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JOUENNE, Lucien(18..-19..) : Une foirebas-normande : La Lande de Lessay et la Sainte-Croix (1908). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (23.X. 2013) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: n.c.) de L’Amenormande : Revue mensuelle d'Art Régional Illustrée, n°27 dejanvier 1908, 4e année. UNE FOIRE BAS-NORMANDE La Lande de Lessay et la Sainte-Croix par Lucien Jouenne _____ DANS LE COTENTIN, à trois lieues environ au nord de Coutances, s’étendce qui fut autrefois la Grande lande de Lessay. On nous conte que jadis elle s’étendait des hauteurs deMuneville-le-Bingard jusqu’au gros bourg de Lessay, vaste comme la merpaisible au large des côtes, offrant seulement comme elle de vastesondulations ; elle avait à peu près sept lieues de tour et neprésentait au regard pas un arbre, pas une maison. Partout cette herbedure et cassante des terrains pauvres, rayée de quelques rares sentiersmal déterminés. Çà et là des bergers sordides, enveloppés dans leurslimousines en haillons, essayaient de faire paître quelques moutonsmaigres et leur contact perpétuel avec la lande désolée et morne leurvalait la réputation de sorciers. Cette terre maudite eut un telpouvoir d’effroi sur l’esprit des hommes qu’ils la peuplaient d’unefoule d’êtres mystérieux issus de leur imagination superstitieuse etque pendant des siècles ces esprits redoutables furent ses espritsgardiens. La lande était hantée….. A une époque encore relativementpeu éloignée on n’osait s’y aventurer seul pendant le jour, par peur del’indéterminé et du surnaturel d’abord, par peur des détrousseursensuite ; et personne ne s’y fût risqué par les soirs d’hiver où l’onentend dans l’air noir et épais siffler les oiseaux de passage. Aussiles vieilles histoires de revenants et de coups de fusil tirés derrièreles buttes sur les passants subsistent-elles encore dans la mémoire desvieux. Bref la lande de Lessay avait, il y a cinquante ans encore, laplus mauvaise réputation qu’on puisse imaginer. Nous avons changé tout cela. La grand’lande a été attaquée de toutesparts. Au centre par la route de Coutances à Valognes d’abord ; denombreuses plantations de pins maritimes ont été faites en bordure decette route et leurs bataillons invincibles envahissent peu à peu lesterres jadis incultes. Sur tout le pourtour ensuite par les villagesvoisins qui, à grand renfort de tangue et de phosphates, ont poussé àl’assaut des terres dénudées leurs cultures assez peu productives sansdoute, mais qui améliorent lentement le sol. Surtout la personnalitésauvage de la lande a été attaquée dans l’esprit des générationsnouvelles par l’instruction et par la facilité des communications. Lesesprits malins ont fui, avec leurs légendes, devant ces attaques, etles automobiles filent sur la grande route. Pourtant certains coins, notamment du côté de la tour séculaire qui futle moulin à vent de Pirou et aussi en tirant vers le village de laFeuillie, ont gardé presque tout leur caractère primitif et peuventmaintenant encore nous donner une idée de ce que fut la lande désolée.Vingt fois, et à des époques diverses de l’année, j’ai parcouru cesrégions. Quand on a vu souvent le même paysage, il s’en forme en vous,à votre insu, une image immuable qui est la résultante ou la dominantedes différentes impressions reçues. Voici ce qu’est pour moi cetteimage au nom de la lande de Lessay : une étendue de terrain mal herbufuyant indéfiniment en profondeur et en largeur sous un ciel lourd etbas, d’un gris opaque ; des flaques d’eau immobiles avec des tons demiroir terni percées çà et là de roseaux souples ; au premier planbâille un profond trou d’eau noire avec des luisants d’argent, dont lesbords sont garnis d’épaisses banquettes de bruyère rose piquée desclochettes d’or de l’ajonc ; une brise incessante module des airsgraves et tristes à travers un buisson rabougri qui laisse tomber sesfeuilles jaunies sur l’eau sombre, trouée par le saut effaré d’uneraine. Et tout ce tableau, dans un demi-jour livide, pourraits’intituler : Mélancolie. * * * Lorsque, venant de Coutances, on traverse la lande du sud au nord, onvoit de très loin au bout de l’étendue de bruyère et d’herbes seprofiler le bourg de Lessay au-dessus des petites haies basses quientourent les clos environnants. C’est un assemblage assez banal demaisons à toits d’ardoises, mais singulièrement relevé par le clochercarré, trapu, puissant, de la vieille abbaye et par les verdoyantesfrondaisons des hauts peupliers qui bordent la petite rivière de l’Ay.L’histoire de Lessay est celle de son abbaye, merveilleux spécimen del’architecture romane du temps de Guillaume le Conquérant. Al’exception d’une fenêtre de sacristie qui est du style ogivalflamboyant, toutes les ouvertures de l’édifice ainsi que les voûtes desnefs sont dessinées dans le plus pur plein cintre, porté par cescolonnes qui ont l’élégance simple et sévère de la force et ceschapiteaux historiés qui sont la gloire de la sculpture artistementbarbare du douzième siècle. Fondée vers 1060 par Richard Turstin,vicomte du Cotentin, baron de la Haye du Puits et sa femme Emma,l’abbaye de Lessay, de l’ordre de saint Benoît, que l’on mit environcent années à construire, vit se succéder trente-neuf abbés et subitles contre-coups de toute l’histoire politique et religieuse de septsiècles jusqu’à ce qu’elle disparût dans les remous de la Révolution.Ses religieux créèrent au treizième siècle cette grande foireSainte-Croix, une des plus anciennes de la Normandie, qui une foisl’an, le douze septembre, fait vivre et rire la morne lande. Le champde foire se tient sur le grand espace de bruyères encadré au sud dubourg par la route de Périers et celle de la mer, un grand bois de pinssombres et la ligne du chemin de fer de Coutances à Cherbourg. Le vieuxclocher dont les pierres moussues ont vu passer tant d’années,environné de vols de corneilles, présidé à cette fête sous son toitd’ardoises, en coupole, d’un style jésuite par malheur, mais si bienjoint aux lignes du paysage dans l’esprit des admirateurs de l’églisequ’ils le verraient disparaître avec regret. Un matin du mois de septembre de l’an passé, – c’était le onze – monami Eugène Godey, cultivateur des environs de Carteret, chez lequel jepassais une semaine de vacances, frappa vers quatre heures à la portede ma chambre. Le jour n’était pas encore levé, mais il fallaits’arracher aux douceurs du lit de plume : une heure plus tard nouspartions pour la foire de Lessay dans la haute voiture campagnarde àdeux roues, la « maringote », attelée d’une de ces grandes juments baibrun aux épaules et aux cuisses puissantes et musclées comme ils enélèvent dans les pâturages de la Manche. J’étais assis à côté de JeanGodey, le père de mon camarade, et nous avions une couverture sur lesgenoux car le jour levant est frais à ce moment de l’année ; nousfilions sur la route qui conduit à Lessay par la Haye du Puits : unetrentaine de kilomètres à faire. Eugène nous suivait sur une autrejument autour de laquelle couraient de leur pas souple et léger lesdeux poulains de huit mois que l’on voulait vendre. La route étaitsingulièrement animée. On vient à la foire de Sainte-Croix de plus dedouze lieues à la ronde et c’est, ce matin-là, sur les chemins, le pluspittoresque mêli-mêlo de bêtes et de gens. Nous rencontrions desvoitures chargées de familles entières, six ou sept personnes, leshommes rasés de frais, la blouse neuve sur les épaules, coiffés de lahaute casquette de drap noir à contre-visière ; les grosses mèrestoutes rondes, le teint cuit et recuit par le soleil et la brise ; lesjeunes filles plantureuses aux joues richement enluminées sous leursbonnets tuyautés garnis de rubans roses, bleus, crème. Ons’interpellait d’une carriole à l’autre dans ce parler traînant de laManche, aux voyelles si ouvertes ; on s’arrêtait pour prendre desvoyageurs et embarquer les paniers des ménagères. Il fallait se rangerpour laisser passer des files de cinq ou six chevaux, la queue de l’unattachée à la tête de l’autre par un lien de paille tordue, filant àgrande allure sous la conduite de l’homme qui montait le cheval de tête; prendre des précautions pour traverser des troupeaux d’ânes malétrillés et des centaines de moutons conduits par des bergers auxlimousines déteintes, descendants sans doute des sorciers d’autrefois,flanqués de leurs chiens-loups aux poils rudes, affairés autour desjarrets de leurs bêtes ; des bandes nombreuses d’oies grasses à souhaitse dandinant sur leurs courtes pattes, tendant le cou et sifflant d’unair de menace aux mollets des piétons. Les vaches blanches et rouges,ces grandes contentinoises aux mamelles énormes, se jetaient de côté ensoufflant de peur, entraînant brusquement leurs conducteurs attachés àla longe, et les bâtons à lanière de cuir tombaient sur les échines.Tout ce flot de vie, au long des chemins normands, entre les clos depommiers et les champs de sarrazin, entre les maisons coiffées dechaume roux et tapissées de rosiers et d’espaliers, coulait versLessay, seule préoccupation de tous aujourd’hui. Ils étaient tousjoyeux, les Normands, d’une joie faite de griserie de mouvement, de laperspective d’une partie de plaisir, et de l’espoir de remplir leurbourse de cuir. Après la Have du Puits où nous nous arrêtâmes pour faire reposer leschevaux et boire en bons Normands un sou de café bien coiffé, ce futune telle cohue sur la route qu’il fallut aller continuellement au pas.Il s’agissait aussi d’avoir l’œil sur les poulains, si prompts às’effaroucher. L’alerte fut vive au passage d’une grande auto ronflantequi amenait des touristes à la fête ; elle souleva les imprécations despaysans qui se jetaient vivement à la tête de leurs bêtes. - « Je les voudrais toutes en morceaux, leurs « maôdites mécaniques »,me dit le père Godey d’un air furibond. – Y a pas de bon sens !Savez-vous bien, monsieur, qu’avec leurs sales mécaniques, ils m’ontfait blesser à la patte un poulain, un superbe, que je conduisais l’anpassé à Lessay. Et puis, avec toutes leurs inventions, les chevaux nese vendent plus comme dans le temps, à présent ! Je n’entrepris pas de défendre les « maôdites mécaniques » mais bien aucontraire je renchéris sur les imprécations du père Godey. A l’entrée du bourg, au petit pont qui enjambe la rivière de l’Ay, nousdûmes prendre la file, tout au long de la rue qui traverse le bourg debout en bout pour conduire au champ de foire. Lessay en fête n’étaitplus reconnaissable, toutes les maisons bourdonnaient comme des rucheset le chemin de la gare dégorgeait une foule grossissant sans cesse,amenée par des trains supplémentaires. Mes amis ne furent rassurés surle sort de leurs chevaux que lorsque nous fûmes à l’abri dans la courd’une ferme du Hamet des Landes, en bordure du champ de foire, chez uncultivateur de leur connaissance, vers dix heures et demie. Onconduisait tantôt les bêtes à la montre. Attention, bonnes gens, attention ! Tirez-vous de la voie ou gare lescoups de pied ! Des galops précipités ébranlent le sol et les coups defouet claquent secs dans l’air de cette jolie après-midi ensoleillée,d’un soleil légèrement voilé qui sent l’approche de l’automne. Noussommes dans la partie la plus intéressante de la foire, le marché auxchevaux, qui se tient en bordure de la route de Périers. Les Godey ontpayé le droit d’entrée au profit de la commune et ont installé leurcavalerie. Déjà les chalands tournent autour, car leurs poulains sontde jolies bêtes bien faites et les mamans sont là pour prouver labeauté de l’espèce. Déjà on leur a demandé les actes de naissance, lespapiers de la monte délivrés par le haras de Saint-Lô, qui prouvent que« La petite » jument alezane, a été couverte par « Voltigeur »,demi-sang étalon réputé parmi les éleveurs du pays….. Et les yeuxcirconspects suivent les lignes élégantes des poulains, scrutent leursfines têtes bien construites, l’aplomb des épaules et de la croupe, lesjarrets déliés et musclés, examinent encore davantage les juments poursavoir ce que pourront devenir les produits. – Je vous promets que sivous voulez une bête douce, c’est ça….. Regardez-moi la mère : vouspouvez la crocheter sur une maison, je vous garantis qu’elle ne mollirapas… Voyez si c’est fort ! – Allons, faites-les moi trotter un peu… Etle long de la voie réservée à cet effet, entre les deux rangs dechevaux alignés côte à côte à perte de vue, la jument par au grand trottenue au licou par le domestique qui court à toutes jambes, le fouet àla main, tandis que les petits bondissent en grandes foulées légères. Pendant que mes amis s’efforcent de mettre en lumière la supériorité deleur élevage, je m’en vais rôder pour mon compte personnel à travers lechamp de foire. – Y en a-t-il, des g’vas, y en a-t-il ! Et une fiertéattendrie vous monte au cœur à la vue d’une telle force, d’une telleexubérance vitale sortie du sol normand. Autour d’eux, indifférentsdans leur beauté animale, les paroles volent et la faconde desmaquignons coureurs de foires, venus parfois de fort loin, lutte avecdésavantage en général contre l’impassibilité de ces grands garsnormands à l’œil clair et fin, qui savent bien ce qu’ils veulent. Ladifférence entre ceux du sud de Coutances et ceux de la Hague s’affirmeavec une extraordinaire netteté : ceux-ci, très caractérisés, avecleurs faces maigres entièrement rasées ou seulement encadrées decourtes « pattes de lapins », leur nez grand et busqué, leurs yeux d’unbleu lavé, tranquilles et observateurs, tout leur profil très « dessiné» ; ils ont le torse vigoureux et la poitrine maigre sous la courteblouse bleue ornée de broderies blanches aux épaules, avec unechaînette pour la fermer devant ; leurs hanches sont étroites ; ils ontun parler lent et des idées nettes et positives. Le cousinage avecquelques-uns des lords et pairs les plus typiques de la noblessed’Angleterre, fils des petits paysans cotentinois du temps de laConquête, s’affirme sans contestation possible dans ceux du type hagardpur. Les autres, ceux du Sud, sont moins caractérisés au physique commeau moral ; on les sent plus mélangés de sang d’autres races : leursfrontières de terre étaient plus largement ouvertes sur les provincesétrangères, ils n’avaient pas pour les garder cette ceinture de flotsbondissants qui a conservé le sang des fils de la mer. – Ils melaissent plus indifférents tandis que je m’émeus à la vue de ces hommesdu Nord qui éveillent ce sentiment capable de faire accomplir degrandes choses : la fierté de la race. Le champ de foire est divisé en sections distinctes, affectées chacuneà un commerce différent. Voici le coin réservé aux bestiaux, aux vachespuissantes qui tournent lentement leur tête massive et fixent sur vousde gros yeux effarés, près du grand abreuvoir surmonté d’une hautepyramide où sont fixés des pompes ; voici le coin de la gent bêlantedes moutons, essoufflés sous leur toison épaisse ; le coin despirettes, les oies aux plumes éclatantes, filles ou cousines des oieslégendaires du château de Piron ; celui des petits cochons de lait,grognonnant dans leurs cages de bois. – Enfin tout au bout, en borduredu bois de pins, le campement des voitures, en plein vent sur la lande,car on ne pourrait les loger toutes dans les remises. Elles sont là parmilliers, les limons en terre et le derrière en l’air ; les chevauxdételés, mis à rebours dans les brancards, mangent tranquillement leurbotte de fourrage dans le devant de la voiture. Ce soir la plupart descultivateurs coucheront sous leur véhicule même, roulés dans unecouverture, sur l’herbe de la grand’lande. Mais ce sera assez tard dans la soirée. Car à la fin de ce jour et enattendant les affaires du lendemain, il y aura grande liesse à la foireSainte-Croix. Dans les deux ou trois jours qui ont précédé, tout unepetite ville pittoresque s’est élevée rapidement sur la bruyère, àproximité des dernières maisons du bourg. Sa principale voie, c’est larue des Cafés, une longue suite de grandes tentes en toile blanche dontles enseignes se balancent au vent au-dessus des passants : Hébert,cafetier à Piétot ; Paquette, à St-Pierre-d’Arthéglise ; Videlon, àPériers ; Bouteloup, à Montchatan….. A l’entrée des tentes desservantes s’empressent autour des grands filtres à café qui ronronnent,des tasses à fleurs bleues, des bouteilles aux alcools multicolores ; àl’intérieur, deux longues tables sur des tréteaux s’allongent d’un boutà l’autre. De place en place sont installés des marchands de cidre,leur grand tonneau entouré de fougère fraîche incliné sur une charette,avec une guirlande de moques accrochées à leurs flancs ; au-dessus, aubout d’une haute perche, est suspendue une de ces cannes en cuivre quiservent à traire les vaches dans le pays, ou une lanterne ronde auxvitres de corne transparente ; c’est le signal de ralliement qui veutdire : là vous aurez pour six sous un pot de cidre doré dans une carafeen terre de Néhan. Ailleurs les bouchers de la contrée ont établi desrôtisseries en plein vent : des rangées de broches posées sur leslandiers en fer présentent à la flamme d’un feu de bois des quartiersentiers de ces délicieux moutons de présalé nourris dans les pâturagesmarins des environs ; un vieux bonhomme, les yeux aveuglés par lafumée, tourne sans cesse les manivelles, et la graisse tombe enchantant dans les lèchefrites. Des douzaines de petits étalages offrentaux amateurs du pain, des gâteaux, des amandes, des poires cuites,jusqu’à des huîtres, des huîtres de marée pêchées au large, que despoissonnières sont venues apporter jusque de Granville. A côté de larue des Cafés se dressent les baraques des forains, les chevaux de boiset leurs orgues mécaniques, vers lesquels les petits gars s’efforcentde tirer leurs mamans, les loteries où les filles vont essayer leurchance en compagnie de leur promis, les tirs à la carabine où lesgarçons rentrés du service avec un cor de chasse sur la manche défientleurs camarades dans le jeu de casser des pipes ; de grands théâtresdorés où l’on montre la comédie et la curiosité….. Des gens de laville, des baigneurs des plages environnantes, sont venus eux aussinombreux ce jour-là, attirés par la réputation de cette foire ; et lescomplets selects et les toilettes claires des citadins tranchent avecles blouses bleues ou les robes noires des gens de la campagne. Ah, ilen roule de la monnaie à Lessay ce jour-là, infiniment plus que danstout le restant de l’année. On y mêle les affaires et l’amusement, etc’est bien dans la tradition de ces foires fondées au moyen âge,auxquelles des fêtes religieuses donnèrent naissance. Hélas, certains donnent à la partie fête une importance trop grande etle soir bien des têtes ne se possèdent plus, au point que parfois desrixes éclatent. Il faut boire, boire et encore boire ! S’il n’y avaitque le cidre, ce ne serait rien ; mais la quantité d’alcool absorbépendant ces trois jours est effrayante. L’alcool ! La race normande,une des plus magnifiques de la terre, sera tuée par cette misérablesubstance ; de nos jours c’est avec un sinistre entrain qu’elles’empoisonne. Ce soir les tentes à café de Lessay ajouteront quelqueschevilles au cercueil. Vers onze heures du soir, après notre tournée à travers toutes cessplendeurs, nous étions de retour à la ferme du Hamet des Landes. Lebrave homme qui nous offrait sa maison ne pouvait nous donner le lit :il n’en avait qu’un de disponible ! Nous le laissâmes à l’ancien, lepère Godey, et nous nous dirigeâmes vers la grange où rapidement furentconfectionnées deux chaudes couchettes dans la tassérie de foin. Celanous rappela, à Eugène et à moi, le temps des manœuvres, alors que nousservions la patrie dans le même régiment ; et la nuit passa le temps dele dire. - Vou lous me l’donnaer ? - J’vous ai dit tout c’que j’avais à vous dire ! - J’vas vous donner cent écus net ! - J’aimerais mûs qu’vous seyez cent coups mort ! - Vous verrez, vous verrez….. - Ne m’demandez pas d’aôtre, car c’est tout un ! Ce dialogue s’échangeait sur le marché aux chevaux le lendemain matinvers dix heures entre Eugène et l’un des amateurs qui depuis la veilleétait venu tourner à mainte reprise autour des poulains. De tous côtéson entendait des phrases analogues ; c’était l’heure où les opérationsde vente battaient leur plein et l’astuce des deux partis face à faceluttait serré. C’est que les vendeurs savent qu’à midi ce jour-là lesbonnes affaires sont faites et les acheteurs que les prix baissent àmesure que la fin approche : aussi tiennent-ils le plus possible chacunde leur côté. – Ce fut Eugène qui resta maître de la position envendant ses bêtes l’une trente-deux pistoles, l’autre vingt-sept etdemi ; il fit toutefois une concession : il promit d’acheter les brideset les licous et d’aller livrer lui-même les poulains aux environs dePériers, au domicile de l’acheteur… On se tapa dans la main et onéchangea ses noms et adresses. - Vous ne m’en ferez brin de reproches, veyous bi… Si c’est pour lesélever vous-même, j’vous garantis que ce sont des bêtes de première… Un quart d’heure plus tard il y avait un joli combat sur la place : ils’agissait de passer au cou des poulains les brides nouvellementachetées et dame, comme ils n’en avaient encore porté de leur vie,l’opération ne se fit pas toute seule ! Toute la difficulté consistaità empoigner solidement les petites bêtes par les oreilles, et ellesdéfendirent ferme leur propriété. Rien n’était amusant comme lesgalops subits, leurs dérobades agiles, leurs yeux fous quand on voulaitles cerner. En s’y mettant à quatre et en les serrant dans l’angleformé par les deux juments mises tête à tête, – elles étaientheureusement fort douces et sages – on parvint après vingt minutes detravail à mener la chose à bonne fin ; mais les combattants yattrapèrent chaud. Il n’était plus loin de midi. Mes camarades se sentaient le cœur plusléger mais l’estomac vide. Une tournée dans la rue des Cafés nousfournit les provisions nécessaires à un repas en plein air qui eut lieusur l’emplacement même de la vente ; l’épaule de mouton achetée dansune des rôtisseries indiquées plus haut, le grand cornet de pommes deterre frites, les amandes et le cidre clair nous parurent, en vertu deleurs qualité et circonstances, d’un goût divin. Nous étions assis ou étendus sur la bruyère de la lande et à côté denous se détachait sur le ciel le groupe formé par notre cavalerie ; detemps à autre les petits poulains venaient curieusement allongerpar-dessus nos chapeaux leurs têtes nouvellement embridées. – Le coupdu départ, – le dernier avant de mourir, mais il y eut plusieursderniers ! – fut bu sous les tentes au milieu d’une foule de gensdevenus très bavards ; toutes les histoires de ventes menées à bonnefin ou manquées, d’achats mirifiques dans des conditionsparticulièrement avantageuses, durent être écoutées dans tous leursdétails. – Mais il n’est pas de si bons moments qui ne prennent fin et,dans le courant de l’après-midi je devais prendre le train qui meramènerait à Coutances, tandis que mes amis fileraient sur Périers. –Il me fallut attendre un bon moment à la gare où régnait une animationincroyable : la troupe embarquait dans des wagons disposés à cet effetles chevaux achetés pour l’armée par la commission de remonte deSaint-Lô ; de sorte que j’eus encore le temps de voir arriver aupassage à niveau de la route de Périers, au moment où le traindémarrait, les Godey père et fils solidement en selle sur leurs grandsbais bruns. * * * Je repassai par la lande et le bourg de Lessay une semaine plus tard, àbicyclette, me rendant dans la Hague à l’occasion de la chasse. – Detout ce mouvement, de toutes ces constructions qui avaient animé lacontrée peu auparavant il ne restait plus rien ; la grand’lande avaitrepris son aspect morne et désolé. Sur le champ de foire il ne restaitplus que le grand calvaire étendant sur le ciel gris les bras de sacroix de pierre. Pour moi qui l’avais quitté en pleine exubérance demouvement, le contraste était saisissant et presque douloureux. – Unjour viendra-t-il où toute l’année il en sera ainsi et où la lande deLessay, ne retentira plus du hennissement des chevaux ? Les vieuxusages se perdent, les conditions économiques changent, et la foireSainte-Croix, si l’on en croit les gens compétents, perd sans cesse deson importance. – Si vous aviez vu cela dans le temps ! disent lesanciens. Allons la voir avant qu’elle ne disparaisse tout à fait ! Lucien JOUENNE. |