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JOLY, Aristide(18..-19..) : De la condition des vilains au moyen âge d’après les fabliaux.- Caen : Imprimerie de F. Le Blanc-Hardel, 1882.- 50 p. ; 22,5 cm.

Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.XI.2014)
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Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm1528). Extrait des Mémoires de l'Académie nationale des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen.

De la condition des vilains au moyen âge d’après les fabliaux - Joly - 1882


DE LA

CONDITION DES VILAINS
AU MOYEN AGE

D'APRES LES FABLIAUX


PAR

M. A. JOLY
DOYEN DE LA FACULTÉ DES LETTRES
MEMBRE TITULAIRE DE L'ACADÉMIE NATIONALE DES SCIENCES, ARTS
ETBELLES—LETTRES DE CAEN


CAEN
IMPRIMERIE DE F. LE BLANC-HARDEL
RUE FROIDE, 2 ET 4
1882



L'histoire, aujourd'hui, se préoccupe beaucoup de la situation deshumbles et des petits dans le passé. Je voudrais ici, en feuilletantseulement les Fabliaux, chercher quelle idée ils nous donnent de lacondition de la dernière classe de la société, au moyen âge, desVilains, de leur situation sociale, de l'opinion qu'on avait d'eux, dessentiments qu'on leur prêtait.

M. J. -V. Leclerc a jadis esquissé cette histoire. Je voudrais ici lareprendre et la compléter sur certains points.

Le mot de vilain, dans la langue du moyen âge, a deux sens : un senssocial et un sens moral. Il désigne une condition et un certain état del'âme, un certain état ou plutôt une certaine absence de civilisation.

Le vilain, si l'on prend le mot dans son sens propre, dérivé de villa, l'homme de la ferme, est, à certains égards, synonyme de notrepaysan ; mais un paysan sans aucun droit, sans aucune garantie, sansaucune sécurité. Il indique d'une façon plus générale tout ce qui n'estpas classé dans la société du moyen âge, ce qui n'est ni noble, niclerc, ni bourgeois ; le rebut de toutes les classes, lesouffre-douleur universel, le chien du tourne-broche.

Le mot de vilain a aussi un sens moral. Comme dans son sens propre ilveut dire celui qui est au plus bas de l'échelle sociale, ici ildésigne celui qui est au plus bas de l'échelle morale, un homme de cœurmisérable. Il indique toutes les bassesses, tous les sentiments lesplus méprisables, tout ce qu'il y a de grossier et de sordide etd'immonde moralement ; le nom de vilain est le dernier terme du mépris.Vilain est le contraire de gentillesse ou noblesse ou chevalerie. Levilain est aux antipodes du chevalier.

Chevalerie est synonyme de toutes les distinctions, de toutes lesdélicatesses, de tous les héroïsmes, de toutes les grandeurs moralesdont est capable la société des temps. Elle est le dévouement, lesacrifice, le sacrifice des intérêts et de la vie même, la protectiondes faibles, l'amour des belles choses, de toutes les élégances, dubeau sous toutes ses formes, de la distinction exquise des sentimentsaussi bien que des manières, le culte de l'idéal, la bonté, la loyauté,la courtoisie, la générosité. La vilenie est l'ignorance, le contraireet la négation de tout ce qui fait la chevalerie. Le vilain est unhomme de basse extraction, de dehors déplaisants, de sentimentsméprisables (1).

Au physique, le vilain est peint des plus tristes couleurs. Si l'on encroit les ménestrels, le vilain est laid, le vilain est sale ; même,quand il est riche, le trouvère l'appelle naturellement « le vilainpuant, le vilain pullent, le vilain punais. » Le prévôt de la ville ditde Constant Duhamel, un très-riche vilain : « il est plus âpre qu'uneronce. » Il est « gros et malôtru. » Il n'est souvent « ni rasé, nitondu, mais il est sale et mal lavé. » Le Forestier, dans le mêmefabliau, parlant à sa personne, lui dit : « tu ressembles plus à unloup qu'à toute autre bête, de bras, de jambes et de tête. » Il n'estpas beaucoup, en effet, au-dessus de l'animal.

Il est souverainement grossier. L'élégance dans les habitudes, dans lesvêtements, dans la parole, est le propre du chevalier, une de sesqualités essentielles, presqu'une de ses vertus, selon l'ordre dechevalerie. Il ne saurait la reconnaître au vilain, ce serait avouerl'égalité avec lui.

Le vilain a les instincts ignobles. Il a les goûts les plus bas. Ilsalit tout ce qu'il touche.

Un fabliau, Des Chevaliers, des Clercs et des Vilains, nous montreles impressions différentes des diverses classes de la société en facede la belle nature. Le poète nous conduit dans un ravissant paysage, unbeau lieu tout verdissant, tout couvert de frais ombrages, tout émailléde fleurs, un de ces endroits où l'on voudrait vivre, où tous les âgessuccessivement auraient placé le rêve de la vie heureuse.

Deux chevaliers y arrivent, gens positifs, à qui leur existence imposetous les besoins de la forte vie. « Qu'il ferait beau, s'écrient-ils,avoir ici chère délicate et vin choisi »

Deux clercs y viennent à leur tour. Ils trouvent que ce serait un cadremerveilleux pour un roman d'amour.

Deux vilains, après les autres, s'arrêtent au même endroit ; au lieud'admirer le lieu, ils le salissent (2).

Le vilain se plaît dans l'ordure. Voyez, en effet, ce qui est arrivé àun ânier de Montpellier. Il venait tous les jours, avec son âne,enlever les fumiers et les boues de la ville, et ne sortait guère decertain quartier. Un jour, pourtant, il se trompe de chemin et s'engagedans une rue où l'on vendait des parfums. A peine y est-il entré qu'ilse sent pris d'un mal étrange, il a peine à se tenir debout, il se senttout étourdi. Enfin, il n'y peut plus tenir et tombe évanoui. Ons'empresse autour de lui. On essaie de le faire revenir, mais en vain.Aucun des remèdes connus ne peut y réussir, lorsque passe, par hasard,quelqu'un qui l'a vu souvent à sa fonction ordinaire. Il écarte lesgens qui sont là, disant : Je sais ce qu'il lui faut, et il s'en vaprendre un peu de son cher fumier et le lui met sous le nez. L'effetest instantané, l'homme tout à coup se sent regaillardi. « Lorsque, ditle vieux trouvère, il sentit du fumier la flaireur, et perdit l'odeurdes herbes parfumées, il ouvre les yeux, il se dresse sur ses pieds, etil déclare qu'il est tout guéri. » Les parfums délicats l'avaient rendumalade, l'ordure l'a rendu à lui-même. Et l'histoire était si populaireet si connue, qu'on y faisait des allusions. L'auteur du Sort desDames, une œuvre galante du temps, parlant de l'haleine de sa mie, ditqu'il en sort une odeur de baume ; quand le vilain la sent, il se pâme.

Le vilain est immonde en ses gaîtés. Voyez-le tel que nous le présentele fabliau de la Crotte, le soir, se reposant du labeur du jour,assis au coin de son maigre foyer, face à face avec sa vilaine, aussimisérable et repoussante que lui, faisant avec elle assaut de grossierspropos. Quand le vilain veut faire une niche à sa femme, le français,celui même de l'école orduriste en honneur aujourd'hui, oseraitdifficilement dire ce qu'il peut trouver sur lui pour lui donner àgoûter et à deviner.

Il est aussi peu délicat au moral qu'au physique. N'essayez pas de luirendre service, vous ne recueilleriez que la plus noire ingratitude.C'est la théorie d'un fabuliste du temps. Nous lisons dans un desYsopets :

Du vilain ai-je bien oy dire
Qui mieux lui fait le trouve pire (3).

C'est ce que démontrent aussi les fabliaux, un entre autres qui porte,comme le précédent, le titre du Vilain ânier, ou de Merlin, ou Merlin Merlot.

Le conte débute par une moralité qui contient d'assez jolis détails. «Bien s'élève, dit l'auteur, qui s'humilie. Nous ne savons pas asseznous humilier et nous en sommes toujours punis. Dieu qui peut tout etdevant qui toute chose s'incline, Dieu a voulu vaincre seulement parhumilité, et cependant il avait bien le pouvoir et la force s'ill'avait voulu, de couvrir de honte ceux qui le firent mourir en croix.Nous ne profitons guère de son exemple. Nous sommes pleins deprétention et d'orgueil, nous croyons dans notre vanité valoir mieuxque ne fit Roland. Tant que Dieu, en sa bonté nous comble de richesseet de santé, il ne nous souvient de le servir. Quand pauvreté ou malnous vient, nous sommes doux, simples, pitoyables (pleins de pitié),tout comme le loup qui est tombé dans le piège et qui s'y voit détenu.Alors il est si atteint et si pris de se voir ainsi prisonnier, qu'unlièvre lui arracherait les yeux sans qu'il pensât à se venger. Et quandFortune le délivre et qu'il se voit au bois en liberté, il fait tousles maux possibles et ne craint plus rien jusqu'à ce qu'il retombe dansle piège. Ainsi faisons-nous. » Ainsi a fait le héros du conte danslequel on rencontre, par moments, quelque chose de la grâce de LaFontaine.

« Jadis étaient deux paysans qui vivaient de vendre du bois. Ilsavaient de bien pauvres profits. Mais Dieu qui donne la pâture auxpauvres gens les soutenait de peu de bien comme il convenait à tellesgens. A celui qui pauvre est de toutes choses, bien est grand le petitbien. Ils prenaient en gré le petit bien, ne sachant rien des grandsbiens. Chacun avait un âne et un bois qui ne leur était pas interdit.Tous les jours ils chargeaient leurs ânes, et leur charge était telleque les âniers n'en avaient qu'un sisain denier. Chacun d'eux avaitmaisonnette et femme, et l'un d'eux avait et fils et fille, si bienqu'il lui fallait plus qu'à celui qui n'avait d'enfants. Celui-là engagnait plus volontiers et épargnait de tout son pouvoir pour nourrirses deux enfants. Car chacun chérit les siens pour peu qu'il soit debonne nature ; et Dieu hait qui la méconnaît. »

Un jour cependant le temps est trop rude. Celui qui a le plus besoinest le plus faible. Il ne peut ramasser sa charge ordinaire et ilquerelle son sort en des termes où l'on croit entendre le gémissementde toute une race et qui rappellent tout à fait les plaintes duBûcheron dans La Fontaine.

« Il dit, en se désespérant : hélas! que pourrai-je devenir, moi quijamais n'ai pu arriver à avoir un seul jour de paix ? Et je ne croispas que jamais je puisse avoir repos ni aise. Aussi, démandé-je qu'ilplaise à Dieu que ma fin et ma mort soient près, pourvu qu'auparavantje me puisse confesser. Vilain égaré, vilain malheureux, vilain qui eset qui n'es pas ; en vérité je ne vis pas. Je languis en cette vie, unevie qui ne plaît à personne. Dure est l'heure où naît le vilain. Quandle vilain naît, avec lui naît la souffrance, qui le mène à confusion.Je suis venu à confusion comme vilain vieux et désolé, plein desouffrance et plein d'ennui. Il me faut jeûner aujourd'hui, et toute mamaison avec moi, dont je me désespère plus que de moi-même. Mesenfants, ma femme et ma bête, savent bien quand il est fête ou quand jene puis gagner, car ce jour là ils n'ont à manger… ils attendent tousaprès mon gain. Et mes enfants me tendent les mains pleurant et mourantde faim. Et je n'ai ni pâte, ni pain, si bien que de pitié le cœur mefend. Et leur mère vient, d'autre part, qui m'assaille et m'injuriecomme femme qui toujours regarde de travers. Et moi, malheureux abattu,je suis comme un coq battu de la pluie, la tête basse, comme affollé,ou comme un chien battu. Aussi, je demande à Dieu la mort, car cettesouffrance me déchire. »

Pendant qu'il se désole, il entend une voix. C'est Merlin qui luidéclare que, pris de pitié, il le fera riche à jamais, à conditionqu'il consentira à servir de cœur Jésus-Christ et son pauvre peuple, etqu'il fera bon usage de cette fortune inattendue. L'ânier ravi prometque s'il avait grands biens, il n'oublierait jamais Dieu ni lespauvres. Du bien qui lui serait confié, il leur ferait part ; il leurferait tous les biens qu'il pourrait.

Merlin accepte l'engagement, lui dit comment il trouvera chez lui untrésor, lui demande seulement en échange de venir dans un an, à la mêmeplace, lui dire ce qu'il aura fait de sa fortune.

Le vilain promet tout ce qu'on veut. Il est plein de reconnaissancepour Mgr Merlin. Il rentre bien vite chez lui, conte à sa femme ce quilui est arrivé et déterre le trésor. Adroitement et pour ne pas livrerson secret aux gens, il n'arrive que peu à peu à montrer son opulence,mais enfin il s'y étale carrément. Il achète maisons et terres, et luiqui, la veille, n'avait ni parents ni amis, se trouve tout à coup etaimé et apparenté.

Cependant, l'année s'écoule et il retourne au bois. Il a un vœu nouveauà formuler ; la fortune est une belle chose, mais il voudrait bien yjoindre les honneurs. Il demande à être prévôt de sa ville. Et, commedans cette année il a eu le temps de se familiariser avec sa fortune etd'oublier son ancien état, il en prend déjà plus à l'aise avec sonprotecteur. Il ne l'appelle plus monseigneur, mais seulement sireMerlin. Merlin ne regarde pas à la nuance et lui accorde ce qu'ildésire.

L'année suivante, nouvelle visite au bois, en grand appareil et grandefête, avec un noble cortège. Il voudrait bien voir sa fille mariée etbien mariée au fils du prévôt d'Aquilée, et son fils évêque. Et ildemande cela à Merlin en homme qui se sent et qui sait ce qu'il vaut.Il parle haut, il dit à Merlin de venir lui parler et il ne l'appelleplus ni monseigneur ni sire, mais Merlin tout court.

Une année s'écoule encore. Il ne s'est guère souvenu de ses promesses.Cette fortune qu'il devait partager avec ses frères en. J.-C., il l'agardée pour lui tout seul et il en a fait un assez mauvais usage. Ilest devenu orgueilleux, insolent, dur aux petites gens, aux misérables,oubliant tout à fait qu'il l'a été lui-même.

L'heure est arrivée de sa visite annuelle à Merlin. Mais pourquoi cettefois la ferait-il ? A quoi bon se déranger ? Il n'a plus de souhaits àformer. Il confesse à sa femme qu'il n'y va pas volontiers, car il n'aplus rien à faire de lui. Sa femme cependant est d'avis qu'il y ailleune fois encore, mais la dernière, pour signifier à Merlin son congé etlui dire carrément : « Sire, je n'ai nul besoin de vous, je m'en puisbien passer. Il m'ennuie de tant venir ici. » Et après cela vous vousen irez, car vous n'avez peur ni de lui ni de personne.

Le malheureux trouve le conseil excellent. Il s'en va au bois paré desa plus belle robe, et à peine arrivé au bois il se met à crier : «Merlot (remarquez ce qu'est devenu le monseigneur Merlin d’autrefois),Merlot, où es-tu ? Il y a longtemps que je t'attends. Viens et je tedirai ce que je pense et m'en irai... Je suis venu prendre congé de toiet je te veux faire bien entendre que je ne puis supporter la peine detant aller et de tant venir. Cela m'ennuie fort et je n'ai pas besoinde requérir ni de prier autrui. Je ne te demande plus rien. Je m'envais et à Dieu te recommande. »

Cette fois la mesure est pleine, la patience échappe à Merlin. L'ingratpaie chèrement ses fautes. Il perd sa fille et son fils et il retombedans sa première misère. « Il revint à son ancien labeur, qui bienl'attrista et le désola. Il travaillait des mains sans le cœur ; lecœur pensait à sa perte. Ainsi il souffrait des deux côtés à la fois. »Et bientôt il meurt et de misère et de chagrin.

Vilain ânier, vilain ânin, lui avait dit Merlin, orphelin de toutesgrâces, vilain tu es et vilain tu seras.

L'auteur, en effet, est convaincu que le vilain ne peut sortir de sa vilenie, de sa crasse originelle. « Il était,dit-il, vilain de nature et vilain renforcé par éducation, et à causede cela le serf s'acquittait de ce qu'il y avait de fange en son cœur.Il n'en pouvait tirer autre chose. Il fallait qu'il suivît son penchantde nature, et nul n'ôte ni ne retire de son sac que ce qui s'y trouve.S'il y a du bien, du bien il peut y prendre. Autre chose il n'yprendra. »

On accuse encore le vilain de manquer à sa parole. Dans le fabliau du Vilain Liétart, Brun l'ours raconte comment il a été victime de saconfiance dans la loyauté d'un vilain. « Je pris sa foi (sa promesse),ajoute-t-il, je ne fus pas sage. Car c'est assurément le pire gage quisoit dans la maison d'un vilain. S'il est en mauvais pas et en procès,il lui semble qu'il est sauvé dès qu'on veut bien le croire sur sa foi.Le vilain a sa promesse en grand dédain. Nul homme de bon sens ne doits'y fier. » Et le thème est si cher au poëte qu'il brode là-dessus unetrentaine de vers.

Le vilain est sot, il n'adresse à Dieu que des prières qui tournentcontre lui (Du vilain qui demandait un meilleur cheval). Il ne saitpas profiter de la fortune qui vient à lui. C'est lui qui est toujoursle héros de ce conte des Souhaits que le moyen âge s'est plu à broderde tant de manières. Si on lui donne trois souhaits à faire, quellesque soient les variantes qu'y apportent les auteurs, on est sûr qu'iln'en fera que de ridicules, et qu'il n'en tirera nul avantage (V. les Souhaits Saint Martin, la Fable de Marie de France, etc., où lafemme souhaite que son mari ait, au lieu de nez, un bec de bécasse pouraller chercher la moelle dans un os de brebis, etc.).

Le vilain est berné par sa femme. Il la surprend en flagrant délit, etc'est lui qui demande pardon.

Il est crédule jusqu'à la stupidité. Quand il a vu son déshonneur deses propres yeux, il se laisse volontiers persuader par sa femme queses yeux le trompent.

Pour le convaincre à cet égard, il suffit des plus étrangesraisonnements. On lui fait voir son image dans une cuve pleine d'eau,et on lui prouve ainsi que ses yeux peuvent voir ce qui n'est pas. Levilain se déclare tout de suite convaincu. « Or, je m'en repens dit-il,chacun doit mieux croire et savoir ce que sa femme dit pour vrai que ceque voient ses mauvais yeux. »

Du reste, il ne demande qu'à être convaincu. Il fait bon marché de sondéshonneur, et se hâte de pardonner à sa femme coupable quand elle lemenace de se retirer avec son bien dans un couvent.

Cependant le vilain est défiant de sa nature, il a toujours peur qu'onne le trompe ou qu'on se moque de lui. Nous le voyons déjà (des XXIIIManières de Vilain) comme aujourd'hui encore en certaines provinces,quand il travaille à son champ et qu'un homme d'une autre classe luidemande son chemin, répondre d'un air à la fois niais et futé : « Ah !vous le savez mieux que moi. »

En même temps il est gouailleur. Le même fabliau nous le montre, lesfêtes et dimanches, assis devant sa porte, et se moquant de ceux quipassent, même de son seigneur.

Il est égoïste. Il demande à Dieu de l'aider et de le bien conseiller,lui, sa femme et ses enfants, et nul autre ( V. les Fables de Marie deFrance).

Le mépris des ménestrels pour les vilains va parfois jusqu'à la plusinsigne dureté et revêt l'expression la plus âpre. On est tristementsurpris de voir les poètes, sortis eux-mêmes du peuple pour la plupart,et souvent aussi misérables que lui, se faire les interprètes desentiments qu'on s'attendrait à ne trouver que dans les hautes classes.

Voyez, par exemple, la façon dont Rutebeuf parle des vilains.Peut-être, après tout, y a-t-il là seulement l'expression de quelquerancune de poète, ayant en vain promené ses chansons par les bourgs,les malédictions d'un Homère de bas-étage mal écouté et surtout malpayé par son rustique auditoire.

Le plus curieux, c'est que c'est au nom de la charité qu'il lance sesanathèmes. « La gent charitable a grand'part au paradis l'espéritable.Mais ceux qui n'ont en eux ni charité, ni sens, ni bien, ni vérité,ceux-là ont manqué ce bonheur (4) ; et je ne crois pas que nul enjouisse s'il n'a en lui la pitié humaine. Je dis cela pour la race desvilains, qui jamais n'aimèrent clerc ni prêtre. Je ne crois pas queDieu leur prête en Paradis lieu ni place. Jamais à Jésus-Christ neplaise que vilain n'ait hesbergerie avec le fils de sainte Marie, caril n'y a à cela ni raison ni droiture, nous le trouvons en l'Écriture.Ils ne peuvent avoir paradis ni pour deniers ni pour autre avoir, etils ont manqué l'enfer. Ils ont perdu cette prison par leur faute. »

Il en donne une raison grossière, dont ne pouvait s'aviser qu'un poètede ce temps. A la suite de l'aventure, les démons tiennent chapitre et« s'accordent à dire que jamais nul n'apportera d'âme sortie du corpsd'un vilain, car il est impossible qu'elle ne sente mauvais. Ilss'accordèrent à cela jadis que vilain sans aucun doute, ne peut entrerni en enfer ni en paradis. » Rutebeuf ne sait indiquer où l'on pourraitmettre l'âme du vilain, puisqu'elle se voit refuser l'entrée de cesdeux royaumes. Enfin, il se décide : « or, qu'elle aille chanter avecles grenouilles ; c'est le mieux qu'il y voit. Ou qu'elle s'en ailletout droit, pour alléger sa pénitence, en la terre du père d'Audigier.C'est la terre de Cocuce. »

Il faut ajouter que Rutebeuf lui-même, en un autre passage, s'est donnéla réplique, il a écrit, dans le Dit d'Aristote : « Quand nature amis en l'homme bon sens, sagesse, valeur et courtoisie, il est quittede vilenie. L'homme est ce qu'il refait. Tel homme se fait son lignage,tel autre démolit le sien pièce à pièce. Je ne pourrais croire quecelui-là ne soit vrai gentilhomme qui fuit fausseté et trahison, quisait leur échapper en tout temps et qui aime l'honneur ; ou je ne saispas qui pourrait à autre titre réclamer le nom de gentilhomme ou devilain.

« Aime, dit-il au roi, je te le demande en don, aime l'honnête homme ;car c'est la somme de tout bien.

D'ailleurs les malédictions de Rutebeuf semblent toutes bénignes sil'on compare son œuvre à un fabliau d'un auteur inconnu qui a pourtitre des Vilains.

Ici l'expression est absolument féroce : « Plût à Dieu, le roipuissant, que je fusse roi des vilains. Je ferais faire plus de millelacets pour les prendre par le cou. A mauvais port ils seraient arrivés! Il n'y aurait désormais vilain si hardi qu'il osât dire un seul mot,pas même pour demander du pain ou pour dire sa patenôtre. Ils auraienten moi rude seigneur. »

Mais ce n'est encore là qu'une explosion passagère. Une autre pièce dumême temps, également anonyme, Le Despit au Vilain (l'Outrage auVilain), nous montre un auteur se complaisant dans les mêmessentiments, s'y arrêtant, s'y acharnant, en remplissant toute une piècede cinquante-huit vers. On y sent la même âpreté de haine, mais plustenace et d'une intensité plus continue, et avec des éclats sauvages.Le morceau mérite d'être cité tout entier. Il est intéressant pourl'histoire morale du temps. « Seigneur, dit l'auteur, dites-moi, s'ilvous plaît, par quelle raison et à quel titre vilain mange chair debœuf, ni bon morceau. Or, écoutez, je vous dirai et d'un mot je nementirai. Il n'y a jamais eu personne qui décidât cela que jamaisvilain mangeât de l'oie. Cela n'a été ni dit ni décrété et cependantils en ont assez mangé. Mais il en pèse à Dieu. Dieu en souffre et moiaussi. Car ils sont trop misérables ces vilains qui mangent des oiesgrasses, à la barbe des clercs ! Devraient-ils manger poissons? Ils devraient manger chardons et ronces, épines et paille, et du foinle dimanche, et des cosses de pois en la semaine ; veiller toujours ettoujours avoir peine. Voilà comment devraient vivre les vilains. »

Et cependant ils sont chaque jour pleins et ivres des meilleurs vins,des mieux parés. Les grandes dépenses que font les vilains serontchèrement payées ; car c'est là ce qui détruit et ruine le monde. C'estpar eux que tout le bonheur en est gâté. De vilain vient tout malheur.Devraient-ils manger viande ? Ils devraient, parmi les landes, paîtrel'herbe avec les bœufs cornus, aller tout nus à quatre pieds. Le vilainne saurait être oiseux. Il gagne un pain, il en dépense deux. Ni lepain ni le vin ne manqueraient s'il n'y avait trop de bœufs et devilains. Il y a trop de vilains et trop de bœufs. Ils mangent tantqu'ils ont tous grandi outre mesure. Ni bœuf ni vilain n'est jamaisrassasié. C'est celui qui a fait les loups qui a fait les vilains.Quand il voit venir son seigneur, il ne peut ouvrir les yeux. Tout luidéplaît, tout l'ennuie. Le vilain maudit le beau temps, le vilainmaudit la pluie ; le vilain hait Dieu, quand celui-ci ne fait pas toutce qu'il commande et souhaite. Dieu hait les vilains, Dieu hait lesvilaines. C'est pour cela qu'il a fait passer toutes les peines parleurs mains. Les vilains valent les ânes ; les vilaines vilenessesvalent les ânesses. Le vilain devrait demeurer dans les bois ou êtreenfermé dans des barrières comme le bétail. Le vilain est fou, et sotet sale. Quand tout l'avoir et tout l'or de ce monde seraient siens, levilain encore ne serait que vilain. »

On frémit en voyant cette intensité de mépris et cette rage véritable,cette haine épouvantable qui, exprimée avec cette crudité de termes etcette cynique franchise, fait comprendre les révoltes violentes et lessauvages représailles des Jacques et des Pastoureaux.

Qui a pu pousser cet effroyable cri de haine ? Est-ce quelque seigneurde village jaloux de ses privilèges et mécontent de ce que le paysan «ne voit pas assez son seigneur venir ? » Il y a dans le ton de la piècequelque chose du ton des émigrés de comédie.

Nous voyons, du reste, dans Renard contrefait, 1343, la fable duchêne et du roseau, amenée par une aventure de ce genre et lesgentilshommes ainsi intraitables sur les honneurs qui leur sont dûs.Renard rencontre un vieux paysan qui s'en va au hasard. Il est chassépar son seigneur parce qu'il ne voulait pas lui obéir, et que, quand ilpassait devant lui ou les siens, il oubliait de s'incliner. Et voilà tafaute, dit Renard. Mieux eût valu le trahir. Il t'eût peut-êtrepardonné.

Est-ce quelque pauvre chevalier dont les ancêtres se sont ruinés, ouqui est revenu misérable de la croisade et qui voit avec colère grandirà ses côtés d'anciens serfs plus riches que lui?

Est-ce quelque moine furieux de voir, comme à Vezelay, un instant,quelque commune triomphante s'élever auprès de son couvent et ses serfslui échapper ?

Est-ce, comme nous le disions tout à l'heure à propos de Rutebeuf,quelque ménestrel qui a sollicité en vain la générosité des vilains ?Ceux-ci donnaient à regret de leur épargne lentement amassée à cesvagabonds affamés. Il y a une fable de Marie de France, Le grillon etla fourmi, toute semblable à La cigale et la fourmi de La Fontaine,qui nous montre les deux classes en présence. Le grillon chante toutl'été pour le plaisir des autres, et quand l'hiver il vient implorerles dons de la fourmi ; celle-ci lui répond : pourquoi te donnerais-jequand tu ne m'es bon à rien ?

Est-ce, comme semble l'indiquer cette plainte contre les vilains quifont la moue aux clercs, quelque clerc devenu jongleur et qui trouveque les vilains ne lui rendent pas assez d'honneur ?

Associe-t-il ses rancunes à celles d'autres classes pour tirer à lafois de ses vers satisfaction et profit ?

Nous voyons, en effet, par certaines œuvres du temps, en particulier Le dit des XXIII Manières de Vilains, que ces poètes se fontvolontiers les instruments des rancunes de certaines classes. « A tousceux qui détestent clergie, dit l'auteur, que la male honte soitforgée. Pour que les clercs me soutiennent et me fêtent et meretiennent, pour cela je hais tous les vilains qui haïssent clercs etchapelains. » Ainsi, il y a une spéculation dans ses colères et dansses violences. Il espère qu'elles lui seront payées. Nous voyons là, enmême temps, la preuve qu'il y a une sourde haine et une hostilitéparticulières entre les clercs et les vilains. A quelque classequ'appartienne le poëte, que ce soit un ménestrel affamé, un noble ouun prêtre de village, il semble y avoir là surtout un sentiment dejalousie contre le vilain qui s'élève. On ne lui pardonne pas saprospérité. On lui en veut de ce qu'il sort peu à peu de la misère etdu servage.

On voit, en effet, par ces fabliaux mêmes que le vilain déjàs'enrichissait. Il n'était pas en cela toujours à l'abri de toutreproche. Le paysan, à peine échappé de l'esclavage et toujours menacé,s'enrichit à tout prix. Il avait alors des défauts qu'il n'a pas encoretout à fait perdus aujourd'hui. Il est trop intéressé. Cette terre quilui coûte tant de peine, il y tient trop. Il a l'œil trop ouvert surson intérêt. Il connaît trop bien son droit, et a trop le respect de sapropriété et pas assez de celle du voisin. Nous voyons dans un de nosfabliaux un pauvre diable qui n'a « qu'une demi-charruée » empiétantvolontiers de quatre ou cinq sillons sur la terre du voisin. Un autreprend trop à la lettre les sermons de son curé. Celui-ci lui a dit :Donnez à Dieu et à son Église ; il vous le rendra au double. Il donnesa vache Blérain à son curé, avec la pensée d'en être récompensé. Etpour aider à l'accomplissement de la parole divine, il a lié Blérainpar les cornes à Brunain, la vache du prêtre. Et Blérain qui aime etregrette son étable, à force de tirer de ce côté, y amène la vache ducuré.

Mais il s'enrichit surtout par le travail et l'économie (5). C'est déjàcette race du paysan de France qui refait sans cesse son épargne et laFrance avec elle. Nous voyons par ces fabliaux mêmes que déjà lasituation matérielle du paysan n'était pas mauvaise. Il est de cesvilains qui sont fort à l'aise. La femme du Pêcheur de Pont-sur-Seineavoue que son mari la nourrit bien et l'habille bien. Thibout, lemétayer des moines, qui garde leurs blés, « a de deniers un plein potet d'autres richesses en abondance. » Le vilain Mire « a pain et vin etviande, et tout ce dont il a besoin. Il a de l'or, de l'argent et dublé en abondance, et des habits, etc. » Ils ont toutes sortes de biens,des terres, des prés, des bestiaux, des bêtes de somme, une basse-courbien garnie. Le vilain Liétart dit : « J'étais en dix ans arrivé de sigrand néant à ce point, que j'avais bien de deniers environ cent livreset plus, sans compter le surplus, terres et vignes, bœufs et vaches,froment, vin, lard et fromage. »

Il en est de même dans le Roman de Renart. La description de leursfermes y est tout à fait appétissante. Voyez, en particulier, celle deConstant Desnoes (6) avec sa riche basse-cour et son verger, où sepasse l'aventure de Chanteclair et de Renart.

La femme de Constant ne s'effraie pas pour les amendes qu'on impose àson mari : « Je les ai toutes prêtes, dit-elle. Je les paierai. Vousauriez tort de vous en inquiéter plus que d'un œuf de caille. Nousavons plus de deniers que de paille ; ne vous inquiétez ni ne vousaffligez ; mais allons gaiement dîner. »

Mais nous voyons comme il peut être molesté. Le curé prétend qu'il aépousé sa commère et lui fait payer sept livres.

Le prévôt assure qu'il a volé du blé à son seigneur et le met aux ceps,il paie vingt livres pour se racheter d'un crime qu'il n'a pas commis.Le forestier prétend qu'il a volé de nuit trois chênes et un hêtre, ilemmène ses bœufs et exige cent sous.

Le vilain se rebiffe cependant. Constant dit au forestier : si j'étaisaussi bien armé comme vous êtes, vous me le paieriez cher ; ou sij'avais ma houe, je vous frapperais sur le cou.

Ce qui indique l'aisance de la classe, leurs femmes leur apportent desdots. Plusieurs d'entre eux sont assez riches pour vouloir, en semariant, s'élever au-dessus de leur condition et épouser, souvent àleur grand dommage, des filles de chevaliers (7).

Le moyen âge a pour eux un nom spécial. L'auteur des XXIII manières deVilains, les appelle vilains entés (ou vilains greffés), comme ongreffe, dit-il, une poire de Saint sur un poirier sauvage.

Ce n'est pas seulement pour lui-même que le vilain a de l'ambition, ilen a aussi pour ses enfants. On a bien souvent, de notre temps, parléde ce paysan ou de cette paysanne qui se saigne aux quatre membres pourfaire de son fils un Monsieur. C'était hier encore le sujet d'un dramequi a fait un certain bruit et qui avait pour titre ces deux simplesmots, qui dans certaines bouches deviennent si sonores : Mon fils.Les uns croient reconnaître en cela un magnifique dévouement de la partde l'homme qui, comprenant toutes les beautés et toutes les grandeursde l'intelligence veut, au prix des plus héroïques sacrifices, assureraux siens ce bienfait de l'éducation intellectuelle qui lui a manqué,et, en faisant une complète abnégation de lui-même, faire monter sonenfant dans la sphère supérieure où il n'a pu pénétrer. Ils voient làune des formes les plus hautes et les plus méritantes de la tendresseet de l'abnégation paternelle ou maternelle. Les autres n'y veulentreconnaître qu'une prétention malheureuse dont le père est la premièrevictime, ne rencontrant souvent que l'ingratitude et le dédain de cefils pour lequel il a tout oublié. Et cependant ce fils, indigne detous les sacrifices qu'on a faits pour lui, gaspille son temps, selivre à de grossiers plaisirs et va grossir l'immense armée desdéclassés. Quoi qu'il en soit, la pensée n'est pas nouvelle, et, enlisant les lignes suivantes d'un poëte, on pourrait se demander sielles ont été écrites au XIX° siècle ou au XIIIe. C'est bien au XIIIequ'elles appartiennent. Elles ont été écrites par le vieux Rutebeuf,essayant de rappeler au calme et au travail les écoliers del'Université.

« Le fils d'un pauvre paysan, écrit-il dans Le dit de l'Université deParis, viendra à Paris pour apprendre. Tout ce que son père pourraprendre sur un arpent ou deux de terre, il le donnera tout à son filspour conquérir prix et honneur, et lui-même en demeure dans la misère.Et quand le fils est venu à Paris pour faire ce à quoi il est tenu etpour mener honnête vie ; il convertit en armes le gain du soc et dulabourage. Il s'en va par les rues regardant s'il pourra voir lesbelles paresseuses et coquettes (la belle musarde). Cependant l'argents'en va, les vêtements s'usent et bientôt tout est à recommencer… Aulieu de haires, ils revêtent le haubert ; ils boivent jusqu'à en perdrela tête. Puis ils vont se battre à trois ou quatre cents écoliers etfont fermer l'Université. N'est-ce pas un trop grand malheur ? Etcependant pour qui aurait envie de bien faire, il n'est si bonne vieque celle d'un honnête écolier… Leur vie est aussi méritante que celled'aucuns religieux. Pourquoi cependant quitte-t-on son pays et va-t-onen terre étrangère, et puis devient-on comme un fou de naissance quandon devrait y apprendre la sagesse ? Ainsi l'écolier perd son avoir etson temps et fait honte à ses amis. Mais il ne savait ce que vautl'honneur. »

Nous avons vu en tout cela le vilain fort maltraité. Cependant, detemps en temps, il trouve des défenseurs.

Quelques poëtes prennent en pitié cette pauvre âme repoussée de toutesparts, ce pauvre diable malpropre, ignorant, méprisé de tous.

Voici, par exemple, un vilain qui ne possède qu'un champ d'unedemi-charruée. Son intelligence est à la hauteur de sa fortune. Avec lameilleure volonté du monde, il n'a jamais pu apprendre son pater. Aforce de s’appliquer, et grâce aux soins de sa femme, il est parvenu,pour tout savoir, à réciter le tiers ou la moitié de l'Ave Maria.

Quand il meurt, cependant, en faveur de sa bonne volonté, et du soinqu'il avait de saluer les images de la Vierge, des anges viennentdisputer son âme aux démons. Ceux-ci s'étonnent. « Que pourront,disent-ils, en penser, tant de chevaliers, de dames, de clercs et deprêtres qui vont en enfer en grande foule, si ce vilain qui pue lestourbes, qui ne sut jamais ni bu ni ba, s'en va là haut en Paradis ? »

Mais les anges insistent, disant que Dieu ne s'arrête pas à de tellesdistinctions. « Le pauvre laïque ne doit pas être repoussé s'il ne sait syllaber. S'il pense bien, et s'il tend au bien, de quelque façonqu'il parle, Dieu l'entend. Il y a des clercs et il y a des prêtresqui, tous les jours, chantent les psaumes et lisent, dont le cœur estlivré aux folles voluptés. Sachez que Dieu ne les entend pas ets'inquiète peu de ce qu'ils disent. Mais Dieu entend bien la simplefemme ou le simple homme qui soulève aux cieux tout son cœur et dit :Merci, beau seigneur Dieu. Cette oraison est assez belle. Qui n'en saitplus, ne demande davantage. Brève oraison transperce le ciel. Tel avécu aux champs, labouré ou hersé, qui souvent prie Dieu de meilleurcœur qu'un moine qui chante en chœur. »

Ce n'est pas un ménestrel errant, c'est un moine bénédictin, le pieuxrimeur Gautier de Coinsy, le prieur de Vie-sur-Aisnes, qui prend ainsile parti du pauvre paysan contre les moines. Que l'histoire lui sachegré de sa charité et de son esprit libéral.

Nous avons dit comment le terme de vilain était devenu, au moral, laplus outrageante des épithètes. Un poëte proteste (Fabliau desChevaliers, des Clercs et des Vilains). Après avoir raconté unehistoire où le vilain a un triste rôle, « Cependant, ajoute-t-il, quoique je dise ou non, nul n'est vilain s'il ne l'est de cœur. Le vraivilain est celui qui fait vilenie, quand même il serait de la plushaute lignée (8). »

Un autre, dans l'Enseignement à prudhomme, dit presque dans les mêmestermes : « Nul, pour peu qu'il fasse le bien, n'est vilain ; mais esttout plein de vilenie l'homme de haut parage qui mène laide vie. Et ilajoute dans un vers de forme originale et saisissante : « Nul n'estvilain s'il ne vilaine (9). »

La même pensée se retrouve dans le Roman de la Rose.

Cela devient un véritable lieu commun. Dans un poème du XIVe siècle, Renart contrefait, Renart dit, rappelant les deux sens du mot : « Ilest appelé à plein vilain, non qu'il soit plein de vilenie ni de mal ;mais son nom de vilain vient de ville. Nul n'est vilain, à dire lavérité, s'il n'est faux en fait et en dit. »

Un poème du même siècle, Baudouin de Sebourc, écrit au lendemain dela bataille de Mons-en-Puelle, dans une époque éminemment bourgeoise,fort peu éprise de noblesse, et même lui faisant la guerre, ira plusloin ; il déclarera qu'il n'y a pas de noblesse et pas de vilenie. «Tous, dit-il, nous venons d'Ève. Notre père fut Adam. Il n'est point degentilhomme, et nul homme n'est vilain. »

Et ce ne sont pas là des traits lancés au hasard, des boutades enpassant. Ce sont des idées familières au XIIIe siècle. Un poète en afait l'objet de toute une pièce, le dit de Gentillesse (ou deNoblesse), où il donne à cette pensée tout un long développement.

Il ne faut pas s'y tromper du reste. Cette idée, le moyen âge l'adopte,mais il n'en est pas le créateur. Il n'est ici que l'écho d'un poèteancien. La pièce en question n'est guère qu'une traduction de Juvénal,comme les sait faire le moyen âge.

Le XIIIe siècle a beaucoup lu Juvénal, et il le traduit beaucoup. Ilest surtout deux satires du poète latin auxquelles le moyen âge revientsouvent, la Satire sur la Noblesse et la Satire sur les Femmes.Boileau ne se doutait guère, quand il essayait de les faire passer enfrançais, que sa tentative fût aussi peu nouvelle, et qu'elle eût étédevancée par ces trouvères qu'il dédaignait si profondément.

Nous voyons là, en passant, une des traces de l'influence exercée àcette date par les écrivains anciens. C'est dans un écrivain latin quele moyen âge trouve tout faits les arguments pour battre en brèche lesidées sur lesquelles repose la féodalité, et, entre autres, l'idée denaissance et de transmission héréditaire du pouvoir.

Le dit de Gentillesse marque de la façon la plus expresse que lanoblesse n'est pas un don de naissance, qu'elle est tout entière dansla qualité du cœur de l'homme. Je veux citer tout le passage en luigardant même sa prolixité, ses répétitions, ses insistances.

« Honneur, dit le poète avec transport, est belle chose au monde. Maisil n'est pas toujours bien entendu. L'œuvre n'est pas toujours toutepure, pour laquelle on voit maint homme honoré. »

Peu importe au poëte si des gens prennent mal ce qu'il va dire. « Si unmauvais me blâme du bien que je dis, les bons me louent d'un tel blâme; et si j'ai l'éloge des bonnes gens, le blâme des mauvais m'esthonorable. On ne saurait être loué des bons et des mauvais à la fois.Mais c'est pour les bons que sont faits mes contes. Je les adresse auxchevaliers et aux prudhommes (gens de bien), sur lesquels nous avonsraison de compter, car nous vivons par leurs belles actions ; ce sonteux qui soutiennent le poids de ce qu'il y a d'honneur au monde. »

« L'homme noble de naissance (gentilhomme) doit songer à garder sanoblesse, s'il ne veut forligner (descendre, démériter de sa race).

« Celui qui est gentilhomme de père et de mère, à celui-là toutevilenie est amère. Celui qui est gentil de naissance, celui-là doitveiller à tous ses actes et ne faire œuvres que celles qui conviennentà gentilhomme puisqu'il en porte le nom. S'il ne fait ce que son nomdemande, il en est d'autant plus déshonoré.

« Plus l'homme est haut et puissant, plus ses œuvres sont connues,qu'elles soient mauvaises ou bonnes (10). Car, par le renom même de sahauteur, plus de personnes le savent. Ainsi sa noblesse même lui estune occasion de blâme quand il ne se conduit selon ses lois. Car leblâme en court plus loin.

« De tant comme l'homme a été plus haut, plus grand et plus vaillant,plus plein de biens et d'honneur, plus plein et plus muni de tousbiens, plus l'homme est abaissé et attaqué par le monde, quand il estcouard et failli, et qu'il acquiert le renom d'homme inférieur. Car lavaillance de l'honnête homme est à l'héritier un vrai miroir (11) pourlui enseigner à valoir (12). S'il ne revient à la nature de son pèrepour aucun mérite qui se montre en lui, et pour lequel on le puissecomparer à son père, il est mal paré de noblesse… Mais, au contraire,ses hontes lui en doubleront, car il emprunte à double intérêt. »

« Il vaut donc mieux, à en dire la vérité, être sorti d'un petit lieusi l'on est preux et de bonne vie, que sorti de bon lieu et êtremauvais. Et tenez bien pour assuré qu'il n'y a profit en la noblesse,si avec ce titre on ne vaut quelque chose. Car noblesse va périssant engentilhomme qui travaille à maintenir œuvre vilaine. C'est pourquoivilain est, je n'en doute mie, l'homme qui fait la vilenie. Quand soncœur s'y abandonne, fut-il roi ou duc ou châtelain, plus il est hautplus il est vilain.

« Quiconque est noble de cœur, c'est une bonne noblesse, quand ilserait fils du plus vilain homme qui soit en l'empire de Rome. Ne l'enméprisons pas pour cela. Car il est de tout droit gentilhomme. Unvilain de cœur noble mérite mieux ce titre qu'un gentilhomme de cœurvilain. Et mieux vaut que l'on rabaisse ainsi le gentilhomme quidevient vilain que le vilain qui par une belle action arrive à lanoblesse. Car d'un vilain il fait un gentilhomme. Mais celui qui d'ungentilhomme fait un vilain, celui-là se dépouille lui-même. Il estvilain de cœur ; car nul n'est appelé vilain à bon titre, s'il ne l'estde cœur et nul ne doit être dit gentilhomme si de cœur il ne travaillenoblement. »

Le poème se termine par un morceau d'un accent tout personnel :

« A toi, homme de haut rang, qui ne justifies pas ta noblesse, et quipar là m'as mis en colère, je dirai sans nul égard : « gentilhomme quim'appelles vilain, puisqu'on ne te voit renommé en nul bien, ni enaction ni en parole, celui qui t'appelle franc, celui-là a menti.Quoique tu aies été couvé en haut nid, si tu es dénué de tout mérite,crois-tu dans ces conditions là être gentilhomme ? Encore que tesancêtres l'aient été, je ne dis pas pour cela que tu le soies. Etcependant tu le crois, mais il n'y a pas grand raison à le croire. Tufais outrage et grosse erreur, et travailles bien peu à ton avantage,quand tu me reproches ce qui fait ta honte ; car la honte en est toutetienne ; quand tu te regardes comme gentilhomme et n'es ni gentil nipreux. C'est plus ton dommage que ton profit, si tu es fils d'ungentilhomme et mérites qu'on t'appelle vilain de cœur. »

D'ailleurs le vilain au besoin sait se défendre lui-même. Voici commentun conteur anonyme raconte l'histoire d'un Vilain qui gagna paradispar plaid. C'est en même temps une piquante réplique à la condamnationque nous avons vue prononcée par Rutebeuf.

« Nous trouvons dans un écrit une merveilleuse aventure qui jadisadvint à un vilain. Il mourut par un vendredi matin. » Mais cettepauvre âme a si peu de valeur que nul ne s'inquiète de la recueillir. «Ni ange ni diable n'y vint à l'heure qu'il mourut. Quand elle luipartit du corps, elle ne trouva qui lui demandât rien, ni qui luicommandât nulle chose. Sachez qu'elle fut bien heureuse. » Cependantelle finit par s'inquiéter quelque peu de son abandon et ne sait tropoù aller.

« L'âme qui fut toute peureuse regarde à droite vers le ciel et voitl'archange saint Michel qui porte une âme en grand triomphe. Elle sedirige de ce côté. Elle suivit tarit l'ange, ce m'est avis, qu'elleentra en paradis. Saint Pierre qui garde l'entrée avait ouvert laporte, et il vit l'âme qui était seule. Il lui demanda qui laconduisait. Ici on ne reçoit personne, s'il n'y est admis par jugement.Par dessus tout, par saint Guilain, nous n'avons cure de vilain ; carvilain n'a rien à faire ici. — Plus vilain que vous n'y peut être, adit l'âme, beau sire Pierre. Toujours vous fûtes plus dur que pierre. Dieu était fou, parsainte Patenostre, quand il fit de vous son apôtre. Car il en aura peud'honneur. Quand on trahit Notre Seigneur, vous le reniâtes trois fois.Bien petite fut votre foi. Si vous êtes de sa compagnie, le paradis nevous convient guère... Vous ne méritez pas d'en avoir les clefs. »

A ce coup droit, saint Pierre se trouble et s'en va chercher durenfort. Il rencontre saint Thomas et lui conte son aventure. SaintThomas se flatte d'être plus heureux et de faire quitter la place à cetintrus. Mais il n'est pas moins rudement reçu. Le vilain lui demandes'il n'est pas cet apôtre qui refusa de croire à la présence de Dieu,s'il ne mettait le doigt dans ses plaies. Saint Thomas baisse la têteet va chercher de l'aide. Il rencontre saint Paul et lui dit samésaventure. Saint Paul va au devant du vilain, et, l'apostrophantvivement : Vide le paradis, lui dit-il, vilain faux, nuisible vilain.Mais le vilain n'est pas plus embarrassé cette fois ; il reproche àsaint Paul ses premières erreurs, et lui dit : « Ah 1 quel saint etquel devin ! Croyez-vous que je ne vous connaisse pas ? » Saint Paul enest tout décontenancé ; il s'en va bien vite retrouver les deux autressaints et leur avoue que, pour sa part, il renonce à défendre contre levilain l'entrée du paradis, et tous trois fort en peine s'en vonttrouver Dieu lui-même et lui racontent leur embarras. Jésus-Christ estintéressé par la nouveauté du fait; il déclare qu'il ira parler à cetteâme.

Il lui demande comment il a pu entrer ainsi en paradis sans congé. « Tuas malmené, lui dit-il, et outragé mes apôtres. Crois-tu bien demeurerici ? »

Le vilain, que rien n'intimide, n'est pas embarrassé de répondre : «Seigneur, dit-il, j'ai aussi bien qu'eux le droit d'y rester, si j'aibon jugement. Car jamais je ne vous ai renié, jamais je ne refusai decroire en vous. Jamais nul homme ne fut tué par moi. Ils ont fait toutcela jadis, et cependant ils sont aujourd'hui en paradis. Tant que jevécus dans le bas monde, je menai une vie honnête et pure. Je donnaiaux pauvres de mon pain, je les hébergeai soir et matin, j'en chauffaimaint à mon feu. Je les gardai quand ils furent morts et les portai àsainte Église. Je ne les laissai manquer ni de linge, ni de vêtements.Je ne sais si je fis bien. Je me confessai exactement et reçusdignement votre corps. Quand on meurt ainsi, on nous assure que Dieunous pardonne nos péchés. Vous savez si j'ai dit vrai. Je suis entréici sans contradiction. Quand j'y suis, pourquoi m'en irais-je? Jerefuserais de croire à votre parole. Car vous avez accordé sansconteste que celui qui est entré ici n'en doit pas sortir. Vous nementirez pas pour moi. »

Dieu est touché de l'éloquence ingénue de cet autre paysan du Danube,et l'homme gagne son procès. Il y a là une réplique heureuse à laboutade de Rutebœuf et une revendication piquante et hardie des droitsdes pauvres gens dans ce monde et dans l'autre, et une revanche desdédains que leur témoignait la société officielle ; peut-être aussi, sil'on allait au fond de l'histoire, déjà certains doutes de l'espritlaïque sur la façon dont se communique la grâce divine, et sur l'équitéde ses choix.

Et ce n'est pas seulement le ciel que gagne le vilain, mais parfois unebonne place en ce monde. On a remarqué depuis longtemps que le Médecinmalgré lui, de Molière, était d'antique origine et qu'il pouvaitmontrer des parchemins. Il a un ancêtre au XIIIe siècle. Il s'appelaitalors le vilain Mire ou le vilain devenu médecin. L'histoire estmême fort jolie. Il y a là, comme dans Molière, une femme qui, battuepar son mari, veut lui faire faire à son tour connaissance avec lebâton. Ici c'est la très-honnête et très-belle fille d'un pauvrechevalier que son père, conseillé par la misère, la mauvaiseconseillère, a mariée à un vilain. Elle voit venir les envoyés du roidont la fille est abandonnée par les médecins ordinaires et quicherchent partout un médecin qui veuille tenter la cure. La femme leurassure qu'ils trouveront dans le champ voisin l'homme extraordinairequ'ils demandent de tous les côtés, mais qu'il ne consentira à avouersa science et à les suivre que s'il est vigoureusement battu. Le vilainà force d'esprit se tire de la situation difficile où l'a mis lavengeance de sa femme et fait une grande fortune.

Nous voyons aussi, par certains fabliaux, que le vilain n'est pastoujours cet être grossier que nous avons vu dans d'autres, justifiantle mépris par sa brutalité et sa rusticité. Dans les relationsjournalières de la vie conjugale, où nous l'avons vu parfois si brutal,il est, si l'on en croit d'autres récits, susceptible de douceur,d'attentions délicates, qui ne dépareraient pas un ménage degentilhomme. Ainsi, dans le conte de Rénart, de Brun l'Ours et duvilain Liétart, nous voyons Liétart plein d'égards pour sa femme,ayant pour elle les formules les plus caressantes, ne voulant prendreaucun parti sans la consulter. S'il lui arrive une aubaine tout à faitinattendue, « il est, nous dit le conteur, joyeux et tout réjoui. Ilappelle, seule, sans compagnie, sa femme qu'il a très-chère et lui adit : Ma douce amie qui après Dieu me fais vivre, etc. » « Il n'a pasl'idée de prendre autre conseil, il lui a dit : Belle compagne, bellesœur, vous avez bonne grâce de Dieu, puisque vous savez tout. Jesuivrai votre avis. »

Le fabliau ne se contente pas de nous montrer le vilain échappant àl'oppression. Mais parfois on l'y voit se vengeant de ses oppresseurs,s'en vengeant avec férocité, avec une férocité telle que la longueoppression même qu'il a subie ne peut excuser ces abominablesreprésailles.

Tel nous le retrouvons dans une des plus étranges compositions que nousait laissées le moyen âge, dans un poëme de la plus bizarre inspirationet qu'on pourrait appeler La revanche du Vilain. En ce temps où levilain est taillable et corvéable à merci, en plein XIIIe siècle (c'estla date assignée par l'Histoire littéraire de France), c'est laféodalité en la personne d'un de ses représentants les plus élevés quia le vilain rôle. Le prince est le souffre-douleur, le martyr ; c'estlui qui reçoit toutes les injures, tous les outrages, qui est berné,conspué, battu même, outragé dans sa dignité, dans son honneur, dans sapersonne et dans celle de sa femme. Il est d'une crédulitéencourageante, il tombe dans tous les panneaux, il va au devant de tousles pièges.

Le héros de l'histoire, triste histoire, mais toujours victorieux,payé, récompensé, honoré, est un vilain de la dernière classe,misérable, mourant de faim, ignorant, qui, au XIIIe siècle, ne saitmême ce que c'est qu'un crucifix et plaint de tout son cœur le pauvrehomme ainsi suspendu ; presque idiot, « Trubert le fou ». Toubert lesot (13), c'est lui qui a raison du prince, qui le bafoue en touterencontre, qui lui inflige tous les outrages, qui le foule aux pieds,qui s'acharne à lui avec une persistance, une rage incroyable. On apresque autant de peine à comprendre cette complète défaite du grandseigneur par le vilain misérable que cet insatiable acharnement, cettesoif de mal faire. Le poème est du reste demeuré inachevé, comme si lepoëte lui même s'était lassé de son invention, lassatus sed nonsatiatus, lassé et non rassasié dans ses rancunes.

L'histoire de Trubert ne saurait se raconter en détail. Il y a là deschoses que le moyen âge seul pouvait imaginer et dire. La duchesse selivre à lui pour satisfaire un caprice, pour obtenir de lui une chèvrepeinte dont elle s'est follement engouée ; le duc, pour paiement dumême animal, se prête à une fantaisie ridicule du vilain qui en profitepour le blesser grièvement et le forcer à garder longuement le lit.Pour achever son humiliation, la duchesse se méprenant à un mot de sonmari, s'épouvante, et lui confesse tout au long son déshonneur.

Il prend la duchesse par surprise, et chaque fois le duc est averti parsa femme même de son malheur.

Le duc jure de se venger et de pendre le coupable ; mais, celui-ci,chez qui la pratique et le succès du mal semblent avoir éveillél'intelligence, change de costume et commet de nouveaux méfaits.

Il arrive à la cour, déguisé en charpentier ; le bon duc n'a garde dele reconnaître. Il se prête à merveille à tout ce qu'il désire. L'autrepromet monts et merveilles, une maison comme on n'en a point fait. Ilest bien traité, bien accueilli, bien vêtu, bien nourri, logé dans laplus belle chambre et dans le plus beau lit où il ne peut dormir, letrouvant trop moelleux.

Le lendemain, le duc le mène à la forêt en grand appareil pour chercherles plus beaux arbres. Le duc et le faux charpentier se trouvent seulsun instant. Ils voient un arbre magnifique. Le faux charpentier prie leduc de l'aider à le mesurer ; et, pendant qu'il tient l'arbre embrassé,il l'y attache avec les rênes de son cheval et lui annonce qu'il va lebattre. Il le laisse, en effet, à demi mort, après lui avoir dit qui ilest et tout le mal qu'il lui a fait ; et c'est, lui dit-il, pour levêtement et le surtout que vous m'avez fait donner hier. Car Trubertrend toujours le mal pour le bien. Et il s’enfuit, emmenant avec soncheval celui du prince. Il les vend tous deux en route à un marchand,avec la pensée que celui-ci le paiera cher. En effet, il est rencontréet battu par les gens du duc, et les convainc à grand peine de soninnocence.

Mais Trubert n'est pas encore satisfait. Le duc a fait appeler les plushabiles médecins du pays, qui n'ont pu lui apporter de soulagement.Trubert, à l'aide de je ne sais quelle drogue, se teint les mains et levisage, se déguise en médecin et se présente sous les fenêtres dupalais, annonçant qu'il possède un « oignement » souverain. Onl'introduit auprès du pauvre prince ; il lui explique à merveille etpour cause, de quoi il souffre et en quelle partie de son corps, etpromet de le guérir en sept jours. Il demande seulement qu'on le laisseseul avec son malade, et que personne ne vienne, quelque bruit que l'onpuisse entendre.

Il se fait apporter un van, y fait entrer le duc tout nu, les braspassés dans les oreilles du van, et quand il lui est ainsi livré, il lefrotte sur tout le corps de son oignement, qui n'est qu'une abominableordure, et le roue de coups, assurant que c'est pour mieux faire entrerl'oignement, et l'auteur qui semble y prendre plaisir les comptesoigneusement.

Puis, pour compléter sa satisfaction. Trubert a soin de dire au duc quiil est et de lui rappeler tous les torts qu'il lui a faits, ets'éloigne après l'avoir enfermé à clé. La duchesse et les chevaliers duduc lui disent que son malade lui a donné bien de la peine etl'accablent de remercîments. Lui s'enfuit bien vite. Quand on songe àle poursuivre, un autre embarras survient au pauvre duc. Un princevoisin le vient défier et s'établir à quatre lieues de son château.Toute la Bourgogne est sur pied pour repousser l'envahisseur. Trubertse met aussi en campagne ; il revêt impudemment la belle robe qu'on luia donnée au château, monte sur le noble palefroi que lui a fait offrirla duchesse et se dirige vers le château du duc. Le narrateur s'étonnede son effronterie. Il nous dit qu'il semble qu'il n'a nul soin de lavie quand il se met dans de telles conditions en pareille aventure. Ilsera pendu et traîné sur la claie, s'il ne sait plus de mal quepersonne.

Mais Trubert n'a garde de se laisser prendre. Il n'a revêtu ces habitsque pour causer la ruine d'un autre et infliger au malheureux ducGarnier une nouvelle et terrible douleur. En route, il rencontre, dansle plus simple appareil, le neveu du duc qui revient d'un tournoi où ila été vaincu ; il a dû laisser, pour sa rançon, tout ce qu'ilpossédait. Trubert feint d'avoir pitié de son état, et pour qu'ilpuisse paraître décemment à la cour, il offre au pauvre chevalier quise confond en remerciements, son cheval et son vêtement. Mais à peinele neveu du duc est-il entré au château, que la duchesse qui, d'unefenêtre a cru reconnaître Trubert, donne ordre à son sénéchal de saisirle misérable, et, sans l'entendre, de lui faire expier tous ses crimes.Le sénéchal y court avec quatre sergents. En vain le malheureux veut-illeur dire qui il est. Il est roué de coups, et en hâte pendu haut etcourt par le sénéchal qui s'empresse à venger son maître.

Cependant le duc a convoqué tous ses vassaux ; il s'est, à grand peine,fait porter à son conseil, et là, il demande qui consentira à releverle défi de roi ennemi. Tous gardent le silence. Trubert qui s'estglissé parmi la foule, se présente hardiment. Il se donne pour unaventurier brabançon. Il sera le champion du duc. Le sénéchal engagecelui-ci à accepter. Il trouve que Trubert est un homme de grandevaleur. « Moult a les poings gros et carrés. Si vous m'en croyez, vousl'adouberez. » On l'habille magnifiquement, le duc l'arme lui-même. Illui promet sa fille en mariage avec la moitié de son duché. La jeuneprincesse lui chausse un éperon, l'embrasse et lui dit : que de monamour il vous souvienne, et lui donne sa guimpe pour enseigne. Laduchesse l'embrasse aussi et lui donne un merveilleux anneau d'or.

Trubert monte sur son cheval de guerre. Mais comme il ne s'est jamaisvu à pareille fête, à peine est-il en selle, que le cheval qui sent leséperons s'emporte ; le casque de Trubert, mal attaché, tourne sur sesépaules et l'aveugle (14). Trubert qui ne voit plus rien est emportécomme un ouragan. La sentinelle du parti ennemi qui le voit venirs'enfuit épouvantée, criant que c'est le diable en personne qui vientles combattre ; chacun s'écarte sur son passage, il traverse l'arméetout entière, jusqu'à ce que le cheval sans direction aille se jeter enun buisson. Trubert est précipité à terre, son casque se détache etlui-même il se retrouve à terre sans nul mal. « Jamais il n'eut tellejoie en son vivant. Il fut tout heureux quand il se vit à pied ; ilavait cru ne pouvoir jamais descendre. »

Un écuyer que le prince avait envoyé à sa suite pour savoir ce qu'ilarriverait de lui, l'a vu partir de ce galop furieux et entrer enl'armée ennemie, et la sentinelle s'enfuir. Il est revenu toutenthousiasmé raconter ses prouesses. Trubert lui-même, qui n'a eud'autres blessures que celles des ronces qui font égratigné, est revenutriomphant. Tout le monde l'admire et le félicite à l'envi ; le duc quise déclare sauvé par lui, lui renouvelle l'offre de sa fille. MaisTrubert tient, et pour cause, à aller chercher d'abord l'autorisationde son père, et refusant l'escorte magnifique qu'on lui offre, ils'éloigne en hâte.

Mais en tout ceci Trubert ne se contente pas de faire le mal à sonseigneur. Il tient à le lui apprendre bien vite, à lui faire savoir quec'est lui qui l'a fait. Ainsi cette fois, à peine est-il à cinq lieuesdu château, qu'il rencontre un sergent qui avait été attaché au neveudu duc si indignement mis à mort. Trubert se nomme à lui, et charge lepauvre homme, qui n'y entend autrement malice, de raconter au duc toutce qu'il a fait. Quand il a rempli naïvement son message, le duc sepâme de douleur, et, à peine remis, jure qu'il n'aura ni paix ni trêvejusqu'à ce qu'il ait eu raison de son persécuteur.

Il est inutile de suivre jusqu'au bout le conteur, qui, dans ladernière partie de son récit demeuré inachevé, use largement del'obscénité et va même jusqu'au sacrilège. Nous en avons assez vu pourpouvoir apprécier l'étrange conception de cette pièce si curieuse pourle temps et l'esprit qui l'a inspirée.

Deux tendances surtout y dominent. On voit que l'auteur se plaît àhumilier, à rabaisser, à ridiculiser, à couvrir de boue ce pouvoirféodal qui dans la réalité est si fort et pèse si lourdement sur lesépaules de tous. Il semble qu'il y ait là, pour le plus grand bonheurdes vilains, un rêve de vengeance satisfaite, la misère longtempsopprimée qui se venge, et qui à son tour opprime sans raison comme sansmesure. En effet le héros a cet autre caractère étrange qu'il n'a aucunmotif de rancune. Il semble que le trouvère ait voulu par avance enfaire une sorte de Méphistophélès, un être qui fait le mal pour le mal,avec bonheur, avec recherche et raffinement. Notez en effet que nul deces méfaits de Trubert n'a de raison ni d'excuse. Il n'a point d'injureà venger.

Tout au contraire, le prince est plein de bonté et d'humanité, il estl'homme le plus débonnaire du monde. Il pousse même parfois l'ingénuitéaussi loin que les princes de nos opérettes contemporaines. Il estplein d'égards et de courtoisie pour la prétendue sœur de sonpersécuteur. Il a toute raison de dire de celui-ci : « Il a le diableau corps. Je ne lui ai fait aucun mal et il me fait du pis qu'il peut. »

Et l'auteur semble tout à fait admirer ce personnage si tristementconçu : « Ah Dieu, s'écrie-t-il à un endroit, quel homme et qu'il saitde tromperies ! » et dans un autre endroit : Il est perdu « s'il nesait plus de mal que nul au monde. »

Ce n'est pas du reste la seule fois que l'imagination des Trouvères sesoit complu à rêver cette revanche des petits contre les forts, àmontrer les grands du monde vilipendés, bafoués à plaisir, outragésdans ce qu'ils ont de plus cher par de plus faibles qu'eux, et surtoutpar ces sortes de bohèmes mis au ban de la société. Dans cet étonnantpoëme de Renard, cette grande épopée railleuse qui a eu un si éclatantsuccès au moyen âge, on voit Renard ce rusé, ce roué, cet Ulysse, ceMéphistophélès, ce Panurge du moyen âge, après avoir joué les tours lesplus indignes à tous les animaux et aux plus puissants et aux plusredoutés d'entre eux, à Brun l'ours, à Tibert le chat, au loupYsengrin, son compère, et à la louve dame Hersent, sa commère, osers'en prendre au roi lui-même, à Dant Noble le puissant. Et cependantDant Noble s'est montré pour lui tout à fait débonnaire; il a un faiblepour lui, il est toujours prêt à le défendre contre ses ennemis, àadoucir dans la pratique les sentences qu'il est obligé de rendre. Cequi n'empêche pas Renard de lui faire les plus sensibles outrages.

Quand Noble, cédant à l'animosité générale contre cet ennemi public,cet effronté pillard qui a blessé tout le monde, est venu suivi de tousles animaux, ses vassaux, mettre le siège devant le repaire du bandit,une nuit que tous les assiégeants lassés de la longueur du siège sontprofondément endormis, Renard sort sans bruit de son repaire et liechacun des assiégeants par le pied ou par la queue à l'arbre souslequel il est couché. Le roi lui-même est ainsi attaché. Renard faitpis encore (15). Il surprend la reine, dame Fière, endormie, etl'outrage ; et comme Noble, brusquement éveillé par le cri qu'ellepousse, veut s'élancer à son secours, peu s'en faut, dit le texte, quesa queue ne soit rompue de l'effort. Il l'a étendue d'un granddemi-pied. Ce n'est pas tout encore. Malgré ses justes ressentimentspersonnels, sur les supplications de dame Ermeline, Noble a pardonnéencore une fois. Il a remis Renard en liberté, l'engageant à s'amender,jurant que, s'il y a récidive, il sera pendu sans miséricorde. Mais,tout à coup, on a découvert un nouveau méfait de l'incorrigible drôlequi se sauve en hâte et grimpe sur un chêne. On vient l'y assiéger. Iltenait une roche en son poing. Il en frappe le roi lui-même auprès del'oreille. « Pour cent marcs d'or, le roi ne saurait s'empêcher detomber à terre. »

L'invention parait si amusante au moyen âge, qu'il se la fait répéter àplusieurs reprises. Dans une autre branche, La bataille de Renard etd'Ysengrin, on voit le lion se complaire à redire lui-même, avec unlong détail, toutes les insultes dont il a été l'objet. « Il n'y eutbaron qui ne fût lié à un arbre. Il lia jusqu'à moi-même, puis s'enalla vers la reine qu'il vit reposer étendue sur le dos. Il fut toutprès de me faire honte. A son cri, je me levai. Je tirai si fort que jefus blessé... J'eus presque rompue la queue qui était fortementétendue... Je commandai d'abattre le chêne... Il s'approcha un peu deterre ; il tenait en sa main un grand bâton. Il m'en donna un tel coupauprès de l'oreille, que j'en eus la tête toute vermeille. J'eus beaufaire et me bien tenir, il me fallut tomber à terre. »

Il est évident que le populaire prenait grand plaisir à voir sesmaîtres traités, à tous égards, comme de simples mortels, et subissantles mêmes mésaventures.

On voit combien de renseignements piquants, dans ces histoires plus oumoins invraisemblables, les fabliaux nous présentent sur la conditionmorale des vilains au XIIIe siècle.

Nous les y avons vu méprisés, insultés, foulés aux pieds. Nous avons vuen même temps quelles sourdes rages ils couvaient en leur cœur. Nous yavons pu entrevoir aussi des perspectives plus riantes et, dans lesmisères du présent, se préparer les compensations de l'avenir.


NOTES :
(1) En tout ordre d'idées, le mot de vilain indique infériorité. Mariede France semble lui donner ce sens dans l'ordre intellectuel. Au débutde ses fables, elle dit qu'elle va entreprendre la traduction d'Ésope,« pour obéir à la requête d'un qui est fleur de chevalerie ; puisquetel homme l'en a requise elle ne peut s'y refuser. »  Or ke m'en teigne pur vileine / Mult deis fere pur sa preière. Ici vileine veut dire insuffisante, incapable.
(2) Ce qui est assez curieux, c'est de voir, au XVIIe siècle, Regnard,dans un sonnet, terminer de la même façon une pièce qui a commencé enidylle.
(3) La pensée s'est conservée dans le dicton populaire : « Faites dubien à un vilain, il dira qu'on lui nuit. »
(4) Cela fait songer à un passage de Bossuet. V. Bossuet, Orais. fundu prince de Condé : a Loin de nous les héros sans humanité, etc. »
(5) Par un sentiment analogue à celui que nous avons mentionné plushaut, on lui reproche cette économie et cette ardeur au travail. Unprêtre de La Croix-en-Brie, auteur du fabliau du Renard, de l'Ours etdu Vilain Liétart, se moque du vilain qui trouve qu'il est arrivé troptard à sa besogne. « Mais repos, ni aise, ni tranquillité ne plaît nine convient au vilain. Il n'a désir de rester en son lit dès qu'il voitapparaître le jour. Le vilain ne peut avoir nulle aise, mais il veutaller faire son ouvrage » Sans doute le curé trouve qu'il ne célèbrepas assez les fêtes. — Le paysan de La Fontaine se plaint aussi qu'il yen a trop.
(6) Du reste, cette aisance de Constant Desnoes est devenue proverbialeau moyen âge. L'auteur du Vilain Liétiart, parle d'un autre vilain quiavait beaucoup d'avoir qui était « tenanz esparnable, et riche plus queConstanz Desnoes. » Il a huit boeufs à sa charrue, etc.
(7) V. Le Vilain Mire de Bérengier, etc.
(8) V. Hist. litt., t. XXIII, p. 203 : Quoique je die ne quoi non /Nus n'est vilains, se de cuer non / Vilains est qui fet vilenie, / Jatant n'est de haute linguie.
(9) V. Hist. litt., t. XXIII, p. 212 : Nus qui bien face n'estvilains ; / Mes de vilanie est toz plains / Hauz homs qui laide viemaine. / Nus n'est vilaine, s’il ne vilaine.
(10) Omne animi vitium tanto conspectius in se / Crimen habet, quantomajor qui peccat habetur.
(1l) Incipit ipsorum contra te stare parentum / Nobilitas claramquefacem praeferre pudendis.
(12) Cela rappelle aussi le discours de Géronte à Dorante dans le Menteur.
(13) V. le Roman de Trubert, par Douin de Lavesne, nouveau recueil,par Méon, 1823, t. I, p. 192, et Hist. litt., t. XIX, p. 734-747, ett. XXIII, p. 114. L'auteur ne semble pas avec tout cela favorable auxvilains. Il écrit, vers 510: « Moi-même je témoigne et dis : Celui quifait du bien au vilain celui-là se perd : Qui à vilain fit bien, si sepert.
(14) « On lui avait fermé son casque qui a tourné. Par derrière en sontles œillets. Il semble qu'il ait les yeux par derrière. » Du reste cen'est pas là, comme on pourrait le croire, une folle invention dupoète, mais le souvenir d'un fait historique, et cela pourraitpeut-être nous donner la date du poème. Guillaume de Nangis raconte, àpropos de Guy de Montfort, à la bataille de Tagliacozzo, un faitanalogue : Ileucques il avint une mervilieux aventure, que ces hyaumesli tourna ce devant derrière, si que à peine l'alaine ne li faloit, nene veoit goute ; mais il feroit à destre et à senestre, ne savoit ou,comme hors du sens. Quant Erars de Valeri le vit en tel point et en sigrant péril si ot pitié de son travail et s'aprocho de li et le pritaux mains par le hyaume si que il i retourna ariére à son droit. Etquant Guys senti qu'il fu pris par le hyaume, si haussa s'espée que ilcuide estre près de ses anciens et feri Erar un trop merveilleux coup,et eust tantost recouvré l'autre se il ne l'eust recongneu à lavois.    (Cité par Jubinal. Rutebeuf.)
(15) Comment Renard conchia Brun li Ours du Miel. Roman de Renard, t.II, p. 72.