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LABBÉ,Paul(1855-1923) : LeTrousseau (1929). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.II.2006) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1506) del'éditiondes Oeuvres choisies dePaul Labbé, poète et conteur normand (1855-1923)donnéeà Paris par Lemerre en 1929. Le Trousseau par Paul Labbé ~*~ ILS s’étaient connusà l’ « assemblée »de Parville, un beau dimanche de juin, lourd de troublants aromes etbaigné de lumière dorée. Pierre Cauchois, habillé de neuf et rasé defrais, était arrivé pendant vêpres avecdes camarades, alors que, sur la petite place presquedéserte, tenanciers de loterie et camelotsdésoeuvrés grillaient une cigarette devant leursboutiques. On avait musé un peu, en badauds, le long des roulottes etdes jeux de quilles. On s’était assis sous lestilleuls, guettant les arrivants tout en mâchonnant un brind’herbe et tenant de libres propos sur les belles filles.Puis, à la sortie de l’église, ons’était approché pour les reluquer deplus près et déjàs’étaient croisés des coupsd’oeil, rapides et prometteurs. Parmi cette ribambelle de « jeunesses » visiblementgênées dans leurs habits d’apparat etleurs colifichets, tout de suite le joli minoiséveillé de la petite Rose Deschamps avaitattiré l’attention de Pierre. Entre toutes elle sedistinguait par sa grâce mignarde et son instinctiveélégance. C’était,à n’en pas douter, le bouquet de la fête. Le savait-elle ? je n’en jurerais pas. Mais Pierre, lui, lesavait et ne quittait pas des yeux la gentille Rose. Et comme, de soncôté, il avait belle mine et fine moustache, ilsemblait que la jeune fille eût à coeur de luifaire comprendre qu’elle n’était pointinsensible à tant de flatteuses attentions. Au bras d’une compagne fraîche comme elle mais unpeu lourde sous ses affiquets, Rose paraissait d’autant plusavenante et gracieuse. Devant la loterie, riche de cristauxtaillés de multicolores pendeloques, les deux jeunes fillesse trouvèrent à frôler presque legroupe des amis de Pierre - et celui-ci fit un rapide demi-tour pour serapprocher d’elles. Tout simplement, la conversations’engagea, sans embarras. On n’était pasde cent lieues, n’est-ce pas ? et l’on se plaisaitdéjà. - Ces demoiselles ne sont pas de Parville, d’apparence ?demanda Pierre, histoire de causer. - Non, monsieur, fit Rose gentiment, nous sommes venues pourl’assemblée. - Et ces demoiselles vont consulter la chance à la loterieen choisissant pour mes camarades et pour moi des billets. Ne merefusez pas, dit Pierre Cauchois, interrogeant des yeux la petitecharmeuse, ça nous portera bonheur. En manière de badinage, les jeunes filles consentirent etsans y attacher autrement d’importance, choisirent dans letas des cartons avec une gravité comique. La glace était rompue, à la bonne franquette. Sur ces entrefaites, les Deschamps, qui de loin suivaient lemanège, étaient venus rejoindre leur fille. Oh !sans un mot de reproche. On devisait entre jeunes gens, en tout bientout honneur. Le père Deschamps, arrêté devant lagrande roue, s’émerveillait d’un timbreélectrique précédant la proclamationdes numéros gagnants. - Bon sang, faisait-il entre ses dents, y n’savent pus quoiinventer avec leurs sacrées mécaniques. Y ferontbientôt carillonner les cloches avecc’méchant bout d’fil-là. Grâce à l’intervention de «ces demoiselles » - ou peut-être du seul hasard -le beau Pierre Cauchois gagna coup sur coup trois lotsd’importance : un plat vernissé, deux tassesà café et un sucrier à fleurs bleues.Déjà, en tirant le bon numéro, Roselui aidait à monter son ménage… Il lelui dit et ils s’en amusèrent.N’était-ce pas une indication ? Le gars visait un numéro d’autre valeurà la grande loterie de la vie… Toujoursempressé, toujours galant, il causaitsérieusement, posément avec le père etla mère Deschamps et était en train de faire dumême coup la conquête des parents et de la fille. - Voulez-vous, demanda-t-il, m’accorder lapremière contredanse ? Tout le monde à la fois dit oui et Rose rougitlégèrement en le remerciant d’unsourire. En attendant l’ouverture du bal, on fit un tour dans le pays.L’air devenait moins étouffant. Le bleu du ciels’estompait au loin d’une imperceptible brume etpar moments un souffle courait à la cime des arbres. Grimpé dans une charrette, le violoneux essayait de mettreson instrument d’accord avec un piston féroce dontles notes rares et traînantes avaient surtout pour mission demarquer la mesure aux danseurs. Quand le piston demeurait impuissant,le violoneux venait à la rescousse. Et de sa voixsuraiguë : - En avant deux, criait-il. Balancez vos créatures ! Pierre avait quitté les camarades. Un seul, mis dans laconfidence, l’accompagnait afin que ses assiduitésprès de la famille Deschamps ne fussent pas tropremarquées ou que les curiosités àl’éveil pussent au moinss’égarer. Et, tout en baguenaudant, on serenseignait de part et d’autre. Les Deschampsétaient d’Ormes, les Cauchois de Bacquepuis. Desvoisins, autant dire. Tous fermiers de culture, mais avec du bien ausoleil. Travailleurs vigilants, habiles charretiers, laboureursémérites, ils étaient làsur un terrain familier et la conversation ne chôma pas. Onavait trop de goûts communs pour ne pas s’entendre. Le père Deschamps, attaché à sonvillage, moins en contact que le jeune homme avec les choses duprogrès s’extasiait sur les machines agricoles. - Qué qu’on n’trouvera pas,j’vous l’demande ? Et complétant son idée : - Ah ! on n’est pas au bout d’l’esprit. Encore haut sur l’horizon, le soleil commençaitpourtant à allonger sur l’herbe du précommunal l’ombre des tilleuls centenaires. A cette ombrereposante et douce venaient de minute en minute se former de nouveauxgroupes de danseurs et de curieux. Les musiciens préludaient par de douteux accords. Lesguinguettes étaient plus délaissées.Des invitations se faisaient, gauchement, auxquelles les fillesrépondaient avec bienveillance, mais non sans faire desmanières, « comme les dames ». Touts’arrangeait bientôt au petit bonheur, tant onétait aise de se dégourdir les mollets.D’autant que cet enragé violoneux, avec ses appelsendiablés, vous donnait des démangeaisons dansles jambes. Dès le premier quadrille, Pierre Cauchois avait conquis laconfiance de Rose. C’était un brillant danseur,prodigue d’entrechats et de passes, mais sûr delui. Son pied frappant impérieusement le sol ramenaità la mesure les couples égarés end’invraisemblables cadences - le grand Narcisse Touquet,entre autres, qui s’obstinait à partirà contretemps. - C’est-y donc vrai que je vous conviens ? demandait, avecune timidité soudaine, le galant cavalier à samignonne danseuse. - Mais oui, monsieur Pierre, avouait tout bas la petite Rose,frissonnante au bras du jeune homme. - Alors c’est dit, on est des amis ? - De bons amis. - Et c’est promis, on s’épouse ? - Oh ! soupirait la pauvre enfant, semblant mettre dans cetteexclamation tout son coeur mais n’osant entrevoirdéjà la suite du rêve… N’importe, ils s’étaient compris etl’étreinte de leurs mains unies avaitscellé leur promesse… Quand, un peu étourdie par ces aveuxéchangés et ces demi-fiançailles, Rosealla rejoindre ses parents, le bal était encore pleind’entrain et de trémoussante gaieté.Les paysans lourdauds, excités par de hardiesfamiliarités, enlevaient leurs danseuses à laforce du poignet à la fin de chaque polka, en signe devirile conquête, et parfois leur prenaientgoulûment un baiser en les reconduisant à leursamies. Mais Rose, troublée et ravie, renonçaità la fête. Elle avait besoin de se reprendre pourmieux goûter son bonheur. En regagnant Ormes au petit trot de la jument grise ragaillardie par lafraîcheur du soir, Rose laissa le père et lamère deviser entre eux pour revivre dans le grand silencenocturne les heures enchantées de ce beau jour. Il y avaitde la joie dans l’air et le ciel semblait sourireà ses projets en lui montrant là-haut un cheminsemé d’étoiles. Des murmures caressants, des mots divins lui venaient aux oreilles,elle ne savait d’où. Et aussi, comme uneobsession, cette exquise strophe naïve de la chanson populaire: Enfin, vous voilà donc, Ma belle mariée, Enfin vous voilà donc A votre époux liée Avec un long fil d’or Qui ne se romptqu’à la mort. Et longuement, ingénûment, la petitetête enamourée bâtissait deschâteaux qui n’étaient pas en Espagne. La demande faite, les renseignements pris, il falluts’occuper de la noce et arrêter le jour desaccordailles. Une seule chose faisait reculer la date du mariage : le trousseauincomplet encore et qu’il fallait terminer en toutehâte. Pourtant, malgré le désir desfiancés de gagner du temps, on dut fixer la grandecérémonie aux alentours de Pâques. Dans les mariages villageois, le trousseau a une importanceconsidérable. On n’a pas l’habitude des’adresser pour cela aux magasins des villes « quine font que du tire-l’oeil ». On veut de laqualité. On l’achète endétail, morceau par morceau, on y travaille aux momentsperdus, on le brode aux veillées et, quand la fille enâge de « s’établir», le trousseau constitué en capitalreprésente souvent la moitié de la dot, sinonplus. Peu à peu, mordant chaque soir sur la nuit, oncompléta la corbeille. Draps, chemises, serviettes, nappes,mouchoirs s’y entassèrent tour à touret, quand la mère Deschamps eut pris le compte des douzaineset tout vérifié, on convoqua les laveuses pour lagrande lessive. Sur les hauts plateaux normands éloignés de toutcours d’eau, les époques de « lessive» marquent un événement dont le retourn’a lieu qu’une ou deux fois dansl’année. On s’y prépare unesemaine d’avance pour ne terminer qu’un moisaprès. Mais quand la lessive se pare d’untrousseau de mariée, tout le village est en rumeur. Descuriosités s’éveillent, des questionsse posent, des commentaires plus ou moins bienveillants alimentent lespropos des commères. La corbeille de noce sert de baseà l’évaluation de la fortune et leslangues se délient. Parfois dédaigneux, souventjaloux, les voisins mordent ou égratignent. - En font-y des embarras pour donner « ça» à leur fille ! * * * Un beau matin, l’équipe des six laveuses partitdonc, à une lieu de là, pour la fontaine et semit lestement au travail. Au plus fort de l’ouvrage, un coup de tonnerreéclata. Dans le ciel clair, de lourds nuages montaient,lisérés d’or ducôté du soleil, mais gros de menaces.Malgré la fraîcheur du jour, il soufflait un ventd’orage. Des éclairs se succédaientsuivis de grondements rapprochés. Et bientôtcommença l’averse. D’abord on n’y prit pas garde. On en avait vud’autres, on ne fondrait pas comme un morceau de sucre. Puis,on pouvait tenir cinquante sous l’abri. Aucuneinquiétude. Il n’y avait qu’àattendre. Pourtant la pluie cinglait de tous côtés etcommençait à filtrer par les planches disjointes.Le toit craquait sous la rafale. Déjà,trempées jusqu’aux chevilles, les femmes prenaientpeur et s’en allaient, une par une, deux par deux, chercherrefuge à la guinguette voisine. On fit à la hâte des paquets de linge sur le borddu lavoir et bientôt tout le monde fila vers le prochedébit dont les laveuses faisaient leur habituelle auberge.Là, on reprit ses sens devant le feu de broussailles. Pourse remettre tout à fait d’aplomb, on commanda ducafé et des petits verres. Après ce fut latournée de la patronne, le mère Perreux seconnaissant à amorcer la pratique. Les tasses decafé se suivaient à la ronde,aromatisées à souhait, car dans cedéchaînement d’ondées et debourrasques on était bien obligé,n’est-ce pas ? pour se rassurer, de forcer un peu sur le« gloria » aux quatre épices. Les joyeux propos, les farces imprévues, les contesrabelaisiens faisaient oublier le mauvais temps. Les bons motspartaient en fusées. Pourtant, quand venait un coup detonnerre plus sec, de larges signes de croix pleins d’effroicoupaient soudain le tumulte des voix et des rires - qui reprenaientaussitôt après. On attaqua les dominos. Des parties s’engagèrent,bruyantes et acharnées, jusqu’au momentoù l’une des femmes, ayant mis le nez dehors,déclara : - Y n’pleut pus. Ce fut le branle-bas général. On lâchala partie et le bataillon déguerpit au galop vers lafontaine, animé d’une nouvelle ardeur etprêt à rattraper le temps perdu. Hélas ! un lamentable spectacle l’attendait aulavoir. Le petit ruisseau de rien, grossi par l’orage - cetraître orage de février plus violent que ceux del’été - était devenu untorrent fougueux. Les eaux de la plaine lâchées enécluse dans l’étroit vallon avaientcoulé là comme dans un entonnoir, balayant toutsur leur passage. La furie du flot avait fait place nette autour dubassin et les piles de linge entraînées par lecourant s’en allaient au loin, à ladérive… Le beau trousseau, le trousseau de la mariée mis decôté par les laveuses pour êtrel’objet de soins spéciaux avaitparticulièrement souffert de la crue et flottait,dispersé, tout le long de la rivière. Pas loin de la source, les draps, formant barrage,s’étaient accrochés à lapremière haie… Les serviettes, pluslégères, avaient franchi l’obstacle etcontinué leur folle promenade. Les torchons endébandade traînaient, pendant des centaines demètres, dans les roseaux. Quant aux chemises de noce,souples et fines, elles avaient suivi au fil de l’eau lesméandres de la rivière, s’accrochantaux buissons, se déchirant aux épines, laissantde-ci de-là quelque morceau aux saules de la rive… C’était un désastre. Et ce fut, à un kilomètre en aval, une surprisepeu banale pour le garde du moulin de trouver ce soir-làdeux jolis pantalons brodés claquant au vent, comme desdrapeaux blancs, dans les arbres… Bref, après des recherches sans nombre et des explorationssans fin, on repêcha le long des berges le trousseauvagabond, dont il fut impossible, d’ailleurs, de reconstituercertaines pièces capitales. Les couturières d’Ormes, dûmentinformées, se remirent à l’oeuvre,reprisant dur, rajustant ferme, complétant lesséries entamées. Mais, au grand dommage desamoureux, las du carême, tout cela demanda plusd’un mois. Et voilà pourquoi la petite Rose Deschamps, qui devaitconvoler à Pâques, ne se mariaqu’à la Trinité. |