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LANGLOIS,Eustache-Hyacinthe(1777-1837) :  LeCuré des Bruyères d’Oisy [Ouézy] oul’Abbé fou.- Rouen : Impr. deNicétas Périaux, [1835].- 7 p.- 1 f. depl. ; 22cm.- (Extrait de la Revuede Rouen, Novembre 1835).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectroniquede la Médiathèque André Malraux deLisieux (27.I.2006)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplairede la médiathèque (BmLx : norm 1502). [Maj 27.05.2019 : Précision de M. Christophe Canivet, E. H Langlois par un phénomène d'hypercorrection orthographique a transformé Ouézy (Calvados) en Oisy (Nièvre / Aisne)]

Le Curé desBruyères d’Oisy [Ouézy]
ou
l’Abbéfou

par
Eustache-Hyacinthe Langlois

~*~
                            
Figurez-vousun petit vieillard à l’échine endemi-cercle, et pourtant à la démarche ferme,vive et légère, aux yeux lançant debrillans éclairs à traversd’épais sourcils, blancs comme les flots de barbeinondant la moitié de son corps ; ajoutez, à cespremiers traits, une face osseuse, un teint de cuivre jaune, des braset des mains à peu prèsdécharnés, des ongles noirs, longs et crochus ;enfin, revêtez à demi, cette vivante momie,d’une vieille soutane sans manches, réduiteà la longueur d’une courte tunique,impénétrable gambissonsuccessivement fortifié, pendant près de quaranteans, de pièces de toutes couleurs recousues les unes sur lesautres.

Dites-moi, maintenant, ce que vous feraitéprouver l’aspect imprévud’un tel fantôme, se dressant brusquement devantvous, entre chien et loup, à l’entréed’un bois ? Ne penseriez-vous pas, au premiercoup-d’œil, voir un diable en personne, ouplutôt, si vous aviez lu les Viesdes Pères dudésert, un de ces antiques contemplatifs de laThébaïde, si terriblementreprésentés dans les nombreuses compositions desNicolas de Bruyn et des Martin de Vos ? Eh bien ! l’originaldu portrait fidèle que je viens de tracer, étaitloin d’être un diable. Iln’était ni du pays, ni du temps des Hylarion etdes Pachôme : il était Normand, et sa cendre està peine refroidie, car ses habitudes et ses mœursformaient encore, avec les nôtres, la plus frappanteanomalie, que déjà le premier quart de cesiècle était écoulé.Ecoutez.

M. Antoine Godmer (c’est notre homme) naquità Cerisy-la-Salle, arrondissement de Coutances, vers 1739.Destiné à l’étatecclésiastique, il entreprit, n’étantencore que dans les ordres mineurs, un voyage d’Italie quilui fit, à son retour, donner, dansl’université de Caen, où il revintcompléter ses études, le surnomd’abbé Roma.Après avoir successivement exercé les fonctionssacerdotales dans plusieurs communes de la Basse-Normandie,l’abbé Roma, par des raisons qui certainement nefurent bien connues que de lui, se détermina brusquementà se confiner pour jamais dans un désert. A ceteffet, il transporta ses pénates à cinq lieues deFalaise, sur les bruyères d’Oisy, dont il fieffadeux acres situées àl’entrée d’un bois.

Bientôt, par le seul emploi de ses propresforces, il déguisa l’aridité de sondomaine sous de nombreuses files de pommiers ; une vache et quelquespoules offrirent à notre ermite des alimens analoguesau maigreperpétuel qu’il s’étaitimposé. Une hutte de bourrées l’abritad’abord, ainsi que ses animaux, pendant le mauvais temps etla nuit ; mais, abandonnant bientôt cette premièreretraite, il se retrancha dans une espèce de baraquemilitaire de six à sept pieds carrés,fabriquée de fortes branches recouvertes de terre et degazon. La construction de cette souterraine et lugubretanière était tellement surbaissée,que son hôte, malgrél’exiguité de sa stature, ne pouvait ypénétrer qu’en rampant.

Ce fut là pourtant que ce nouveau Robinson,mort presque nonagénaire, brava constamment, pendantprès de quarante hivers, enseveli dans la mousse, la rigueurdes frimats. Il était depuis long-temps,néanmoins, redevable, àl’humanité de deux gentilshommes des environs,d’une petite hutte de bauge ; mais le vieil ermiten’entrait que rarement dans cette maison de plaisance, dontle plus précieux mobilier consistait en une Bible in-folio etquelques livres de liturgie enfumés, dont ilgémissait, dans sa caducité, de ne plus pouvoirdistinguer les caractères.

Ce singulier misantrope n’étaitguère connu, dans le canton, que sous les noms du curé desbruyères ou de l’abbé fou.Depuis l’époque de sa retraite, il passait, eneffet, pour insensé dans l’esprit de beaucoup depersonnes, et ce fut probablement à cette opinionqu’il dut la tranquillité dont on le laissa jouiren 1791, malgré son refus formel de prêter leserment, et à l’époque terribleoù l’on vint, troublant son repos, lui demander envain la remise de ses lettres de prêtrise.

Au reste, on va, par le sens de ses propres discours,juger si l’on doit partager ou non l’opinion laplus commune qu’on s’étaitformée de l’état de sa raison.

« Le monde, » disait-ilà un de mes élèves, son compatriote,qui fut, en 1822, le visiter sur mon invitation, « le mondeprétend que je suis insensé : ce jugement, dontje ne m’afflige pas, est loin dem’étonner, car il est peu de personnes quipuissent concevoir comment j’ai pu vivre ici depuis tantd’années, sans autre compagnie que la nature et maconscience. Eh bien ! c’est du spectacle continuel del’une et du calme de l’autre, que naissent mesjouissances et les consolations dont j’ai quelquefois besoin,car on m’a fait, malgré mon innocence et mapauvreté, beaucoup d’injures et de mal. Onm’a souvent, par exemple, dérobé,pendant mon sommeil, mes pauvres animaux, dont les produitsm’alimentent pendant la plus grande partie del’année ; mais Dieu sait que je n’aijamais appelé sa malédiction sur latête de ceux qui me dépouillaient, carj’aime à pardonner, et ces misérables,d’ailleurs, étaient peut-être encoreplus nécessiteux que moi. »

Ainsi parlait l’ermite, dans un de ses raresaccès d’humeur confidentielle, à sonvisiteur, dont la physionomie lui convenait.

L’anecdote suivante, qui rappelaità l’abbé des bruyères desimpressions pénibles, va nous le faire voir dans unesituation fort analogue à celle dans laquelleBreughel-d’Enfer, Teniers et Callot, se plurent àreprésenter ce grand anachorète, martyr etvainqueur en même temps de Satan, saint Antoine, enfin. Unjour, trois prêtresses de Cythère, cheminantgaîment, et dans un équipage trèsdébraillé, vers la foire de Guibray, se mirent entête de lutiner et de griser le curé desBruyères. Munies de vin et de friandespâtisseries, elles firent soudainement irruption chez lebonhomme qui, devinant, à la gaillardise de leurdébut, la condition de ces honnêtes personnes, lesrégala d’une mercuriale qui refroidit la joiequ’elles s’étaient promise de leurescapade. En effet, elles ne purent rien obtenir du demi-sauvage,justement irrité, que des réprimandes et lapermission d’expédier leur collation entre elles,avant de quitter sa retraite. Au moment de se retirer, une des troisaventurières, apparemment douée d’uncœur compatissant, touchée de ladébilité apparente et del’extrême dénûment duvieillard, le supplia long-temps d’accepter de sa main unepièce d’argent ; mais, enfin, rebutéedes brusqueries que lui attiraient ses vaines instances : «J’aurais dû, » dit-elle àl’ermite, « m’attendre à cerefus, qui part du mépris que je vous inspire. »Le solitaire se sentit ému de ces paroles, qui luisemblèrent jaillir d’une amesecrètement ulcérée. « Ilm’appartenait beaucoup plus, » disait-il auvisiteur dont j’ai déjàparlé, à moi, fragile mortel, de plaindre cettepauvre pécheresse, que de mépriser sacharité et ses remords peut-être ; aussi, meravisant tout-à-coup, j’acceptai son argent et jela bénis. Quelques personnes, » continuaitnaïvement le pauvre homme, « ont charitablementrépandu sur cette aventure un vernis scandaleux ettâché de me diffamer, pour ne pas avoirexpulsé violemment de ma cabane ces femmes, dontl’impétueux abord m’avaitfrappé de surprise. Pourtant, ceux dont je vous parle,savent aussi bien que moi que leur sauveur et le mien renvoya la femmeadultère avec son pardon, et qu’il nedédaigna pas plus de converser avec la Samaritaine, que des’asseoir à la table de Madeleine, dont il nerejeta point les parfums.  …. Aprèstout, mon grand âge et ma caducité sontlà pour me justifier, quant aux actes ; quant àl’intention, que le bon Dieu me juge. »

On prétend que le spectre, àlongue barbe, des bruyères d’Oisy seprévenait facilement, au premier coup-d’oeil, pourou contre les étrangers qui parvenaient àl’aborder, et que, suivant l’impressionqu’il éprouvait alors, il acceptaitaffectueusement une aumône ou la rejetait avec unâpre dédain. Il est certain, au reste, que lesrares manifestations de ses facultés intellectuellesoffraient de si prodigieux disparates, que tel pouvait affirmern’avoir trouvé dans lui qu’un cerveaumalade, quand un autre emportait dans le souvenir, de cetêtre extraordinaire, celui d’un vraichrétien qui, par un calcul logiquement établi,s’était fait une philosophie appropriéeà l’étrangeté de sonexistence.

Un jour, un homme qui, par ses vertus, honorait lapourpre épiscopale dont il étaitrevêtu, résolut, par un sentimentd’humanité, et déterminerl’abbé Godmer à quitter sa rigoureuseretraite. Vainement on le prévint qu’iléchoûrait dans son charitable dessein : leprélat n’en persista pas moins àvouloir rappeler l’ermite à la vie sociale, quilui était depuis si longtempsétrangère. La promesse de la pensionecclésiastique et des autres secours queréclamait son grand âge, rien ne putdéterminer le vieux sauvage à l’abandonde sa solitude, et telles furent à peu près lesseules paroles que put en obtenir le compatissantévêque : « Puisque tu metémoignes tant de bonté, fais que l’onme laisse en paix, et loin du monde, adorer Dieu comme jel’entends : c’est tout ce que je te demande.»

Enfin, vaincu par les années, le 14septembre 1824, l’abbé des Bruyèrestomba dangereusement malade : la mort avait franchil’enceinte de son agreste asile ; mais, doublement barbare,elle trompa ses vœux en le frappant ailleurs.Enlevé de son lit de mousse, malgré sarésistance, par M. Legougeux, curéd’Oisy, ce pasteur le fit soigner, dans un appartement voisindu sien, par le docteur Longuet, et lui prodigua les attentions lesplus affectueuses ; mais l’homme du désert, dontl’heure était venue, expira, dans saquatre-vingt-neuvième année, le 20 dumême mois. Ce fut seulement alors que la chasuble tissued’or et de soie revint décorer, sur un lit deparade, le cadavre de celui qui, six jours auparavant,végétait, enveloppéd’horribles lambeaux, sur la terre presque nue.

Inhabile dans l’art avec lequel despirituels et brillans écrivains embellissent presquetoujours, aux dépens de la vérité, lesnotices biographiques tracées par leur plumeélégante, j’ai narré, sansfiction, quelques faits d’une incontestable certitude : onpeut, en les appréciant, juger si le Constitutionnel,dans son numéro du mercredi 29 septembre 1834, avaitabsolument raison de traiter d’aliénél’ermite Antoine Godmer, dont il publiait la mort.

                        E.-H. LANGLOIS (Pont-de-l’Arche).

(Extrait de Notes inédites surquelques personnagessinguliers de la Normandie.)