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[Colportage] : Jeune et belle, conte nouveau.- Troyes :Jean Garnier, [s.d.].- 47 p. ; 15 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.VII.2008)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Orthographe etgraphieconservées (y compris, fautes et coquilles de l'édition).
Texte établi sur l'exemplaire de laMédiathèque (bm Lx  : Norm br 1116).

Jeuneet belle
conte nouveau

~*~

ILy eut jadis une savante Fée qui voulut résister à l’amour ; mais cepetit Dieu étoit encore plus savant qu’elle : il la rendit sensible,sans même employer tout son pouvoir. Un beau Chevalier arriva dans lacour de la Fée en cherchant des aventures : il étoit aimable, fils deroi, & fameux par mille belles actions. Sa valeur étoit connuede la Fée ; la renommée en avoit porté le bruit jusques dans ce Royaume.

La personne de ce jeune prince répondoit si bien à sa haute réputation,que la Fée, touchée de tant de charmes, reçut en peu de temps les voeuxque le beau Chevalier lui offrit. La Fée étoit belle ; il en étoitvéritablement amoureux : elle l’épousa et le rendit, par son hymen, leplus riche et le plus puissant Roi de l’univers. Ils furent long tempsheureux après s’être unis pour toujours.

La Fée vieillit, et le Roi son époux, quoiqu’il eût vieilli comme elle,cessa de l’aimer dès qu’elle ne fut plus belle. Il s’attacha à dejeunes beautés de sa Cour ; la Fée en sentit une jalousie qui devintfuneste à plusieurs de ses rivales.

Elle n’avoit eu qu’une fille de son mariage avec le beau Chevalier,c’étoit l’objet de toute sa tendresse, et elle étoit digne del’attachement qu’elle avoit pour elle.

Les Fées ses parentes l’avoient douées à sa naissance de l’esprit leplus charmant, de la beauté la plus aimable, de graces encore plustouchantes que la beauté : elle dansoit au-dessus de tout ce qu’on ajamais vu, et sa voix enlevoit tous les coeurs.

Sa taille étoit parfaitement belle, sans être des plus grandes ; sonair étoit noble, ses cheveux du plus beau noir du monde, sa bouchepetite et gracieuse, ses dents d’une blancheur surprenante ; ses beauxyeux étoient noirs, vifs et touchans ; et jamais des regards si perçanset si tendres, n’ont fait naître tant d’amour dans les coeurs.

La Fée l’avoit nommée JEUNE et BELLE : elle ne lui avoit point encorefait de dons ; elle avoit suspendu cette faveur, pour juger mieux dansla suite par quelle espèce de bonheur elle pourroit assurer celui d’unefille qui lui étoit si chère.

Les infidélités du Roi affligeoient sans cesse la Fée ; le malheur den’être plus aimée lui fit imaginer que le plus doux des biens étoitd’être toujours aimable. Ce fut, après mille réflexions, la félicitédont elle doua Jeune et Belle : elle avoit alors seize ans ; la Féeemploya toute sa science pour la faire demeurer toujours telle qu’elleétoit alors.

Que pouvoit-elle donner de plus précieux à Jeune et Belle, que lebonheur de ne jamais cesser d’être semblable à elle-même.

La Fée perdit le Roi son époux ; et quoiqu’il fût des long-tempsinfidèle, sa mort lui fit sentir une si véritable douleur, qu’ellerésolut d’abandonner son Empire et de se retirer dans un châteauqu’elle avoit fait bâtir en un pays très-désert ; il étoit entouréd’une forêt si vaste, que la Fée seule en pouvoit démêler les chemins.

Cette résolution affligea Jeune et Belle, elle ne vouloit point quitterla Fée, mais elle lui ordonna absolument de demeurer, et avant que dese retirer dans son désert, rappellant, dans le plus beau Palais dumonde, les plaisirs et les jeux, qu’elle en avoit depuis long-tempsexilés, elle en composa la Cour de Jeune et Belle, qui, dans cetteagréable compagnie, se consola quelque temps après de l’absence de laFée. Tous les Princes et les Rois qui se croyoient dignes de plaire (etl’on se flattoit beaucoup moins alors qu’en ce temps ici) vinrent enfoule à la Cour de Jeune et Belle, essayer, par leurs soins et par leuramour, de rendre sensible une si aimable Princesse.

Jamais rien n’a égalé la magnificence et les agrémens du Palais deJeune et Belle : tous les jours y étoient marqués par des fêtesnouvelles ; tout le monde y étoit heureux, excepté ses amans, quil’adoroient sans espérance : aucun n’étoit regardé favorablement ; maisils la voyoient sans cesse, et ses regards les plus indifférens étoientdignes de les arrêter pour toujours.

Un jour Jeune et Belle, satisfaite de sa félicité et de la douceur deson règne, se promenoit dans un bois charmant, suivie seulement dequelques-unes de ses Nymphes, pour mieux goûter le plaisir de lasolitude. Une douce rêverie l’entretenoit ; que pouvoit-elle penser quine lui fût agréable ? Elle sortit du bois insensiblement, et tourna sespas vers une prairie délicieuse, émaillée de mille fleurs.

Ses beaux yeux étoient occupés par cent objets différens et agréables,quand elle apperçut un troupeau qui paissoit dans la prairie, au bordd’un petit ruisseau, qui, roulant sur des cailloux, formoit par seseaux, un doux murmure : il étoit ombragé d’une touffe d’arbres ; unjeune Berger, couché sur l’herbe, dormoit tranquillement au bord d’unruisseau ; sa houlette étoit appuyée contre un arbre, et un joli chien,qui paroissoit plutôt favori de son maître que gardien du troupeau,étoit couché près du Berger.

Jeune et Belle s’approcha du ruisseau, et jetta ses regards sur leBerger. Quelle vue ! L’amour lui-même dormant entre les bras de Psyché,ne brilloit pas de plus de charmes.

La jeune Fée s’arrêta, et ne put se défendre de quelques mouvemensd’admiration, qui furent bientôt suivis de sentimens plus tendres. Lebeau Berger paroissoit avoir dix-huit ans ; il étoit d’une tailleavantageuse ; ses cheveux bruns naturellement frisés par grossesboucles, accompagnoient parfaitement le plus aimable visage du monde.

Ses yeux que le sommeil tenoit alors fermés, cachoient à la Fée denouveaux feux, dont l’amour vouloit se servir encore pour redoubler satendresse pour le Berger.

Jeune et Belle sentit une émotion inconnue à son coeur ; et il ne luifut plus possible de s’éloigner de ce lieu.

Les Fées ont les mêmes privilèges que les Déesses : elles aiment unBerger quand il est aimable, comme s’il étoit le plus grand Roi del’univers, car tout est au-dessous d’elles.

Jeune et Belle trouva trop de plaisir dans ses sentimens pour chercherà les combattre : elle aima tendrement et ne songea plus dès ce momentqu’au bonheur d’être aimée : elle n’osa réveiller le beau Berger, depeur de lui laisser remarquer son trouble ; et se faisant un plaisir delui découvrir son amour d’une manière galante et agréable, elle serendit invisible pour jouir de l’étonnement qu’elle lui alloit causer.

Aussi-tôt une musique charmante se fit entendre ; quelle symphonie !elle alloit au coeur. Ces sons gracieux réveillèrent ALIDOR ; c’étoit lenom du beau Berger ! il crut quelques momens que c’étoit un songeagréable ; mais quelle fut sa surprise, quand, en se levant de dessusle gazon où il étoit couché, il se trouva vêtu d’un habit galant etmagnifique ; il étoit jaune, gris-de-lin et argent : sa panetière étoittoute brodée de chiffres de Jeune et Belle, et attachée avec uneécharpe de fleurs ; sa houlette étoit d’un travail merveilleux, ornéede pierres précieuses de différentes couleurs, qui formoient desdevises galantes, son chapeau étoit de jonquilles et de hyacinthesbleues, entrelassées avec beaucoup d’art.

Content et surpris de sa nouvelle parure, il se mira dans le ruisseauprochain ; et Jeune et Belle craignit, cent fois pour lui dans cemoment la destinée du beau Narcisse.

La surprise d’Alidor augmenta encore en voyant ses moutons chargésd’une soie plus blanche que la neige, au lieu de leur toison ordinaire,et couverts de mille noeuds de rubans de différentes couleurs.

Sa brebis la plus chérie étoit aussi plus parée que les autres : ellevint à lui en bondissant sur l’herbe, paroissant fière de sonajustement.

Le joli chien du Berger avoit un collier d’or, où de petites émeraudesenchassées, formoient ces quatre vers :

Lorsque l’on veut brûler d’une ardeur immortelle,
Qu’un tendre coeur est alarmé !
Etre charmant suffit pour être aimé ;
Mais pour le rendre heureux, il faut être fidèle.

Le beau Berger jugea par ces vers que c’étoit à l’Amour qu’il devoitson agréable aventure. Le soleil étoit couché alors : Alidor, occupéd’une aimable rêverie, reprit le chemin de sa cabane ; il n’y remarquanul changement au-dehors ; mais à peine y fut-il entré, qu’une odeurdélicieuse lui annonça quelque chose de nouveau. Il trouva sa petitecabane tapissée d’un tissu de jasmin et de fleur d’orange : les rideauxde son lit étoient de la même espèce, relevés par des guirlandesd’oeillets et de roses ; une fraîcheur agréable entretenoit ces fleursdans toute leur beauté.

Le parquet étoit de porcelaine, sur lequel on voyoit représentéestoutes les histoires des Déesses qui avoient aimé des Bergers : Alidorle remarqua, il avoit beaucoup d’esprit, les Bergers de cette contréen’étoient pas des Bergers ordinaires.

Quelques-uns d’entreux descendoient ou de Rois ou de grands Princes ;et Alidor tiroit son origine d’un Souverain qui avoit long-temps régnésur ces peuples avant qu’ils fussent sous la domination des Fées.

Jusques alors le beau Berger avoit été insensible : mais il commença desentir, sans avoir encore d’objet déterminé, que son jeune coeur brûloitde se rendre : il mouroit d’impatience de connoître la Déesse ou la Féequi lui donnoit des marques de tendresse si galantes et si gracieuses.

Alidor se promenoit avec une douce inquiétude, qu’il n’avoit jamaissentie : la nuit vint, il parut une agréable illumination, qui fit unnouveau jour dans la cabane. La rêverie d’Alidor fut interrompue par unrepas délicat et magnifique, qui fut servi devant lui. Quoi, dit leBerger en souriant, toujours de nouveaux plaisirs, et personne pour lespartager avec moi ! Son joli chien voulut l’agacer, mais Alidor étoittrop occupé pour répondre à ses caresses. Le Berger se mit à table : unpetit Amour lui présenta à boire dans une coupe faite d’un seul diamant; il soupa assez bien pour le héros d’une aventure. Il voulut faire desquestions au petit Amour ; mais au lieu de lui répondre, cet enfanttiroit des flèches ; & dès qu’elles atteignoient le Berger,elles se changeoient en eau, d’une odeur merveilleuse. Alidor compritbien par ce badinage que le petit Amour n’avoit pas ordre de luiexpliquer ce mystère. La table disparut dès qu’Alidor cessa de manger,et le petit Amour s’envola.

Une symphonie charmante se fit entendre : elle faisoit naître milletendres sentimens dans le coeur du beau Berger ; son impatienced’apprendre à qui il devoit tant de plaisirs, redoubloit sans cesse, etce fut avec beaucoup de joie qu’il entendit chanter ces paroles :

Sous quelle forme, Amour, lanceras-tu tes traits,
A ce jeune Berger que j’aime ?
Satisfait de mon coeur, de ma tendresse extrême
Le sera-t-il aussi de mes foibles attraits ?
Il ne sauroit douter de mon ardeur sincère :
Mais ce n’est pas assez pour plaire.
Puissant Amour, prends soin d’augmenter ma beauté,
Je n’en prendrai que trop de ma fidélité.

Paroissez donc, objet charmant, s’écria le Berger ; achevez, par votreprésence, de combler ma félité : je vous crois trop aimable pourpouvoir jamais cesser d’être fidèle à vos charmes.

On ne répondit rien à ses paroles : la symphonie finit peu après ; etun profond silence régna alors dans la cabane & invita leBerger aux douceurs du sommeil. Il se jetta sur son lit, &s’endormit avec quelque peine, agité par son impatience & parson naissant amour.

Le chant des oiseaux le réveilla au point du jour ; il sortit de sacabane, & conduisit son joli troupeau dans le même lieu où lejour précédent avoit commencé sa bonne fortune. A peine s’étoit-ilassis au bord du ruisseau, qu’un pavillon d’étoffe fort brillant,couleur de feu, vert & or, se trouva attaché aux branches desarbres pour garantir Alidor de l’ardeur du soleil. De jeunes Bergers& de belles Bergeres des environs arriverent en ce lieu ; ilscherchoient Alidor ; son pavillon, son troupeau & sa parure lesjetterent dans un grand étonnement.

Ils s’avancerent en diligence & lui demanderent, avec beaucoupd’empressement, la cause de tant de merveilles : Alidor sourit de leursurprise & leur apprit tout ce qui lui étoit arrivé. Plus d’unberger en sentit de la jalousie, & plus d’une Bergere en rougitde dépit. Il y en avoit peu dans cette contrée qui n’eussent formé desdesseins sur le coeur du beau berger ; & une Déesse ou une Féeleur paroissoit une trop dangereuse rivale.

Jeune et Belle, qui ne perdoit guere son Berger de vue, souffritimpatiemment la conversation des Bergeres : il y en avoit de charmantesparmi elles ; & une Bergere fort aimable, peut être une rivaleredoutable à une Déesse même.

L’indifférence qu’Alidor marqua pour elles rassura la jeune Fée, lesBergers quitterent Alidor avec peine, & conduisirent leurtroupeau plus avant dans la prairie.

Peu de momens après, qu’il n’y eut plus qu’une troupe de Bergers avecAlidor, un festin délicieux parut servi sur une table de marbre blanc,des liéges de verdure s’éleverent autour, & alidor fit part dece repas aux Bergers de ses amis qui l’étoient venu joindre. Ens’asseyant à table, ils se trouverent tous vêtus d’habits galans, maismoins magnifiques que celui d’Alidor, qui parut alors tout brillant depierreries.

Une musique champêtre, mais gracieuse, fit retenir les échos d’alentour; & l’on entendit chanter ces paroles :

Admirez d’Alidor le suprême bonheur :
C’est par lui que l’amour m’a fait sentir ses armes :
Bergers, qui connaissez ses charmes
Respectez le choix de mon coeur.

L’étonnement des Bergers redoubloit à tous momens. Une troupe de jeunesBergeres arriverent au bord du ruisseau ; le bruit de la symphonie lesattiroit bien moins en ce lieu que le desir de voir Alidor ; oncommença sous les arbres un petit bal champêtre & très-agréable.

La jeune Fée, qui étoit invisible, mais toujors présente, prit en unmoment, avec six de ses nymphes, les plus jolis habits de Bergers qu’oneût jamais vus : elles n’étoient parées que de guirlandes de fleurs ;leurs houlettes en étoient ornées, & Jeune & Belle,coëffée simplement avec des jonquilles, qui faisoient un effet charmantdans les beaux cheveux noirs, parut la plus merveilleuse personne dumonde.

L’arrivée de ces belles Bergeres surprit toute l’assemblée ; toutes lesbeautés de ce lieu en sentirent du dépit ; il n’y eut pas un Berger quine cherchât avec empressemens à leur faire les honneurs de la fête.

Jeune & Belle, inconnue parmi eux pour une Fée, n’en reçut pasmoins d’honneurs & ne s’attira pas moins de voeux. C’est labeauté qui fait recevoir les hommages les plus sinceres : Jeune& Belle fut flattée des effets de la sienne, où sa dignitén’avoit point de part.

Pour Alidor, dès qu’elle parut dans l’assemblée, oubliant que l’amourqu’une Déesse ou une Fée avoit pour lui l’obligeoit à quelque attentionpour ne lui pas déplaire, il vola près de Jeune & Belle,& s’en étant approché de la meilleure grace du monde : Venez,Belle Bergere, lui dit-il, venez prendre une place plus digne de vous :Une si merveilleuse personne est trop au-dessus de toutes les autresbeautés pour demeurer confondue parmi elles. Il lui présenta la main ;et Jeune et Belle, charmée des sentimens que sa vue commençoitd’inspirer à son Berger, se laissa conduire : Alidor la mena sous cepavillon brillant, qui s’étoit trouvé le matin attaché aux arbres dèsqu’il étoit arrivé dans ce lieu. Une troupe de jeunes Bergers apporta,par les ordres d’Alidor des faisseaux de fleurs et de verdure, et enélevèrent un espèce de petit trône, où Jeune et Belle se plaça. Le beauBerger se mit à ses pieds ; ses Nymphes s’assirent auprès d’elle, et lereste de l’assemblée forma un grand cercle, où chacun se rangea suivantson inclination.

Ce lieu, orné de tant de beautés, faisoit le plus agréable spectacle dumonde ; le bruit de l’eau se mêloit à la symphonie, et il sembloit quetous les oiseaux des environs se fussent assemblés dans ce lieu, pourprendre part à la fête. Un nombre infini de Bergers se détachoient partroupes pour venir faire leur cour à Jeune et Belle. Un d’entr’eux,nommé Iphis, s’approchant de la jeune Fée : Quelque belle que soit laplace que vous a fait prendre Alidor, dit-il à Jeune et Belle, elle estpeut-être très-dangereuse à occuper. Je le crois, lui dit la Fée avecun sourire capable d’enlever tous les coeurs, les Bergeres de ce hameauauront sans doute quelque peine à me pardonner la préférence qu’Alidorsemble m’avoir donnée sur tant de beautés qui la méritoient mieux quemoi. Non, lui dit Iphis, nos Bergères se rendront plus de justice ;mais une Déesse aime Alidor. Iphis conta alors à Jeune et Belle toutel’aventure du beau Berger. Quand il eut achevé son récit, la jeune Féese tournant vers Alidor, d’un air gracieux ; je ne veux point, luidit-elle, d’une aussi redoutable ennemie que la Déesse dont vous êtesaimé : apparamment elle ne m’avoit pas destiné la place que j’occupe,mais je la lui rendrai : elle se leva en achevant ses paroles.Demeurez, lui dit Alidor, en la regardant tendrement et en l’arrêtant ;demeurez, belle Bergère : il n’est point de Déesse dont je ne sacrifiela tendresse au plaisir de vous adorer ; et celle dont vous a parléIphis n’est pas fort savante, du moins en amour, puisqu’elle a permisque je vous aie vue. Jeune et Belle ne put répondre à Alidor : on lavint prendre dans ce moment pour danser ; et jamais on ne s’en estacquitté avec plus de graces. Elle prit le beau Berger, qui se surpassalui-même. Jamais les plus magnifiques festins de la Cour de Jeune etBelle ne lui avoient fait tant de plaisir que cette assembléechampêtre. L’amour embellit tous les lieux où l’on peut voir ce quel’on aime.

Alidor sentoit augmenter à tous momens son amour, et faisoit millesermens de sacrifier toutes les Déesses et toutes les Fées de l’universau tendre amour que lui inspiroit sa Bergère. Jeune et Belle étoitcharmée des sentimens du beau Berger ; mais elle voulut éprouverquelques momens sa tendresse. Iphis étoit aimable : et si Alidor n’eûtpas été présent, on l’auroit sans doute admiré. La jeune Fée lui parladeux ou trois fois d’un air assez gracieux, et dansa plusieurs foisavec lui.

Alidor en sentit une jalousie aussi vive que son amour : Jeune et Bellele remarqua, et s’en croyant plus sûre du coeur de son Berger, ellecessa de lui faire de la peine : elle ne parla plus à Iphis le reste dela journée, et Alidor eut ses regards les plus favorables. Hé, quelsregards ! Ils portoient l’amour dans les coeurs les plus insensibles.

Le jour finit ; cette belle troupe se sépara à regret : mille soupirssuivirent Jeune et Belle : elle défendit à tous les Bergers del’accompagner ; mais elle promit en peu de mots à Alidor que lelendemain il la reverroit dans la prairie. Elle quitta ensuite la belletroupe, et ses Nymphes la suivirent. Les Bergers les laissèrent partir: ils espéroient qu’en les suivant d’un peu loin, ils pourroientapprendre, sans être apperçus, quel étoit le hameau de ces divinespersonnes : mais dès que Jeune et Belle eut gagné un petit bois qui ladérobait aux yeux des Bergers, elle disparut avec ses Nymphes : elless’amusèrent quelque temps à regarder les Bergers chercher inutilementla route qu’elles avoient prises. Jeune et Belle remarqua avec plaisirqu’Alidor paroissoit un des plus empressés. Iphis se désespéroitd’avoir tardé un peu trop à les suivre ; et beaucoup d’autres Bergers,dont les nymphes avoient fait la conquête, passèrent une partie de lanuit à les chercher dans le bois aux environs.

Quelques Auteurs ont assuré que les Nymphes, autorisées par l’exemplede la jeune Fée, trouvèrent quelques-uns de ces Bergers plus aimablesque tous les Rois qu’elles avoient vus jusques alors.

Jeune et Belle retourna dans son Palais : et bien qu’une Fée toujoursoccupée de mille soins différens, pût s’absenter sans conséquence, elletrouva tous ses amans bien inquiets de ne l’avoir point vue de toute lajournée ; mais pas un n’osa lui en faire des reproches : il falloitêtre amant soumis et respectueux près Jeune et Belle, ou recevoird’elle un ordre de se retirer de sa Cour. Ils n’osoient même lui parlerde leur tendresse : ce n’étoit que par leurs soins, leur respect etleur constance, qu’ils espéroient enfin de la toucher.

Jeune et Belle parut peu occupée de tout ce qui se présentera à sesyeux : elle soupa peu : elle rêva souvent, et les Princes  sesamans, attentifs à toutes ses actions, crurent l’avoir entenduesoupirer plusieurs fois. Elle congédia toute sa Cour de fort bonneheure, et se retira dans son appartement.

Quand on doit revoir ce qu’on aime, tout ce qui se présente enattendant ce moment agréable,  paroit bien froid &bien ennuyeux.

La jeune Fée, avec les Nymphes qui l’avoient suivie tout le jour,cachées dans un nuage, furent en un instant à la cabane du beau Berger.Il y étoit retourné fort triste de n’avoir pu trouver le cheminqu’avoit pris sa divine Bergère. Tout étoit aussi charmant dans sacabane que quand il l’avoit quittée ; mais en rêvant, ayant baissé lesyeux sur le parquet de sa petite chambre, il s’apperçut qu’il étoitchangé, au lieu des histoires des Déesses qui avoient eu de l’amourpour des Bergers, il vit en la place les exemples terribles des amansinfortunés qui ne s’étoient pas rendus dignes de la tendresse de cesdivinités.

Vous avez raison, s’écria le beau Berger, en regardant ces petitespeintures ; vous avez raison, Déesse : je mérite votre courroux, maispourquoi avez-vous permis qu’une Bergère trop aimable vint s’offrir àmes regards ? Hé ! quelle divinité peut défendre un coeur contre sescharmes ?

Jeune et Belle étoit déjà dans la cabane, quand Alidor prononça cesparoles : elle en sentit toute la douceur, et sa tendresse en redoublaencore.

Il parut, comme le jour précédent, un repas magnifique ; mais Alidorn’en fit pas un si bon usage que la veille : il étoit amoureux,& même un peu jaloux ; car il se souvenoit toujours que saBergère avoit parlé avec quelque attention à Iphis.

Cependant la promesse qu’elle lui avoit faite qu’il la reverroit lelendemain dans la plaine, adoucissoit un peu ses chagrins.

Le petit amour le servir pendant le repas ; mais Alidor, occupé de sanouvelle inquiétude, ne lui dit pas un seul mot. La table disparut ;& le jeune enfant, s’approchant d’Alidor, lui présenta deuxboëtes de portraits magnifiques, puis il s’envola.

Le beau Berger ouvrit avec précipitation une des boëtes : ellerenfermoit le portrait d’une jeune personne d’une beauté si parfaite,que l’imagination peut à peine la représenter : au-dessous de cemerveilleux portrait, ces paroles étoient écrites en lettres d’or :

Ton bonheur est attaché à ta tendresse.

Il faut avoir vu ma bergère, dit Alidor, en regardant ce beau portrait,pour n’être pas enchanté d’une si charmante personne : il referma laboëte, & la mit négligemment sur une table.

Il ouvrit l’autre boëte, que le petit Amour lui avoit donnée ; maisquel fut son étonnement, quand il y vit le portrait de sa Bergère,brillant de tous ces charmes qui avoient fait une si vive impressionsur son coeur !

Elle étoit peinte telle qu’il l’avoit vue cette même journée, coëfféeavec des fleurs ; et le peu que l’on voyoit de son habit paroissoitcelui d’une Bergère. Le beau Berger étoit si transporté de son amour,qu’il fut long-temps sans s’appercevoir que ces paroles étoient écritesau-dessous du portrait :

Oublie ses appas, ou ton amour te sera funeste.

Hé ! sans ma Bergère, s’écria Alidor, est-il quelque félicité ? Cetransport charma Jeune et Belle. Le beau portrait que méprisoit Alidorn’étoit qu’un portrait d’imagination : la jeune Fée avoit voulu voir sison Berger la préféreroit à une si belle personne, qui lui paroissoitune Déesse ou une Fée. Satisfaite de l’amour d’Alidor, elle retourna àson Palais, après avoir assemblé ses Nymphes par un signal, dont ellesétoient convenues.

C’étoit de faire briller en l’air quelques éclairs ; et c’est de là quesont venus ceux qui ne sont point suivis du tonnerre.

Les Nymphes revinrent : elles avoient voulu voir aussi ce que faisoientleurs amans ; quelques unes furent assez contentes ; elles lestrouvèrent occupés d’elles, et en parlant avec empressement. Maisd’autres furent moins satisfaites des effets de leurs beautés : ellestrouvèrent leurs Bergers profondément endormis. On paroît quelquefoisfort amoureux dans la journée, et on ne l’est pas assez pour veiller lanuit. La jeune Fée se coucha en arrivant à son Palais, charmée del’amour de son Berger ; elle n’étoit agitée que de la douce impatiencede le revoir.

Pour Alidor, il dormit peu ; et sans s’inquiéter des menaces qu’on luiavoit fait lire au-dessous des deux petits portraits, il ne songea qu’àretourner dans la prairie ; il espéroit d’y voir sa Bergère dans lajournée ; il ne croyoit pas pouvoir y arriver trop tôt.

Il conduisit son aimable troupeau au lieu fortuné où il avoit vu Jeuneet Belle : son joli chien eut soin de le garder : le beau Berger nepouvoit songer qu’à sa Bergère.

Jeune et Belle fut occupée malgré elle cette journée à recevoir desAmbassadeurs de plusieurs Rois des contrées voisines ; jamais audiencene furent si courtes ; cependant, une partie du jour se passa à cesennuyeuses cérémonies. La Jeune Fée souffroit autant que son Berger, àqui une vie impatience faisoit sentir mille tourmens.

Le soleil étoit couché ; Alidor crut enfin ne point voir ce jour-là sadivine Bergère ; quelle douleur pour lui !

Il se plaignit, il soupira mille fois, il fit ces vers sur son absence,et avec le fer de sa houlette, il les grava sur un jeune ormeau.

*Vous, dont Vénus ne peut regarder sans envie
La brillante beauté par les graces suivie :
O vous, pour qui l’amour prodigua tant d’attraits,
Que ce Dieu qui vous fit si charmante et si belle,
Est plus sûr de blesser par vous que par ses traits !
Bergère, que pour moi votre absence est cruelle !
Destiné loin de vous à passer tout un jour,
A ma tristesse au moins je veux être fidèle ;
Elle a rapport à mon amour.

Il achevoit de graver ces vers, quand Jeune et Belle parut de loin dansla plaine avec ses Nymphes, toujours vêtus en Bergères. Alidor lesreconnut d’une distance très-éloignée ; il courut, il vola vers Jeuneet Belle, qui le reçut avec un sourire charmant, digne de faire lafélicité des Dieux mêmes.

Il lui parla de son amour avec une ardeur capable de persuader un coeurmoins touché que celui de la jeune Fée : elle voulut voir ce qu’ilavoit gravé sur l’arbre, et elle fut charmée de l’esprit et de latendresse de son Berger. Il lui conta tout ce qui lui étoit arrivé lesoir précédent, et lui offrit mille fois de la suivre au bout du mondepour fuir l’amour qu’une Déesse ou une Fée avoit malheureusement prispour lui. J’y perdrois trop si vous fuyiez cette Fée, repritgracieusement Jeune et Belle : il n’est plus temps de vous cacher messentimens, puisque je suis contente des vôtres. C’est moi, c’est moiqui vous ai donné des marques d’une tendresse qui fera à jamais, sivous m’êtes fidèle, votre bonheur et le mien.

Le beau Berger, transporté d’amour et de joie, se jetta à ses pieds ;son silence en fit plus entendre à la jeune Fée que n’auroient fait lesdiscours les mieux suivis Jeune et Belle le fit lever, et il se trouvavêtu d’un habit superbe, puis la Fée, touchant la terre avec sahoulette, il parut un char magnifique, tiré par douze chevaux blancs,d’une beauté surprenante ; ils étoient attelés quatre de front. Jeuneet Belle monta dans le char ; elle fit asseoir le beau Berger auprèsd’elle : les Nymphes y trouvèrent aussi leurs places ; et dès qu’ellesy furent, les beaux chevaux, qui n’avoient pas besoin de conducteurpour suivre les intentions de Jeune et Belle, les menèrent, avecbeaucoup de diligence, dans un château qu’aimoit la jeune Fée. Ellel’avoit embelli de tout ce que son art lui fournissoit de merveilleux ;il s’appelloit le château des fleurs ; c’étoit le plus aimable lieu dumonde.

La jeune Fée et son heureux amant arrivèrent avec les Nymphes dans unegrande cour, dont les murs n’étoient que de pallissades très-épaissesde jasmins et de citronniers ; elles n’étoient qu’à hauteur d’appui :on voyoit au-dessous couler une belle rivière qui entouroit cette cour: par-delà, un petit bois charmant ; et de l’autre côté, des prairies àperte de vue, où cette même rivière faisoit mille et mille tours, commesi elle avoit eu regret de quitter une si belle demeure.

Le château étoit plus admirable par son architecture que par sagrandeur ; il y- avoit douze appartemens, qui avoient chacun leurbeauté différente ; ils étoient très-vastes ; mais ce n’étoit pas assezpour loger Jeune et Belle et toute sa Cour, qui étoit la plus nombreuseet la plus magnifique de l’univers.

La jeune Fée ne se retiroit dans ce château que pour être dans uneespèce de solitude : elle n’y étoit d’ordinaire suivie que de celles deses Nymphes qu’elle aimoit le plus, et des officiers de sa maison.

Jeune et Belle conduisit son Berger dans l’appartement des myrthes ;tous les meubles y étoient composés de myrthes toujours fleuris,entrelassés avec un art qui faisoit paroître le pouvoir et le bon goûtde la jeune Fée, jusques dans les choses les plus simples. Tous lesappartemens de ce château étoient ainsi meublés, seulement de fleurs ;on y respiroit toujours un air doux et pur.

Jeune et Belle, par sa puissance, en avoit banni pour jamais lesrigueurs de l’hyver : et si elle permettoit quelquefois aux ardeurs del’été de se faire sentir dans un lieu si agréable, c’étoit pour jouiravec plus de plaisir de la beauté des bains qui y étoient délicieux.

Cet appartement étoit de porphire blanc et bleu, d’un travailmerveilleux ; les cuves faites de diverses formes singulières etagréables : celle où Jeune et Belle se baignoit étoit faite d’une seuletopase, élevée sur une estrade de porcelaine ; quatre colonnesd’amatistes, d’une beauté porfaite, soutenoient un dais d’une étoffemagnifique, jaune et argent, en broderies de perles. Alidor, occupé dubonheur de voir la charmante Fée, et de la voir sensible pour lui, neremarqua presque pas toutes ces merveilles.

Une conversation aimable et tendre enchanta long-temps ces amansfortunés dans l’appartement des myrthes : un soupé magnifique fut servidans le sallon des jonquilles ; une fête galante le suivit ; lesNymphes y représentèrent en musique les amours de Diane et d’Andimien.

Jeune et Belle oublia de retourner à son Palais, et passa le reste dela nuit dans l’appartement des narcisses.

Alidor, transporté d’amour, fut long-temps sans pouvoir goûter lesdouceurs du sommeil dans l’appartement des myrthes, où les Nymphesl’avoient conduit après la fête.

Jeune et Belle, qui ne vouloit point se servir de son pouvoir pourcalmer un trouble agréable, ne s’endormit aussi qu’au point du jour.

Alidor, impatient de revoir la charmante Fée, attendit quelque temps cebienheureux moment dans le sallon des jonquilles : il n’avoit riennégligé, dans sa parure, de tout ce qui peut ajouter des graces auxbeautés naturelles. Jeune et Belle parut mille fois plus charmante queVénus : elle passa une partie de la journée avec Alidor et les Nymphesdans le jardin du château, dont les beautés étoient au-dessus de ladescription la plus merveilleuse.

Il y eut une petite fête champêtre et agréable dans un bois délicieux,où Alidor, pendant quelques momens favorables, eut le doux plaisir deparler de son ardent amour à Jeune et belle.

Elle voulut ce soir même retourner à son Palais ; elle promit à Alidorde revenir le lendemain. Jamais absence de quelques heures n’a étécélébrée par tant de regrets. Le beau Berger souhaitoit passionnémentde suivre la jeune Fée ; mais elle lui ordonna de demeurer dans lechâteau des Fleurs : elle vouloit cacher sa tendresse aux yeux de toutesa Cour. Nul n’entroit dans ce château sans son ordre ; et elle necraignoit point que les Nymphes découvrissent son secret. Ceux d’uneFée sont toujours en sureté ; on ne les divulgue jamais. La punitionsuivroit de trop près la faute.

Jeune et Belle demanda à Alidor son joli chien, qui l’avoit toujourssuivi, pour l’emmener avec elle. Tout ce qui plaît à ce qu’on aime nousest cher.

Après le départ de la jeune Fée, le Berger, pour entretenir soninquiétude, bien plus que pour la dissiper, s’enfonça dans le bois pourrêver à son adorable Fée.

Dans un petit pré, émaillé de fleurs & arrosé d’une agréablefontaine, qui se trouvoit vers le milieu du bois, il apperçut sontroupeau bondissant sur l’herbe : il étoit gardé par six jeunesesclaves de bonne mine, vêtues d’habits or et bleu, avec des collierset des chaînes d’or ; sa brebis la plus chérie reconnut son maître& vint à lui. Alidor la caressa, et fut vivement touché dessoins de Jeune et Belle pour tout ce qui avoit rapport à lui.

Les jeunes esclaves firent voir à Alidor leur cabane : elle étoit assezprès de là, au bout d’une belle allée fort couverte. Cette petitdemeure étoit bâtie de bois de cédre : les chiffres de Jeune et Belle,et ceux d’Alidor, mêlés ensemble, y paroissoient par-tout formés avecdes bois précieux. Cette inscription étoit sur la porte, écrite enlettres d’or sur une grande turquoise.

Dans ces beaux lieux, que l’on voye à jamais
Le troupeau du Berger dont mon ame est charmée ;
    De ce Berger je suis aimée ;
Le sort des Dieux a moins d’attraits

Le beau Berger retourna au château des Fleurs, charmé des bontés de lajeune Fée : il ne voulut aucune fête ce soir là. Quand on est absent dece que l’on aime, peut-on desirer des plaisirs ?

Jeune et Belle revint le lendemain, comme elle l’avoit promis à sonheureux Amant. Que de joie de se revoir ! Tout le pouvoir de la jeuneFée ne lui avoit jamais fait sentir une si douce félicité.

Elle passoit presque tous les jours au château des Fleurs, et ne semontroit plus que rarement à la Cour. En vain les Princes ses amans ensentoient une douleur mortelle ; tout étoit sacrifié à l’heureux Alidor.

Mais un bonheur si doux peut-il durer long-temps sans trouble. Uneautre Fée que Jeune et Belle avoit vu le beau Berger ; elle sentitaussi son coeur touché de ses charmes.

Un soir que Jeune et Belle étoit allée donner à sa Cour quelques heuresde sa présence, Alidor, occupé de son amour, rêvoit profondément dansle sallon des Jonquilles, quand il entendit un peu de bruit à une desfenêtres ; et regardant de ce côté-là, il apperçut une lueurfort-brillante ; et un moment après, il vit sur une table, auprès delaquelle il étoit assis, une petite  personne, haute d’unecoudée, fort vieille, avec des cheveux plus blancs que la neige, uncollet monté et un vertugadin à l’antiquité.

Je suis la Fée Mordicande, dit-elle au beau Berger ; et je vienst’annoncer un bonheur bien plus grand que celui d’être aimé de Jeune etBelle. Quelle pourroit être ce bonheur, lui dit Alidor, avec un airdédaigneux ? Les Dieux n’en ont point de plus parfait pour eux-mêmes !C’est celui de me plaire, répartit fièrement la vieille Fée : jet’aime, et mon pouvoir est fort au-dessus de celui de Jeune et Belle,et presqu’égal à celui des Dieux. Quitte pour moi cette jeune Fée ; jete vengerai de tes ennemis et de tous ceux à qui tu voudras nuire.

Tes faveurs me sont inutiles, reprit le beau Berger, en souriant : jen’ai point d’ennemis ; je ne veux nuire à personne ; je suis tropsatisfait de ma destinée ; et si la charmante Fée, que j’adore, n’étoitqu’une Bergère, j’aurois été aussi heureux auprès d’elle dans unecabane, que je le suis dans le plus beau palais de l’univers.

Après ces mots la mauvaise Fée se fit tout d’un coup aussi grande etaussi grosse qu’elle avoit d’abord paru petite, et disparut en faisantun bruit épouventable.

Le lendemain, Jeune et Belle revint au château des Fleurs : Alidor luiconta son aventure : ils connoissoient l’un et l’autre la FéeMordicande ; elle étoit fort vieille, avoit toujours été laide ettrès-sensible à l’amour.

Jeune et Belle et son heureux Amant firent mille plaisanteries de sapassion, et ne s’inquiétèrent pas un moment des effets de sa vengeance.

Peut-on être Amant fortuné et songer aux malheurs de l’avenir ?

Huit jours après, Jeune et Belle et le beau Berger, étant entrés dansun bateau tout doré pour se promener sur cette belle rivière, quifaisoit le tour du château des Fleurs, ils furent suivis de toute leurpetite Cour dans les plus jolis bateaux du monde. Celui où étoit Jeuneet Belle étoit couvert d’un dais d’une étoffe légère, bleue et argent :les rameurs étoient vêtus de même. D’autres petits bateaux, remplis deMusiciens excellens, accompagnoient ces Amans heureux, et formoient unesymphonie agréable. Alidor, plus amoureux que jamais, ne regardoit queJeune et Belle, dont la beauté paroissoit ce jour-là plus charmantequ’on ne la peut représenter.

Ils continuoient leur promenade, quand ils virent douze Syrènes sortirde l’eau ; un moment après douze Tritons parurent et se rangèrent, avecles Syrènes, autour du petit bateau de Jeune et Belle. Les Tritonsfirent des symphonies extraordinaires avec leurs cornets, et lesSyrènes chantèrent des airs gracieux, qui amusèrent quelque temps lajeune Fée et le beau Berger. Jeune et Belle, qui étoit accoutumée auxmerveilles, crut que c’étoit un divertissement qui lui avoit étépréparé par ceux qui étoient chargés de contribuer à ses plaisirs eninventant des fêtes nouvelles : mais tout d’un coup ces perfidesTritons et les Syrènes, ayant posé leurs mains sur le bateau de lajeune Fée, le coulèrent à fond.

Le seul péril que craignit Alidor fut celui que couroit la jeune Fée :il voulut nager vers elle ; mais les Tritons l’emportèrent malgré lui ;et Jeune et Belle, enlevée en même-remps par les Syrènes, fut remisedans son palais.

Une Fée n’ayant pas de pouvoir sur une autre, la jalouse Mordicandeborna sa vengeance à faire sentir à Jeune et Belle ce que l’absence ade plus cruel et de plus douloureux. Cependant, Alidor fut conduit parles Tritons dans un château terrible, gardé par des dragons ailés.C’étoit là que Mordicande avoit résolu de se faire aimer du beau Bergerou de se venger de ses mépris. On mit Alidor dans une chambre fortobscure. Mordicande, toute brillante des plus belles pierreries dumonde, vint le trouver et lui voulut parler de sa tendresse. Le Bergerdésespéré d’être séparé de Jeune et Belle, traita la mauvaise Fée avectous les mépris qu’elle méritoit.

Quelle rage pour Mordicande ! Mais son amour étoit encore trop violentpour vouloir perdre celui qui l’avoit fait naître. Elle se résolut,après plusieurs jours qu’Alidor fut retenu dans une affreuse prison, devaincre ce fidèle Berger par de nouveaux artifices. Elle le transportatout d’un coup dans un palais magnifique : il fut servi avec une pompequi ne cédoit en rien à celle qu’il avoit vue dans le château desFleurs. On tâchoit de dissiper sa douleur par mille fêtes agréables ;et les plus belles Nymphes de l’univers, qui formoient sa Cour,sembloient briguer entr’elles l’honneur de lui plaire. On en parloitplus à Alidor de l’amour de la mauvaise Fée : mais le fidèle Bergerlanguissoit au milieu des plaisirs, et n’étoit pas moins désespéré del’absence de Jeune et Belle parmi les fêtes les plus galantes, qu’ill’avoit été dans l’horreur de sa cruelle prison.

Cependant Mordicande espéroit que l’absence de Jeune et Belle, lesplaisir continuels dont on tâchoit d’amuser Alidor, et la vue de tantde charmantes personnes, porteroit enfin le coeur du Berger à devenirinfidèle : et elle ne faisoit paroître tant de belles Nymphes à sesyeux, que pour prendre elle-même la figure de celle dont il paroîtroitle plus touché.

Elle étoit déguisée parmi ses Nymphes ; quelquefois elle paroissoit laplus charmante brune du monde ; et quelquefois la plus belle blonde del’univers.

L’amour, qui peut tout sur les coeurs, avoit suspendu sa cruauténaturelle ; mais le désespoir de ne pouvoir ébranler la fidélitéd’Alidor, ralluma si bien sa fureur qu’elle résolut de faire périr cecharmant Berger et de le rendre la victime de l’amour constant qu’ilconservoit pour Jeune et Belle.

Un jour qu’elle l’observoit, sans être vue, dans une belle galerie,dont les fenêtres donnoient sur la mer, Alidor, appuyé sur unebalustrade, rêva long-temps sans prononcer une seule parole : maisenfin, soupirant douloureusement, il fit des plaintes si tendres et sitouchantes, et qui marquoient si vivement la passion qu’il sentoit pourla jeune Fée, que Mordicande, transportée de rage, se laissa voir àAlidor sous sa figure naturelle ; et après l’avoir accablé dereproches, le fit remener dans la prison, et lui annonça que dans troisjours il seroit sacrifié à sa haine, et que les plus cruels supplicesvengeroient son amour méprisé.

Alidor ne regretta point la perte de sa vie ; elle lui étoitinsupportable, éloigné de Jeune et Belle ; et satisfait de n’avoir rienà craindre pour elle de la colère de Mordicande, parce que le pouvoirde la jeune Fée étoit égal au sien, attendit constamment la mort quivenoit de lui être annoncée.

Cependant Jeune et Belle, aussi fidelle que son Berger, gémissoit dedouleur de sa perte. Les Syrennes qui l’avoient remise dans son palais,avoient disparu dans le moment même, et la jeune Fée ne douta pas quece ne fût la cruelle Mordicande qui lui enlevoit Alidor. L’excès de sadouleur apprit en même-temps à toute sa Cour, et sa tendresse pour lebeau Berger, et la perte qu’elle en avoit faite.

Que de Rois furent jaloux des malheurs mêmes où la mauvaise Féeprécipitoit Alidor ! Quelle rage pour ces Princes amoureux d’apprendrequ’ils avoient un rival aimé, et de voir Jeune et Belle ne s’occuperplus qu’à répandre des larmes pour ce mortel fortuné ! Cependant, laperte d’Alidor réveilla leurs espérance.  Ils savoient enfinque Jeune et Belle savoit aussi bien aimer qu’elle savoit plaire : ilsredoublèrent leurs soins et leurs empressemens : chacun d’eux, flattoitla douce espérance de remplir un jour la place de cet amant heureux :mais Jeune et Belle, toujours également affligée de l’absence d’Alidor,et fatiguée de l’amour de ses rivaux, abandonna sa Cour et se retira auchâteau des Fleurs.

La vue de ces lieux charmans, où tout rappelloit dans son coeur lesouvenir du beau Berger, augmentoit encore sa langueur et sa tendresse.Un jour qu’elle se promenoit dans ses beaux Jardins : Hélas, dit-elle,en regardant les divers ornemens dont ils étoient  embellis,vous faisiez autrefois mes plaisirs ! mais je suis trop occupée de madouleur pour penser encore à vous donner des beautés nouvelles.

Comme elle achevoit ces paroles, elle entendit un zéphir agréable, qui,agitant les fleurs de ce beau parterre, les arrangea en un instant dediverses manieres. D’abord elles représentèrent les chiffres de Jeuneet Belle, puis d’autres chiffres qu’elle ne connoissoit pas ; un momentaprès elles formèrent distinctement des lettres ; et Jeune et Belle,surprise de cette nouveauté, lut ces vers écrits d’une façon sisingulière :

Pour embellir ces lieux, ordonnez à zéphire,
Les fleurs naissent quand il soupire ;
Pour Flore, chaque jour il prodigue ses soins.
Plus glorieux cent fois d’être sous votre empire,
Pour vous, quand vous voudrez, il n’en fera pas moins.

Jeune et Belle, lisoit ces vers, quand elle vit paroître en l’air, ceDieu qui venoit de lui déclarer son amour. Il étoit dans un petit charde roses, attelé de cent serains blancs, attachés dix à dix avec desdons de perles. Le char s’approcha de la terre, et Zéphir descenditprès de la jeune Fée. Il lui parla avec toute la grace d’un Dieu fortaimable et fort galant : mais la jeune fée, sans être flattée d’uneconquête si brillante, lui répondit en amante fidelle. Zéphir nes’étonna point des rigueurs de Jeune et Belle ; il se flatta del’attendrir par ses soins ; il lui fit assiduement sa cour, et n’oubliarien pour lui plaire.

Il ne manquoit plus rien à la gloire d’Alidor ; il avoit un Dieu pourrival, et il étoit préféré par Jeune et belle.

Cependant cet heureux mortel étoit prêt à périr par la fureux deMordicande. Il y avoit près d’un an que la jeune Fée et le beau Bergerétoient séparés, quand Zéphir, qui n’espéroit plus pouvoir vaincre laconstance de Jeune et Belle, et touché des larmes qu’il lui voyoitrépandre sans cesse pour la perte d’Alidor, un jour qu’il la trouvaencore plus triste qu’à l’ordinaire : puisqu’il ne m’est plus permis,lui dit-il, charmante Fée, de me flatter du bonheur de vous plaire, jeveux du moins contribuer à votre félicité. Que faut-il faire,continua-t-il, pour vous rendre heureuse ? Il faut, pour mon bonheur,lui répondit Jeune et Belle, avec un regard charmant, qui pensaréveiller tout l’amour de Zéphir ; il faut me rendre Alidor. Je ne puisrien contre le pouvoir d’une autre Fée : mais vous, Zéphir, vous êtesun Dieu, et vous pourriez tout contre cette cruelle rivale. Je vaistâcher, lui répartit Zéphir, à vaincre assez bien les tendres sentimensque vous m’avez inspirés, pour vous pouvoir  rendre enfin unservice agréable. Après ces mots, il s’envola, et laissa Jeune et Belleflattée d’une douce espérance.

Zéphir ne la trompa point : il n’aimoit pas long-temps, sans êtreassuré de plaire ; et la jeune Fée lui avoit paru trop constante pourpouvoir espérer de lui faire oublier Alidor.

Zéphir vola vers l’horrible prison, où ce beau Berger n’attendoit plusque la perte de sa vie. Un vent impétueux, formé par six Aquilons, quiavoient accompagné Zéphir, ouvrit tout d’un-coup les portes de laprison ; et le beau Berger, enfermé dans un nuage fort brillant, futconduit au château des Fleurs. Zéphyr, après avoir vu Alidor, s’étonnamoins de la fidélité de Jeune et Belle ; il ne voulut point se montrerau beau Berger qu’il ne l’eût rendu à la charmante Fée.

Qui pourroit exprimer la joie parfaite qu’Alidor et Jeune et Bellesentirent à se revoir ? Qu’ils se retrouvèrent aimables, et qu’ilss’aimèrent tendrement ! Que de graces furent rendues par ces Amansheureux au Dieu qui venoit d’assurer leur félicité. Il les quitta peuaprès pour retourner auprès de Flore.

Jeune et Belle voulut que toute sa Cour prît part à son bonheur : on lecélébra par mille jeux dans toute l’étendue de son Empire, malgré ladouleur des Princes ses Amans, qui furent spectateurs du triomphe dubeau Berger.

Cependant, pour n’avoir plus rien à craindre de la colère de Mordicandecontre Alidor, Jeune et Belle lui apprit l’art de Féerie, et lui fitprésent du don de jeunesse. Après avoir assuré un bien si doux à sonheureux Amant, songeant au soin de sa gloire, elle lui donna le châteaudes Fleurs, et le fit reconnoître Souverain de ce beau pays, où sesayeux avoient autrefois régné. Alidor fut le plus grand Roi del’univers, dans les mêmes lieux où il avoit été le plus charmant Bergerdu monde ; il combla de biens tous ceux qui avoient été de ses amis, etconservant à jamais tous ses charmes comme Jeune et Belle ; on assurequ’ils s’aimèrent toujours, parce qu’il furent toujours aimables, etque l’hymen ne se mêla point de finir une passion qui faisoit lafélicité de leur vie.

FIN.