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JOUANNE, René(1888-1987) : Une curieuseconsultation grammaticale de Charles Nodier(1936).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (08.XI.2014)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx :Deville, fasc 696) du Bulletin de laSociété Historique de l'Orne, Tome LIV d'Octobre 1936.

UNE CURIEUSE CONSULTATION GRAMMATICALE DE CHARLES NODIER

par
René Jouanne

~*~

Il nous souvient d'avoir étéconsulté, il y a quelques années, sur le titre qu'il convenait dedonner à un périodique médico-chirurgical d'Alençon. Devait-on écrire : l'Orne médicale ou l’Orne médical (1) ? Fallait-il se laisserinfluencer par le genre féminin du fleuve dont le département avaitpris le nom, ou supposer, au contraire, qu'il s'agissait, enl'occurrence, du département de l'Orne et adopter, à ce titre, lemasculin ?
 
C'est un problème analogue qui fut soumis, il y a quatre-vingt-quinzeans, par M. de la Sicotière à un célèbre littérateur et bibliophile,Charles Nodier. Nous devons à Mme la baronne de Sainte-Preuve, fidèledépositaire de la correspondance de son père, de pouvoir mettreaujourd'hui, sous les yeux du lecteur, une curieuse consultation quitranche définitivement une question grammaticale assez délicate.
 
Le 23 mai 1842, M. de la Sicotière adressait à Charles Nodier la lettresuivante, dont on goûtera, avec son destinataire, les qualités de styleet le tour spirituel :
  
Voulez-vous bien permettre, Monsieur, à l’un de vos plus obscursadmirateurs, de vous adresser une petite requête ? Beaucoup d'autresont eu besoin de se recommander à votre érudition si piquante, à votresi gracieuse obligeance, et tous ont été bien accueillis. Ne trouvezdonc pas indiscret, je vous en prie, que moi, dont le seul titre auprèsde vous est d'aimer beaucoup les livres et surtout beaucoup les vôtres,je vienne aussi vous demander quelques minutes d'audience. La sympathieprofonde que j'ai depuis longtemps peur votre talent si brillant et sipur, votre réputation de bienveillance parfaite et d'inépuisablecomplaisance, voilà  les complices de mon indiscrétion... ou mesdéfenseurs ; et, tout avocat que je suis de mon métier, je compte bienplus sur leur éloquence que sur la mienne, pour gagner ma cause auprèsde vous.
 
La question que je désire vous soumettre, Monsieur, est purementgrammaticale et naît à propos du titre d'un livre que plusieurs de mesamis et moi projetons de publier sur le département de l'Orne. Vousn'êtes pas venu nous visiter, pauvres bas-normands que nous sommes,avec MM. Taylor et de Cailleux (2). Il faut donc que nous nous visitionset nous nous illustrions nous-mêmes, si faire se peut. Ce livre, dontj'ai l'honneur de vous adresser le prospectus, a reçu au baptême letitre d'« Orne Pittoresque et Monumentale », et je suis un desprincipaux coupables, s'il y en a, car je tenais l'enfant sur lesfonts. Ce titre, que je croyais parfaitement irréprochable, a soulevéde vives réclamations. Quelques dames surtout, plus spirituelles quecharitables, l'ont fort agréablement persifflé. Orne est ici pris pourdépartement de l'Orne, ont-elles dit, et doit être mis au masculin.Vainement leur avons-nous répondu que le département prenaitnaturellement le genre de la rivière ou du fleuve qui lui avait donnéson nom ; — qu'on disait : J'habite la Sarthe ; — qu'on ne dirait jamais« la Loire-Inférieure monumental » ; — qu'à la rigueur notre titrepouvait se traduire par : vues pittoresques et monumentales des bordsde l'Orne, etc. Comme vous le pensez bien, Monsieur, elles ontpersisté, et d'autres avec elles. Que faire ? Quel lutin assez malin,quelle fée assez bonne, quel grammairien assez habile et assez aiméd'elles pour les ramener ? Il n'y a que Trilby, il n'y a que la Fée auxmiettes, il n'y a que vous, monsieur. Sérieusement, je vous serai bienreconnaissant de me faire connaître votre opinion sur cette question...si c'en est une. L'étude si consciencieuse et si approfondie que vousavez faite de toutes les ressources, de toutes les lois, de tous lescaprices de notre langue, votre tact exquis nous inspirent uneconfiance sans bornes. Votre décision sera donc souveraine. Si vousnous donnez raison, nous nous sentirons bien forts, et toute inquiétudedisparaîtra ; — si vous nous donnez tort — dî meliora pus erroremquehostibus illum ! — nous tâcherons de faire un second tirage pendant queles formes sont encore entières à l'imprimerie. Ce serait un bientriste début, pour notre pauvre et cher livre, qu'une faute de languedans le titre. Je ne la regretterais pourtant qu'à demi puisqu'elleserait corrigée par vous, et qu'elle m'aurait offert l'occasion que jen'aurais peut-être jamais trouvée, sans cela, de vous exprimer tous lessentimens de respectueux dévoûment, d'ancienne et profonde sympathieavec lesquels j'ai l'honneur d'être, Monsieur,

Votre très humble serviteur,

Léon DE LA SICOTIÈRE,
Avocat et Inspecteur
des Monuments historiques.
 

Dès le 26 mai, Charles Nodier répondait ainsi à M. de la Sicotière :

Permettez-moi, Monsieur, avant toute autre chose, de vous remercier dela charmante et flatteuse lettre que vous m'avez fait la grâce dem'écrire et de la bienveillance qui m'a fait choisir pour juge d'unequestion que vous étiez fort en droit de résoudre sans moi.
 
Je n'ai jamais pris la liberté de supposer qu'une femme pût avoir tort,mais il est bien sûr que vous avez parfaitement raison. La difficultérésulte d'une mauvaise acception de sens que fait l'esprit, quand il neréfléchit pas. Il est clair qu'on ne peut pas dire une rivièremonumentale, mais le nom de la rivière est pris ici par ellipse ou parmétonymie pour celui du département, et il n'y a rien de plus usité.Quand on parle des citoyens, des électeurs, des députés de l'Orne, iln'est pas question de poissons. La chicane qu'on vous fait ne me paraîtnullement fondée. Votre titre est grammaticalement irréprochable, et ildit très nettement ce qu'il doit dire.
 
Laissez-moi maintenant, Monsieur, me féliciter que ce tout petit sujetde querelle se soit élevé entre vous et vos aimables compatriotes,puisqu'il m'a donné l'occasion de commencer des relations qui, jel'espère, ne s'arrêteront pas là. J'aime à croire, d'ailleurs, qu'onvous pardonnera cette victoire, et qu'on ne m'en voudra pas trop àmoi-même d'avoir été un juge équitable, lorsque la balance était sinaturellement disposée à pencher de l'autre côté.
  
Veuillez recevoir, Monsieur, l'assurance de ma haute et parfaiteconsidération et de mes sentiments les plus dévoués.

Votre très humble serviteur,

Charles NODIER.
 
Ah ! qu'en termes choisis ces choses-là sont dites ! Et combien doit-onregretter ces traditions de haute courtoisie qui donnaient au commercedes hommes un charme incomparable et son véritable prix !
 
Qu'advint-il de l'Orne pittoresque et monumentale ? Le catalogue del'Exposition alençonnaise de septembre 1842 porte (3), sous le n° 348 :« Prospectus de l'Orne pittoresque et monumentale, publicationillustrée par des gravures de M. Godard et qui, comme ce prospectus,sera imprimée in-4°, sur papier raisin des Vosges, en caractère ciceroneuf. »
 
D'autre part, sous le n° 147, on pouvait lire : « Godard et Oudinot. —Cadre renfermant des dessins et gravures pour l'ouvrage que publientces deux artistes sous le titre de l'Orne pittoresque et monumentale. »
 
A cette même exposition, A. Oudinot, architecte et peintre à Alençon,avait présenté des dessins (nos 111-121) et un « projet de monument àla mémoire de Desgenettes d'Alençon » (n° 114), sur lequel le cataloguenous fournit cette utile précision : « L'artiste a représentéDesgenettes au moment où il s'inocule la peste devant l'armée. Lebas-relief rappelle le tableau de Gros : Les Pestiférés de Jaffa (4). »
 
Rapporteur de la quatrième section (Beaux-Arts), M. de LaSicotière appréciait ainsi le talent de notre jeune concitoyen, quis'était vu attribuer une médaille de bronze grand module (5) :
 
Ses dessins au crayon et à la plume, et particulièrement ceux quidoivent figurer dans l'Orne pittoresque et monumentale, qu'il vapublier de concert avec M. Godard, sont d'une exécution facile, heureuse et vraiment remarquable.
 
Ses paysages à l'huile méritent d'être distingués. Son projet demonument à la mémoire de Desgenettes, notre courageux et savantcompatriote, fait à la fois honneur à son talent et à son patriotisme.
 
Le Conseil général de l'Orne avait été sollicité de prêter son appuifinancier à l'édition projetée. Dans sa séance du 15 septembre 1842, lerapporteur s'exprimait en ces termes (6) :
  
M. de Vaucelle expose, au nom de la commission dont il est l'organe,que MM. Godard et Oudinot se proposent de faire paraître, sous le titrede l'Orne pittoresque et monumentale, un recueil où seront décrits etreproduits, par des gravures exécutées avec soin, tous les monumentsdignes d'intérêt du département de l'Orne. Le prix de cet ouvrage serade trente francs pour les souscripteurs. M. le Préfet a proposéd'ouvrir un crédit de 160 fr., destiné à acheter un certain nombred'exemplaires qui seraient déposés dans les bibliothèques dudépartement. La commission a apprécié le mérite de cette publication :en conséquence, elle propose d'allouer, au budget de 1843, une somme de160 fr., qui sera employée par M. le Préfet à prendre des souscriptionsà cet ouvrage qui sera déposé tant à la préfecture que dans lesbibliothèques du département.
 
Mise aux voix, la proposition fut adoptée. Mais l'Orne pittoresque etmonumentale ne vit jamais le jour, tout au moins sous sa formeprimitive. En effet, le 1er septembre 1845, M. Deshayes, membre duConseil général, demandait à l'Assemblée départementale de souscrire,pour une somme de 160 francs, à l'ouvrage intitulé : Le Département del'Orne archéologique et pittoresque (7). Le Conseil général réponditfavorablement à cet appel, dont nous reproduisons les termes élogieux :
 
Le Conseil général avait, en 1842, accordé une subvention de 160 fr. àun ouvrage intitulé : L'Orne pittoresque et monumentale ; lapublication en ayant été ajournée, ce crédit n'a pas été employé.Aujourd'hui plusieurs écrivains et artistes distingués du départementont entrepris de raconter l'histoire de nos monuments et de lesreproduire, par la lithographie, dans un ouvrage ayant pour titre : Ledépartement de l'Orne archéologique et pittoresque, qui sera composé de50 livraisons, contenant chacune quatre pages de texte in-folio et deuxlithographies, et dont le prix total ne s'élèvera qu'à 37 fr. 50.
 
M. le Préfet, dans sa lettre d'envoi du 26 août, regrette de n'avoirpas reçu plus tôt les livraisons qui peuvent servir de spécimen et lademande des éditeurs, parce qu'il vous aurait proposé de porter à votrebudget la somme de 160 fr. demandée comme subvention ; cet ouvragemérite, à tous égards, l'intérêt du Conseil général : style riche,correct, concis; lithographies d'une grande vérité et d'un finiartistique remarquable; impression faite avec soin sur papier choisi etsolide ; modicité de prix, tout prouve que le patriotisme, bien plusque l'intérêt, anime les rédacteurs et éditeurs du Département del'Orne archéologique et pittoresque.
  
Soucieux de ne point heurter de front les prétentions littéraires desbas bleus alençonnais en lutte ouverte contre la grammaire, M. de laSicotière avait habilement tourné la difficulté en donnant à son livreun titre qui ne prêtait point à l'ambiguïté : « Le Département del'Orne archéologique et pittoresque, par MM. Léon de la Sicotière etAuguste Poulet-Malassis et par une Société d'antiquaires etd'archéologues. »
 
M. de la Sicotière s'était en effet adjoint, comme principalcollaborateur, un jeune disciple et ami, âgé de 20 ans, A.Poulet-Malassis, qui devait entrer à l'École des Chartes en 1847 (8).
 
Au verso du faux-titre nous lisons : « Alençon, Imprimerie dePoulet-Malassis, Place d'Armes » et sur le titre : « Laigle, J.-F.Beuzelin, libraire-éditeur, 1845. »
 
A la fin de la table, autre nom d'imprimeur : « Paris, Imprimeried'Adrien Le Clère et C°, rue Cassette, 29, près Saint-Sulpice. »
 
Signalons également que les lithographies furent exécutées chez Dupuis,à Laigle. Enfin, la carte du département fut éditée par AugusteLogerot, quai des Augustins, 55, et imprimée par Mangeon.

Cette diversité, qui n'affecte en rien l'unité et la valeur del'ouvrage, atteste du moins les difficultés que dut vaincre M. de laSicotière pour mener à bien la tâche qu'il avait si heureusemententreprise.
 
Le 18 août 1856, — et ce sera l'épilogue de cette note bibliographique,le baron Jeanin, préfet de l'Orne, demandait encore à l'éditeur, M.Beuzelin, de compléter les deux exemplaires des Archivesdépartementales et celui de la Bibliothèque municipale d'Alençon parl'envoi de la carte du département.
  
René JOUANNE.
  

NOTES :
(1) L'Orne médicale. Archives médico-chirurgicales d'Alençon et deBagnoles-de-l'Orne.
(2) Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France, par Ch.Nodier, J. Taylor et Alph. de Cailleux. Ancienne Normandie(Seine-Inférieure et Eure), Paris, impr. J. Didot, 1820-1825.
(3) Catalogue des Produits de l'Industrie et des Arts admis àl'Exposition publique d'Alençon en septembre 1842. Alençon,Poulet-Malassis, 1842, p. 32 et 2e section, pp. 9 et 12.
(4) Exposition des Produits de l'Industrie et des Arts à Alençon en1842, Compte rendu, Alençon, typogr. de Poulet-Malassis, 1843. p. 35.
(5) Ce monument commémoratif ne fut jamais exécuté.
(6) Annuaire de l'Orne pour 1843. 1re partie. Procès-verbaux desséances du Conseil Général, session de 1842, p. 128.
(7) Annuaire de l'Orne pour 1846, 1re partie. Procès-verbaux desséances du Conseil Général, session de 1845, p. 169.
(8) Sur ce célèbre imprimeur-éditeur alençonnais et sur le rôle qu'iljoua comme collaborateur de M. de la Sicotière, nous renvoyons àl'ouvrage que nous lui consacrons et qui paraîtra au printemps de 1938.