de la Cour, louée parScudéry ; elle en restait un peu infatuée.
N’avait-elle pas joué la comédie devant le grand Cardinal ? Lareprésentation du
Prince Déguisé réussit, mais Jacqueline en fit lesuccès. Comme on la louait, elle demanda à descendre de la scène, et deson propre mouvement, sans en avoir rien dit à personne, alla se jeteraux pieds de son Eminence, et lui récita en pleurant dix ou douze versde sa façon, par lesquels elle sollicitait le retour de son père. M.Pascal était alors obligé de se cacher, pour éviter la Bastille ; cethomme, qui a toujours su si bien compter, ayant pris parti contre laréduction des rentes. Le Cardinal baisa plusieurs fois la fillette : «Ma bellotte, écrivez à votre père que je lui rends mes bonnes grâces. »Et il cajola l’enfant ravie sur ses genoux. La beauté de Jacqueline etde Gilberte avait frappé si fort Richelieu qu’il s’intéressa à cettefamille et promit « d’en faire quelque chose de grand ». Pourcommencer, il donna aux offices de Monseigneur de Séguier le père, quicompta désormais pour le Roi.
Jacqueline avait tenu le principal rôle dans l’
Amour tyrannique, deM. de Scudéry. Le célèbre acteur Mondory, qui était de Clermont, doncle compatriote de M. Pascal, avait donné des leçons à sa fille. Qui eûtpu prédire le couvent à cette petite bourgeoise, fille d’un intendantdu Roi, comédienne en dépit des préventions de sa caste, comédienne endépit du haro de l’Eglise contre les Deux Masques ? Mais l’ardeur dusang la poussait aux extrêmes. Un médecin de Rouen qui soignait sonfrère Blaise, fiévreux et fourbu, disait de cette famille que c’étaientdes volcans non éteints d’Auvergne. Le père fut sauvé par ses livres decompte, Gilberte par le mariage et les enfants. M. Singlin dePort-Royal a poussé Jacqueline dans la fournaise. Arse comme Jeanne, lamysticité fut son bûcher. Il eût fallut exténuer cette violence par lesaccouchements, dériver cette passion vers la littérature. Ne me blâmezpas de l’avoir choyée avant la saison des noces ; que n’est-elle restéeà moi ! J’eusse empli de lait ses belles boules d’ivoire ; elle m’eûtfait des enfants au lieu de mourir stérile dans le mai de sa vie, demourir désespérée.
Gilberte a écrit de sa sœur à l’âge où je l’aimais : « Elle n’avait(alors) aucune pensée pour la religion (Entendez pour l’état religieux)(8). Au contraire, en ayant un grand éloignement et même du mépris,parce qu’on y pratiquait, croyait-elle, des choses qui n’étaient pascapables de satisfaire un esprit raisonnable. »
XII
Je n’étendais la liberté des lectures et ne révélais maints lyriquesmontés de ton que par gradations. Jacqueline en était à confesserd’heureuses audaces chez les bravaches du style. Une convention taciteécartait de nos études et entretiens son frère et sa sœur. Le père nes’occupait pas de nous. Non plus sa remueuse (9). Ainsi, quoique sanscontrôle ni surveillance, je ne parlais jamais d’amour à mon amie etlui en laissais conter par les livres. Pour moi, les Piéridescomplaisantes descendraient au rôle que donne Mathurin Régnier à saMacette, et les Espagnols à la Célestine ; les Muses n’en ont jamais eud’autres.
Je ne me peindrai pas de trop noires couleurs, j’entendais épouser unjour Jacqueline. J’étais riche, je la ferais agréer par les miens. Laguerre ne durerait pas toujours. Seulement, comme il fallait attendre,je restais capot. Ma sagesse et mes intentions n’avaient-elles pasmérité quelque revenant-bon ?
Je commençai par prolonger mes baisers d’amie. Je les mouillai et lesappuyai sur les lèvres. La pucelette en demeura interdite, sans riencomprendre. Puis vint la demi-résistance, la bouche close, les yeuxdurs avec un rehaussement des sourcils vers le front. Mais j’aimel’expression impérieuse, presque farouche, de la pudeur offensée desvierges. Il faut vaincre, n’est-ce pas ? et avec le mérite de la lutte.Si, par calcul, je ne l’effleurais plus que d’un baiser blanc, d’unbaiser de théâtre, ses regards témoignaient qu’elle avait fait ladifférence. J’observais avec ma science du plaisir les progrès dudélicieux vénéfice.
Elle ignorait mon sexe ; et c’était une raison pour que l’imagination,qui commande toutes les impressions de l’amour, ne secondât point enelle l’insinuante volupté. Mais ma caresse mâle assiégeait une chair defemme où les fonctions de la vie étaient préparées et dans l’attente.C’est pourquoi la jeune bouche, déjà ombrée d’un duvet qui ne ment pas,charnue, fendue comme une guigne, quand elle était prise – surprise ! –avant de se dérober, brûlait sous la mienne. J’avais une autreintention encore que mon plaisir immédiat. Donner à la chairl’expérience de la volupté, c’est le chemin pour atteindre le cœur et,de là, l’esprit. Je ménageais la transition entre l’amitié et l’amour.Par mon choix, auquel acquiesça Jacqueline, par son corps révélé, ellem’était dévolue. Je la redemande à Dieu ! Théologien, je croiraissavoir qu’il ne nous doit pas de comptes. Mais je n’ai pas bu lesjuleps des Sorbonnes ecclésiastiques.
Notre bonheur serait-il pas monté en laudes vers le ciel ? Or, larécitation des chapelets, les psaumes glapis sous de sombres voûtes,tel fut l’hommage que le Maître de nos destins préféra aux élans denotre reconnaissance. Qu’avait à faire la prière d’une vierge de Gauledes antiques lamentations proférées jadis en Palestine ? C’était pourl’user aux marmottements d’un latin inélégant et funèbre qu’avait étéciselée sa bouche ? Pour saigner sous la haire qu’avait été moulé ceflanc d’une pâte si pure ? Une beauté humaine ne doit avoir que desfins humaines. Du moins, mon paganisme raisonnait ainsi.
Etrange prédestination de la fécondité pour l’infertilité !... Ai-je ledroit de poser ces questions à l’Ordonnateur ? Dieu doit-il la justiceà ses créatures plus que nous-mêmes ne l’accordons aux animaux ?
Dieunous doit-il sa grâce ? C’est le grand débat qui s’est agité dansl’âme de Jacqueline. On peut répondre qu’elle-même a réglé sa destinée.Cependant, sa volonté fut-elle libre ? Avons-nous, contre nos ancêtres,nos passions, contre l’éducateur et le milieu, le pouvoir de vouloir ?Pouvons-nous changer les lignes de notre main où notre destin est écrit? Et, comment accorder notre libre arbitre avec la prescience divinequi, de toute éternité, nous savait damnés ou élus ? J’osais trouverune superstition de prétendre trancher ce débat, puisque nous nepouvons nous appuyer sur l’expérience (10).
Pour me restreindre à Jacqueline, elle avait reçu de grands dons, ilsn’ont pas servi à la rendre heureuse ni utile, et rien ne compte sansl’amour, dont elle n’a connu ni l’indépendance, ni la plénitude.
XIII
Le 8 décembre 1640 était un dimanche ; Rouen fêtait la ConceptionImmaculée au couvent des Carmes. A cette « feste aux Normands » depuisdes siècles, la société des Palinods conviait ses 72 associés etdistribuait des prix aux concurrents qui, dans un poème à forme fixe,et sur un sujet imposé (le même, depuis Guillaume-le-Conquérant)devaient, chargés de ces chaînes, déployer leurs ailes. Les signestraditionnels des récompenses en or, en argent ou d’ivoiresymbolisaient les prérogatives et les excellences de Marie. C’étaientl’anneau, la tour, le soleil, la palme, la rose, le lys, le chapeau delaurier, le miroir, la ruche, destinés au vainqueur de la ballade, duchant royal, du sonnet, de la stance, de l’épigramme latine (emoussée àla grecque). En des temps très anciens, le triomphateur de la balladerecevait une petite vierge en or. J’en possédais une, d’un travailarchaïque, longue comme le petit doigt, gagnée en ces joutes par unancêtre maternel. Je la portais sur mon cœur incroyant, moins parrespect pour les dieux de ma tribu que par tendresse pour ma mère quime l’avait donnée en partant ; et j’ai omis de vous dire que, dans moncombat de la rue du Bec, la pointe de mon adversaire s’était arrêtéesur le métal de cette relique, comme en témoignait un trou dans monhabit à la hauteur où elle me pendait du col. Si c’est un miracle,c’est un peu celui de l’amour maternel aux presciences divines.
Jacques Le Conte, marquis de Nonant, était, cette année-là, le princedu Puy, dont il assumait la dépense. Il présida la séance sous un dais.Les murs du cloître disparaissaient sous les verdures de haute laineque fabriquent les Vénitiens. David Ferrand, qui demeurait rue auxJuifs, dans la cour des Loges, était là. Vous savez qu’il a composé desballades, des chants royaux, en ce parler purinique toujours florissantdans les quartiers de Martainville et de Saint-Vivien, parmi lesouvriers de la draperie, les
purins, qui ne devaient cependant pastoujours comprendre les ingénieux pastiches « en gros normand » de cetimprimeur lettré. Sans doute était-il à cette cérémonie relégué – maisPostérité l’assiéra en plus haut lieu – relégué aux derniers rangs parses solennels confrères, comme auteur de petite marque, courtisan dessavetiers et de la
Peuƒe (entendez des gens de peu). Il riochait dansleur dos, je gage, et repassait sur l’affiloir de sa malice letranchant d’un refrain satirique pour sa « Muse Normande ».
Les trois Corneille étaient aussi dans l’auditoire,
Pierre, qui prendson bien dans l’antiquité ;
Antoine, qui, plus tard, maçonna de grosvers de curé ;
Thomas, alors âgé de seize ans et qui devait chercheren Espagne du butin, parce que son frère y avait trouvé le
Cid ; toustrois compétiteurs d’obscurs grimauds dans ces tournois de rhétorique,dont l’auteur de
Polyeucte ne sortait pas toujours vainqueur. Rue dela Pie, ou dans le manoir rayé de poutres de
Petit Couronne, ilsversifiaient en famille, se prêtaient des hémistiches, se jetaient desrimes de la cave au grenier. Thomas devait par la suite tirer plusd’argent de ses pièces et faire moins que Pierre de solécismes. Maisseuls, les alexandrins de l’aîné, comme une feuille de fer-blancsecouée dans les coulisses, sonnent un tonnerre de théâtre. Un poème deJacqueline avait cette fois emporté la Tour. Elle fut, selon la lignepalimodique d’une ballade de Thomas :
La seule femme en ce Puy triomphante.
Etait-ce par courtoisie et pour honorer le puissant chancelier dans lafille de M. Pascal, son bras droit ? Si la poésie visite un front dequinze ans, une plume de cet âge ne la sait exprimer. Encore larajeunissait-on pour donner plus d’éclat au « prodige ». Elle y disait« que la première Arche avait gagné plusieurs fois des batailles, parceque, dans son sein, un thrésor était caché », et autres gentillesses deverbiage pieux. M. de Corneille l’aîné remercia en vers la compagnie dePalinod, engageant les juges :
A porter jusqu’au ciel la goire encor naissante.
Or, Jacqueline n’avait pu assister à son couronnement, et c’est lelendemain que lui fut porté le prix, aux Murs Saint-Ouen, en grandarroi. Cette absence, attribuée à la modestie, avait une autre causeque le public n’a pas connue.
XIV
Par appréhension des Commissaire du Bailliage, des rondes de la
Cinquantaine et des Arquebusiers, on le devine, je ne me risquais pasdans les rues, sans pourtant me confiner chez ma cousine, ce qui luifaisait dire que ma peur était morte de vieillesse. Je me glissais d’unpied prompt dans l’escalier des Pascal, avec la précaution d’un masquede satin noir, dont la mode n’était pas encore abrogée, de ces masquesque retiennent entre les dents, par un bouton de cristal, les damesaustères, surtout les prudes huguenotes.
Henriette tournait au hérisson, à la pie grièche, parce que je n’étaisplus moi-même son amoureux pigeon. « Elle avait sauvé la vie à uningrat qui n’avait plus d’égards pour elle ». Entendez que je n’avaisjamais été si respectueux de la vertu d’une dame. Rattachait-elle sajarretière, je regardais une mouche voler. En vain faisait-elle émigrermon chaste oreiller sur son beau lit à quenouilles, mes oreillesétaient rebelles. Elle qui avait rêvé de me retenir à jamais ! Rêved’Espagne, s’il en fut. Je ne croyais plus à son amour, à peine à sesdésirs, mais j’étais certain de son estime pour mon escarcelle.Sentiment d’autant plus méritoire chez elle qu’il n’était plus fondéque sur la foi, car j’avais confié à Jacqueline la garde de mon sac.
Ma froideur exaspérait la veuve du foulon. J’avais cru l’apaiser enlaissant mes écus courir comme un levraut qui a les chiens aux fesses.Mais sa jalousie nous mettait malgré tout aux prises. J’étais excédé etelle était folle. J’en vins à redouter un coup de tête. Croyez-vous auxavertissements du songe ? J’avais rêvé qu’elle me dénonçait.
Pour arracher à l’aînée des indiscrétions sur ma conduite envers lacadette, elle attirait Gilberte. Mon secret était au bord de seslèvres. M’estimant un fieffé libertin, elle ne doutait pas de mavolonté de posséder Jacqueline, et que j’attendisse l’occasion.Comme si un acte aussi grave devait aller sans cris, sans résistance !Comme si j’avais pu en affronter le risque ! Or, ce dimanche 8décembre, j’étais chez Jacqueline, seule avec elle, Gilberte chezHenriette. On attendait le retour de M. Etienne et de son fils, quiavaient suivi à Caen le bourreau des deux Normandies pour dresser lerôle des confiscations. Louise Delfault, la domestique, la remueuse,qui avait élevé Jacqueline, orpheline de mère à cinq ans, avait été duvoyage pour soigner Blaise ægrotant. En l’absence de son frère et deson père, Gilberte avait eu peur la nuit ; elle imagina de se mettresous ma sauvegarde, de me faire coucher chez elle. La vraie naturefinit par percer sous le rôle assumé : les deux jeunes filles n’avaientpas été sans remarquer la vigueur de Conception et son esprit résolu.Gilberte pouvait-elle prévoir mon refus ? Elle ne m’avait pas mêmeencore consulté, et c’est à la volée qu’elle en parla à ma cousine.
Depuis que mes sentiments étaient plus purs, je n’aurais eu garde deméditer l’ardente jonction avec Jacqueline. Partager son lit, voiredormir dans sa chambre, je n’aurais pas risqué cette tentation. MaisGilberte ne pouvait deviner mon scrupule, ni Henriette y croire.
XV
Je m’interdisais de forcer la porte du paradis, mais je ne me croyaispas coupable pour quelques roses cueillies à la grille. C’est vous direque je n’avais pas renoncé aux baisers. Mais, ce jour-là, Jacquelineopposa à mes hardiesses avancées le rempart de ses dents. Pour lapremière fois, elle m’osait dire :
- Conception, pourquoi ces baisers comme personne ne m’en donna jamais ?
- C’est que je t’aime plus que les autres.
- Comment l’entends-tu ? Plus que les autres ne m’aiment ?
- Oui.
- Mais je suis chère aux miens. L’amitié dépasse-t-elle les liens dusang ?
- Ta sœur est si rigide ! Ton frère a le cœur sec : il aime d’abordDieu, ensuite la mathématique (11).
- Je ne discuterai pas leurs sentiments, mais tels baisers sont-ilspermis ?
- Entre jeunes filles, comment seraient-ils coupables ?
- C’est ce que je te demande précisément.
- N’as-tu pas vu se becqueter des tourterelles ? Dieu nous a donné levelours des lèvres pour la douceur de la caresse.
- Le plaisir qu’on tire d’un acte n’en fait pas l’innocence.
- Mais ne la lui enlèves pas non plus. Tu m’aimes comme je t’aime,Jacquette ; et, dans cette tendresse permise, il est naturel que noustrouvions un agrément. Ce qui règle nos actes, c’est le plaisir quenous y rencontrons. Te reproches-tu, quand tu as grand soif, la saveurd’une boisson parce qu’elle coule en délices dans ta gorge ? Dieu nousaurait-il doués d’organes pour n’en pas faire usage ? Se réjouit-il denos privations ?
- Tu demandes sans cesse des comptes au caissier d’en haut, Conception.Mais c’est toute la doctrine de l’Eglise que tu mets en cause. Par lesprivations, par le jeûne en particulier, nous faisons pénitence, nousméritons et nous purifions. Je consulterai mon confesseur.
- Tu le troubleras ou tu l’amuseras, Jacquette. Car devant une belle etjeune pénitente, le confesseur reste un homme, qui se délecte à cesquestions… délicates. Plus il est continent, plus il est tenté.
- Fi, païenne ! Dieu le secourt.
- Il en viendra à nous séparer, tu verras. Si ce n’est lui, ce sera tonfrère. Mais peut-être le veux-tu ainsi ? Je ne te prendrai plus dansmes bras, méchante. Car, si tu aimais Conception…
Elle, ne plus m’aimer ! L’innocente se jeta vivement sur mon cœur. Jesentais battre ses petites bosses contre mes seins de coton. Moinsgrande que moi, ses cheveux odorants piquaient délicieusement mon nezet mes lèvres, je les baisai avec dévotion. Du col montait tout l’aromede son corps tiède.
- Ecoute, ma Jacquelinette. Je me rendrai à tes vains scrupules, maisque tu me donnes encore un baiser, un, et ce sera le dernier.
Elle ne répondit pas. Je feignis alors une grande froideur, mis mamantille, et j’allai vers la fenêtre consulter la couleur du temps. Ducoin de l’œil, je voyais trembler une perle au bord de ses cils.Cruelle, je me dirigeai vers la porte, après une cérémonieuserévérence. Elle n’y tint plus. Elle courut à moi avec une tristessesoumise et s’empara de ma mantille. Je la regardais avec une tendresseimplorante : elle me tendit la Sabée de sa bouche, les yeux clos, pourne pas voir mon péché. J’appliquai une main derrière sa nuque, et jebus dans la conque de chair des miels divins.
Ses lèvres qui s’étaient données au sacrifice (mais elle n’avait pu leprévoir si grand !), qui s’étaient offertes gélives et dures,devinrent, ses dents une fois descellées, molles, brûlantes,convulsives. Sous ma ventouse, ses yeux chavirèrent, puis elle yrépondit en succions peureuses. Du moins il m’a semblé, et sans doutefut-ce à son insu. Je pense que l’instinct seul avançait sa caresse. Lachair transmise par sa race ardente retrouvait en sa nubilité le ritedes épouses innombrables d’où elle était issue.
Elle n’imitait point les ruses de ma sensualité, mes picorées surl’ourlet des oreilles, sur l’œuf chaud des paupières, surl’imperceptible soie de sa lèvre. Mais je la buvais, et elle selaissait boire, avec parfois quelque recul de honte, gêné par ma mainqui captivait sa nuque. Dans un intervalle où j’avais rencontré sonregard, j’y lus un mélange indicible de désespoir dans l’anéantissementde la volupté. Or, j’étais insatiable, elle m’assouvit sans criergrâce, par pitié pour ma damnable ivresse, et ne mesurant pas l’abandonde sa bouche, parce qu’elle se jurait de ne le renouveler jamais plus.Accepter le martyre du péché, qu’est-ce qu’une sainte peut donnerdavantage ? Et asservir un ange à l’humaine volupté, que peut exiger deplus le désir ?
Je la laissai reprendre haleine, et ce répit me rappela au devoir. Jela déposai sur un fauteuil, frémissante, en feu. Je me louai,l’entendant gémir, de n’avoir rien entrepris sur son corps. Enfin, elleparla :
- Faut-il que j’aie eu pitié de toi, sœur cruelle, pour avoir subi tonétrange volonté ? Mais, je n’en doute plus, j’ai commis un péchémortel. Tu vois comme je tremble ! J’ai peur de toi, il y a en toi unmystère. Et j’ai honte ! Farouche Conception qui m’enivres etm’accables, tu as connu ma bouche pour la dernière fois.
Je m’avançai, les bras tendus ; elle se méprit, et cria :
- Non, Non ! Tu n’as donc pas pitié de moi ?
Que ses sanglots la rendaient touchante ! Ils me jetèrent dans untrouble extrême. La pitié desserra les nœuds de ma volonté sur monsecret. J’avais surpris les sens d’une vierge. Je me prosternai devantelle, devant celle qui serait un jour ma femme.
- Jacqueline, adorable Jacqueline ! Pardonne. Tu es trop pure pour queje t’abuse encore. Entends mes aveux et ne m’accuse pas de t’avoirséduite, je n’ai pris que tes lèvres. Mais, pour me punir, je te vaislivrer mon secret, ma liberté et ma vie.
- Que veux-tu dire ? Comme ta voix est rauque, Conception !
- Je ne suis pas Conception. J’ai menti parce que je t’aimais. Mon nomest Luis de Lugo. Tu pâlis ? Mon Dieu, vas-tu t’évanouir ? Ecoute, degrâce, je suis gentilhomme, je t’engage ma foi. Nous serons unis enlégitimes noces. Si ton père s’y opposais, nous irions nous jeter àgenoux devant un prêtre, quand il se retourne pour l’
Ite missa est.En Castille, cette bénédiction confère le sacrement de mariage. Ah !cesse de gémir, Jacqueline ; si l’on t’entend, si l’on vient, si tessanglots m’accusent, je suis perdu. Tu me livres aux prisons de Rouen…
- Jésus, Marie ! Qu’a pu faire cet homme ? C’est donc un criminel ?
- Non, ce n’est pas ce que tu crois. Je me suis défendu contre unexempt, je n’étais coupable que d’être Espagnol, en temps de guerreavec l’Espagne.
Mais elle balbutiait des paroles confuses et ne semblait pas mecomprendre.
- Un homme ! C’était un homme. Et il m’a perdue.
- Oh ! Perdue ? Pour avoir rendu son baiser à ton fiancé ? Mais c’estmoi qui le suis, si tu ne sors de cet égarement.
Enfin sa fermeté d’âme prit le dessus, et c’est alors que je prononçailes paroles qui ont certainement influencé son destin. Elles luifirent, deux ans plus tard, repousser le conseiller au Parlement deRouen qui la rechercha en mariage.
- Jacqueline, pour une cause que je ne dirai pas aujourd’hui, tu nepeux plus être qu’à moi. Tu n’apporterais plus à un autre l’intégritéqui me fut livrée à moi seul.
Comme elle essuyait sa bouche, je compris son geste :
- Tu te méprends, il ne s’agit pas de nos baisers, non pas même dudernier, mais d’un don de toi que tu m’as fait sans le savoir, partantsans faute. Ton ange gardien m’en soit le garant, comme il en fut leseul témoin.
Malgré ma dénégation, Jacqueline dut l’entendre de nos baisers, et moije l’entendais de sa nudité surprise.
Mille pensées assaillaient la pauvre enfant, je les sentais courir sousson front ; mais je me rassurai à demi parce qu’elle ne me regardaitplus avec effarement. Et, juste à ce moment-là, Gilberte entra et mevit aux genoux de sa sœur.
XVI
Quand Henriette avait appris de Gilberte que je passerais la nuit chezles jeunes filles, elle avait, d’un trait, entrevu les conséquences desintentions qu’elle me prêtait. Plus encore que sa jalousie, ce qu’elledevait à sa sécurité lui conseilla une confession
amendée qui la mîthors de cause. Jacqueline ne pouvait manquer de résister, au moins dese plaindre ; ma supercherie dévoilée, la vengeance d’un Conseiller duRoi poursuivrait ma complice présumée. Elle n’hésita plus.
- Gilberte, un crime se prépare. Ma seule faute a été de ne pas refuserun asile à mon parent, Don Luis de Lugo, poursuivi comme un ennemi duRoi. S’il s’est déguisé en fille, ce fut d’abord pour garder sa liberté; et si je vous l’ai présenté, c’est qu’il prétextait l’utileprotection espérée de votre père. Mais j’ai découvert qu’il est sansfoi ni mœurs. J’ai dû moi-même me défendre contre ses entreprises.Maintenant qu’il les dirige contre une pure jeune fille, je brave savengeance. Je vais le dénoncer au Palais. Des preuves ? Voici ses armeset son justaucorps.
Par chance, elle ne put ajouter : « Voici son sac. » Gilberte s’emparades
preuves et accourut. Tout de suite elle m’espadonna d’un regardmenaçant.
- Don Luis de Lugo, vous êtes découvert.
Jacqueline, au plus haut point de la surprise :
- Comment, Gilberte, tu le sais donc ?
- Comment, Jacqueline, tu ne l’ignorais pas ?
- Il vient de tout m’expliquer.
- Ah ! il explique ? Il argumente ? Moi, je le confonds.
Je finis par obtenir la parole. Je fis d’Henriette un portrait peuflatté. Gilberte dut me tenir compte d’un aveu qui avait précédél’accusation, qui n’avait pas été arraché par la crainte. Les deuxjeunes filles entendirent le récit de mes épreuves, et je sentis qu’enJacqueline s’insinuait un sentiment plus doux que la pitié, que sachair m’avait aimé avant que son cœur le comprît.
- Voyez, observait Gilberte, vous étiez une jeune fille et vous voilàun homme ; une Normande et vous vous muez en Castillan ; une amie etvous faites figure d’amoureux. Quelle foi donner à vos métamorphoses ?
- Je vais commencer par tuer Conception, dis-je en riant.
Je levai le cou et, touchant le cartilage protubérant, prouvai par lapomme d’Adam que j’appartenais au genre masculin. J’exhibai laprocuration de mon père, registrée au bureau des Finances, et établisma qualité de gentilhomme qui y était énoncée. J’étalai mes lettres dechange, qui se montaient à une somme considérable. Enfin, je détachaide mon cou la minuscule Vierge d’or que je tenais de ma mère etconjurai Jacqueline de l’accepter, et, si elle en refusaitprovisoirement le don, de la conserver au moins jusqu’à mon retour. Jelui remis encore un anneau qui venait des miens, et lui jurai ma foi.
- Jurez à genoux, dit Gilberte, que vous aimez loyalement ma sœur, etn’entreprendrez jamais rien sur elle que vous ne soyez unis par unprêtre.
- Si nos parents y consentent, stipula Jacqueline. Je prends votreanneau, don Luis. Je ne sais si je fais bien de le mettre déjà à mondoigt. Pourtant, quoi qu’il advienne, nul autre n’y brillera jusqu’à mamort. Je jure de n’être jamais à un autre homme qu’à vous.
- Sois bénie, ma fiancée ! Je me voue à toi par Notre-Dame-del-Pilar,et c’est pour un Espagnol un serment sacré.
- Etes-vous assez bon chrétien, observa Gilberte, pour que vaille votreserment ?
- Il suffit qu’il soit assez bon Espagnol et bon gentilhomme, répliquaJacqueline.
Et je dis à mon tour :
- Vous ne me croyez pas bon catholique, mais on peut mourirvolontairement pour une cause à laquelle on ne croit guère. Le cœurparfois adhère à ce que repousse l’esprit. Mais la foi mise à part,reste la bonne foi. Ici, d’esprit et de cœur, je suis vôtre à jamais,Jacqueline.
Là-dessus, ma fiancée me donna sa main à baiser, et Gilberte me dit :
- Je vous crois, puisqu’elle vous croit, don Luis. Maintenant, vousêtes mon frère.
Mais, hélas ! Jacqueline n’avait exclu de son cœur que les autreshommes ; elle n’avait pas parlé du Dieu jaloux du lit des Vierges.
XVII
- Maintenant aussi nous devons vous sauver, dit Jacqueline. Cessonstout autre soin. Gilberte n’assure-t-elle pas qu’Henriette est auPalais ? On va donc venir vous arrêter.
C’est dans cette circonstance que cette petite de quinze ans montra soncaractère, son esprit de décision et de ressources. Son plan lui futcomme révélé. Elle commandait, nous obéissions. En vérité, dans cescourts instants, elle fut un poète inspiré. Elle me fit revêtir leshabits de son père, avec les insignes d’un ordre élevé qu’il devait àla faveur du Chancelier. Quand elle avait appris la comédie, Mondorylui avait appris l’art de grimer. Une perruque roula ses boucles surmes épaules, le frottis d’un bouchon brûlé virilisa mes joues, tandisqu’elle-même se fait attacher les bras par sa sœur.
- Nous n’avons à craindre que la présence d’Henriette.
- Elle ne viendra pas ici, répondit Gilberte. Elle a trop peur de…Conception ! Trop peur qu’on ne fasse d’elle, témoin, un complice. Elleest allée se mettre sous la protection d’un parent.
Jacqueline achevait de nous tracer l’essentiel de nos rôles, nouslaissant le choix des paroles appropriées, comme la
Commedia delArte, quand les sbires heurtèrent à la porte.
XVIII
On vit paraître un vieux chevronné, épais, à tête grise, avec des yeuxempruntés au décor turquin de la faïence de Rouen ; c’était lelieutenant de la Garde urbaine, qui maintient la sûreté dans la ville ;ce sont gens de pied, recrutés surtout parmi les taverniers, parcequ’ils sont exempts de la taille, des droits d’
Aides sur les vins,cidres et poirés, et des taxes de Grand et Petit Poids. Le NormandSaint-Evremond s’est moqué de ces guerriers citadins. De l’un d’euxj’avais expérimenté l’esprit pacifique. Leur chef portait avecprétention un bâton blanc et noir, un hoqueton en drap d’argent auxarmes de Rouen, et, ses hommes, le mousquet avec le chapeau à lamousquetaire.
Gilberte, stylée par sa sœur, se tourna vers le lieutenant et prononçaavec une emphase digne du Petit-Bourbon et de l’Hôtel de Bourgogne :
- Cette fois, vous ne ferez pas buisson creux ; le coupable est réduità l’impuissance.
Nos index tendus pointaient vers Jacqueline, ficelée superficiellement.Je donnai la réplique sous la gravité de ma perruque :
- Je suis Intendant du Roi, de son bureau des Finances. Menez ce jeunehomme déguisé à la Grand-Chambre, mais sans lui faire affront niviolence. Vous m’en répondrez devant monseigneur de Séguier.
Je suivis les arquebusiers pour m’assurer qu’ils ne brutaliseraient pasleur prisonnière. Je reconnus avec plaisir, dans la petite troupe,celui que j’avais dagué ; il n’y paraissait plus. Mais un de sescamarades faisait d’autres blessures à son amour-propre.
- Quoi ? C’est ce petit freluquet qui a mis à ma ta vaillance ? Netremble pas, Michel, il est lié.
- Tais ta
goule ; réserve tes nasardes à ton cousin fréreux, àl’homme de cœur qui veut garder un père à sa progéniture.
Profitant de la prise de bec, je leur faussai compagnie, j’enfilai lavenelle. J’ai su par mon ancien associé ce qui advint au Palais.Jacqueline, dès l’escalier, déclara qu’elle n’avait rien d’ungentilhomme espagnol, étant une jeune Française d’Auvergne, fille d’unIntendant du Roi.
- Si on en croyait ceux qu’on mène, on n’en prendrait jamais un,ricanait le vieux lieutenant.
Mais la jeune espiègle, qui voulait son compte de risée et tourner lachose en turlupinade, se mit à crier : « Haro ! Haro ! Raoul, on mefait du tort ! » Cri rituel du droit normand pour revendiquer justice.Un Conseiller, alerté par le bruit, parut au haut des degrés. Ilreconnut la fille de son collègue et il la fallut élargir. Lemalheureux chef de l’escorte reçu de beaux compliments sur sa prise. Ilsupplia le magistrat de taire sa prouesse, la réputation du corpsde police étant intéressée au silence. Si le Conseiller n’y eût misfin, il eût cité tous les hauts faits de la milice bourgeoise depuisDuguesclin. On lui tourna le dos. L’histoire fut étouffée, mais M.Pascal connut cette farce au profit d’un ennemi du Roi, et ne devaitpas me la pardonner.
XIX
J’enfilai la venelle et débouchai sur un quai près du logis de M. deGirard, avec lequel j’étais en procès. J’entrai hardiment chez lui. Ilsalua très bas, sans me reconnaître, mon habit solennel et le ruban duRoi.
- Monsieur, lui dis-je, les pétitoires et conclusions de votreprocédure contre le sieur de Lugo, armateur, m’ont été soumis, votrecause n’est pas très bonne.
- On peut la rendre meilleure, riposta le fin Normand qui savait qu’onplaide plus efficacement par valables épices que par venteuses paroles.
Il se dirigea vers un coffre, à reculons s’il vous plaît, par grandrespect pour ce juge présumé, duquel ne s’éclairait point la religion àcrédit. Et la bourse à la main, il reprit :
- J’ai encore
un autre espoir, monseigneur. Mon adversaire plaidedevant l’Amirauté de Quillebœuf par un avocat souvent fatal à sescauses.
- Vous parlez de M. de Corneille ?
- Justement. Je vois que monseigneur connaît l’affaire sur le bout dudoigt.
Ma bénignité daigna sourire. En effet, l’illustre auteur dramatiqueplaidait plus habilement pour les vieux Grecs de ses drames et lesRomains révolus que pour ses contemporains, clients de la Table demarbre. L’armateur poussa légèrement la bourse à portée de ma manchebrodée. Je lui fis, sans avancer la main, la condescendance d’unnouveau sourire, qui l’encouragea dans l’énumération de ses « autresavantages ».
- Quel intérêt M. de Lugo a-t-il à gagner son procès ? Il arme contrele Roy, tout tombera sous la confiscation. Les Lugo sont mal avisés.
Là-dessus, je ne pus brider un éclat de rire, suivi d’un « Tu crois ? »familier, qui fit perdre contenance à mon interlocuteur, surtout quej’ôtai brusquement ma perruque. Il avait été naguère mon ami, mais ilne m’avait pas ici trop fixé, par respect de ma dignité présumable. Jevis ciller ses yeux, il n’était pas encore très certain de mereconnaître.
- Si avisés, mon compère, que nous allons nous entendre. Cessonsd’engrosser les robins.
Sur ce mot, il fit le geste de reprendre la bourse, mais je mis la maindessus.
- Non, laisse, elle va servir. Je te livre les pièces qui me donnentgain de cause. Je signe celles que tu voudras ; ainsi, tout ce que tuaurais perdu te sera adjugé, et tu me paies sur-le-champ la moitié dulitige… Comment va ton illustre frère ?
Qu’à tort on reproche aux gens d’entre Bresle et Couesnon de ne savoirdire le
oui !
Moult ont Français Normands laidis.
écrivait Wace. M. de Girard sauta sur l’accord, comme le « Bon Gros »sur une fine venaison. Mais il rogna ma part de deux cents écus pour leprix de mon passage sur un de ses navires, qui portait à Jersey du vinet des draps. (Vous savez que, pendant des siècles, les habitants decette île, sans avoir égard aux guerres entre l’Angleterre et laFrance, commercèrent librement avec les ports de Normandie.) Mais jedevais attendre assez longtemps l’opportunité de l’embarquement. Nepouvant me loger chez lui sans danger, M. de Girard, après m’avoir vêtuen courtaud de boutique, m’avait mené, à la nuit noire, chez unmarchand drapier de la paroisse Saint-Godard, qui lui avait de grandesobligations.
J’ai joui chez le sieur D**, pendant de longs jours, d’une chambre fortpropre, bien servi par la drapière. Le mari trouvait bon, par grandpitié pour ma réclusion forcée, que sa femme me tînt compagnie.Celle-ci plaignait mes périls. « Combien l’ennui me devait grever dansl’inaction, à mon âge, loin des miens, et peut-être de mes amours ! »Je fis entendre à mon hôtesse qu’elle pouvait me tenir lieu depromenade et de jardin, d’hombre et de reversi, que j’avais en effetgrand besoin d’être consolé. Elle s’y employa de son mieux, tandis quele bonhomme aunait le camelot, la bure ou la tiretaine avec son bâtoncarré de trois pieds, sept pouces et dix lignes, qui est le caducée desdrapiers rouennais. Je ne manquai pas de dédier mes plaisirs trèsfidèlement à ma fiancée.
J’ai su plus tard que mon séjour dans cette honnête famille avaitfavorisé l’éclat du théâtre français, par la naissance d’une filledevenue la première tragédienne de ce temps. On m’a dit qu’elle seforma dans les salles de ces Jeux de Paume de la rue du Vieux-Palais etde la rue Saint-Eloi, où Molière avec la Béjart avaient joué lacomédie. Mais Rouen ayant été ravagé par la peste, elle s’enfuit àParis et y reçut les tendres leçons de Racine. Revenu en France,incognito, je me devais d’aller applaudir Phèdre et Bérénice. J’aitrouvé qu’elle me ressemble peu, mais tient beaucoup de mon père. Sesyeux espagnols et son teint olivâtre l’ont bien servie dans le rôle deRoxane.
Mais je devance les années ; je ne savais rien encore de l’honneurpaternel qui m’allait échoir quand je m’embarquai pour Jersey, d’où jegagnai Cadix. J’y attendis la paix ; elle ne fut conclue, après desrevers pour ma nation, qu’en 1659. Ce fut la paix des Pyrénées.
XX
Les obscurs, les tristes plaisirs que je devais à mon âge et àl’excitation nerveuse qui naît de l’état de guerre ne changeaient rienà mes sentiments pour Jacqueline. Au contraire, ils me donnaient ducourage en soulageant ma peine. Mais deux ans d’intrigues furentnécessaires pour trouver une voie sûre par delà les frontières et àtravers les mouvements d’armées, avant de faire tenir une lettre à M.de Girard. Il put la remettre à la jeune fille, mais elle fut saisiepar le père, dans un coffret. L’intendant alla si rudement tancer monmessager que l’armateur n’osa plus se mêler de la petite poste. Il sebornait à me donner des nouvelles de la rue des Murs-Saint-Ouen. Enfin,en 1647, Gilberte, devenue Mme Périer, me fit savoir que sa sœur, quim’avait en vain attendu, était dans l’obligation de me rendre maparole, car elle se donnait à Dieu.
Deux gentilshommes, disciples du curé de Rouville, qui avaient soignéM. Pascal, blessé dans une chute, lui avait fait lire les œuvresposthumes du fameux Jansen ; et les traités mystiques de M. deSaint-Cyran finirent de gangréner les cervelles de cette famille.Jacqueline avait alors un peu moins de vingt-deux ans. Elle avaitquitté Rouen pour Paris.
Je décidai de tout risquer pour la revoir. Un grand désir n’est jamaisprudent. Je pensai qu’il devait m’être facile de vivre sans danger dansune grosse ville, dont je parlais la langue si purement. Je me procurail’acte de baptême d’un gentilhomme normand et, la frontièreheureusement franchie, je débarquai dans la rue Coq-Héron, au cœur dela capitale, en mai 1648, un peu avant la Fronde.
XXI
Je pris l’allure d’un riche désœuvré, en quête de galantes aventures etrecrutai des espions. « M. Singlin, le confesseur janséniste, attiraitJacqueline à Port-Royal ; Blaise l’y menait toutes les semaines ; on lacroyait décidée à faire profession. Dans cette vocation, la jeune filleétait fortifiée par la Mère Angélique.
Un second rapport m’apprit que le père de Jacqueline, tout convertiqu’il fût, n’entendait pas, vieux et malade, se séparer de sa fille,qu’il faisait resserrer sa surveillance, notamment par sa fidèledomestique, Louise Delfaut, et que Jacqueline avait dû cesser sesvisites. M. Pascal alla jusqu’à changer de quartier, à refuser toutesrelations avec ses plus proches voisins. Sa fille ne quittait plus lachambre, vêtue par mortification comme une servante. Je remplaçai mesaffidés par deux femmes. Pour s’insinuer chez les Pascal, elles netrouvèrent pas une fissure. Blaise lui-même était suspect à son père.Bravant les inhibitions paternelles, Jacqueline cependant correspondaittoujours avec M. Singlin « par adresse et invention. » Je fus assezheureux pour intercepter une réponse de l’abbé et la fis tenir à M.Pascal, pour qu’il mît fin au dangereux prosélytisme. J’y gagnai qu’ilemmena sa fille en Auvergne (1649).
XXII
Je lâchai mes émissaires zélées à ses trousses. « Jacqueline, àClermont, ne voyait personne, s’habillait comme une femme âgée, nesortait que pour aller à l’Eglise et toujours chaperonnée par laDelfaut. Cependant, elle correspondait avec la Mère Agnès dePort-Royal. » Je fis encore saisir des lettres. Ma bien-aimée reprenaitgoût à la poésie, sa correspondance était fleurie de stances pieuses.Mais on devait lui enlever même cette consolation ! « C’est un talent,écrivait la terrible abbesse, dont Dieu ne vous demandera pas compte ;il faut l’ensevelir. »
L’ensevelir ! La Mère Agnès lui ordonna encore de couper ses cheveux.La douce toison qui sentait l’anis, sur son cou qui fleurait la menthe,fut jetée aux gadoues, elle que j’avais vu ruisseler en ondessombrement bleuâtres sur les fines épaules de la quinzième année. PuisJacqueline revint à Paris, en novembre 1650.
Avisé du retour, je l’attendais dans la Cour des carrosses, venant deClermont d’Auvergne, et la suivis d’assez près jusqu’en son logis duMarais du Temple, en la rue de Touraine, sans pouvoir l’aborder,encadrée de Louise Delfault et de son père. J’étais consterné de sonaspect morne. (On dit de la vache à Colas : religion des tristes ? Leshuguenots ne font pas si bien !). Sa taille était alourdie, ses jouescreuses et ternes. Mais, dans cet épuisement du corps, une exaltationtrouait d’un flamboiement l’encre des prunelles. Et je me sentaisjaloux, amant renié, de l’époux divin, vers lequel dardait ce rayon.Qu’aviez-vous fait, monsieur Singlin, des grâces vives, du pasharmonieux, des lèvres sonores et pourpres, du col de tourtreroucoulante ? Vous et la mère Agnès, lui aviez jeté un sort. Pour lepère et la duègue, je leur ai beaucoup pardonné à tous deux, puisqu’ilss’opposaient au couvent. J’étais si près d’elle par les rues quej’aurais dû l’entendre, quand elle parla à M. Étienne, si ce n’avaitété un chuchotement, comme d’une pénitente à travers la grille d’unconfessionnal. Elle marchait comme accablée sous le poids d’unsupplice. Elle me rappelait presque l’allure des pauvres juives, quej’ai vu mener, à Madrid, vers l’auto-da-fé. Qu’il faut maudire lesnoires camarillas plongeant des innocentes dans les ténèbres, lesjetant toutes vives aux bûchers. Comme les corps, les âmes brûlent. Jen’avais jamais aimé Jacqueline dans la splendeur de son adolescence,autant que ce jour-là dans la déchéance de sa beauté. Et pourtantj’étais sensuel ; je l’avais sensuellement aimée, et mes sens n’étaientplus en jeu.
Je résolus de la sauver par la force. Hélas ! je le sentais bien, ceserait malgré elle. Je ne croyais pas qu’il fût trop tard. Elle m’avaitaimé, attendu, l’ancienne flamme se rallumerait à la mienne. Et jefondais mon espoir sur le serment, qu’elle m’avait fait à Rouen, degarder mon anneau jusqu’à la mort, mon anneau que mes affidéescroyaient avoir vu encore à son doigt, en Auvergne.
XXIII
Excusez-moi de vous parler des Jansénistes. Il le faut bien, ils ontfait tout le mal. Aux prises avec les Jésuites, pour les cinqpropositions de l’
Augustinus, le pape Urbain les avait condamnés, laSorbonne censurés en 1649. Les Jésuites défendent, si vous voulez, laliberté humaine : « Si nous ne sommes pas sauvés, c’est par notrefaute. » Les Jansénistes prétendent, au contraire, que nous ne sommesjamais parfaitement libres, tirés entre les impulsions de laconcupiscence et le secours de la grâce, impartie aux seuls élus. D’oùleur représentation du Christ, qui n’ouvre, sur la croix, les bras qu’àdemi, n’étant pas venu pour sauver tous les hommes. S’il est plushumain de croire au mérite de la vertu, les adversaires de Port-Royalsoutiennent leur opinion par des persécutions odieuses contre deshommes doctes et de faibles femmes. Mais ces esprits éminents, mais cesabbesses exaltées, fanatisent de pauvres jeunes filles pour soutenirjusqu’à la mort l’avis d’un théologien flamand, d’un obscur évêqued’Ypres, égaré par les contractions que s’est infligées à lui-mêmesaint Augustin. Jacqueline devait donc mourir de désespoir parce quequ’il y a 1 200 ans un professeur d’éloquence, en Afrique, a dit, noir,contre Pélage, et blanc, contre les Manichéens.
XXIV
Le chancelier Séguier, impopulaire, avait dû rendre les sceaux le 1ermars 1650. J’obtins, sous mon nom supposé, une audience de sonsuccesseur, par la faveur achetée d’un Jésuite. On alla effrayer M.Singlin. M. Pascal fut avisé que sa fille, si elle entrait àPort-Royal, devrait au couvent tout son bien ; ni Blaise, ni Mme Périer n’admirent tel partage. L’opposition de la famille redoublacontre la mère Agnès. J’étais sur le point d’enlever Jacqueline,certain qu’on ne me chercherait que pour la forme, quand Séguier repritles Sceaux, le 13 avril 1651. Les hommes apostés pour le rapt furentarrêtés, me dénoncèrent ; il fallut fuir et me cacher. De longs mois,loin de Paris pour me faire oublier, j’y rentrai pour apprendre que M.Pascal était mort et que, résolvant pour elle-même le problème de ladestinée, Jacqueline avait choisi « la solution funèbre ». Elle étaitentrée à Port-Royal, à vingt-six ans et trois mois.
Blaise et Pascal, chrétiens fervents, mais fort attachés aux biens dece monde périssable, l’avaient, par une série d’intimidations allantjusqu’à la menace de curatelle, forcée de renoncer à la rente de 700livres tournois, qui était sa part d’héritage. Ils se montraient plusdurs envers leur sœur qu’à l’égard de leur domestique, avantagée d’unerente sans conditions. Jacqueline entra donc au couvent sans dot. Lafille de l’Intendant du Roi, comme une pauvresse, fut admise sœurconverse gratuitement. La mère Angélique et la mère Agnès, pours’emparer de l’âme de qualité, avaient renoncé à l’argent (12).
XXV
Jacqueline fut novice, puis nonne, et venait d’être promuesous-prieure, quand redoubla la persécution contre son ordre. Un grandvicaire de l’Archevêché vint retourner les sœurs sur le gril. SœurSainte-Euphémie – c’était maintenant le nom de Jacqueline – lui tinttête avec une habile fermeté, une délicate modestie ; l’inquisiteurdéferré dut rendre hommage à la pureté de sa doctrine et de sa vie. Ils’agissait de signer le fameux formulaire qui condamnait l’erreur duJansénisme. Mais la sainte fille avait horreur de se confesserhérétique. Ses supérieurs, eux, biaisaient, rédigeaient d’adroitesformules. Jacqueline sentait que, pour sauver leur maison, ilssacrifiaient la loyauté de leur foi. Quand elle dut se soumettre, paresprit d’obéissance, elle en conçut une inguérissable douleur,contrainte à une sorte d’abjuration de
sa vérité. Ce ne sont ni lesprivations, ni les jeûnes qui l’ont tuée, mais cette signature, qui lafaisait presque douter de son salut. Elle s’alita.
XXVI
(
Octobre 1661.) Nul homme ne pouvait franchir les grilles fatales. Jerepris l’habit féminin ; je louai une petite maison à Chevreuse, auxportes du monastère, et fis de larges aumônes. Je déteste l’hypocrisie,mais je dus feindre un vif attachement à la doctrine des Pères. J’étaisrenseigné par leurs jardiniers, leurs marchands, leurs lavandières. Lamère Angélique faisait grand état de moi. Sœur Sainte-Euphémie, ayanteu une vie exemplaire, assister à sa mort serait œuvre édifiante ;j’obtins la promesse d’être appelée à son lit quand on luiadministrerait les Saintes Huiles. Mais la cérémonie était terminéequand je fus admise. Jacqueline donnait à peine signe de vie. Sur unetable, à son chevet, la petite Vierge d’or de ma mère semblaitattentive, anxieuse du dénouement. Je me penchai sur les petites mainspâles, et reconnus au doigt nuptial mon anneau ! La bague de la fiancéeavait servi à l’épouse de Jésus-Christ. Mes larmes brûlantes étanttombées sur ses paupières closes, Jacqueline les rouvrit. Les yeuxmourants s’agrandirent, m’enveloppèrent d’une lumière surnaturelle et,en un souffle léger, mon nom d’autrefois coula des lèvres bleuies :
- Conception !
Puis, sur les vertèbres rompues du cou, la tête croula. J’avais eu mapart terrestre dans ce dernier regard, dans cet adieu d’amour. L’épouxdivin allait avoir la sienne, mais il n’ouvre les bras qu’à demi !
Ch. Th. F
ÉRET.
NOTES :
(1) Copyright by Ch.-Th. Féret, 1928. Tous droits de traduction,adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, ycompris la Russie (U. R. S. S.).
(2) Noble de sang.
(3) Le deuxième étage dans la langue du temps.
(4) Nom des révoltes à Rouen, elles s’y faisaient au cri de Haro ! etde Raoul (Rollon).
(5) Me citer à comparaître.
(6) Orthographe véritable ; mais l’usage supprime l’h.
(7) Intermédiaire pour achats, d’où courtière.
(8) Dans un article de la grande Encyclopédie, un illustre critique s’yest trompé.
(9) Expression du temps pour désigner la nourrice qui remue le berceau.C’était Louise Delfault.
(10) Cependant Blaise Pascal, dans ses Pensées qu’on tient en sihaute estime, parle de Dieu comme un intendant qui vient de quitter sonmaître et a reçu ses instructions et ses confidences : « Dieu estsatisfait si… Dieu n’a point voulu que… Dieu approuve ceux qui… » (DonLuis de Lugo.)
(11) « Blaise ne pouvait souffrir les caresses que je recevais de mesenfants. Voilà quelle était sa vigilance pour la conservation de lapureté. » (Vie de Pascal par Mme Ferrier, sa sœur). – « Quand Blaiseme voyait affligée pour la perte de ma sœur Jacqueline, que jeressentais si fort, il se fâchait, disait que cela n’était pas bien,qu’il ne fallait pas avoir ces sentiments pour la mort des justes. »(Idem.)
(12) Blaise n’avait nulle attache pour ceux qu’il aimait. (Vie dePascal, par Mme Périer.)