L’aspect d’un peuple libre est fait pour l’univers.
J. LA VALLÉE. Centenaire de la Liberté. Acte Ier.
C’est avec regret quenous prévenons les acquéreurs de cet ouvrage qu’àl’époque du n°. 34, département de l’Orne, nous serons obligésd’augmenter chaque cahier de 10 sous. Ils coûteront alors 3 liv. aulieu de 2 liv. 10 s., et 3 liv. 10 s. pour les départemens, franc deport. Ce renchérissement est causé par la hausse énorme du papier,oeuvres d’impression, etc. Ce léger sacrifice, de la part de nosconcitoyens, n’est que le dédommagement d’une partie de l’augmentationque nous éprouvons depuis long-tems.
Nota. Le Citoyen Brion fils, éditeur et dessinateur de cet ouvrage,vient de mettre au jour une gravure représentant l’assassinat de MICHEL LEPELLETIER ; elle se vend chez lui et chez tous les marchandsd’Estampes. Prix 10 livres colorée, et 5 livres à la manière noire. ~ * ~
VOYAGE
DANS LES DÉPARTEMENS
DE LA FRANCE.
____
DÉPARTEMENT DU CALVADOS.
P
OLYCRATE, tyran de Samos, ennuyé de son immuable prospérité, etvoulant qu’une fois au moins dans sa vie la fortune lui fût contraire,essaya de la contraindre à cesser d’être constante pour lui seul. Ilchoisit donc le plus riche bijou qu’il possédât dans son trésor, etcourut le jetter au fond de la mer. La fortune, qui se moque de ceuxqui la cherchent, se moqua également de l’homme qui vouloit la bannir.Le lendemain, on sert un poisson superbe sur la table de Polycrate, etle bijou se retrouve dans le corps de l’animal (*).
Telle est l’image à peu près du département du Calvados : ainsi quePolycrate, il jetta au fond de la mer le plus riche trésor que l’hommepuisse posséder, la liberté. Mais cette folie d’un moment fut bien vîteréparée, et le génie de la France, qui ne veut pas que la libertépérisse pour aucun de ses enfans, fit auprès de lui le rôle que lafortune avoit fait auprès de Polycrate, et lui rendit cette liberté àl’instant même où il devoit le moins s’y attendre.
En parcourant ce département où nous sommes entrés par Lisieux, nousn’avons pas été surpris que ses richesses pussent tenter quelquesambitieux ; mais nous avons reconnu cette vérité de tous les tems,c’est que les ambitieux oublient toujours de calculer leurs projets surl’esprit ou le caractère des peuples qu’ils veulent séduire. Avec uneconnoissance plus approfondie du génie des habitans du Calvados, ilsauroient vu qu’ils établissoient un colosse de grandeur sur le sable,et que bientôt l’intérêt, tout puissant ici, renverseroit une idole quin’ajouteroit rien à l’émulation dont il y pénètre tous les coeurs.
L’homme de ces cantons a reçu de la nature une sagacité étonnante surtout ce qui lui est personnel : une aptitude extrême pour entreprendre: une inépuisable fécondité de ressources dans l’imagination, pourdoubler, par l’industrie, les jouissances de la vie : un besoindévorant d’opulence, par le spectacle continuel de l’aisance de sessemblables : une haine invétérée contre la paresse, ce vice que l’onprend pour la volupté quand on prend la volupté pour une vertu, et, parune conséquence bien juste, une avidité désordonnée pour le travail,par l’appétit des plaisirs qu’il espère trouver dans les fruits qu’ilen retire : plaisirs ! dont cependant il jouit rarement, dans lacrainte de dépenser dans leur jouissance un temps qu’il croit mieuxemployé à l’espérance d’en jouir.
D’après ce caractère, on sent en combien de petites ramificationsl’intérêt s’est subdivisé pour frapper ici le coeur de l’homme. Lafortune de son semblable n’excite point son envie, mais son envie seporte à égaler la fortune de son semblable. Il ne sera point jaloux, del’invention d’un autre, mais il est jaloux d’inventer lui-même : il nesera point découragé des préférences que la nature accordera au sol deson voisin, mais il encouragea l’art sur le sien pour faire rougir lanature de l’avoir oublié : il ne connoîtra point l’injustice d’envahiraux autres pour s’épargner le chagrin d’acquérir, mais il a la justiceexacte de ne rien abandonner pour économiser la possibilité d’avoir.Enfin, naturellement généreux, il est capable de donner beaucoup, maisde céder peu : parce que le don porte intérêt, et que la cession est unfonds perdu. Telles sont les bases de cette finesse si long temsreprochée aux ci-devant normands, et qu’en l’analysant bien on peuttrouver une vertu. Telle est l’origine de ce préjugé qui les taxoitd’un goût dépravé pour les procès ; préjugé que nous n’avons fait quevous indiquer dans le département de la Seine-Inférieure, et dont nousvous avions réservé le développement quand nous nous trouverions, commeaujourd’hui, au centre de cette nation qui long-tems porta le nom deNeustrie, comprise maintenant dans les départemens de laSeine-Inférieure et de l’Eure que nous avons déjà visités, dans celuidu Calvados où nous nous trouvons, et dans ceux de l’Orne et de laManche qui nous restent à parcourir.
Sur un peuple semblable, la crédulité a peu d’accès, parce que lacrédulité est, presque toujours, un délassement de l’oisiveté : sur unpeuple semblable, le fanatisme catholique a peu de prise, parce que lespromesses brillantes du fanatisme sont en contradiction avec sonactivité mondaine. On ne peut donc l’émouvoir que par l’apperçu d’unbien au-dessus de celui dont il jouit ; mais s’il n’y touche bientôt,son ardeur est refroidie dans la minute, et tel qui l’a deçu ne doitplus compter de le décevoir encore. Et peut-être seroit-il vrai de direque c’est cette ame intéressée que l’on suppose, souvent mal à-propos,aux ci-devant normands, qui fut, dans ce moment-ci, le palladium deleur liberté. Les promesses ne coûtent rien à l’ambition ;mais que peut tenir celui qui a besoin de tout obtenir ?
Quelle que soit donc la manière dont l’histoire traitera l’erreurpassagère où le département du Calvados a pu donner à l’époqueactuelle, quel que soit l’esprit dont les écrivains seront animés entraitant ce sujet : quant à nous, nous aurons rempli le devoir quedicte la vérité, en mettant et sa faute, et la subite réparation de safaute même, je ne dis pas sur le caractère national, mais sur leshabitudes de ce peuple ; habitudes que par-tout on prend pour caractèrenational qui dans le fonds n’est qu’un être de raison : car la racehumaine étant générale, il ne peut y avoir qu’un caractère d’espèce etdes habitudes de localité. Que la postérité ne s’y trompe donc pas :qu’elle n’aille point chercher la révolte momentanée du Calvados, quel’histoire à coup-sûr lui transmettra sous des nuances diverses ;qu’elle n’aille point dis-je l’attribuer ni à la haine pour la liberté,ni à une crédulité puérile en quelques hommes, ni à une inconstance quilui soit particulière, ni moins encore à un défaut de lumières ; maisbien à un penchant toujours le même vers tout ce qui peut flatter sonintérêt ; penchant qui, tour à tour, l’entraîna dans les folies de sesducs particuliers, dans les projets ambitieux des Anglais, dans lesfallacieuses promesses des rois français, dans la cause des Guises,dans celle d’Henri IV, dans la marotte de la fronde, dans le parti desparlemens, ect ; penchant enfin qui l’a rendu à la liberté et à l’unitéde la république presqu’aussitôt qu’il eut failli. Que nos lecteursnous pardonnent cette courte digression. Notre plan n’est pas d’écrirel’histoire du jour, mais plutôt de comparer les causes anciennes avecles effets présens. Mais la postérité saura que nous avons écrit dansles tems, et si elle ne nous demande pas compte des événemens, elleaura vu par la lecture des volumes précédens de notre ouvrage, qu’elleest en droit de nous demander compte des causes morales.
La province que l’on appelloit ci-devant Normandie, ne comprenoit pastout le pays que l’on appela jadis Neustrie ou Westrie. La Neustrie,telle qu’elle étoit quand elle porta le titre de royaume, s’étendoitdepuis la Saône et la Meuse, jusqu’à la Loire et l’Océan. Depuis il yeut une partie de pays que l’on nomma Neustrie-propre, que Charlemagneresserra entre la Seine et la Loire jusqu’à leurs embouchures, à partirdepuis Paris et depuis Orléans. On la divisa encore enNeustrie-inférieure et Neustrie-supérieure, et c’est principalement decelle-ci que s’est formée la Normandie.
Cependant avant même que ce pays portât le nom de Neustrie, ou qu’ilfît partie du royaume de Neustrie, les peuples qui l’habitoient étoientcélèbres dans l’histoire, et les Romains les désignoient sous le nom deligne des onze cités. Ils soutinrent long-tems le choc de ces Romainsavant de perdre leur liberté, et ce ne fut qu’avec peine que Sabinus,lieutenant de César, parvint à les soumettre le joug du capitole.
De ces onze peuples ou cités (1),
les Lexoviens sont ceux dont nousvoyons les descendans aujourd’hui dans le département du Calvados :descendans toutefois dont le sang s’est mêlé avec ces Normands qui sedébordèrent au neuvième siècle sur la surface de l’Europe occidentale,et qui semblèrent ne se fixer dans la Neustrie-supérieure que parce quela terre leur manqua.
C’est à cette époque que l’on trouve Caen pour la première fois, sousle nom de
Cathim ou
Catheim, mot moitié gaulois, moitié saxon, etque les commentateurs expliquent par
séjour de guerre. Comme dans laprononciation de Catheim l’h, étoit aspirée ; insensiblement on aprononcé et écrit
Cahem, et de Cahem à la longue on a formé Caen dontlong-tems on fit deux syllabes, et que l’on prononce aujourd’hui commes’il y avoit
Can.
Les amateurs du merveilleux ont voulu une origine plus relevée à cetteville, et lui ont donné, pour fondateur, Cadmus. Il seroit plaisant quele fils du roi de Tyr et de Sydon fût venu, tout exprès, bâtir uneville dans un pays où il n’y avoit point d’hommes encore, puisque ceCadmus cherchoit sa soeur Europe que Jupiter n’avoit enlevée que pourêtre tête à tête avec elle. Les partisans du mensonge n’y regardent pasde si près. D’autres ont voulu trouver l’étymologie de Caen dans cesdeux mots latins,
Caii domus, maison de Caïus, et en ont conclu quece devoit être primitivement une maison de Caïus-Julius César.
De toutes les sciences, la plus inutile est celle de ces recherches surl’origine des villes. Ne s’appuyant communément que sur desconjectures, elle marche d’erreurs en erreurs. L’étymologiste amoureuxdes fantômes que son imagination lui crée, se convainc, insensiblement,de leur réalité. Il les écrit comme des vérités. Après lui centécrivains, ou dupes, ou paresseux, les répètent à l’envi : et vous êtestout étonné de trouver, en lisant ce qu’ils ont écrit sur ces noms etces fondations, qu’ils suivent en cela l’opinion du
savant un tel, oudu
très-célèbre un tel. O frivoles dissipateurs du tems ! ce savantque savoit-il ? Ce
très-célèbre qu’a-t-il fait ? Qu’est-il revenu àl’humanité de l’emploi de leurs jours ? Ils les ont consumés à devinercomment s’est formé le nom de tel ou tel endroit, et comment leurflatterie pourra inventer que tel ou tel aïeul de conquérantou de roi a fondé telle ville. Eh, malheureux ! que ne cherchiez-vousplutôt comment la vertu s’est exilée de la terre, comment le vice s’enest rendu souverain ? Que m’importe le nom d’une ville, si les hommesqui l’habitent sont méchans ? On vous dit savans, on vous dit célèbres! Eh bien ! je dirai aussi qu’il sera savant, qu’il sera célèbre lefou, ou l’imbécille qui cherchera paisiblement si les dents du tigrequi dévore ses enfans, sont d’os ou d’ivoire. Quelle célébrité quecelle d’un homme dont la science fut d’être sans utilité à sessemblables. Telle étoit cependant jadis la porte des grandeurslittéraires. Les rois savoient bien de quels hommes ils meubleroientles académies : voilà pourquoi ils les fondèrent. Un dictionnaire desrecherches sur des médailles, des commentaires sur des manuscritshébraïques etc., etc., tels étoient les fameux travaux qui valoient desstatues : et l’Emile valoit l’exil ! et vous chantiez, vous dansiezalors, ô Français ! et vous vous disiez le premier peuple du monde !...Sterne avoit bien raison de dire que vous ressembliez à la monnoie dontl’empreinte s’efface par le frottement.
Caen est une des plus agréables villes de la république. Située auconfluent des deux rivières de l’Orne et de l’Odon, d’immenses etsuperbes prairies l’enveloppent, et de loin elle semble une fleur quela nature a jetée sur l’émail des gazons. Elle forme le fer à cheval,et est entourée de quatre grands fauxbourgs décorés de maisonsmagnifiques, appelés fauxbourgs Saint-Julien, Saint-Gilles, Vaucelleset Bourg-l’abbé. Elle avoit une ceinture de murailles antiques,flanquées de vingt-une tours rondes et quarrées dont on voit encoreplusieurs entières. Elles étoient garnies de plateformes propres àétablir du canon. Ces murs avoient cinquante pieds d’élévation, sur uneépaisseur de dix pieds. La rivière d’Odon et un bras de celle de l’Orneceignoient ces murs et en défendoient l’approche. Au nord de la villeest ce château de Caen, espèce de bastille, que la liberté a,jusqu’ici, indiscrétement respecté, et qu’il est de son intérêt derenverser pour anéantir jusqu’au souvenir de la tyrannie des rois quil’élevèrent. Ce château qui, selon l’expression de Froissard, étoit si
durement grand et plantureux, fut bâti par Guillaume-le-Conquérant,et achevé par Henri Ier., roi d’Angleterre, qui y ajouta une tourélevée que l’on nomma donjon. Des murailles flanquées de toursentourent ce donjon et reposent sur des fossés taillés dans le roc. Ony a joint depuis deux ouvrages, espèces de
bonnets de prêtres, quilui tiennent lieu de demi-lunes. Louis XII, et, après lui, Françoispremier firent réparer et agrandir ce château, ouvrage des Anglais. Là,plus d’une fois, les victimes du pouvoir arbitraire gémirent de lafoiblesse que les hommes avoient eue de se donner des maîtres. Les roiscrurent éterniser les trônes en les appuyant sur les verroux descachots : ils étoient loin de prévoir, qu’à la longue, les larmes desinfortunés pourriroient ces infâmes pilotis de leur puissance.
Les rues de Caen sont bien percées, ses promenades délicieuses, sesmaisons d’une architecture élégante, ses places vastes et biendécorées. L’égalité a renversé le colosse de bronze que l’adulationavoit élevée à Louis XIV, et le nom de révolution, cette déité terriblequ’enfante, dans la lenteur des siècles le contact de la raison et dudespotisme, a effacé le titre de
royale que portoit cette placedepuis cent sept ans. La philosophie, par un autre bienfait, a, de soncôté, ouvert les portes des abbayes de Saint-Etienne et de la Trinité,les deux plus célèbres monumens de l’oiseuse volupté monachale que lareligieuse paresse possédât en France, et rendu à la société des êtresjusqu’alors inutiles pour elle, et à l’état des richesses mortes pourlui. Ces deux abbayes, la première d’hommes, la seconde de femmes, nepossédoient que trois cents mille livres de revenu chacune, et toutesdeux étoient de l’ordre de Saint-Benoît. Celle de Saint-Etienne avoitété fondée par Guillaume-le-Conquérant, et celle de la Trinité parMathilde, fille de Baudouin, comte de Flandres, son épouse.
Ce Guillaume-le-Conquérant fut un de ces monstres ambitieux que le cieljette quelquefois à travers les siècles pour apprendre aux humains quelexcès d’influence les vices d’un seul homme peuvent avoir sur lesnations. Et peut-être seroit-il permis de dire que les forfaits destyrans furent utiles à la liberté du monde : mais ce n’est qu’aux sagesà leur tenir compte de cet étrange bienfait. Ce Guillaume étoit bâtard.Par une déraison bisarre, la décence corrompue de l’ancien régime avoitadouci la crudité de ce nom par l’expression de fils naturel. Cettebêtise d’égards pour la chasteté des oreilles de tant d’êtres gangrenésétoit unique. Elle donnoit à l’enfant, que leur superbe dépravationdévouoit au mépris, le titre le plus cher. Fils naturel est bien plussonore, ce me semble, pour un coeur sensible que fils légitime. Combiende formules aussi ridicules, alors inventées par l’hypocrisie des moeurs? Entre les lèvres du débauché et la bouche du masque de la vertu, ilfalloit bien que le son des mots changeât.
Ce Guillaume étoit le fils de Robert Ier., duc de Normandie, etd’Arlette fille d’un Pelletier de Falaise. L’amour, quelquefois assezbon législateur, s’amusa souvent à décréter l’égalité. Guillaume, quise disposoit à violer, dans le cours de sa vie, toutes les loix, necrut pas devoir plus de respect à celle qui lui interdisoit l’héritagede son père : et s’empara, par force et par chicane, du duché deNormandie. A cette époque, la domination que les évêques de Romevouloient étendre sur les trônes, commençoit à poindre, et Guillaume,trop adroit pour ne pas sentir combien l’assentiment d’un pape auroitd’influence sur la pieuse ignorance des peuples de son tems, tournahabilement au profit de son agrandissement la fureur que le prêtre duVatican avoit de s’agrandir lui-même. Le testamentd’Edouard-le-Confesseur, qui appelloit au trône d’AngleterreGuillaume-le-Bâtard, est un de ces romans que les écrivains servilesont inventé pour éviter le ressentiment des rois toujours coalisés pourétouffer la vérité. Le testament qui l’appeloit à la couronne anglaise,n’étoit autre chose que ce
fidéi-commis de destruction, que lesgrands scélérats se font adjuger dans le partage de vices et de vertusque la nature fait entre les humains. Il voulut usurper l’Angleterre,et, sur la conception d’un projet injuste, il appela la sanction dusacerdoce, en offrant de rendre la Grande-Bretagne tributaire dusaint-siège. Alexandre II, pape alors, ne balança point, et trouva parla grace divine que Guillaume avoit un droit incontestable au sceptreanglais, du moment qu’il payoit pour que le pape le dît. Il lui fitcadeau d’un étendard béni, et d’un cheveu de Saint-Pierre. Je ne saispas trop quelle allégorie cachoit ce cheveu de ce Saint Pierre quiétoit chauve : car assurément il ne prétendoit pas lui faire entendreque les projets d’un conquérant ne tiennent qu’à un cheveu. Le malinpape vouloit bien plutôt signifier, par là, que l’on mène les hommesavec un cheveu quand on est parvenu à flatter leurs passions. Mais leprésent d’Alexandre II, le plus cher à Guillaume-le-Bâtard, fut unebulle d’excommunication contre quiconque trouveroit mauvais qu’ilvoulût envahir l’Angleterre. Ainsi, à cette époque, pour aller enparadis, il fallut croire que le vol, le brigandage et le meurtreétoient légitimes. Guillaume partit avec cent mille hommes presque tousNormands, Manceaux et Bretons, sur une flotte de neuf cents voiles, etdébarqua sur les côtes de Sussex. A peine son armée fut-elle débarquée,que cet homme singulier et d’une audacieuse extravagance fit incendierses vaisseaux ; fermant ainsi à ses soldats tout espoir de retour, etne leur montrant de salut que dans la victoire. Ils l’obtinrent : et lafameuse bataille d’Hastings, (2) où Harald, reconnu roi en Angleterre,fut vaincu et tué, lui donna la couronne.
A cette époque on pourroit croire qu’il cesse d’appartenir à l’histoiredu département que nous sommes venus visiter : mais cette observationne seroit pas tout-à-fait juste, car il conserva le duché de Normandie: et cette longue possession des rois Anglais d’un territoire aussiconsidérable en France, fut la source de tant de guerres pour qu’on laperde de vue. Le brigandage avoit uni cette partie de la France entreles mains de cette dynastie d’hommes : car Guillaume-le-Conquérantdescendoit de ce Rollon premier, duc de Normandie qui, par la terreur,avoit arraché cette souveraineté au foible et imbécilleCharles-le-Chauve. Un crime atroce l’en fit sortir, et l’infâmeJean-sans-Terre, l’un des descendans de Guillaume, ayant fait creverles yeux au malheureux Artus son neveu, se vit décheoir de sa
souveraineté par l’échiquier ou parlement de Normandie : parlementqui plaida alors la cause du peuple contre un roi, mais la plaidaindignement, puisqu’il ne le dégagea du joug d’un tyran que pour leremettre sous celui d’un autre. C’étoit Philippe-Auguste,
roi desFrançais. Ce fut en 1202 que ce fameux arrêt fut rendu.
Encore un mot sur ce Guillaume-le-Conquérant. Il est rare que, dans cetouvrage, nous n’ayons justifié notre haine contre les tyrans que nouscitons, et qu’avant nous l’histoire a toujours eu la foiblessed’indiquer sans les juger. Sait-on ce qu’il en coûta à l’humanité pourl’ambition d’un homme ? Le massacre de soixante-sept mille Anglais à labataille d’Hastings, et de six mille Normands du côté de Guillaume. Ilest un dilême incontestable : si cent bons rois, avec toute leurpuissance, ne peuvent pas créer un seul homme, et qu’un seul mauvaisdans un caprice puisse en faire périr cent mille, il est clair que,dans la crainte d’en rencontrer un semblable, il en faut pas mêmes’exposer à en avoir cent bons.
L’ambition de Guillaume coûta, dans un seul jour, la vie à soixante ettreize mille hommes. Une fade plaisanterie de son rival, le roi desFrançais qui s’intituloit son
seigneur, fit incendier et ravagersoixante ou quatre-vingt lieues de pays. Guillaume, dans sa vieillesse,devenu extrêmement gras et pesant, repassa la mer, et vint en Normandieessayer, par l’exercice et la diette, de se débarrasser de sonembonpoint. Philippe premier demanda à ses courtisans quand Guillaumereleveroit de couche, par allusion à son épaisseur. Cette bêtise allumala haine de l’empâté conquérant, et, pour se venger des mauvaiscalambourgs d’un imbécille, il désola le Vexin et brûla la ville deMantes. Voilà les rois.
Caen, sous l’ancien régime, passoit pour une ville délicieuse ; etpourquoi ? c’est qu’elle avoit tous les travers de Paris : c’est queles façades des hôtels étoient surchargées de marbres noirs quiannonçoient au peuple que c’étoit là que demeuroit le
comte un tel,le
marquis un tel, et que, par conséquent, il devoit un profondrespect à la cage auguste qui renfermoit souvent le léopard dont lalangue sanguinaire dévoroit, dans un souper, le produit du travail devingt pères de famille sans leur en payer le salaire : c’est que lesfemmes, dites alors
de qualité, y joignoient toute l’insolence desfemmes de leur espèce à toute la lubricité des courtisannes du premierrang ; c’est que la finance y tenoit l’intermédiaire entre la
hautenoblesse et la
bourgeoisie, et que méprisé de celle-là et méprisantcelle-ci, elle cherchoit à les éclipser toutes deux en semant autourd’elle l’or que lui valoit les misères publiques ; c’est que labourgeoisie bien basse, bien rampante, bien servile, encensoit à genouxles vices des
grands et des riches parvenus, leur masquoit, sousl’ombre du dévouement, l’usure dont insensiblement elle minoit leurfortune, et les écrasoit à son tour avec orgueil lorsque la rapacité,la chicane, un procureur fripon, et des juges achetés, la mettoient enpossession de la fortune de ceux qui, la veille, la voyoient prosternéeà leurs pieds.
Voilà donc pourquoi cette ville passoit pour être charmante ? Dans cetéloge on ne pensoit guère à vous ; Peuple ! et je vous en félicite. Onse seroit bien gardé de dire que cette ville étoit délicieuse, parceque l’ouvrier alloit, au péril de sa vie, exhumer des carrières dontelle est entourée, la plus belle pierre de l’Europe par sa blancheur etla finesse de son grain ; parce que le pêcheur alloit braver lestempêtes de l’océan pour doubler, par le tribut des mers, la nourriturede ses semblables ; parce que le jardinier y faisoit naître lesmeilleurs légumes de la France, etc. Là, comme ailleurs, ou jouissoit,sans vous nommer, du bienfait de vos travaux, et vos vertus étoientcomptées comme un vice de votre état ; mais Caen étoit une villeenchanteresse, parce que le sage n’auroit pu y vivre sans rougir : ettelle étoit l’auguste opinion que l’on avoit de son excellentedépravation, qu’elle étoit devenue la garnison de prédilection accordéeaux régimens qui, dans ces jours de calamité morale, avoient mérité,par l’arrogance de leurs chefs, le luxe de leurs officiers etl’indiscipline du soldat, les regards protecteurs du sultan, de sesmaîtresses et de ses visirs.
Caen avoit deux fois dans l’année de ces espèces de marchés que l’onappelloit foires. L’ancien régime avoit la bénignité de permettre aucommerçant de vendre sa marchandise sans l’accabler de droits onéreux ;mais ce n’étoit qu’une ruse dont il se dédommageoit par la dépensequ’occasionnoit le transport des denrées, et le déplacement desmarchands, qui, sans s’en apercevoir,
rétribuoient en consommation cequ’ils croyoient bénéficier en franchises.
Là se voyoit aussi un de ces grands magasins de préjugés, peu, maistoujours trop communs en Europe, que l’on nommoit universités, où lajurisprudence apprenoit l’art d’éluder et de tordre les loix ; laphilosophie, le talent de dénaturer toutes les opinions reçues ; lathéologie, le moyen de déshonorer l’être suprême ; et la médecine, laméthode de tuer sans mériter l’échafaud. A l’exception de la nature, del’équité, de la raison et de l’humanité, on y donnoit connoissance detout aux jeunes gens. L’université de Caen eut ses jours de mode, commenous avons vu celle de Gothingue avoir son époque de faveur. Il y a peud’années qu’il étoit du bon ton pour
un grand seigneur de dire :
mesenfans sont à l’université de Gothingue. Ils trouvoient une sorte degloire à les faire élever hors de France, tant fut grand dans tous lessiècles le mépris des nobles pour leur patrie !
La foule de jeunes gens que cette université attira pendant long-tems àCaen, y fit former une de ces écoles d’équitation, que l’on appella, jene sais pourquoi, académie ; car il y a certainement loin du lieu oùPlaton présidoit, à celui où un palfrenier enseigne (3). Mais ladépravation des mots est communément la fille de la dépravation desmoeurs ; et nous avons vu l’opéra, ce temple où les sujets de la voluptéadorent et fixent, sans rougir, Vénus
Anadioméne, porter avecinsolence le nom du portique où les sages de l’antique Grèceinstruisoient l’homme à la vertu. Le célèbre la Guérinière honora cetteacadémie. Mais afin que les hommes qui commencent insensiblement àoublier les ridicules de l’ancien régime, et que leur enfans qui ne lesauront pas connus ne s’y trompent pas, il est bon qu’ils sachent queces académies n’étoient point instituées pour former des cavaliers à ladéfense de l’état. Les portes en étoient fermées aux pauvres quicomposent seuls les armées. Le fils
d’un duc eût été indigné que descuisses roturières eussent pressé les flancs du coursier qu’il devoithonorer de son poids. C’étoit purement une instruction de luxe, où lesmerveilleux à parchemins venoient apprendre l’art de faire unecourbette avec grace devant
les femmes de qualité qui devoient unjour les admettre à la portière de leurs carrosses. Il falloit être
gentilhomme pour tenir ces sortes d’académies : et la raison en étoitsimple. Il étoit possible qu’une étrivière ou qu’une cravachemal-adroite caressât les reins ou les épaules de monsieur l’écoliertitré ; il falloit bien qu’une main
noble fit excuser cette gaucheriede l’écuyer.
Non loin de l’académie des chevaux, se voyoit aussi à Caen l’académiedes savans. Là où le ridicule de l’esprit est commun, les espritsridicules doivent se réunir ; et peut-être peu de cantons en France ontpoussé plus loin cette fureur du bel esprit, que certaines petitesvilles de la ci-devant
basse Normandie, dont on a fait long-temsjustice sur les théâtres, sans parvenir à l’extirper : et Caen n’étoitpas exempt de cette folie. Les gens de
distinction, (et cetteépithète pouvoit s’entendre à merveille des gens qui cherchoient à sedistinguer par leurs ridicules), auroient cru déroger, s’ils eussentassemblé les mots comme le vulgaire. Il falloit des titres de noblesseau langage d’un
noble : et souvent ces messieurs eussent été aussiembarrassés de prouver les racines de leurs phrases que celles de leurarbre généalogique. Cette faim du bel esprit devenoit quelquefois unefaim canine pour certaines gens : et cette faim forma les académies. Onfut bien aise de pouvoir dire : je vous ordonne de croire que j’ai plusd’esprit que les autres. Je regarde maintenant, disoit l’abbé Segui,dans son discours de réception à l’académie française, je regarde,maintenant que je suis parmi vous, tous les beaux esprits de la terrequi ne sont pas académiciens, comme des atômes ; et, plus heureux quel’illustre abbé Cotin, l’honneur de siéger dans ce portique attirera àmes sermons la foule des auditeurs. Les académiciens de tous les paysétoient bien loin de la sagesse de ce philosophe qu’un de ses amisfélicitoit sur sa grande réputation de savant. « Hélas ! répondoit-il,je ne suis connu que dans l’une des quatre parties du monde, que dansun royaume de cette partie, que dans une ville de ce royaume, que dansun cercle de cette ville, et encore j’entends dire tous les jours quel’amitié est aveugle ». Ce sage avoit raison. A le bien prendre, voilàà-peu-près à quoi aboutissent toutes les réputations.
Caen a quelquefois éprouvé les malheurs de la guerre. Cet Édouard III,d’Angleterre, si connu par son despotisme militaire, par le siège deCalais, et par les extraordinaires louanges que l’adulation aprodiguées à son fils
le prince Noir, qui ne paroissoit bon, aux yeuxdes hommes de son tems, que parce que tous les princes étoient méchans,Édouard, en 1346, s’en rendit maître. Philippe VI en avoit confié lagarde à Raoul,
comte d’Eu,
connétable de France, et à Jean deMelun,
comte de Tancarville. A l’approche d’Édouard, les habitans deCaen sortirent de leurs murailles pour lui livrer bataille. Peu dejournées dans l’histoire sont marquées par plus de trahisons. Aupremier choc les habitans ployèrent et se soumirent à Édouard. Il entrasans résistance comme sans défiance dans la ville. Les deux générauxfrançais se rendirent à un nommé Thomas de Hollande. Ce Thomas, malgréla parole qu’il leur avoit donnée de ne pas les livrer au vainqueur,les vendit au
monarque anglais vingt mille
nobles. De leur côté,les habitans, manquant à la parole qu’ils avoient donnée à Édouard,assaillirent les Anglais à coups de pierre, de dessus les toits deleurs maisons. L’Anglais, furieux, voulut livrer la ville aux flammes.Un traître fameux, Geoffroi d’Harcour, intercéda pour elle. Édouardjura, à sa considération, de l’épargner, et dans le même moment donnaordre de la livrer au pillage. Il dura trois jours, et les exemplessont rares que le soldat ait jamais commis plus d’horreurs que pendantces trois jours. Il semble que tous ces gens-là s’étoient donné le motpour renchérir l’un sur l’autre de perfidie.
Cent quatre ans après, elle essuya un nouveau siège ; mais du moins laguerre s’y fit avec plus de loyauté. Le
fameux comte de Dunois vintl’attaquer en 1450, et y trouva un rival digne de lui, le
ducSommerset, qui s’y étoit renfermé avec quatre mille hommes. Il y fitlong-tems une généreuse résistance, et ce ne fut qu’à l’instant où laville alloit être prise d’assaut, qu’il se décida à capituler. Ilsortit avec les honneurs de la guerre.
Par-tout les hommes ont incrusté ce mot honneur sur leurs actions, etsouvent il ne fut que l’indication de leurs foiblesses. Le
cardinalRichelieu attachoit de l’honneur à despotiser un roi despote, ce LouisXIII qui despotisoit la France pour plaire à un ministre qu’ilhaïssoit. Il attachoit aussi de l’honneur à passer pour écrivainélégant, en plusieurs langues, et cet honneur étoit pointilleux sur lacritique. La vue de l’université de Caen nous a rappelé une anecdote àce sujet, qui prouve les puériles vengeances que l’amour-propre irritédu cardinal tiroit quelquefois de ceux qui ne l’encensoient pas. LeBourbon, dont nous allons parler, avoit été professeur de languegrecque à l’université de Caen, avant de passer, en cette qualité, à lachaire dite
royale de Paris. Richelieu avoit fait placer dans unegalerie du palais Cardinal, un portrait de Blaise
de Montluc, maréchalde France. Il écrivit au-dessous :
Multa fecit, plura scripsit, virtamen magnus fuit ; et crut avoir enfanté un chef-d’oeuvre d’éloquence.Après avoir savouré les louanges de vingt courtisans qui n’entendoientni le latin ni le français, il voulut avoir l’assentiment de Bourbon,et jouir auprès de lui de l’incognito. Il le fit appeller et lui montral’inscription. Voilà bien, dit Bourbon, du latin de bréviaire, il n’ymanque qu’un
alleluya, pour en faire une excellente antienne à la findu
magnificat. Il a raison, dit le cardinal, il s’y connoît, c’est unprêtre qui l’a faite. Il convenoit qu’il avoit raison ; mais le
roifaisoit une pension à Bourbon, et cette année-là, elle ne fut paspayée. C’est bien là une vengeance
de grand seigneur.
Bayeux et Lisieux sont après Caen les deux villes les plusconsidérables de ce département. Elles sont assez mal bâties, commetoutes les villes antiques. Les églises de la première, la cathédrale,entr’autres, méritent l’attention du voyageur : c’est un des beauxédifices gothiques que possède la France. Son portail est magnifique,et les trois clochers qui le surmontent, sont d’une élévation et d’unehardiesse admirables. Aujourd’hui, plus que jamais, on s’apperçoitcombien de puérilités ont occupé les hommes qui se disoient autrefoissavans. Une chasuble d’un certain Rigobert, saint, à ce qu’on a répétédepuis le premier hypocrite qui l’a dit, renfermée dans un petit coffred’ivoire, a fait écrire plus de volumes que les sages n’en ont écritsur le moyen de rendre les hommes meilleurs. Tandis que les prêtresoccupoient les ignorans avec la chasuble, les savans occupoient lesoisifs avec le coffre d’ivoire. D’où vient le coffre ? comment lachasuble est-elle dedans ? pourquoi lit-on sur une plaque d’argentautour de sa serrure cette inscription en langue Arabe ?
quelquehonneur que nous rendions à Dieu, nous ne pouvons l’honorer autantqu’il mérite, mais nous l’honorons par son saint nom. Voilà lesimportantes questions dont s’occupoient les philosophes quand lachasuble de St. Rigobert leur crioit : au lieu de vous amuser à devinerdes puérilités, voyez ces hommes crédules qui viennent se prosternerdevant moi et demander des miracles à la misérable matière que j’aicouverte quand elle étoit animée. Vous cherchez d’où peut venir uncoffre, quand l’esprit des hommes végète dans le sépulcre obscur dessuperstitions ! Ah, laissez là cette folie ! Soyez utiles d’abord, ets’il vous reste du tems, quand vous aurez éclairé vos semblables,livrez-vous à des bagatelles, puisqu’il en faut aux sciences pour laréputation des savans. La chasuble de St. Rigobert en savoit plusqu’eux. Elle étoit éloquente, puisqu’elle tomboit en poussière : maisles ignorans étoient aveugles, et les savans étoient sourds. Enfin lepère Tournemine termina cette grande discussion. Il devina que CharlesMartel, après sa victoire sur les Sarrasins, avoit eu ce coffred’ivoire dans sa part du butin ; que Charles-le-Chauve depuis en avoitfait présent à sa femme Ermantrude, qui s’en étoit servie pourrenfermer les reliques de St. Rigobert, par reconnoissance de ce qu’ilavoit guéri le
roi son mari. Le roman n’auroit pas eu de mérite, siquelques têtes à couronne n’y avoient figuré. Il s’agissoit d’un saint,et c’est un jésuite qui décidoit : il falloit bien qu’il se trouvâtquelque diadème mêlé dans l’aventure.
Lisieux n’est pas plus riche en monumens que Bayeux, si l’on en exceptela maison qu’habitoit l’évêque. Partout les hommes de cette robeétoient bien logés. Les jardins de cette maison sur-tout sont superbes.Ornés de bosquets, de statues, de cascades, ils réunissent à tous lescharmes de la volupté, ceux, plus aimables encore pour l’homme dontl’ame aime à s’aggrandir, ceux, dis-je, d’une vue superbe, dontl’étendue embrasse plus de dix lieues à la ronde. Ces deux villestiennent un foible rang dans l’histoire, mais leurs prêtres, commeailleurs, y tenoient une grande place dans le chapitre des ridicules.Rien n’étoit plus bisarre que la cavalcade annuelle des chanoines deLisieux. La veille de la fête de St. Ursin, messieurs les chanoinescréoient
deux comtes parmi eux : sans tirer à conséquence, car ils nel’étoient que pour quarante-huit heures. Au reste il n’y avoit pointtrop de mal à cette espèce d’annoblissement passager. Comme ils’agissoit d’une folie et d’un brigandage, il étoit assezdécent que
la roture ne s’en mêlât pas. Les deux élus montoient àcheval en soutane en surplis, et je crois même en bonnet quarré. Pourdonner une tournure de galanterie à ce costume peu équestre, cesmessieurs se bardoient de guirlandes de fleurs, et tenant des bouquetsà la main, précédés de deux bâtonniers, de quelques chapelains et devingt-cinq estaffiers, la cuirasse au dos, le heaume en tête, lahallebarde sur l’épaule, et suivis des officiers de la haute justice del’évêque-comte de Lisieux, en robe de palais, également chevauchés surdes haridelles de louage, ils marchoient processionnellement jusqu’auxquatre portes de la ville, dont-ils se faisoient remettre les clefs, etoù les deux comtes à aumusse mettoient en sentinelle les goujats armés,qui leur servoient de licteurs. Jusques-là vous ne voyez dans cettecérémonie qu’une mascarade ridicule : mais ignorez-vous que les prêtresn’ont jamais rien fait sans que leur intérêt n’y jouât un rôle ? Ilss’emparoient des portes de la ville, parce que ce jour de St. Ursinétoit un jour de foire à Lisieux, et qu’ils s’arrogeoient le droit deprélever à leur gré un impôt sur l’entrée des marchandises qui devoitêtre franche. La meilleure plaisanterie de cette mascarade étoit detraîner après soi la justice pour être témoin du triomphe del’injustice. Il est vrai que l’outrage portoit à faux, car jadis ilétoit rare que la justice se trouvât où l’on rencontroit les officiersde la justice. Pour adoucir cette malice qu’ils faisoient auxmarchands, ils avoient eu le soin de répandre que St. Ursin avoit tuéun dragon fameux qui, tous les ans, dévoroit quelques douzaines demarchands qui venoient à la foire, et que si par hasard ils nepercevoient pas cet impôt, pour dire des messes à St. Ursin, il sepourroit que le dragon ressuscitât. On les croyoit ; que n’a-t-on pascru ! Ils prenoient ; que n’ont-ils pas pris !
Lisieux et Bayeux figurent dans le catalogue des conciles, mais cesconciles sont de la petite espèce. Des conciles sans papes et sanscardinaux ! On devine assez que le St. Esprit ne se sera pas donné lapeine d’y venir. Aussi ces prétendus conciles ne sont-ils en effet quede méchantes petites assemblées de curés de campagne. On fait par-toutl’honneur à Henri Ier, roi d’Angleterre, de prétendre qu’il a assisté àun de ces conciles de Lisieux ; mais la présence d’un roi ne prouve pasqu’il s’y soit traité quelque chose d’utile.
Il est assez plaisant que Lisieux, ville
d’une province célèbre enhommes de génie, ait été stérile en gens de lettres. On n’en trouvequ’un qui lui appartienne, Pierre Vatier, conseiller de Gaston,
ducd’Orléans, et médecin : encore fût-ce un esprit de travers. Il quittal’art de guérir les hommes pour célébrer ceux qui les assassinent. Lesbibliomanes lui doivent la traduction de la vie de Timur, et del’histoire des Califes mahométans. L’humanité se seroit bien passée dece travail.
C’est par de semblables ouvrages qu’à la longue on accoutuma lesesclaves des cours à concentrer toutes leurs adorations sur un seulhomme, et à répandre le pérsiflage et le mépris sur la classe utile dela société. N’avons-nous pas vu à la honte, non-seulement du respecthumain, mais encore de l’esprit et du bon goût, le non de la ville deFalaise devenir le signal des insipides colibets d’un troupeaud’oisifs, parce que le nom agreste de Blaise ne sonnoit pas à leuroreille incivique, comme celui de duc ou de comte, et le ridicules’attache à ce nom ? Si l’on n’eût pas proclamé les faits et gestes desconquérans, si des écrivains ne les eussent pas offerts comme des dieuxdont on devoit chérir jusqu’à la foudre dont ils vous écrasoient, siles livres, les chaires et les spectacles n’eussent pas regorgé de leuréloge, eût-il existé des hommes qui eussent présumé se faire un mériteen immolant par le sarcasme, aux pieds des tyrans, l’homme modeste etvertueux, qui, dans le fond des campagnes, mettoit sa gloire à en vivreignoré ? Ce n’est pas à l’imbécille automate, qui se délasse de sanullité par un chapelet de mauvaises pointes contre l’homme honoré parsa simplicité qu’il faut en vouloir : c’est aux hommes d’esprit vif,mais de coeur corrompu, qu’il faut s’en prendre. A la faveur du talent,ils ont sanctionné l’adulation. Les cours n’étoient qu’une cage où desperroquets répétoient ce que l’écrivain confioit lâchement au papier ;ces
jaquau balbutioient quelques phrases de Fléchier, de Racine, dupassage du Rhin, du poëme de Fontenoi. Savoient-ils un mot du
Contrat social ? Le crime fut donc dans les auteurs, et non dansleurs échos.
Cette ville de Falaise, que nos merveilleux persifloient, est pourtantune de celles dont l’industrie rapportoit le plus à l’état, proportiongardée avec sa capacité. La foire de Guibray, l’un de ses faux-bourgs,rivalisoit avec celles de Beaucaire, de Bordeaux, de Francfort, deLeipsick, etc. Ce département et ses voisins, possesseurs des plusbeaux chevaux de la république, attiroient par ce commerce seul tousles Européens à certaine époque de l’année dans les murs de Falaise :et l’or immense qu’ils y portoient refluoit dans tous les canaux de laprospérité publique.
Cet animal superbe dont l’orgueil semble ne se soumettre à l’homme quepour accroître la fierté des humains, a reçu dans ces climats la forcedes mains de la nature, et l’élégance des formes des soins del’éducation. La graisse et la vastitude des prairies invitent sajeunesse au développement heureux de ses robustes facultés ; etl’attention caressante et cupide du maître fait circuler la grace et lasanté dans ses membres agiles. C’est d’ici que dans sa servitude sifatale à l’humanité, il appelle la guerre, il présage la victoire, etsemble dire à l’homme : pour te punir de m’avoir dompté, je te feraiverser du sang. Hélas ! les vices des mortels sont écrits sur cetterace d’animaux. La beauté est destinée pour le crime, et la laideurpour l’utilité.
Pourquoi ne peut-on pas entendre le cheval pesant dont les vertèbrestraînent lentement le soc qui tranche les sillons ? Que de chosesn’auroît-il pas à dire à l’escadron fougueux que la trompette guide auxhasards ? Quelles réflexions il doit faire à l’aspect de ces coursiersqui font voler, sur la terre, les calamités assises dans le char desrois et des courtisannes ? Hommes ! tremblez, c’est à votre honte queles dieux ont condamné les animaux au silence. Ils ont voulu connoîtrela mesure de votre perversité. C’est le même animal qui traîne lacharrue de Triptolême qui vous nourrit, et le char de Tullie dont lesroues écrasent le crâne de son père expirant.
Malheureux mortel ! peut-être le sentiment de ton esclavage te fit-ilnaître l’idée de soumettre le cheval à ton joug. S’il est ainsi, tut’abusas. On peut échapper à la poursuite des tyrans ; maiséchappe-t-on à leur souvenir ? qu’importe que la vélocité du Barbe oude l’Arabe vous dérobe à leur glaive capricieux ? Qu’importe mêmesouvent que le tems ait déroulé les années entre leur ressentiment etvotre existence ? Leur rage dans des moments plus active que l’éclair,dans d’autres chemine comme la tortue. Comme le cerf imprudent vousvous réjouissez, parce que les vents n’apportent plus à votre oreilleles cris sanguinaires de la meute. Endormez-vous ! la haine d’un roiviendra jusqu’à vous avec la lenteur de l’ay. Elle arrive, et voustouche. C’est la mort.
Le malheureux
Fargues fit l’épreuve de cette vérité. Il vivoit cachédans les bosquets enchanteurs que le souffle des printemps a semés dansles champs fortunés du Calvados. Il s’étoit fait un nom dans lestroubles de la fronde. Cette révolution imberbe, que l’on pourroitappeler le foetus de la liberté, s’étoit épuisée faute de fibres.C’étoit une lampe qui s’étoit éteinte, parce que la philosophie dormoità côté d’elle. Mais ce mouvement populaire, enfant débile que lescaresses des intriguans avoient énervé et précipité dans la tombe,avoit du moins appris à l’homme que l’on peut lutter contre lesdespotes. Fargues l’avoit senti, l’avoit osé ; mais l’Hercule Plébéienne fut alors modelé qu’en argille ; il s’écroula, et la honteuseamnistie, cette perfide ressource des rois quand ils tremblent que lessupplices ne réveillent le peuple, épancha son opaque vernis sur letableau des actions commises. Fargues fuyant alors et la faveur dupeuple, et l’hypocrisie des cours, se retira sous le toit de ses pères: et là, le calme bienfaiteur que porte avec elle l’estime de quelquesgens de bien appaisa, par degrés, l’orage que le besoin del’indépendance avoit amoncelé dans son coeur.
Plus de dix ans après,
le comte de Guiche,
le marquis du Lude,Varde et Lauzun s’égarent à la chasse. La nuit les surprend. Ils errentlong-tems sans rencontrer d’asyle. Enfin une lumière lointaine frappeleurs regards. Ils y courent. Ils entrent : c’est de Fargues qui lesreçoit. Hélas ! la France avoit un roi, et la plus sainte des vertus vaconduire un malheureux à l’échafaud.
Rétrogrades le sentier des heures, siècle qui te dis le roi des siècles! parce que la bassesse superbe adopta le nom d’un roi. Siècle de LouisXIV ! rétrogrades et rougis. C’est de ton héros que je parle. Lesquatre courtisans reviennent à la cour. Leur bouche est pleine deslouanges de Fargues. Qui le croiroit ! Dieudonné s’écrie, comment cecoupable est dans le royaume et si près de moi ! si près ! soixantelieues ! comme la haine des rois efface les distances ! Maisl’amnistie……. Comment la violer ! comment Dieudonné ? et la France nefourmilloit-elle pas alors de magistrats pervers vendus à vos caprices,avides d’or et d’opprobre ? montrez-leur l’innocent, ils l’égorgerontsans détourner la tête. L’inquiétude est-elle faite pour un roi quandil s’agit d’un crime ? ne vous fatiguez pas à le commander, ils ledevineront.
Lamoignon, le premier président du parlement de Paris, fut chargé derechercher toute la vie de Fargues. Etoit-il difficile de trouver uncombat dans la vie d’un homme qui avoit guerroyé sous les drapeaux d’unparti ? On le trouva. Il passa pour un meurtre. Le procureur-généraleut ordre de poursuivre. Il en eut l’ordre, et il obéit ! Fargues futarrêté, condamné et décapité, malgré l’amnistie que ses défenseursinvoquèrent en vain. Ses biens furent confisqués. A qui les donna-t-on? à Lamoignon. Siècle de Louis XIV ! voilà ton idole ! fuis maintenantdans les abîmes du passé. Tu es jugé.
Falaise est agréablement bâti sur une colline dont la forme figureassez bien la carêne d’un vaisseau retourné. Ses rues sont bienpercées, ses bâtimens agréables ; on y voit encore un vieux châteaucommencé par les ducs de Normandie, habité, plus d’une fois, par lesrois anglais, et terminé par le fameux Talbot. Ce fut la dernière placeque les Anglais possédèrent en France, et celle qui coûta le plus àCharles VII pour la réduire.
En général, l’industrie est immense dans ce département ; on yrencontre des manufactures de tout genre, de toiles, de serges, dedentelles, de coutellerie, de bonneterie, de ratines façon de Hollande,de draps fins, de velours de coton, de bas, de gands, de toilespeintes, de futaines, de coutils, de basins, de chapellerie, depapéterie, de taillanderie, etc. D’un autre côté, le sol y répond parson étonnante fertilité au génie de ses habitans. Les pâturages dePont-l’Evêque, d’Orbec, de Blangy, les grains et les fruits de Bayeuxet de Lisieux, les forges de Balleroi, la pêche de Honfleur versenttoutes les espèces d’abondance dans l’intérieur de cette partie de larépublique. Mais par cela même que sa richesse est extrême, ses cheminssont détestables, et il est presque impossible qu’il en soit autrement.La rareté de la pierre empêche de les paver, et la bonté de la terrecontribue à les rendre plus mauvais. L’immensité des bestiaux achève deles détériorer. L’habitude que les boeufs ont de mettre toujours lepied, à la même place que ceux qui les précèdent, coupe tous leschemins d’espèces de monticules parallèles et transversales dont lesvallons sont autant de bourbiers indesséchables que les chevaux, etmoins encore les voitures ne peuvent franchir sans danger.
Plusieurs hommes célèbres ont illustré cette terre. Marot, Malherbe,ces favoris des Muses ; Mezeray, Segrais, Sarazin, Varignon, Huet,Madame Dacier et tant d’autres ont répandu le lustre de leurs talenssur ces heureuses contrées. Tu y naquis aussi, rare modèle del’adulative complaisance,
abbé de Boisrobert ! dont les écrits sontmoins fades encore que ton lâche asservissement aux caprices deRichelieu ; toi qui te rendis immortel en persécutant Corneille, commeThertile se rendit fameux en fuyant à côté d’Achille.
Mais félicite-toi, Calvados ! tu possédas ce qu’on chercheroitvainement ailleurs : un prêtre homme de bien, un évêque sans fanatisme.Soyez béni, Jean Hennuyer, vous futes prêtre et un homme libre peutvous louer.
O jours affreux de la Saint-Barthelemi ! est-il vrai que vous trouvatesun pontife dont les cheveux se dressèrent d’horreur à votre aspect ?Quels hommes ont donc été les prêtres de tout tems ? L’esprit humaincroit à toutes les abominations de ces jours de sang : il se rencontreun prêtre qui les déteste, et l’esprit humain doute que cela puisseêtre. Ils font pâlir encore la postérité, et l’on s’étonne qu’ils aientfait pâlir un prêtre. Qu’étoient-ce donc que les prêtres ?
Oui, l’on s’étonne de trouver de l’humanité dans un prêtre, etpeut-être étoit-il impossible que cela fût autrement ; pourquoi ? Uneligne sur la vocation de cette classe d’hommes fera la réponse. Lespréventions, les préjugés, les prédilections des familles faisoient lesprêtres. Un cadet, communément le rebut des pères ambitieux et desaînés intéressés, étoit destiné à l’église. Son coeur s’endurcissoitpar les mortifications qu’il éprouvoit dans son enfance. Privé descaresses de la nature, de la confiance fraternelle, de l’estimedomestique, il s’accoutumoit à l’isolement ; Son ame se desséchoit,parce qu’aucune jouissance ne l’humectoit ; il s’habituoit à ne songerqu’à lui, parce qu’il étoit oublié de tous, et il arrivoit au sacerdoceavec un coeur racorni. Un enfant annonçoit il de la lâcheté ? sonintelligence étoit-elle bornée ? avoit-il du penchant à la crédulité ?on en faisoit un prêtre. L’homme borné, le crédule, le lâche ont tousle coeur dur ; le lâche, parce que tout l’effraie ; le crédule, parceque tout l’allarme ; le borné, parce que tout l’étonne. Une famille decampagne avoit-elle la folie de primer sur les paysans quil’entouroient, elle réservoit son enfant chéri à la prêtrise. Dèsl’enfance, il n’entendoit bourdonner à ses oreilles que ces mots :
notre abbé, mon fils l’abbé, monsieur l’abbé ; l’imbécille orgueil deses parens pénétroit par tous ses pores, et il arrivoit au sacerdoceavec l’opinion que tout le monde étoit au-dessous de lui. Qui ne voitpoint d’égaux sur la terre, n’a point de foi aux malheurs de sessemblables ; et qui ne croit point à l’infortune, ne peut avoir un coeursensible. Or, je le demande, si ce n’est pas là la fidelle esquisse dela vocation de tous les prêtres ? et s’il n’est pas naturel des’étonner lorsque dans mille ans on en rencontre un humain et généreux.
Mais si l’on à droit d’être surpris quand on rencontre un pontifephilosophe, de quel effroi n’est-on pas saisi quand on surprend l’excèsde la barbarie dans le coeur de la beauté ? Il étoit réservé au Calvadosd’offrir au monde deux phénomènes si rares, un prêtre bon parexcellence, une femme profondément scélérate. Charlotte Corday naquit àSaint-Saturnin.
Je vois la postérité incertaine laisser flotter son opinion sur cettefemme un moment célèbre, moins encore par le crime que par lesang-froid du crime. Les écrivains du tems lui seront égalementsuspects. Mais enfin que nos descendans se demandent, s’il peut existerune hypothèse où le crime cesse d’être crime. La négative est sûre, etdès-lors leur opinion sur Charlotte Corday est fixée. Il parut dans larévolution un homme extraordinaire. Etoit-il philosophe ? des millionsde voix s’éleveront contre cette question. Mais la philosophiecependant n’est-elle pas aussi de vivre toujours en avant de l’époqueoù l’on vit ? Cet homme fut toujours dix ans, cent ans, peut-être,au-delà du jour où il respiroit. Comment ceux qui n’avoient que lecourage de voir que ce qui se passoit autour d’eux, ou que la lâchetéde voir ce qui s’étoit passé derrière eux, pouvoient-ils penser commecet homme ? Il voyoit ce qu’ils ne voyoient pas, il éprouvoit ce qu’ilsn’éprouvoient pas : il étoit l’homme du siècle à venir et tout le resteétoient des hommes du siècle actuel. Il tenoit les deux bouts de lachaîne de la révolution. Pour que cette chaîne fût éternelle, ilsentoit qu’il falloit la forger ; et s’il en faisoit rougir lespremiers anneaux, personne, après lui, n’osoit y toucher, dans lacrainte de se brûler. Marat, disoient beaucoup de gens est un homme desang ; mais beaucoup de gens n’ont que la sensibilité de la minute, etMarat avoit la sensibilité de l’avenir. En est-il beaucoup de ceshommes qui sanguinoient ainsi Marat, dont le coeur se soit jamais refuséaux douceurs de la vengeance, dont le bras ne se soit plongé avec unejoie barbare dans le sang de son ennemi, dont l’ame n’eût consommé avecallégresse le supplice de mille, de cent mille hommes, pour fairetriompher son parti, son opinion, sa fureur ? Eh bien ! Marat a vu lesdeux tiers de la France peut-être, et le reste de l’Europe, sans doute,le maudire sur parole : a-t-il jamais conjuré la perte d’un seul de sesennemis ? Les hommes cruels sont cruels à leur avantage, et jamais aubénéfice des autres. Il est une vérité que, peut-être, d’autres ontsentie, mais que personne n’a développée, c’est que les aristocratesavoient besoin d’un homme qu’ils pussent charger de grands crimes, pouravoir un prétexte à devenir de grands criminels ; c’est que lespatriotes avoient besoin d’un homme à qui l’on pût supposer de grandeserreurs, pour empêcher le patriotisme d’en commettre. Cet homme futMarat. La France lui devra une grande obligation, c’est de lui avoirtenu lieu d’expérience.
Une journée terrible arriva. Ce fut le 2 septembre. Je ne la décriraipas. Donnons aux siècles futurs l’exemple du silence. Mais, dans levrai, qu’est-ce que ce fût que le 2 septembre ? La première exhalaisonputride du cadavre de six mille siècles d’esclavage qui gissoit sur laterre. La convention nationale, cette assemblée que l’on peut dire lapremière du peuple souverain, fut la chaux que l’on versa sur cecadavre infect. La dissolution n’en fut consommée que le 31 mai (**) :et il n’en resta plus dans la république que quelques mouches enfantéespar ses molécules pestiférées. Il leur falloit une pâture : Marat leuren servit. Le 2 septembre ne fut pas un jour ordinaire. Il eut plus devingt-quatre heures : et, peut-être, la minute de l’assassinat deMarat, fut-elle la dernière minute du 2 septembre.
Quoi qu’il en soit, Cassius se troubla, plus d’une fois, après avoirfrappé César. Charlotte Corday fut impassible après avoir frappé Marat.Ce n’étoit point le fanatisme de la liberté. Il connoît la douceur deslarmes quand il est satisfait. C’étoit le fanatisme religieux, dont lefront est de marbre quand il est assouvi, elle marcha au crime lasérénité dans l’oeil, elle marcha à la mort la paix sur les joues.Depuis Caïn, c’est le premier meurtrier qui ait eu la chasteté del’assassinat. Elle fut l’admiration des ames foibles, l’étonnement desames fortes, et la mesure de la puissance de la volonté.
O tems ! sois béni ! ton infatigable fouet chassoit, devant toi, lesâges de la superstition. Jamais jour n’eût mieux servi ses mensonges.Corday montoit à l’échafaud, le soleil s’étoit retranché sous le voileépais des orages. Un vaste rideau, parsemé d’éclairs, déchiré par lafoudre, mettoit, entre le ciel et la criminelle, l’appareil du courrouxdes élémens. La nature s’étoit cachée derrière les épaisses vertèbresdes ouragans. Elle ne voulut voir ni le calme formidable de la Corday,ni l’audace dénaturée du bourreau qui souffleta sa tête ensanglantée.Elle mourut. Le bourreau fut puni. L’orage passa : le ciel devintserein.
NOTES : (*) Pareille aventure est arrivée à Dupleix, l’un de ces hommes citéscomme un de ces exemples rares parmi les favoris de la fortune, et quicependant est presque mort à l’hôpital. Dupleix fut un de ces petitstyrans qu’une compagnie de marchands, appellée compagnie des Indes,avoit l’orgueil d’envoyer en Asie rivaliser avec les Nababs et mêmeavec le mogol, et pour opprimer, sous ses ordres à tant par mois, etles Français et le Indiens. Enfin telle étoit
la sagesse, telle étoit
la raison des préjugés du siècle, que, tandis que tous les hommes, enFrance comme en Europe, étoient prosternés au pieds des rois, nul nes’étonnoit que le premier commis d’une société de marchands fût roi,sinon de titre, mais au moins de fait : que ce roi de comptoir fûtprosterné aux pieds de ses maîtres les marchands, qui se prosternoienteux-mêmes devant le premier
comte ou
marquis qui leur faisoitl’honneur de les faire attendre dans son antichambre, et que le
royalcommis exigeât que tous les souverains de l’Inde se prosternassentdevant lui. Ainsi, par une dégradation d’orgueil assez plaisante, quele souvenir des ridicules de l’ancien régime offre comme possible à maréflexion, il n’eût pas été étonnant, par exemple, qu’un
duc et pairn’eût pas daigné admettre à sa table les directeurs de la compagnie desIndes, les directeurs de la compagnie des Indes, leur premier commis
roi à la leur, et le premier commis le grand mogol à la sienne. Pourrevenir à la fortune de Dupleix, ce gouverneur de Pondichery, dînant unjour dans la rade de Madras, à bord du vaisseau de la compagnie desIndes
Lecontent, laissa tomber par mégarde dans la mer un superbediamant de dix mille pagodes, qu’il portoit au doigt ; il dit enplaisantant, aux officiers qui l’entouroient : voilà la première foisque j’ai à me plaindre de la fortune, et n’y pensa plus. Quelques joursaprès on servit chez lui un poisson magnifique : le diamant se trouvaarrêté entre les ouies. L’orgueil est le compagnon ordinaire de lagrande prospérité : celui de la femme Dupleix, créole de naissance,étoit de la plus étonnante ineptie. Cette gouvernante de Pondichery,couverte de tous les rubis de l’Orient, le jour qu’Averowdikan fit sonentrée dans cette ville, demandoit, avec tout le sang-froid de labêtise, si la
reine de France avoit de plus beaux diamans qu’elle ?Elle fit un voyage à Paris, et s’imagina sans doute que l’arrivée de
madame Dupleix devoit faire une grande sensation en Europe. Ellelogea dans la rue des Capucines. Le hazard fit que le soir même de sonarrivée, une dame du voisinage (je crois madame Dubois de la Motte)donnoit une fête chez elle, où un feu d’artifice et quelques fuséesfurent tirés. Madame Dupleix eut la bonhommie de se mettre en tête quec’étoit une fête occasionnée par l’allégresse publique sur le bonheurque Paris avoit de la posséder dans ses murs. Elle envoya un de sesgens dire à cette dame qu’elle lui tenoit compte de son attention, maisqu’elle fit cesser l’artifice qui l’empêchoit de dormir. Personne de lasociété de cette dame ne savoit qu’il existât une dame Dupleix. On ritbeaucoup du message, et, sans respect pour la gouvernante, l’artificecontinua.
(**) Insurrection du 31 mai et 2 juin 1793, l’an second de larépublique une et indivisible.
(1) Lorsque Sabinus, lieutenant de César, soumit le pays long-temsappelé Neustrie propre, ensuite Normandie, et maintenant divisé en cinqdépartemens, dix peuples l’habitoient : les Ambilaxiens, lesAbrincatuens, les Unelliens, les Sessuens, les Aulerciens, lesÉboravices, les Caletes, les Lexoviens, les Bidocasses et lesBellocasses. Ces peuples, avec ceux des îles voisines, formoient ce quesous les Romains on appelloit la ligue des onze cités.
(2) Sur le champ de bataille même d’Hastings, Guillaume-le-Conquérantbâti une abbaye qu’il dédia à Saint-Martin. Il lui donna le privilègede servir d’asyle et de franchise à quelque scélérat que ce pût être.C’étoit un besoin de reconnoissance : la force des armes lui procuroitun trône en Angleterre.
(3) Platon fut le chef de la première académie : elle porte le nomd’ancienne. Arsésilas fonda la seconde, et Carneades la troisième.Ciceron donna à sa maison de Pouzoles le nom d’académie, il bâtit desportiques et y planta des jardins à l’imitation de l’académied’Athênes. Il étoit défendu, sous peine d’expulsion, de rire àl’académie d’Athênes. Les académies de Paris se sont bien gardées, sousl’ancien régime, d’une semblable défense. Elles n’auroient eu personneà leurs séances.
(4) Le père Tournemine, l’antagoniste du père le Tellier, et le plusorgueilleux des jésuites. Ce littérateur se plaignoit qu’on leconfondît avec les religieux. Montesquieu se vengea de quelques-uns deses sarcasmes, en demandant : qu’est-ce que c’est que le pèreTournemine ? je ne le connois pas. Ce mot pensa le faire mourir dechagrin. Le père Bassier le persifla dans ce dystique :
Quàm benè de facie versâ tibi nomenamicis
Tàm cito qui faciem vertis, amicc, tuis.
Ordre que l’on suit dans les Voyages des 85 Départemens de la France.
1. Paris. 2. Seine et Oise. 3. Oise. 4. Seine inférieure 5. Somme. 6. Pas-de-Calais. 7. Nord. 8. Aisne. 9. Ardennes. 10. Meuse. 11. Mozelle. 12. Meurthe. 13. Vosges. 14. Bas-Rhin. 15. Haut-Rhin. 16. Haute-Saône. 17. Doubs. 18. Jura. 19. Mont-Blanc. 20. Ain. 21. Saône etLoire. 22. Côte-d’Or. 23. Haute-Marne. 24. Marne. 25. Aube. 26. Yonne. 27. Seine etMarne. 28. Loiret. 29. Loir et Cher. 30. Eure et Loir. | 31. Eure. 32. Calvados. 33. Manche. 34. Orne. 35. Sarthe. 36. Mayenne. 37. Ille et Vilaine. 38. Côtes du Nord. 39. Finistère. 40. Morbihan. 41. Loire inférieure. 42. Maine et Loire. 43. Vendée. 44. Deux-Sèvres. 45. Vienne. 46. Indre et Loire. 47. Indre 48. Cher. 49. Nièvre. 50. Allier. 51. Rhône et Loire. 52. Puy-de-Dôme. 53. Cantal. 54. Corrèze. 55. Creuse. 56. Haute-Vienne. 57. Charente. 58. Charente inférieure. 59. Gironde. 60. Dordogne. | 61. Lot et Garonne. 62. Lot. 63. Aveiron. 64. Gers. 65. Landes. 66. Basses-Pyrénées. 67. Hautes-Pyrénées. 68. Haute-Garonne. 69. Arriège. 70. Pyrénées orientales. 71. Aude. 72. Tarn. 73. Hérault. 74. Gard. 75. Lozère. 76. Haute-Loire. 77. Ardèche. 78. Isère. 79. Drôme. 80. Hautes-Alpes. 81. Basses-Alpes. 82. Bouches-du-Rhône. 83. Var. 84. Alpes-Maritimes. 85. Corse. |