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LABBÉ,Paul(1855-1923) : L’Aventure duCliqueteux (1909). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.X. 2013) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: n.c.) de L’Amenormande : Revue mensuelle d'Art Régional Illustrée, n°42-43 deAvril-Mai 1909, 5e année. L’AVENTURE DU CLIQUETEUX par Paul LABBÉ _____ DE père en fils les Cudorge étaient « cliqueteux » à la Charité de laHaye l’Eglise. On sait ce que sont en Normandie les confréries de Charité. Instituéesdans un but humanitaire des plus louables en vue d’assurer le servicedes inhumations, elles sont devenues des sortes d’associationsintransigeantes sur le rite, réfractaires aux innovations, fermées auxnécessités de l’heure, traitant avec le curé de puissance à puissanceet tenant haut la bannière pailletée d’or où figure le Saint patron dela paroisse. Que d’excellents prêtres ont eu maille à partir avec les « maîtres » deCharité, gardiens féroces de la tradition, prompts à dicter desconditions au nom d’on ne sait quels surannés privilèges ! D’aucuns sesont brisés contre cette puissance, véritable état dans l’Etatparoissial, et parfois l’évêché même a dû composer avec elle dans lerèglement de certains conflits ou de certaines préséances. Dans les Charités, le « cliqueteux » est le sonneur de « tintenelles ».Tel est le nom des clochettes à court manche de bois que le préposéagite, d’un mouvement trépidant et cadencé, en tête des processions,pour marquer le pas aux fidèles. Le rythme varie suivant lescirconstances. Aux fêtes de l’église, c’est un joyeux allegro. Auxenterrements les tintenelles sonnent comme un glas funèbre qui semblerépondre de loin à celui des cloches. Et volontiers le cliqueteux se croit un artiste. Le dernier en date des Cudorge, Joseph – autrement Joset – possédaitdans sa spécialité une réputation solidement assise. Ouvrant la marchele jour de la Fête-Dieu, il avait sous le chaperon brodé superbeprestance et sa face rubiconde émergeait de la blanche collerettetuyautée comme d’un cornet de papier une grosse pomme de rainette. Indiscutablement, il avait le « coup » pour mener le branle etmanœuvrer ses clochettes. Entre ses mains expertes, les tintenelleschantaient et pleuraient tour-à-tour et nul ne savait mieux enjoliverla cadence de marche, de trilles et de trémolos frénétiques. A ce métier, il gagnait plus de compliments que d’écus, mais lescompliments lui avaient un peu tourné la tête. L’organiste du chef-lieun’était pas son cousin. Il paradait et jouait au personnage. Simple d’esprit, bouffi d’importance, il prenait pour argent comptantles éloges les plus saugrenus des loustics du village qui se gaussaientde son innocence. - Joset est « filé au grand rouet », avait déclaré un beau jour un desgaillards de la bande en clignant de l’œil. Et cela voulait dire « iln’est pas fin », par allusion au grand rouet des vieilles fileuses. Mais on se gardait bien devant lui de rien laisser voir, flattant, pours’en mieux amuser, sa fatuité naïve. Chacun surenchérissait sur sesmérites professionnels. - Y en a pas à dix lieues à la ronde pour t’en remontrer sus « la note», affirmait un compère. - Oh ! à dix lieues… faisait le cliqueteux, ébranlé. - T’as le coup, Joset, t’as le coup, concluait un autre. Béatement, Joset Cudorge dodelinait de la tête en signed’acquiescement, ne demandant qu’à se laisser convaincre. * * * Les hommes, malheureusement, n’étaient pas seuls à abuser de sacrédulité en forçant la plaisanterie. Volontiers les femmes semettaient de la partie, se plaisant à l’aguicher, feignant un tendrepenchant, faisant les doux yeux, mais se dérobant avec entrain aumoment même où les idées tumultueuses de Cudorge en matière de conjungoallaient enfin prendre tournure. Ce fut ainsi que plusieurs fois ilresta le bec dans l’eau devant une poulette effarée. Berné par-ci, déçu par-là, son prestige de sonneur n’avait décidémentaucune action sur le beau sexe, et, malgré ses satisfactions d’artiste,Cudorge souffrait de l’isolement. Les vieux parents étaient morts ; lamaison lui semblait triste. Il rêvait de la repeupler. Ceux qui ont la foi méritent le ciel, et la constance de Joset Cudorgefut enfin récompensée. Certain dimanche après vêpres, la nouvelle circula du prochain mariagedu cliqueteux avec la grosse Mélanie Bollée. Pourquoi pas ? Joset gagnait tout doucement la quarantaine. Mélaniefrisait les vingt-huit ans. Les mauvaises langues insinuaient bienqu’elle avait été quelquefois défrisée – mais ceci se chuchotait àl’oreille, sans preuves, sans conviction, et puis, si l’on écoutaittous les cancans, on n’en finirait pas. En eût-il eu, d’ailleurs, le soupçon que Cudorge était homme à dominerla situation et à braver la critique. Ses tentatives malheureuses versle mariage le rendaient accommodant et, somme toute, il pouvait tomberplus mal. Mélanie était une bonne fille sans embarras, un peu épaissed’entournure peut-être, mais fraîche à souhait, plaisante à l’œil, etne rechignant pas à la besogne. Comment était-elle restée fille jusque-là ? Joset n’en revenait pas.Comment n’y avait-il pas déjà songé lui-même ? La peur d’un refus, sansdoute, mais il se repentait de n’avoir pas depuis longtemps « franchil’échalier » comme disait son voisin maître Duclos à propos de toutedécision un peu grave. L’important était de faire l’enjambée au moment précis. * * * Cudorge était rayonnant. Il faisait le faraud et contait sa joie àtous. Vraiment la chance le favorisait. Après tant de déceptions, iln’espérait pas goûter pareil morceau de roi et prenait copieusement sarevanche. L’affaire allait bon train. - Imagine-té, confiait-il à un copain, que Mélanie piaffe ets’impatiente. A veut qu’la cérémonie ait lieu pour la Saint-Jean, dupus tard. Alle a s’n’idée et a presse. - Ben mais, mon Joset, faisait l’autre en le poussant du coude, t’aspas à aller du contraire. Des deux côtés on menait les choses tambour battant, Cudorge faisantdonner à sa chambre une couche de peinture, Mélanie commandant une robe« à rayures » avec un chapeau « garni de bouquets ». Préparatifs peucompliqués, en somme, et qui furent terminés avant le temps prévu. La noce eut lieu sans fracas à la demande de l’épousée. Joset auraitdésiré un peu plus de cérémonial. Il exigea, étant de la partie, queles cloches sonnassent à toute volée pendant une bonne demi-heure. Onne se marie pas tous les jours et le carillon représentait pour lui lasuprême expression de l’allégresse. Quand, sous le porche branlant de l’église, Joset Cudorge sortit avecMélanie toute rose et rondelette en sa belle robe soyeuse, lecliqueteux inconsciemment reparut sous le marié et, en prenant la têtedu cortège, ses mains esquissèrent un vague trémolo de clochettes. D’imperceptibles chuchotements, des sourires malicieux saluaient lanoce au passage, mais la foule des curieux préoccupée surtout destoilettes se bornait à critiquer les « manières » ou les « embarras »de telle ou telle invitée, les femmes en grand tralala voulant faireassaut de coquetterie. L’aubergiste chargé du repas avait installé sa tente sous un énormenoyer et l’on festoya pour ainsi dire en plein air. Déjeuner dînatoirequi se prolongea jusqu’au crépuscule. Chaque convive dut payer son écot d’un couplet et le père Tassot,chantre au lutrin, émerveilla l’assistance en tirant de son gosierquelques notes de contrebasse qui semblaient sortir du fond d’un puits.De l’avis d’un herbager, habitué de la Villette et cousin du marié,jamais on n’avait rencontré pareil creux et il n’y avait pas unchanteur à l’Opéra pour « descendre aussi bas ». C’était à se demandercomment ce mâtin de Tassot reprenait son haleine. Une lueur mourante entrait par la toile entre-bâillée. L’ombre noyaitles convives. Ceux-ci vidèrent un dernier verre de liqueur et de groscidre en l’honneur des mariés et prirent congé de la compagnie. Les nouveaux époux restèrent seuls. Ce n’était pas trop tôt. Le bon Joset, un peu gauche en public dans son rôle d’amoureux, allaitenfin retrouver quelque assurance. Mélanie, qu’un malaise léger avaitforcée de dégrafer son corsage au dessert, reprenait ses bellescouleurs et regardait son seigneur et maître d’un œil particulièrementtendre… Encouragé par tant de gentillesse, Joset se sentait à lahauteur de son rôle et conscient de ses devoirs. Il se grisait de sonbonheur. Dans un moment, l’heure du berger sonnerait à la vieillehorloge de bois qu’il tenait de ses « anciens » et cette pensée luifaisait courir un frisson des pieds à la tête… Joset n’était pas de bois – comme l’horloge. Toujours plus pressant, il faisait à sa femme – sa femme ! – leshonneurs de la maison, montrant la cave, explorant le grenier et, avecun gros baiser par-ci, par-là, gagnant toujours du terrain du côté dela chambre nuptiale… Quelques instants encore et la belle fille vaincue tomberait sansdéfense dans les bras de l’époux… Conquête attendue, possession jalousedont la seule idée lui donnait la fièvre. Pendant que Cudorge, en prévision d’une farce possible des camarades,faisait la ronde autour du logis et fermait portes et volets, la belles’était rapidement déshabillée et glissée sous les couvertures. Enrentrant dans la chambre, il eut la surprise de trouver la mariéecouchée et un peu pâlotte… L’effort fait pour enlever son corsage luiavait donné une sorte de vertige et elle se sentait toute drôle… Avec des mots tendres, Joset la rassura de son mieux. Ça n’était rien,bien sûr. La fatigue, le temps orageux, il n’en fallait pas plus et çaallait passer avec un verre d’eau sucrée. Mais, tout de même, ça n’allait pas. De pâle la grosse Mélanie devenait livide. Elle souffrait de plus enplus. Ce qui paraissait n’être d’abord qu’une indisposition devenaitpresque inquiétant. Pourtant Joset, improvisé garde-malade, seraccrochait à un vague espoir. C’était une « indigection ». Le lapinsauté manquait de cuisson et lui était resté, à lui aussi, sur laconscience. - Mélanie, une petite goutte de « la vieille », et tu vas te retrouverdrue comme avant. Mélanie faisait signe que non, tout en se plaignant de suffocations etde violentes douleurs abdominales. Cependant c’était bien là lesymptôme de l’« indigection » diagnostiquée par Cudorge ? La pauvre mariée gémissait à fendre l’âme devant Joset déconfit qui laplaignait sincèrement. Ce vieil amoureux naïf ne pouvait croire que lemal aurait raison d’une maîtresse femme telle que la sienne. Celle-ci pourtant ne se contraignait plus. Les douleurs devenant plusvives d’une minute à l’autre, elle se tordait littéralement en mordantson oreiller pour ne pas crier. Cudorge perdait la tête. - Qui qu’t’as, Mélanie, qui qu’t’as ? soupirait-il en lui prenant lesmains. Veux-tu que j’envoie un voisin quérir l’médecin. Y t’soulageraitp’t’être. - Non, non, dit-elle vivement, pas l’médecin, la sage-femme. - Hein ? fit Joset avec un haut-le-corps. - Ben oui, avoua Mélanie, les dents serrées… J’attends un p’tiot… C’estça, bien sûr, ça n’peut pas être autre chose… La consternation se peignait sur le visage ravagé de Cudorge. Il seressouvenait du petit malaise de l’après-midi, des précautions deMélanie en sautant les rigoles pendant la promenade. Il n’y avait pas àse méprendre sur la nature du mal et Joset, plus marri que mari,baissait le nez en murmurant : - En v’là une dégote ! Mais, avant que docteur ni sage-femme pussent être prévenus, Mélaniemettait au monde un joli poupon qui, pour n’être pas tout le portraitde son père légal, n’en manifestait pas moins énergiquement son désirde vivre. Tandis que la maman reprenait ses sens, le bon Joset s’occupaitgauchement du petit et, presque rasséréné, se contentait de soupirerderechef, non sans philosophie : - C’est tout de même une dégote ! Paul LABBÉ. |