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LABÉDOLLIÈRE, Émile Gigault de (1812-1883) : LeNormand(1842). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (02.VII.2010) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 7 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Le Normand par Émile de LaBédollierre ~ * ~Cette provinceest une des plus riches, des plus fertiles et des pluscommerçantes du royaume. Elle est aussi celle qui donne le plus derevenu au Roi : c’est la province du Royaume qui a produit leplus de gens d’esprit et de goût pour les sciences. ENCYCLOPÉDIE, article Normandie. INTRODUCTION. LA Normandie n’est ni une province ni un assemblage de départements,c’est une nation. Le peuple qui s’y établit au neuvième siècle, aprèsavoir ébranlé l’Europe et troublé les derniers moments de Charlemagne(1), eût conquis la France, si la France alors lui eût semblé valoir lapeine d’être conquise. Il eut un jour envie de l’Angleterre, etl’Angleterre fut à lui. Plus tard, faisant cause commune avec sa patried’adoption, il refoula au-delà de l’Océan les successeurs de Guillaumele Conquérant ; et maintenant que le terrain de la guerre est déplacé,que la question militaire se débat sur les bords du Rhin, et non plus àl’embouchure de la Seine, le Normand, devenu producteur actif etintelligent, emploie à l’industrie, à l’agriculture, au commerce,l’activité énergique qui l’animait dans les combats. Quelle partie de la France peut citer autant de villes antiques etflorissantes ? Rouen, avec ses annexes, Déville, Darnetal, Bapaume etMaromme ; Rouen qui a donné son nom à des étoffes d’un usage universel; Louviers, et surtout Elbeuf, cette ville fécondée par le germeindustriel que lui avait confié le grand Colbert, et qui, depuis trenteans, a su devenir une des gloires manufacturières de la patrie ;Bolbec, Yvetot, Alençon, Évreux, Caudebec, Vire, Lisieux,Pont-l’Évêque, Mortain, Valognes, l’Aigle, Pont-Audemer, dont lesmanufactures fument sans cesse, dont les campagnes nourricières nes’épuisent jamais ; puis une zone de ports sûrs et commodes :Cherbourg, le Toulon de la Manche ; Granville, Caen, le Havre,Honfleur, Dieppe, entrepôts des denrées de l’univers entier. Le principal département de l’ancienne Normandie, celui de laSeine-Inférieure, est noté par les statisticiens comme ayant un revenuterritorial de 44,529,000 fr. : c’est le plus riche de France, sansmême en excepter le département du Nord. Hommes, terrains, cours d’eau,animaux, le Normand utilise tout, et l’épithète de faîgnant est laplus injurieuse qu’il connaisse (2). Herbager, il engraisse desbestiaux géants dans les plus riches pâturages du monde ; maquignon, ilfournit aux roulages, aux voitures publiques, aux camions, des chevauxrobustes et infatigables, pêcheur, il alimente la halle au poisson deParis ; caboteur, il apporte à la capitale des marchandises de touteespèce ; fabricant, il organise et entretient des filatures, desdraperies, des chapelleries, des rubanneries, des bonneteries, desmégisseries, des tanneries, des teintureries, des verreries, desclouteries, des quincailleries, des aciéries, des lamineries, desfaïenceries, des papeteries, des blanchisseries, des huileries, desparchemineries, des taillanderies, des coutelleries, des fonderies, despoêleries, des horlogeries, des poteries, des moulins à papier, àfouler le drap, à carder la laine, des moulins anglais, ainsi nommésparce qu’ils ont été inventés par l’américain Oliver Ewans. Oncomptait, en 1827, sur les seuls cours d’eau de la Seine-Inférieure,deux mille neuf cent cinquante-quatre établissements industriels, dontprès de trois cents sur la Robec, l’Aubette et la Renelle, petitesrivières à peine visibles, qui serpentent clandestinement dans unfaubourg de Rouen. Aucune province ne prend plus de brevets d’inventionet de perfectionnement, n’accapare plus de médailles, n’envoie àl’exposition des produits de l’industrie plus de machines ingénieuses :instruments d’horlogerie, greniers mobiles, pompes à incendie,batteurs-étaleurs, machines à carder, à coudre les cuirasses, compteursà gaz, niveaux d’eau à piston, produits chimiques, pendules-veilleuses,billards en ardoise, fourneaux économiques, et cent autrescombinaisons, utiles souvent, ingénieuses toujours. Qu’est-ce que votreesprit commercial, ô fiers habitants de la Grande-Bretagne ? C’estl’esprit normand sur une plus vaste échelle, stimulé par descirconstances qui faisaient du commerce votre unique moyen deconservation. On voit, au développement de votre industrie, que vousavez du sang normand dans les veines. Les Normands sont les Anglais dela France, mais sous le rapport industriel seulement, grâce à Dieu ! Mais le commerce n’est qu’un rayon de l’auréole dont resplendit laNormandie ; aucun genre d’illustration ne lui a manqué. Ses poëtes sont: Marie de France, Jean Marot, Malherbe, Bois-Robert, Ségrais, Pierreet Thomas Corneille, Richer, Sarrazin, Catherine Bernard, madameDubocage, Malfilâtre, Casimir Delavigne, Ancelot ; ses prosateurs :Hamilton, Duhamel, Saint-Évremond, l’abbé Castel de Saint-Pierre,Samuel Bochard, Sanadon, Fontenelle, Bernardin de Saint-Pierre,Vicq-d’Azir, le duc de Plaisance. Elle s’enorgueillit d’avoir donné auxbeaux-arts Nicolas Poussin, Jouvenet, Restout, Boyeldieu ; aux scienceshistoriques et géographiques, Dudon de Saint-Quentin, Orderic Vital,Robert Wace, Geoffroy de Gaimar, Guillaume de Jumiéges, Mézerai, lepère Daniel, Bruzen de la Martinière, Huet évêque d’Avranches, Feudrixde Bréquigny. Les navigateurs normands tiennent un rang honorable dansles annales maritimes. Dès 1364, ils avaient fondé Petit-Dieppe surla côte de Guinée. Un Normand, Jean de Béthancourt, seigneur deGrainville la Teinturière, fut roi des Canaries en 1401 ; uncapitaine de Dieppe, Jean Cousin, parcourant l’océan Atlantique en1488, aperçut une terre inconnue qu’on croit avoir été l’Amérique. En1502 et 1504, Jean Denis, de Honfleur, reconnut l’île de Terre-Neuve etune partie du Brésil ; la découverte des terres Australes fut l’oeuvred’un Harfleurtois, Binot Paulmier de Gonneville, parti de Harfleur aucommencement de juin 1503. Vers le même temps, Jean Ango, marchand deDieppe, bloqua Lisbonne avec des vaisseaux qu’il avait frétés. Si nouspossédons les Antilles, nous le devons à des Normands, du Plessis etSolive, qui occupèrent la Guadeloupe en 1612, Diel d’Enambuc,gentilhomme cauchois, qui éleva le fort Saint-Pierre à la Martinique,en 1635. Si nous tirons du café des colonies, nous le devons àDéclieux, Dieppois, qui y transporta le caféier. C’est un Normand, le capitaine Lasale, qui explora le premier leMississipi. C’est en Normandie que naquirent Tourville, Du Quesne, etnotre contemporain Dumont-d’Urville (3). Comme contrée pittoresque, la Normandie a des falaises aussi escarpéeset aussi grandioses que celles d’Ecosse, des prairies aussi vertes quecelles des bords de la Tamise et du Severn, d’épaisses et majestueusesforêts, des collines et des vallées qui rappellent celles de la Suisse,moins l’agrément des glaciers et des avalanches. Elle réunit à elleseule plus de cathédrales, d’abbayes, de vieux manoirs, de monuments dumoyen âge que toutes les autres provinces ensemble. Aussi, le moindre rapin, après avoir essayé ses forces devant une carrière deMontmartre ou un chêne de Fontainebleau, prend son essor vers laNormandie, et le musée est encombré de Vues de Normandie, Villagenormand, Cimetière normand, Intérieur normand, Souvenirs de Normandie,Chevet de Saint-Pierre de Caen, Abbaye de Jumiéges, Pêcheurs d’Étretat,Ruines du château d’Arques, etc., etc. Il n’est pas de pays dont aientplus abusé les peintres, les romanciers et les faiseurs de romances. Cet exposé doit justifier la longueur de l’article que nous consacronsau Normand. Quel type mérite autant que celui-ci d’être étudiésérieusement, approfondi, médité, suivi dans ses périodes de croissanceet de décadence, comparé avec lui-même dans le présent et dans le passé? En examinant la loi de formation des types provinciaux, il est aisé dese rendre compte de leur existence actuelle. Primitivement peuplée pardes colonies d’origine diverse, la France n’a que très-lentement marchévers l’homogénéité. Les habitants de chaque province, parqués sur leurterritoire, isolés les uns des autres, ont pu conserver leurs vieuxusages et en adopter de nouveaux. Le climat, la résidence, le genre devie, les occupations, les guerres, les événements politiques, ontexercé une influence que le temps a consolidée, et que ne sont pointvenus contrarier de trop fréquents rapports avec les peupladesvoisines. Les idées communes du bien et du mal se sont modifiéessuivant les localités. Des moules se sont formés, où les générationssuccessives sont entrées en naissant. Les fils ont suivi l’exemple desparents ; l’esprit d’imitation a perpétué les préjugés ; la libertéhumaine s’est trouvée enchaînée, maîtrisée, annihilée par des opinionstoutes faites, par des règles de conduite héréditaires. Des différencesde conformation physique et morale se sont établies entre les enfantsd’une même patrie, et il s’est créé des genres dans l’espèce et desvariétés dans les genres. Appliquons cette théorie au type normand, traçons-en l’histoire,cherchons les causes qui l’ont fait naître, les événements qui l’ontmodifié ; voyons ce qu’il a été et ce qu’il est, prenons-le à son pointde départ, et tâchons de le conduire de siècle en siècle jusqu’à celuioù nous avons le bonheur de monter la garde, de payer nos contributionset d’écrire des monographies pour les Français peints par eux-mêmes. (1) Vie de Charlemagne, par Eginard. (2) Presque tous les Normands sont laborieux, diligents et capables des’adonner à tout faire et imiter assez promptement ce qu’ils voyent.(Dumoulin, Histoire générale de la Normandie.) (3) Voir les Chroniques neustriennes, par Marie du Mesnil, in-8°,1823 ; et Recherches sur les voyages des navigateurs normands, par L.Estancelin, député de la Somme, in-8°, 1832. ORIGINE DES NORMANDS. Au neuvième siècle, des pirates sortent du Danemark. Nombreux etdévastateurs comme des sauterelles, sectateurs d’un dieu sanguinaire,ennemis implacables du christianisme, ils débarquent sur nos côtes,déploient leurs drapeaux rouges dans nos campagnes, brûlent leséglises, massacrent les hommes, porgiesent li dames joste lor mariz,pillent les cités, s’environnent de ruines et de carnage. Devant eux lecourage et la crainte étaient également inutiles (1). Pour mettre fin àleurs dévastations, le roi Challon li Simple conclut, en 912, àSaint-Cler-sor-Ete, un traité avec Rou (Rollo), fils de Ragnvald etchef des Northmans. Rou est baptisé par Frankes, archevêque de Rouen,épouse Gille ou Gisèle, fille du roi, et reçoit le duché de Neustriesous réserve d’hommage. Rou engage ses compagnons à se convertir, leurdistribue des villages, des châteaux, des champs, des rentes, desmoulins, des prés, des broiles (bois taillis), des terres, de granséritez, enfin, ce qu’on nomma, en style féodal, des francs aleuxd’origine. Cependant il garantit aux Neustriens la propriété de lapartie de leurs biens qu’il ne leur enlève pas, appelle à ses conseilsles prélats et les barons indigènes, et établit, avec leur concours,des comtes pour juger les nobles, des vicomtes pour juger lesroturiers, des centeniers et des dizainiers pour examiner les causes enpremière instance (2). « L’on tient même que Rou institua la justice del’échiquier en Normandie, ainsi dénommé, pour ce que les causes yétaient bien débattues et disputées, ainsi qu’il se fait entre ceux quise jouent sur une table au jeu d’échecs, lesquels se donnent de gardede tout ce que fait leur partie adverse, pour n’être surpris et rendusmats (3). » Le caractère du Normand actuel ressort en entier de ces faitshistoriques. La fausse simplicité, l’amour de la chicane, l’âpreté augain, les défauts dont on l’accuse, ont résulté logiquement de ce quenous venons d’exposer. En essayant de le démontrer, prévenons noslecteurs que nos observations portent sur la masse du peuple plutôt quesur la bourgeoisie. Les individus qui ont eu l’avantage de s’ennuyerensemble sur les bancs de l’Université, qui voyagent ensuite pour leursplaisirs ou pour leurs affaires, ne tardent pas à devenir frustes etsans couleur originale. Les prendre pour représentant d’un typenational est une erreur que beaucoup de peintres de moeurs n’ont pas suéviter. N’avez-vous pas lu souvent : « Le Français est léger, galant,libertin ; il porte avec grâce l’habit brodé, et ne se mêle d’affairesd’état que pour chansonner les ministres, etc. » Les écrivains qui ontdit cela n’avaient vu les Français qu’à la cour, n’avaient jamaisregardé ni dans les ateliers ni dans les fermes. Un naturaliste qui seproposerait de décrire les moeurs des singes prendrait-il donc pourobjet d’études un jocko dressé à mettre un chapeau à trois cornes et àfaire la voltige dans un cerceau ? (1) Sidonius Apollinaris. (2) Voir les Chroniques de Frodoard, Orderic Vital, Guillaume deJumiéges, Robert Wace, Dudon de Saint-Quentin, Benoît de Sainte-More,etc. (3) Recherches sur le duché de Normandie, par Braz, seigneur deBourqueville (1588). DIVISIONS TERRITORIALES DE LA NORMANDIE. Le nom de Normand est encore, en dépit de la révolution, commun auxhabitants de la Seine-Inférieure, du Calvados, de la Manche, de l’Eureet de l’Orne. Ce territoire a été successivement possédé par lesGaulois, les Romains, les ducs de Normandie, les Anglais, et ce n’estqu’après la prise de Cherbourg, le 12 août 1440, qu’il a étédéfinitivement incorporé au royaume de France. Il était, lors de laconquête de César, habité par neuf peuplades, les Véliocasses, lesCalètes, les Aulerces Eburovices, les Viducasses, les Loxoviens, lesBaïocasses, les Abricantes, les Sésuviens et les Unelles. Les neuf civitates avaient pour chefs-lieux Rhotomagus (Rouen), Caletum,depuis Julia bona (Lillebonne), Mediolanum Aulercorum (Evreux), Aragenus (Vieux-lès-Caen), Noviomagus Lexoviorum (Lisieux), Augustodurum (Bayeux), Ingena (Avranches), Civitas Sesuviorum(Séez), et Cosedia, depuis Constantia (Coutances). Les cités des Véliocasses et des Calètes dépendaient de la Belgique, etles autres de la Celtique. Les Romains en formèrent la secondeLyonnaise, qui fut, sous le règne de Clovis, enclavée dans le royaumede Neustrie. Quand les Northmans s’y établirent, la dénomination deNeustrie était restreinte, et s’appliquait à la réunion du Roumois(pagus rodomensis), du pays de Talou, du pays de Caux, duVeulquessin, de l’Évrecin, du pays de Madrie, du Lesvin, du Bessin, duCotentin, de l’Avrencin, de l’Hiémois et du Corbonnais. La provincecédée à Rollo avait soixante lieues de longueur, de l’est à l’ouest,depuis Aumale jusqu’à Valogne, et vingt-cinq lieues de largeur, du nordau sud, depuis Verneuil-sur-l’Aure jusqu’à Tréport. Devenue le duché deNormandie, elle se divisa en haute Normandie, à l’est de la rivière deDives ; et en basse Normandie, à l’ouest. La haute Normandie, dontRouen était la métropole, comprit le pays de Caux, le pays de Bray, leVexin normand, le Roumois, la campagne de Saint-André, le pays d’Ouche,la campagne de Neubourg, le Lieuvin, et le pays d’Auge. La basseNormandie se composa de la campagne de Caen (ville capitale), de lacampagne d’Alençon, du Bessin, du pays de Houlme, du Virois ou Bocage,du Cotentin et de l’Avranchin. Le duché était borné à l’est parl’Ile-de-France et la Picardie ; au sud, par le Maine, le Perche et laBeauce ; au sud-ouest, par la Bretagne ; à l’ouest et au nord, par laManche. CAUSES DÉTERMINANTES DU CARACTÈRE NORMAND. Les rapports des Neustriens avec les Northmans envahisseurs n’eurentrien de semblable à ceux des Gaulois avec les Romains et les Francs.Les Romains s’installèrent dans les Gaules en dominateurs suprêmes etinflexibles, et les Bagaudes ou Armoriques reconnurentvolontairement Clovis converti en qualité d’administrator reimilitaris. Quant aux Northmans, ils ne furent ni des vainqueurstyranniques, ni des auxiliaires acceptés contre un empire expirant. Ilsopprimèrent pacifiquement, en vertu d’une concession royale ; et malgréle peu de sympathie qu’ils inspiraient, il fallut les subir sansmurmurer. On les détestait d’autant plus qu’on était obligé de lestolérer, mais c’était une haine concentrée, qui se décelait moins parla violence que par d’artificieuses embûches, comme l’atteste RobertWace, qui écrivait son roman de Rou en 1160. « Les fourberies de France ne sont pas à cacher. Les Françaischerchèrent toujours à déshériter les Normands, et toujours ilss’efforcèrent de les vaincre et de les tourmenter ; quand ils n’ypeuvent parvenir par force, ils ont coutume d’employer la tricherie.Les Français qu’on vantait tant sont dégénérés ; ils sont faux etperfides, et nul ne doit s’y fier. Ils sont pleins de convoitise, etl’on ne peut les rassasier. Ils sont avares de présents etaltérés de biens. On peut voir par les histoires et par les livres quejamais les Français ne se fieront aux Normands, quand même ceux-ciprêteraient serment sur les saints » Robert Wace n’entend point par Français, comme on le pourrait penser,les habitants de l’Ile-de-France, car, dans plusieurs passages de sonpoëme, il donne la même qualification aux sujets des ducs de Normandie. A la bataille d’Hastings, Rogier de Montgommeri, chef normand, crie àses hommes d’armes : Dans la célèbre tapisserie de Bayeux, présumée l’oeuvre de la reineMathilde, le nom de Franci est donné aux soldats de Guillaume leConquérant. C’étaient donc bien les Français de Neustrie quirésistaient par de sourdes manoeuvres aux empiétements des hommes duNord. Non contents de calomnier ceux-ci, de leur faire mille reproches,de les flétrir des sobriquets de bigots, de mangeurs de drêche, de gent de North mendie, les seigneurs évincés qui se trouvaient à lacour de France ne cessaient d’exciter le roi à les combattreouvertement. « Sire, disaient-ils, en 1054, à Henri 1er, pourquoi n’enlevez-vous pasaux bigots leur terre ? Leurs ancêtres, qui traversèrent la mer pourpiller, l’enlevèrent à vos ancêtres et aux nôtres. » Les vilains, se gardant bien de conseiller une guerre dont ils auraientpayé les frais, étaient toujours sur le qui-vive, cherchaient toujoursles moyens de nuire à leurs antagonistes sans se compromettreeux-mêmes, les observaient pour les prendre en défaut, ets’accoutumaient à la finesse et à la dissimulation. C’est en effet letrait le plus saillant d’un portrait des Normands tracé au douzièmesiècle par Geoffroi Malaterra, moine sicilien (1). « Il est une nation très-rusée (2), vindicative, qui méprisa le champpaternel, dans l’espoir de trouver ailleurs plus de profit ; avide derichesses et de puissance, dissimulant toujours ; tenant un certainmilieu entre la profession et l’avarice, quoique ses princesrecherchent la renommée que donnent de grandes largesses. Ce peupleconnaît l’art de flatter, il s’applique avec tant de soin àl’éloquence, que les enfants du pays pourraient passer eux-mêmes pourdes rhéteurs. Cette nation est des plus effrénées, si on ne la contientsous le joug de la justice. Elle souffre, au besoin, sans se plaindre,la fatigue, la faim et le froid. Elle aime l’exercice du cheval,l’attirail militaire, et le luxe dans les habits, etc. » La dissimulation et la méfiance normandes augmentèrent nécessairement àl’époque de l’occupation anglaise, qui dura trente années, et il n’estpas étonnant qu’elles se soient maintenues jusqu’à nos jours. (1) Rerum italicarum scriptores, par l’abbé Muratori, in-folio. (2) Gens astutissima. MÉFIANCE DU PAYSAN NORMAND. Le paysan normand est questionneur. Li plus enquérrant en Normandie :Où aliax ? Que quèriax ? d’ont veniax ? Mais il ne répond point à laconfiance qu’il semble désirer, et en vous méfiant de lui vous nefaites que lui rendre la pareille. Cachant la finesse du renard sousl’air de bonhomie du mouton, retors sous le masque de la simplicité,réservé et sur la défensive avec les étrangers, il semble leur supposerou avoir lui-même une arrière-pensée. Il louvoie, ne dit ni vere ninenni, et répond rarement avec une franchise catégorique à la questionmême la moins insidieuse. C’est pour lui que le conditionnel sembleinventé. « Eh ! père Tourly, vous pâchez ben fiar à ch’te remontée ! – J’ chommes pressais. – Méfiez-vous ; vot’ queval va s’accagnardir (1) Où qu’ vous jallais ?au marchais ? – J’en chavons rién. – Ch’ équiont t’y pour vos viâs ? – J’te l’dirons tantôt, où iou qu’tu cheras. Tu m’harlandes (2). – Vous plaisantais. » Si l’interrogateur du père Tourly le questionne sur les affaires, ilobtiendra des réponses encore plus incertaines. Le père Tourly est unriche fermier cauchois, dont le fils aîné étudie le droit à Caen, etqui pourtant déplore toujours sa misère. « Et comment qu’i va vot’ commerce ? – J’allions tout dret à l’iau, si l’ temps qu’ j’avons ilà y duriontcor ein brin. On s’ cabasse (3) tout plein pour rién gagnai. – Ch’ équiont portant point core à vous d’ vous plaindre, quan’y en ad’ pus malhureux qu’vous. – Où qu’y sont ? Queu chance que j’ons ? Qu’en chavez-vous si j’ sommespoint malhureux ? J’ons t’y comptai asambe ? – D’où vient, pisqu’ vous êtes si pauvre, qu’ vous avez cor ach’tai, àla Saint-Martin, la pièce à Jean Thomas, qu’est au bout d’ vot’ clos ? – Ch’a veut’y dire que j’ chommes hureux, cha ? – Dam ! les pas hureux y-z-achetiont rién. – J’ons t’y point neune tiaulée d’afants qu’y leux z’y faut d’ quoileux z’y dounnai. D’ pis quand ch’ équiont t’y eune richesse, chinqafants tous grouillands ? – Quoiqu’ ch’est qu’ chà, quand on a d’ quouai ? – Et quand on n’ l’a point ? que v’là le mognier qui l’ont laichéleux moulin, qu’il aviont filé aveu leux mobiyer sans pâyer... Et mev’là, may ! y a point n’a dire, jamais j’ n’ons vu un temps pus dur!... la fin du monde, quoai !... » Si vous êtes son débiteur, le paysan normand se défie de votre argentcomme de vous-même. On vient d’apporter au père Tourly le loyer d’unemaison ; il examine les pièces qu’on lui compte, y aperçoit desrognures imperceptibles, analyse avec la justesse d’Archimède letintement d’une monnaie équivoque, se catune (4), et s’écriebrusquement : « Quoiqu’ ch’est que c’t argent ilà ? – Ch’ équiont l’argent qu’ nout’ tante y vous envoyont d’ chon du. – Qu’est qu’ ch’étiont qu’ chà ? J’y ont pas loué pour de la monnaiepareille à ta tante ; qu’est qu’chest qu’ chà pour eune pièche ? – Ch’ équiont une belle pièce ed’ trente sous. – J’en voulons point ed’ sa belle pièche ; elle équiont point marquée :j’ voulons d’s écus d’ chent sous. – J’ n’en ons point. – Va z’en qu’ri ; j’ t’espérons (5). – Pis qu’ j’ vous dis que j’en avons point. – J’ m’en fiche pas mal, j’en voulons. – Pisqu’on vous dit... J’ la citerons jeudi cheux le juge ed paix, ta tante ; tu voiras. – Vous n’oserais point. – Allais, marchais, j’y enverrons le huissier (6). » Ne reconnaît-on point dans cette méfiance perpétuelle le descendant degens qui, comme Northmans, ont eu à se garantir d’une sourde hostilité; ou, comme Neustriens, ont longtemps employé l’astuce à défaut deforce ouverte ; qui, confondus ensemble plus tard, ont été assaillispar les Anglais, et en contact forcé avec d’avides étrangers ? (1) S’abattre, mot de patois cauchois. (2) Tu me tracasses ; mot cauchois. (3) On se donne beaucoup de peine ; mot cauchois. (4) Expression normande : baisse la tête en fronçant le sourcil. (5) Je t’attends. (6) En Normandie, l’h d’huissier est aspiré. CAUSES DE L’ESPRIT PROCESSIF REPROCHÉ AUX NORMANDS. Si, malgré toutes leurs précautions, les premiers possesseurs du solétaient lésés par la race danoise, la sage prévoyance de Rou ne lesavait pas laissés sans défense. Ils pouvaient traduire un Normand enjustice, l’accuser d’utlagarie (pillage), demander le combat, et, encas de refus de leur adversaire, se purger par serment ou en produisantdes témoins. Le partage des terres aux nouveaux venus, le défaut delimites précises entre les propriétés, occasionnèrent infailliblementde nombreuses discussions d’intérêt entre les soldats transformés enagriculteurs, et les manants de la Neustrie. Les premiers, naguèrepirates, s’étaient sans doute plus d’une fois façonnés à la chicanequand, après leurs expéditions, il s’était agi de la répartition dubutin. Les seconds avaient la conviction de leurs droits et l’énergiede la faiblesse réduite au désespoir. Ils se cramponnaient aux procèscomme à une branche de salut ; et leur génie avocassier était stimulépar les obstacles. D’un autre côté, les seigneurs féodaux, profitant del’absence des ducs, occupés en Angleterre, en Palestine, en Sicile,dans le royaume de Naples, se rendaient indépendants, multipliaient lesbailliages, inventaient chaque jour de nouvelles corvées, de nouveauximpôts, et ne manquaient jamais de prétextes pour lancer contre leursvassaux des prévôts et des bedels. Les paysans se soulevèrent, en996, sous le règne de Richard II, mettaient au premier rang de leursgriefs la multitude d’assignations dont ils étaient accablés. On leurintentait des procès au sujet des forêts, des monnaies, des chemins, dela réparation des biez, des moutures, des droits féodaux, desredevances, des corvées, du service militaire dû au seigneur. Voilà certes assez de plaiz pour rendre un peuple plaideur jusqu’à laconsommation des siècles. Aussi, quand Guillaume le Conquérant àl’agonie donnait à ses fils des renseignements sur le caractère de sesvassaux, il les représentait comme ardents à la chicane, tout enrendant justice à leurs qualités. « En Normandie, disait-il, il y a unpeuple très-fier ; je n’en connais point de semblable. Les chevaliers ysont preux et vaillants, et victorieux partout. Leurs expéditions sontà craindre s’ils ont un bon capitaine ; mais, s’ils n’ont pas unseigneur qu’ils redoutent et qui sache les maintenir, on en est bientôtmal servi. Les Normands ne valent quelque chose que sous uneadministration sévère et équitable ; ils aiment à se divertir et àplaider, si on ne les tient en respect ; mais celui qui leur faitsentir le joug en peut tirer parti. Les Normands sont fiers,orgueilleux, vantards, fanfarons ; il faudrait avec eux être toujoursoccupé à tenir des plaids, car ils sont forts pour comparaître enjustice. Robert, qui doit gouverner de pareils hommes, a beaucoup àfaire et à penser. » Il est donc bien constaté, par le témoignage de mestre Robert Wace,escholier de Caen, que les Normands étaient déjà processifs au tempsde Guillaume le Conquérant. Voyez plutôt ce qui advint à ladépouille mortelle de ce prince. Les prélats et les baronss’étaient rassemblés pour l’enterrer pompeusement dans l’église deSaint-Étienne de Caen, qu’il avait fondée. Il y avait là Guillaume,archevêque de Rouen, Odon, évêque de Bayeux, Gislebert, évêqued’Évreux, Gislebert Meminot, évêque de Lisieux, Michel, évêqued’Avranches, Geoffroi, évêque de Coutances, Girard, évêque de Séez, etune multitude d’abbés et de hauts dignitaires. La messe des morts étaitachevée, le cercueil de pierre descendu dans la fosse, le cadavre aubord, sur un brancard, et Gislebert d’Evreux arrachait des pleurs àtous les assistants, en prononçant les dernières paroles de l’oraisonfunèbre : « Puisque ici-bas, nul mortel ne peut vivre sans péché,prions tous, dans la charité de Dieu, pour le prince défunt.Appliquez-vous à intercéder pour lui auprès du seigneur tout-puissant,et pardonnez-lui de bon coeur s’il vous a manqué en quelque chose. » Tout à coup un vassal, Asselin, fils d’Artur, monte sur une pierre ets’écrie : « Haro, mes seigneurs ! de par Jésus et le saint père, jevous défends d’enterrer ici l’homme pour lequel vous priez, car la plusgrande partie de cette église est de mon droit et de mon fief. Cetteterre où vous vous trouvez fut l’emplacement de la maison de mon père ;je ne l’ai ni engagée, ni aliénée, ni donnée ; mais n’étant encore queduc de Normandie, Guillaume me l’a ravie par force, et y a fondé cetteéglise, dans l’abus de sa puissance. Je le prends à témoin devantl’ennemi de tout mensonge, je réclame et revendique ouvertement ceterrain, et m’oppose de la part de Dieu à ce que le corps du ravisseursoit couvert de ma terre et enseveli dans mon héritage (2). » Les évêques et les grands interrogèrent les voisins d’Asselin,reconnurent la vérité de sa déclaration, l’appelèrent, lui comptèrentsoixante sous pour prix de la place occupée par le cercueil,s’engagèrent à lui payer la valeur totale du sol, et le vassalconsentit à laisser une tombe à son suzerain. Cette interruption des funérailles d’un grand monarque par uneréclamation personnelle est unique dans les fastes du monde : unNormand seul en était capable. Elle a quelque chose de grand et demesquin, de vil et d’honorable, de noble et de trivial à la fois. Elleannonce que dès lors le sentiment du droit était enraciné chez lesNormands ; ils n’ont pas dégénéré, Dieu merci ! (1) M. F. Pluquet, éditeur de Robert Wace, avec cet orgueil national sifamilier aux écrivains normands, vantéors et bonbanciers, a traduitce vers : Foler etplaisier lor convient, par il faut les fouler et les plier. Foler ou folier signifie,selon Roquefort (Glossaire de la langue romane), faire des folies,mener une vie débauchée. Plaisier vient de Plaiz, qui veut dire procès, ou séance de tribunal. Justisier, auquel M. Pluquetattribue le sens de gouverner, a également celui de comparaître enjustice. Pour que l’interprétation du commentateur fût exacte, ilfaudrait qu’il y eût, au lieu de la ligne accusatrice: Li convientfoler et plaissier, ce que ne porte aucun manuscrit. (2) Textuel. Voyez Orderic Vital, liv. 7, et Robert Wace, versquinze-millième et suivants. ANTIQUITÉ DE LA MANIE DES PROCÈS EN NORMANDIE. – ÉTAT MORAL ACTUEL. Il paraît que la monomanie de la chicane avait gagné jusqu’aux femmes ;car, dans la charte de Rouen, Falaise et Pont-Audemer, donnée parPhilippe-Auguste, on trouve cette singulière disposition pénale : «Lorsqu’une femme sera convaincue d’être processive et médisante, onl’attachera sous les aisselles avec une corde, on la plongera troisfois dans l’eau. » Le grand coutumier de Normandie, le plus litigieux de France, futpromulgué en 1229, et, en 1280, un certain Richard Dourbault imagina dele mettre en vers. L’originalité de cette idée, qui ne pouvait éclore qu’en un cerveaunormand, semblait impossible à surpasser ; mais en 1599, Jacques deCampron, curé d’une paroisse d’Avranches, dédia au parlement de Rouen le Psautier du juste plaideur, contenant, pour chaque jour del’année, un cantique et quatre psaumes qu’il suffisait de réciter avecferveur pour gagner les causes les plus aléatoires ; touchant accord dela loi religieuse et de la loi civile, de celle qui prescrit le pardondes injures, et de celle qui les résout en dommages et intérêts. Papirius Masso, écrivain du seizième siècle, accuse les Normands, entermes énergiques : Callidos cautosque esse naturâ cognitum est, etmorum suorum observantissimos custodes esse.. Litigare scienter, etnodum in scirpo quœrere solent, ut non sine causâ Placentinus Normanosesse doli capaces ante pubertatem olim dixerit. Il ajoute commecorrectif : Eosdem ego ingeniosos ad percipiendas bonas artes etscientias prœdico. (Descriptio Gallicæ per flumina.) Au dix-septième siècle, la réputation des Normands était parfaitementétablie. « On appelle à Paris la Normandie le pays de sapience, etnon le pays de la sagesse, à cause que les habitants y sont fins etrusés, et surtout à plaider et à ménager leurs intérêts (1) : d’oùvient que la coutume y établit la majorité à vingt ans. » Un cosmographe de la même époque, Châteaunières de Grenaille, auteur du Théâtre de l’Univers (2), confirme ce que nous savons sur l’espritprocessif des Normands. « Les Normands sont fins et rusez, ne sont subjets aux loix, ny auxcoustumes d’aucuns estrangers, et vivent selon leur ancienne police,qu’ils défendent opiniastrement. Ils sont sçavants au possible enmatière de procez, et sçavent tous les détours, et toutes les ruses etsurprises que la chicane peut inventer, tellement que les estrangersne s’osent associer avec ce peuple (3). » Tout prenait en Normandie une tournure litigieuse, même les discussionsthéologiques. Un janséniste de Bayeux, abandonné à ses derniers momentspar le clergé orthodoxe, allait périr sans viatique. Il employa leministère d’un huissier, qui somma le curé de la paroisse d’avoir àadministrer le moribond ! Le nombre des procès a diminué sous l’empire du Code civil, mais leslois nouvelles n’ont pas assez d’inflexibilité pour ne point fournird’arguments à deux faces, l’une qui affirme, l’autre qui dément ; etbeaucoup de Normands sont encore disposés à profiter de cetteélasticité d’interprétation pour éterniser les discussions d’intérêt.Un habitant de Bayeux ou de Falaise se croit-il victime de quelqueinjustice, lésé dans ses intérêts ; lui conteste-t-on un droitquelconque, lui cause-t-on le moindre dommage, vite un commissaire, unjuge de paix, un homme de loi : « Oh ! oh ! nous allons voër ! Chan’ se passera point comme cha... Faut que la gueule du juge en pette !j’en aurai raison, quand même je devrais manger ma dernière chemise !» Et la querelle s’engage, haineuse comme une guerre féodale. Bientôt,au milieu des débats judiciaires, les parties adverses perdent de vuel’objet de leurs réclamations, pour ne songer qu’à se ruinermutuellement : le désir de la vengeance fait taire l’intérêt personnel.Dans certains pays on s’égorge : en Normandie on plaide ; on y combat àcoups d’assignations, comme en Italie à coups de stylet : le mot vendetta s’y traduit par procès. Il serait injuste toutefois de répéter aveuglément de vieillescalomnies. Non, le Normand ne jure point des deux mains ; non, il netrafique point effrontément de son témoignage ; mais il est vétilleux,et trouverait moyen d’embrouiller un axiome géométrique ; Si, encontractant avec lui, on n’a pas observé strictement toutes lesformalités légales ; si toutes les quittances ne sont pas en règle, siles noms d’hommes et de lieux ne sont pas convenablement orthographiésdans les actes, la tentation de chicaner et de plaider pourra s’emparerde lui, et aura-t-il le courage d’y résister ! Durant l’année judiciaire de 1830-31, les tribunaux du ressort de lacour de Rouen ont jugé sept mille quatre-vingt-dix-huit procès, et ceuxqui dépendent de la cour de Caen, dix mille trois cent trente-deux.Dans ce nombre ne sont pas comprises les causes appelées aux tribunauxde commerce, qui montent, dans le ressort de la cour de Rouenseulement, à douze mille trois cent quatre-vingt-trois (4). Ceschiffres ne sont dépassés que par ceux que donne la statistique dudépartement de la Seine, placé dans une position exceptionnelle. L’immense mouvement de l’industrie normande contribue à ce résultat. Laconcurrence des activités qui se heurtent à Rouen, au Havre, à Elbeuf,à Louviers, etc., enfante inévitablement des procès ; cependant c’esten basse Normandie qu’on trouve le plus d’ardeur chicanière. C’est làque certains cultivateurs possèdent, aussi bien qu’un premier clercd’avoué, et beaucoup mieux qu’un avocat, le vocabulaire baroque de laprocédure. Ils rédigeraient au besoin une assignation à comparaîtred’hui à huitaine franche, une sommation à produire des défenses, desconclusions motivées, une réquisition d’audience, des qualités dejugement, ou la copie de la grosse dûment exécutoire, signée, scelléeet collationnée, d’un jugement enregistré rendu contradictoiremententre les parties. La basse Normandie est plus agricole que manufacturière. Elle s’occupede défrichements, d’assolements, de cultures, de pépinières, deturneps, de rutabagas, de topinambours, de vaches laitières, demoutons, de chevaux, d’engrais, d’instruments aratoires, de pétitionscontre l’introduction des blés étrangers, et surtout de pommes et decidre. L’année sera-t-elle pommeuse ? les fleurs du pommiersont-elles nouées ? Les surets (5) sont-ils à greffer ? Y a-t-ilbeaucoup de quêtines ? (6) Est-il temps de raîcher ? (7) Voilà desproblèmes importants pour une grande partie de la population. Le basNormand est encore attaché à la glèbe. Son plus vif désir, le rêve desa vie, sa passion est d’avoir de la terre ; il vendrait ses chemisespour acheter du bien, et se passerait de pain pour acquérir lapossibilité de semer du blé. Chaque année partent du Bocage des moissonneurs qui vont servird’auxiliaires à ceux de Brie et de Picardie, des brocanteurs, desfondeurs, des chaudronniers, des paveurs, des peigneurs de filasse, dessassiers, des marchands de vans et de cribles, des colporteurs d’imageset de livres à l’usage des campagnes, tels que le parfait Bouvier, leparfait Maréchal, le petit Paroissien et les Quatre fils d’Aymon. Al’époque où la végétation est suspendue, environ douze cents taupiersquittent leur quartier général, les cantons de Trun et de Baliboeuf(Orne), et, avec l’aide d’apprentis qu’ils ont engagés pour trois ans,ils opèrent de terribles ravages dans la race des plantigrades. Tous ces émigrants, à la fin de la campagne, s’empressent de rentrerdans leurs foyers, écornent à peine, pour leur subsistance journalière,ce qu’ils ont gagné dans leur tournée, et achètent un verger, un dellage, une masure (7). Quand leurs ressources sont suffisantes,ils fieffent un fonds de terre, c’est-à-dire qu’ils s’engagent à enpayer le prix par portions annuelles, avec les intérêts. Après uneexistence de privations et de misère, ils arrivent à posséder douzecents livres de revenu immobilier. Ils n’ont point connu le luxe, ilsn’ont point joui des avantages attachés à la propriété, mais ils sontpropriétaires : c’était tout ce qu’ils ambitionnaient. Ils logent dansune maison à eux, ils cultivent un terrain à eux, ils boivent lecidre qu’ils ont récolté, ils s’asseyent à l’ombre de leurs pommiers,et se condamnent avec joie à manger toute leur vie du pain noir. L’extrême division de la propriété communique aux villages normands uneapparence de gaieté et d’aisance. Chaque maison est isolée, entourée deson jardin, abritée par les cimes rondes et tortueuses de l’oranger deNormandie. Les habitants ont toutes les qualités et tous les vices quicaractérisent le propriétaire foncier. Ce sont de rudes travailleurs,mais des hommes intimement convaincus que charité bien ordonnéecommence par soi-même. Ils profitent de ce que les terrains sont malbornés pour s’agrandir aux dépens de leurs voisins ; ils empiètentchaque jour sur le sol étranger dont ils entament un coin avec la bêcheet la charrue. Sont-ils établis sur le bord d’une route, ils la rognentet la rétrécissent peu à peu, et l’ensemenceraient volontiers toutentière, sans égard pour la nécessité des communications. Aussi voit-on s’élever en abondance toutes les questions qui naissentde la propriété territoriale : questions de bornage, questions declôture, questions de servitude, questions de partage, questionsd’hypothèque, et il faut de longues et coûteuses expertises pourétablir la validité respective des prétentions opposées. Les causessont traînées de première instance en appel, d’appel en cassation,envenimées par la cupidité, embrouillées par la mauvaise foi,éternisées par l’entêtement. N’essayons point de le dissimuler, le Normand montre quelquefois uneavidité répréhensible, une âpreté au gain qui ne l’emporte pas au-delàdes bornes prescrites par la loi, mais qui lèse le prochain, et répugneaux esprits délicats. Consultez les ouvriers des fabriques deNormandie, ils vous diront qu’ils sont accablés de retenuescontinuelles pour absence, pour infractions légères à des règlementstyranniques. Interrogez les commis de nouveautés, ils vous donnerontsur leur régime alimentaire des détails peu favorables à leurs patrons.Regardez à l’oeuvre les fermiers, les négociants, les industriels ; lesverrez-vous préoccupés de l’intérêt public ? En aucune façon. Leur butest la fortune ; ils y marchent avec lenteur et prudence, en haricotant (9), en rognant les salaires, en donnant peu du leur, entirant des autres le plus possible. Ne vous en défendez pas,descendants des hommes du Nord ; ils vous ont transmis quelque peu deleurs inclinations, et en revêtant des formes légales, en entrant dansle lit que lui creusaient la morale et les lois, leur goût pour lapiraterie s’est transformé en génie commercial ! (1) Dictionnaire de Trévoux. (2) Paris, 1643, in-8°. (3) Description de la France, page 307. (4) Annuaire de Normandie. (5) Pommier non greffé. (6) Pommes tombées avant leur maturité. Gouées, en haute Normandie. (7) Abattre les pommes. (8) Un dellage est un certain nombre de sillons. Ce mot vient de deal(quantité), terme northman adopté par les Anglais. Une masure ou cour est en Normandie un pré enclos, planté de pommiers, au milieuduquel se trouvent une maison d’habitation, des greniers, une étable,un toit à porcs, et autres constructions, ordinairement en charpente eten terrage. On voit souvent dans les journaux du pays l’annonce del’adjudication définitive d’une masure édifiée de plusieurs bâtiments. (9) Haricoter, en patois normand, lésiner, liarder. On dit un haricotier. GOÛT POUR LES LIQUEURS FORTES. « La gent du Danemark, selon Robert Wace, fut de tout tempsprésomptueuse, très-avide, fière, présomptueuse, luxurieuse et aimantle plaisir. » « Aux festes de paroisse, au carnaval et autres occasions, ditDumoulin, comme aux nopces, baptême des enfants, rélevées de couches etdonner du pain bénit, les Normands font ordinairement des festins, et yinvitans tous leurs parents et amis, font grand chère. » Les Normands d’aujourd’hui ne sont pas moins que leurs aïeux portés auxvoluptés matérielles, et notamment à la boisson. Il est à remarquer queles ivrognes sont plus nombreux dans les contrées auxquelles la naturea refusé le raisin que dans les pays vignobles. En Normandie, lesmoindres bourgs comptent plusieurs cafés, et l’on ne fait pas une lieuesur une route quelconque sans apercevoir une maison dont la façadeporte en grosses lettres : DÉPOTEYER DE CIDRE. CIDRE, BOISSON, POIRAY A DÉPOTEYER (1). Les paysans normands sont toujours prêts à répéter ce refrain de leurcompatriote Olivier Basselin, le Français né malin, qui créa leVaudeville : Ce bon cidre n'épargnons mie ; Vidons nos tonneaux je vous prie. Il s’absorbe dans les marchés une quantité considérable de liquides, etles réminiscences du cabaret occupent une case si importante dans lamémoire des ouvriers et des laboureurs, qu’elles servent comme de filconducteur pour les aider à retrouver la trace des faits confus eteffacés. « Quement, Mérovée, t’as oublié cha ? ch’étiont che mauture(2) ed’ Philogène, qu’équiont aveuc nous. J’avons pris trois glorias etle pousse café d’fil-en-quatre (3). Louis est venu s’assiètre (4)ichitte sur le coup, Louis Frémin, tu sais ben Louis Frémin, chti-làqu’étrivagne (5) toujours aux dominos ? – C’est-y Frémin l’cherron ? – L’cherron tout cont’ Darnétal. Il avont payai la consolation, larinchette et la rinchelette ; pis est venu le fils à père Loubry, qu’safemme alle équiont ma propre soeur, et il a demandai cor une tournée, etfinalement qu’ch’est m’ay qu’avons payé le coup d’pied au... » Lepeuple normand est parfois très-inconvenant dans ses expressions. C’est au cabaret que les campagnards vident à la fois les affaires etles pots. Ils s’y donnent rendez-vous le dimanche, après la messe, pourcauser du prix des denrées. Dans quelques villages du Vexin normand, lepâtissier qui a confectionné le pain bénit met aux enchères, dans lecimetière, à la porte de l’église, une énorme brioche, que les plusoffrants et derniers enchérisseurs emportent triomphalement audépoteyer voisin. Souvent les cultivateurs normands boivent moins par goût que parspéculation. Ils demeurent patiemment attablés des heures entières,entassant sur la table de grandes bouteilles à goulot évasé, jouant desuite vingt parties de dominos normandes, en trois coups avec huit dés,le tout sans cesser de débattre les conditions des marchés qu’ilsdésirent conclure. Pas de contrat qui ne se passe le verre à la main ;pas de vente qui ne soit arrosée en raison de son importance. Pour unsac de blé, on s’égaie ; pour un cheval, on se grise ; pour une masure, on reste sous la table. Un maquignon cherche à vendre uncheval de riche encolure et exempt de vices rédhibitoires. « Cobenqu’i vend son qu’val ? – Trente pistoles. – Vous dites vingt-cinq ? –Vous en avez t-y vu beaucoup comme li pour trente pistoles ? – J’disonsvingt-six. – Non. – Vingt-sept. » A chaque proposition, l’amateurfrappe dans la main du maquignon : c’est de rigueur. S’il modifiait cent fois ses offres, cent fois il lèverait le brascomme pour essayer sa force sur un dynamomètre, et rougirait d’un couprudement appliqué la paume droite de son interlocuteur. Pour mieuxs’entendre, on entre au dépoteyer, les tournées de gloria sesuccèdent. L’amateur propose 295 francs ; le maquignon tient bon. Aprèsde longs et d’amples libations, le maquignon triomphe, mais il adépensé pour 6 francs 50 centimes de boissons variées. Dans les banquets, on boit entre chaque service un verre d’eau-de-vie,qu’on appelle un trou normand. Souvent, quand on a découpé lecroupion d’une oie, on fait à ce morceau de prédilection trois pattesavec des allumettes, et il passe de ce trépied dans l’assiette duconvive qui avale le plus de verres de cidre sans désemparer. La moisson s’ouvre par une fête, appelée le pu aisai, et l’on boit.Quand les blés sont coupés, on en laisse sur pied quelques tiges qu’onentoure de rubans ; on les donne à faucher au fils du maître de lamaison, et l’on boit. Cette dernière fête est désignée dans le Bessinsous le nom de parcie, et dans le pays de Caux sous celui de replumette. Au dessert, on chante des chansons égrillardes, suivant la vieillecoutume : (renvois 6 & 7 dans ce texte) et l’on boit. (1)Dépoteyer, vendre par pots, au détail. (2) Mauvais sujet, mot cauchois. (3) Un gloria est le contenu d’une demi-tasse remplie de trois quartsde café et d’un quart d’eau-de-vie. Le fil-en-quatre est l’eau-de-viede première qualité. (4) S’asseoir, mot cauchois. (5) Qui triche, mot cauchois. (6) Joyeuse. (7) Jean le Chapelain, fabliau du Segrétain. NOCES NORMANDES Les noces sont célébrées par des excès dont un Gargantua serait fier àjuste titre, principalement dans la partie située à gauche de la Seine.Là, c’est une vieille et pauvre veuve, nommée, suivant les lieux, Badochet, Diolevert, Hardouin ou Hardouine, qui se charge despremières ouvertures. Cet agent matrimonial ménage entre les parents dela jeune fille et ceux de l’aspirant une entrevue à l’auberge oùcelui-ci obtient, le verre en main, la faveur de l’entrée de lamaison. Toutes les filles ne sont pas également sûres d’être demandées enmariage ; il est des circonstances indépendantes du mérite individuel,qui sont considérées comme funestes ou favorables à un prochainétablissement. La jeune personne qui, dans un repas, se trouvant sousla poutre, boit le premier et le dernier verre d’une bouteille decidre, est certaine de se marier dans l’année, si, en outre, la nappeest à l’envers et le chat de la maison sous la table. Celle qui reçoitsa part de sept gâteaux de noces doit bientôt célébrer la sienne ; maisl’infortunée qui marche par mégarde sur la patte d’un chat, estcondamnée à ne pas trouver d’époux avant trois ans, et ce délai estprolongé de quatre ans, si son pied malencontreux a foulé la queue dumême animal. Quant à l’imprudente qui laisse bouillir l’eau devaisselle, et place les tisons debout dans le foyer, elle court risquede vivre et de mourir dans le célibat. Le jour où le futur se présente s’appelle bienvenue ou venantise.On évite avec soin de choisir un mercredi ou un vendredi, d’avancer lepied droit en franchissant le seuil de la maison, de tenir son chapeaude la main gauche. Dans la discussion des clauses du contrat, le pèreet le fiancé se disputent pied à pied le terrain. « J’y donnons pointbeaucoup, dit le premier, mais chongez ein brin que ch’est eine femmequ’étiont aussi prope qu’il n’y en a point de pu prope, qui racommoderavot’ linge, qui sera comme ein vrai trésor de properté. Crayez-vous qu’cha n’valont point de l’ergent ? – Je ne le crais point ; et pis, alle n’est guaires avenante, vout’fille ; alle n’est guaires ed’débit. M’est avis qui faut que vousmettiez vingt pistoles ed’plus ; sans cha, y aura rien de fait. » La dot réglée, on se donne les bonnes paroles, et l’on fête les escards par un banquet-monstre, où sont prodigués le boeuf, le mouton,le porc, la volaille, le beurre, le pain, le cidre, le vin blanc etl’eau-de-vie, avec une générosité homérique. Dans les campagnes, c’estla femme qui sert à table. Le mariage civil est accompli sans bruit, comme une formalité quin’engage point, et les noces ne comment que la veille du mariage àl’église, le seul regardé comme légitime. Le matin, les parents de lafuture montent dans une charrette traînée par des chevaux ou des boeufs,et, accompagnés d’un ménétrier qui sonne du violon, vont chercher letrousseau chez la belle-mère pour le transférer chez le bruman (1).Une énorme armoire sculptée est bientôt chargée sur la voiture,au-devant de laquelle la soeur, ou simplement la couturière de la mariées’assied sur les oreillers destinés au lit nuptial, tenant sur sesgenoux un rouet et une quenouille, symboles des occupationsdomestiques. Chemin faisant, la couturière distribue des paquetsd’épingles aux jeunes filles qu’elle rencontre. Dans l’arrondissementde Pont-Audemer, c’est la courtinière (demoiselle d’honneur) quiprésente, non pas des épingles, mais des tranches de galette aux gensde connaissance devant la porte desquels défile le cortége, et ceux-cioffrent de l’eau-de-vie aux personnes de la noce. On prend soin de ne se marier ni dans le mois de mai, qui prédispose àla jalousie, ni dans le mois d’août, dont l’influence rend les enfantsinsensés. Assez fréquemment la noce va à cheval à l’église, les femmesassises à gauche. Les deux époux se placent au milieu de l’église, sousun crucifix pendu à la voûte, y reçoivent la bénédiction nuptiale,entendent l’évangile au maître-autel, et font une station à l’autel dela Vierge pour y déposer leurs cierges. On sort de l’église au bruitdes coups de fusil et des pétards ; le convié le plus alerte présentela main à la mariée, la fait danser un moment et en reçoit un ruban ;un second ruban est la récompense de celui qui la remet en selle. Quand la mariée est entrée dans la maison du bruman en sautantlégèrement par-dessus les barricades de rubans, de fleurs, dechapelets dont on avait embarrassé ses pas, quand le curé est venubénir le lit nuptial, tout le monde se met à table, excepté le marichargé de prêter secours au cuisinier dans les apprêts d’un festinpantagruélique. La mariée fait donner aux pauvres de la soupe et despains, et s’installe dans un fauteuil couvert d’un drap blanc, surlequel se détachent trois gros bouquets de fleurs. Elle porte sur lefond de sa coiffure un petit miroir entouré de fils d’argent, de rubanset de paillettes, qu’on nomme pucelage ou couronne. Le repas estbruyant et prolongé, et le cuisinier qui l’a confectionné estassurément digne du privilége que lui accorde l’usage de mener lamariée chez les voisins, auxquels elle offre des épingles, et dont elleaccepte avec reconnaissance des quenouillées de chanvre ou de lin. Auretour, les quadrilles s’organisent, les deux époux n’y prennent pointpart, mais leur occupation n’en est pas moins agréable, car lesdanseurs tiennent à la main, qui une quenouille, qui une pièce detoile, qui une bouteille de vin, qui de la vaisselle, et ces différentscadeaux de noces pleuvent dans le giron de la future et du bruman.Puis la mariée est portée en triomphe, et des momons (2), des follets (3), des cavaliers montés sur des bidoches (4), guident,par leurs gambades, l’assemblée qui chante à tue-tête : Sur le pontd’Avignon, J’ai vu danserla plus belle ; Sur le pontd’Avignon, On y dansetout en rond. Le dîner commence, ou plutôt le repas du matin continue à cinq heuresdu soir. Le cuisinier, véritable héros de la fête, ouvre, avec lamariée, le bal qui succède au dessert : le bruman n’a droit qu’à laseconde contredanse. Vers les neuf heures, on entend frapper à laporte, et des voix du dehors répètent en choeur : Sur le pontd’Avignon, etc. Ce sont les réveilleurs, les jeunes gens du voisinage qui demandent àentrer ; on leur ouvre, après leur avoir riposté par le second coupletde la ronde, et on leur verse du cidre ; mais la coutume leur défendd’accepter des aliments solides, et de s’asseoir au souper qui a lieu àdix heures. On quitte encore la table pour la danse, et après minuit ladanse pour une copieuse collation. A neuf heures du matin, un déjeuner,composé de beurre et de fromage, répare les forces des danseurs. Le bruman en congédie la plupart, ne garde auprès de lui que ses amisintimes, se divertit ou s’ennuie avec eux jusqu’à minuit, et, pourterminer convenablement quarante heures de séance gastronomique, sesoumet de bonne grâce aux plaisanteries de ceux qu’il a traités. On l’oblige à faire sa prière à genoux sur un manche à balai, ou surune paire de sabots des plus anguleux ; on lui grimpe sur les épaules ;on enseigne à l’épousée une oraison égrillarde qui commence par : « Benedicite, je me couche, je ne sais pas ce qui va me venir ; je m’endoute, etc. » On apporte des rôties au vin, et la mariée boit et mangependant qu’on passe sur la bouche de l’infortuné bruman le torchonqui a essuyé la vaisselle. La lassitude générale met fin à ces rudesépreuves, à ces farces grossières inspirées par les fumées du cidre etde l’alcool. Heureux encore le bruman s’il n’est pas veuf, si safemme jouit d’une réputation intacte, car autrement, des charivariseurs déguisés en loups, en ours, portant des chemisespar-dessus leurs habits, affublés de cornes monstrueuses, feraientbruire à ses oreilles les colliers et les casseroles. Vous pensez qu’après ces bombances d’ogres, les conviés s’assoupirontcomme des boas ? point : ils recommencent le dimanche suivant, ce quis’appelle fouetter le chat en haute Normandie, et dans le Bessin, faire le raccroc, ou manger la paille du lit de la bru. Comme le cidre n’est pas moins perfide que la liqueur spécialementconsacrée à Bacchus, les querelles dont l’ivresse est mère sontd’autant plus funestes en Normandie que la savate y est en honneur, etqu’on y manie avec un talent déplorable la canne, le bâton et le flé(5). Les professeurs de ces diverses armes n’y manquent pas declientèle, ni leurs élèves d’occasions d’employer leur formidablesavoir. Le Normand, dont tous les historiens s’accordent à célébrer lesexploits, est terrible dans une querelle de cabaret comme sur un champde bataille. Il est habituellement pacifique, il a recours aux messes,aux signes de croix et à l’eau bénite pour avoir bonne chance autirage, il invente mille ruses pour s’exempter de la conscription ;mais que son sang soit fouetté par les vapeurs alcooliques, ou que sabravoure soit éperonnée par le bruit du canon, dans une lutte corps àcorps comme dans une mêlée, pour sa défense personnelle comme pourcelle de la patrie, il est d’une intrépidité tenace et ne recule jamais. (1) Fiancé ; de bru, mot qui s’est conservé en langue française, etde man, homme. (2) Personnages masqués. (3) Dandies grotesques. (4) Chevaux de bois dont le corps est couvert d’une longue pièced’étoffe. (5) Fléau. USAGES POPULAIRES EN NORMANDIE. La Normandie ne fut convertie qu’assez tard au christianisme. Rouenavait un évêque dès l’an 260, saint Mellon ; mais les efforts de cepieux personnage furent longtemps infructueux. Sous l’épiscopat desaint Romain, en 626, les Rouennais des campagnes étaient encorepillards, grossiers, barbares (1), superstitieux, adonnés àl’ivrognerie (2). Saint Evron, qui fonda au huitième siècle unmonastère dans la forêt d’Ouche, la trouva entourée de champs inculteset infestée de larrons (3). Les prédicateurs chrétiens ne pénétrèrentdans le Bessin qu’à la fin du quatrième siècle ; à Coutances et àAvranches, au cinquième siècle ; et l’existence d’un évêché à Lisieuxn’est constatée qu’à partir de 538. Quand les Northmans furentinstallés dans leur nouvelle patrie, il fallut, pour les dégrossir, lesefforts combinés des autorités civile et ecclésiastique. Le plus grandtitre de gloire de Rou est d’avoir sévi contre les brigands, etGislebert, évêque d’Évreux, dans l’éloge funèbre de Guillaume leConquérant, le loue d’avoir sagement châtié les voleurs de laverge de l’équité (4). Pendant que les ducs réprimaient les rapines, denombreuses abbayes s’établissaient dans le double but de moraliser lepeuple et de cultiver le sol (5). Il s’ensuit que des pratiquesreligieuses, tombées en désuétude dans la plus grande partie de laFrance, ont encore en Normandie toute la vitalité des jeunesinstitutions. Le christianisme y est moins antique, et par conséquentplus fervent. Le Normand donne un éclatant démenti aux gens malinformés, qui prétendent que la religion catholique est passée de mode,abandonnée comme le caput mortuum d’une opération chimique. Jamais,au retour du marché, il ne passe devant la croix du chemin, sans ôterrespectueusement son chapeau. Non-seulement il est religieux, ce qui est un bien, mais encore il estsuperstitieux, ce qui est un mal. Il confond le sacré et le profane, etobserve encore des rites dont l’origine est manifestement druidique.Ainsi la veille des Rois, les habitants des campagnes du Bessinallument les torches de paille ou de tiges de molène, enduites degoudron, et parcourent les vergers en brûlant la mousse des pommiers eten chantant : Couline vaut lolot ; Taupes etmulots, Pipe au pommier, Sors de menclos, Guerbe au boissey (6) Ou je te casse les os. Man père bet bien. Barbassioné(7), Ma mère oco mieux, Si tu viens dans men enclos, Man père à guichonnée (8), Je te brûle la barbejusqu’aux os. Ma mère à caudronnée, Et mei a terrinée. Adieu Noé, Adieu Noé (9). Il est passé. Il est passé. Noé s’en va, Couline vaut lolot ; Il reviendra. Guerbe au boissey, Pipe aupommier, Pipe au pommier. Guerbe auboissey. Beurre et lait, Beurre et lait, Tout à planté (10). Tout à planté. Quand on a suffisamment couru, chanté, et détruit les fucus parasites,on rassemble les restes des coulines pour en former un feu de joieappelé fouée ou bourguelée, qu’on entoure en marmottant despatenôtres, et en répétant des menaces contre les quadrupèdesdévastateurs, et des appels à l’abondance : Taupes et mulots Charge,pommier, Sorsde men clos, Charge,poirier, Ou je te brûle la barbe et lesos. A chaque petite branchette, Bonjour les rois, Tout plein ma grande pochette. Jusqu’à douze mois. Taupes etmulots, Douzemois passés, Sors de menclos, Rois,revenez ! Ouje te brûle la barbe et les os. Ces pratiques semi-gauloises sont particulières à la Normandie. La fêtedes Rois y donne lieu à des cérémonies qu’on retrouve ailleurs avecquelques variantes, mais qui, nulle part, ne sont observées plusscrupuleusement. Dans chaque maison, le doyen préside au banquet, etcoupe le gâteau en autant de parts qu’il y a de membres de la familleprésents et absents. Les morceaux destinés aux absents sontsoigneusement serrés dans une armoire, et permettent d’avoir de leursnouvelles sans se ruiner en frais de ports de lettres. La part d’unabsent est un indicateur infaillible de la santé de celui auquel elleest réservée. Si elle reste intacte, c’est qu’il se porte bien ; sielle moisit, c’est qu’il est malade ; si elle se gâte entièrement,c’est qu’il est mort. Le plus jeune de la compagnie est caché sous la table, et dirige lamain du distributeur en nommant à haute voix et successivement tous lesconvives. La première part est toujours pour Dieu. « Fébé Domine, pour qui la part ? – Pour le bon Dieu » Les pauvres, considérés en cette circonstance comme les représentantsde Dieu même, attendent à la porte, et réclament en ces termes laredevance d’usage : La part à Dieu, s’il vous plaît, ma bonne dame ! Si vous n’ voulez rien donner, Que mon camarade en tremble. Ne nous faites pas attendre, Pour Dieu, donnez-nous du feu, Car il fait un si grand froid Pour Dieu, donnez-nous la part àDieu. Quand ils ont affaire à des gens inhospitaliers, ce qui est rare, ilsfont succéder les malédictions aux prières, et se retirent après avoirproféré cette imprécation : Si vous n’ voulez rien donner, Si vous n’ voulez rien donner, Trois fourchettes, troisfourchettes. Trois fourchettesdans votre gosier. Les aumônes des Rois et de Noël reçoivent le nom d’aguignettes, quis’applique, à Rouen, aux sucreries qu’on dépose auprès du lit desenfants la veille du premier jour de l’an. Les mendiants psalmodient : Le carême est assez rigoureusement observé en Normandie, surtoutpendant la semaine sainte, qu’on appelle dans le Bessin et le Virois semaine preneuse ou cahin. A Rouen, du mercredi des cendres àPâques, on boulange beaucoup de petits pains sans levain, dits cheminaux, qui ne figurent point sur les tables aux autres époques del’année. Pendant la semaine preneuse, des chanteurs, munis d’aigresviolons, vont de maison en maison entonner de pieux cantiques dont lapassion de Notre-Seigneur est le sujet, et demander la paschré,c’est-à-dire de l’argent et des oeufs. Le dimanche des Rameaux, le curémet solennellement le buis bénit à la croix du cimetière, mais comme lepossesseur de ce précieux talisman est sûr de pouvoir faire autant debeurre qu’il voudra, à peine la procession a-t-elle tourné le dos, quevingt bras s’allongent pour saisir la branche vénérée. Le vent qui souffle au moment où le buis est attaché à la croix indiquela nature des récoltes de l’année. Suivant le côté d’où il vient, onaura des pommes, des fourrages, ou du blé en abondance. Les vieilles gens assurent que, le vendredi saint, les oeufs recèlentdes crapauds. Dans quelques paroisses, à ténèbres, les enfants frappentavec des bâtons les parois de l’église pour imiter le bruit du tonnerre. Les processions, abolies dans les grandes cités, où les cultes segênent tous, pour que chacun d’eux soit à l’aise, sont encore envigueur dans les villages normands. Leur blanc cortége parcourttoujours, aux grandes fêtes carillonnées, un chemin bordé de drapsblancs et de bouquets, jonché de feuillages et de fidèles agenouillés.Avant 1830, elles présentaient de curieuses singularités. Ainsi, àElbeuf, le devant d’autel de chaque reposoir était une planche couverted’une couche d’argile, dans laquelle on avait fiché des fleursnaturelles pour dessiner un Saint-Esprit, la Croix, les instruments dela Passion, et autres emblèmes. Derrière l’autel montait une estrade àplusieurs assises, où l’on représentait des scènes mimées quirappelaient les mystères. Par exemple, un oranger chargé de fruitss’élevait au sommet de l’estrade, et, au moment de la bénédiction, uneséduisante Elbeuvienne, juchée à côté de l’arbre aux pommes d’or, endétachait une qu’elle présentait à un jeune garçon : c’était un emblèmedu Premier Péché. Il convient d’ajouter qu’Ève avait une robe blanche,et qu’Adam portait un habit bleu de drap d’Elbeuf, une culotte decasimir café-au-lait et des bas de soie, vu l’impossibilité d’observerla fidélité du costume. (1) Cum brutis vel sævis hominibus habitabat (Vaudregisillus).Direptores fuerant, etc. (Vie de saint Vandrille, collection de Ph.Labbe, t. I, p. 729.) (2) Vie de saint Éloi, par saint Ouen, livre II, chap. XV. (3) Orderic Vital, livres III, VI et VII. (4) Orderic Vital, livre VII. (5) Voir la Gallia christiana de Mabillon, et la Normandiechrétienne, par Farin. (6) Les torches dites coulines valent du lait. Le pommier produira despipes de cidre, les gerbes rempliront le boisseau. (7) Contenu d’un vase de terre appelé guichon. (8) Noël. (9) En abondance. (10) Mauvais génie. FÊTES DE LA SAINT-JEAN. Les caudiots (1) de la Saint-Jean n’ont pas cessé de s’allumerannuellement, le 24 juin, dans les villages de Normandie ; il en estmême où le curé met de ses propres mains le feu au bûcher, et de bonnesgens affirment avoir vu distinctement le Saint-Esprit descendre aumilieu des flammes sous la symbolique figure d’un ramier. Il y atoujours des malades groupés autour du caudiot, dans l’attente d’unpareil miracle, ou pour recueillir des charbons, qui portent bonheur. Les couronnes d’herbe de la Saint-Jean (armoise) préservent de lafoudre et des voleurs. Un galeux qui, le matin de cette fête, se rouledans la rosée ou se baigne dans une fontaine, peut compter sur uneprompte guérison. La verveine cueillie ce jour-là est un talisman quiéloigne les voleurs et les sorciers. Les ouvriers des fabriques ont une façon moins religieuse de solenniserla Saint-Jean. Ils suspendent aux réverbères des couronnes de lierre etd’oeufs entrelacés, et, le soir de la fête et des quinze joursprécédents, ils dansent des rondes sous ces dômes de coquilles et deverdure. Filles et garçons forment un cercle en se tenant par la main.Un ouvrier entonne une chanson qu’on redit en choeur. Les danseurs fonttrois pas à droite, s’arrêtent brusquement à la fin du second vers, lesjarrets pliés et les jambes écartées, font trois pas à gauche,s’arrêtent encore, et continuent le même exercice jusqu’à laterminaison d’une interminable série de couplets. Si les Huronsdansent, ils ne doivent guère danser autrement. La plupart des rondes de la Saint-Jean sont d’une obscénité dégoûtante,ce qui n’empêche pas les jeunes filles d’en répéter les paroles. Il enest qui s’offenseraient jusqu’à l’indignation d’un geste équivoque,d’un propos indécent, et qui, enhardies par la circonstance, prononcentsans scrupule et sans honte les mots les plus rabelaisiens. Les chantsles moins scandaleux sont d’incompréhensibles amphigouris, dont tousles couplets s’enchevêtrent les uns dans les autres, et dont lesrefrains incohérents semblent appartenir au vocabulaire d’une langue desauvages : Babolo Lanturelu, Gavolo, Lanturelé Papa volo ! Lanturelu, Papa volo !! J’allonsdanser ; Lanturelé. Sring, lafaridondaine, Sring, lafaridondon. Ils ont fait un pâté si grand Qui n’pouvait pas entrer dans Rouen, Ah ! l’choléra, Ni dans Paris qu’ est bien plus grand. Mon compère, Lanturelu, etc. Ma commère, Ah ! l’ choléra M’attrapera. Ni dans Parisqu’est bien plus grand ; Ell’ l’ont coupé par le mitan ; Ce sont les dames de Rouen Ell’s ont trouvé un homm’ dedans ! Qu’ont fait faire un pâté si grand, Lanturelu, etc. Plusieurs de ces rondes se prolongent indéfiniment au gré du chanteur.Ainsi le premier couplet de l’une d’elles est conçu en ces termes : J’ai encore dedans mon coffre Les souliers à papa grand, Que je mets fêt’ et dimanches, Bien enguerminés (3), maman, Le jour du carêm’ prenant (2) Bien enguerminés. Pour obtenir le second couplet, il suffit de substituer aux souliersune autre partie du vêtement. J’ai encore dedans mon coffre Le chapeau à papa grand, etc. Puis viennent les jarretières, la chemise, la perruque, la culotte,etc., et pour peu que le chanteur ait quelques connaissances en matièrede garde-robe, il réalise sans peine l’utopie de la chanson enquatre-vingt-dix-neuf couplets. Les airs de ces compositions populaires sont aussi barbares que lesparoles. Un seul m’a frappé par sa mélancolique mélodie. Le sujet de laronde est l’aventure d’une femme qui, en rentrant chez elle, trouve sonépoux mort subitement, et, après s’être désolée, prendphilosophiquement le parti de l’ensevelir. Les rondes de la Saint-Jean commencent vers huit heures du soir etdurent jusqu’à deux heures du matin. Avant de se séparer, chaque groupede danseurs établit deux gardes de la couronne, pour la protégercontre les tentatives des groupes rivaux. Jumiéges possède depuis le huitième siècle une confrérie en l’honneurde saint Jean-Baptiste, présidée par un maître annuel, qui porte letitre de loup vert. La veille de la Saint-Jean, il revêt une robeverte, se coiffe d’un bonnet vert, se fait escorter comme par un pagepar un jeune homme en surplis qui porte deux tinterelles (4), etconduit les frères au Chouquet, en face de la vieille abbaye deJumiéges. Leur approche est annoncée par la détonation des pétards etdes armes à feu, et le clergé vient à la rencontre de la pieuseassociation. On se rend à l’église en chantant le psaume Ut queantlaxis, et, les vêpres entendues, on va chez le loup vert faire undîner exclusivement composé de plats maigres. Les frères seuls ontdroit d’y assister, et si le loup invite quelques-uns de ses amis,ils sont placés à une table séparée. Le soir, un jeune garçon et une jeune fille, chamarrés de rubans et defleurs, allument le bûcher de la Saint-Jean, autour duquel le loupvert et les membres de la confrérie forment un cercle. Puis, sanscesser de se donner la main, tous poursuivent celui qui a été nommé loup pour l’année suivante. Il fuit, frappe d’une baguette lesassaillants, et ne se rend que lorsqu’il a été appréhendé au corps etenveloppé trois fois. Quand il est pris, on feint de le jeter dans lesflammes, et rendu à la liberté après cette épreuve, il se joint auxfrères qui dansent la ronde suivante : Que nosamoureux Qu’alle fût brûlaie : Vont à l’assemblaie; Marchons,Jolicoeur, Le mien y chera, La leune estlevaie. J’en suis achuraie : Marchons,Jolicoeur, Jevoudrais, ma fouai, La leune estlevaie. Qu’allefût brûlaie ; Et may dans mon lit Le mien ychera, Aveu luicouchaie : J’en suis achuraie; Marchons,Jolicoeur, Il m’aappourtai La leune est levaie. Cheinture doraie : Marchons,Jolicoeur, Etmay dans mon lit La leune estlevaie. Aveclui couchaie ; De l’attendre ichit, Il m’aapprourtai Jesuis ennuyaie : Cheinture doraie; Marchons,Jolicoeur, Je voudrais, mafouai, La leuneest levaie. A cette ronde en succèdent d’autres non moins analogues à lacirconstance, et la confrérie retourne chez l’ancien loup poursouper. Le loup a une tinterelle à ses côtés, et l’agite bruyammenttoutes les fois qu’un frère se permet une plaisanterie équivoque ous’entretient de commerce. La conversation doit être sérieuse jusqu’àminuit ; mais, à cette heure, toute l’assemblée se lève, le loup ôteson bonnet, et récite le Pater ; les convives chantent le psaume Utqueant laxis, se dépouillent de leur accoutrement monastique, et usentet abusent de la liberté qu’ils ont recouvrée de causer de tout. Le lendemain, la confrérie porte processionnellement à l’église un painbénit colossal, à plusieurs étages, surmonté d’une haute tige d’aspergeentourée de rubans. A la messe, le loup vert quête, et abdique endéposant ses tinterelles sur les marches de l’autel, et le soir, ilse fait regretter en traitant splendidement ses honorables collègues. On suppose que cette fête fut établie en commémoration d’un miracle,que les fileuses racontent aux veilleries (veillées). Saint Philbertavait fondé à Jumiéges un monastère d’hommes, et à Pavilly un couventde femmes, dont la première abbesse, sainte Austreberthe, s’étaitengagée de blanchir le linge de la sacristie de Jumiéges. Un âne chargéd’étoles, d’aubes et de nappes d’autel, suivait paisiblement le cheminde la rivière, quand un loup se jeta sur lui, et l’étrangla. SainteAustreberthe parut au moment où la victime expirait, et, justementirritée de la barbare conduite du loup, elle le condamna à remplacerl’animal qu’il venait de dévorer. Le loup obéit, se courba sous lepoids du paquet, et fut jusqu’à la fin de ses jours un modèle dedouceur et de docilité. (1) Feux de joie, du latin gaudium. (2) On prononce carin prenant. (3) Bien arrangés. On prononce enguerminais. (4) Clochette. LÉGENDES POPULAIRES. La tradition a perpétué tant de légendes aussi vraisemblables, que lerecueil en formerait plusieurs volumes. Celles du privilége de saintRomain, de la Côte des Deux Amants, de Nina, la folle par amour,de Robert-le-Diable, ont été vulgarisées par les savants, les poëtes,les dramaturges et les Guides de Paris à Rouen. Des traditions, quise rattachent aux sites les plus pittoresques, ajoutent aux charmes dela nature les charmes de la poésie. Il y a, à Étretat, une falaiseterminée par une plate-forme sur laquelle trois aiguilles s’élèvent enforme de colonnes : c’est la chambre des demoiselles ; c’est de làque le chevalier de Fréfrosé, sire d’Étretat, fit précipiter dans lamer trois soeurs dont il n’avait pu dompter la vertueuse résistance. Parun raffinement de cruauté, ce farouche châtelain enferma préalablementles trois victimes dans un tonneau garni de clous ; mais à peine lemartyre fut-il consommé, que les esprits des trois soeurs apparurent ausommet de la falaise, et s’attachèrent à la poursuite de leur bourreau. Au septième siècle, vivait en Angleterre un saint homme nommé Gerbold.Faussement accusé d’adultère, il fut jeté à la mer avec une meule aucou ; mais la corde se détacha, la meule devint légère comme du liége,et, tranquillement assis sur cette embarcation d’un nouveau genre,Gerbold aborda sur la côte du Bessin ; quoiqu’on fût en hiver, le lieuoù il débarqua se couvrit de fleurs, et a conservé depuis le nom de ver (printemps). Gerbold se bâtit un ermitage à Crépon, mais lesbayeusains l’arrachèrent de sa retraite pour le mettre à la tête deleur diocèse. Chassé bientôt par une cabale, il s’exila, jeta à la merson anneau pastoral, en déclarant qu’il ne reviendrait que lorsqu’ilaurait retrouvé cet insigne de ses fonctions. Ces adieux équivalurent àune malédiction, et les bayeusains furent en proie à une maladie quileur a fait garder longtemps l’épithète mal sonnante de clichards ou foireux. Enfin l’évêque retrouva son anneau dans les entrailles d’unpoisson qu’on lui avait servi, et guérit, par sa présence, ses ouaillespunies et repentantes. Le chapitre de Bayeux était tenu d’envoyer tous les ans à Rome unchanoine chanter l’épître de la messe de minuit. Jean Patye, de laprébende de Cambremer, fut, en l’an 1337, chargé de cette désagréablemission ; mais la veille de Noël était arrivée, et il n’avait pasquitté Bayeux. Ses confrères s’abandonnaient au désespoir : « Voyez,disaient-ils, à quoi nous expose votre négligence ; on va nouscondamner à une amende qui nous ruinera. – Soyez tranquilles, répondaitl’impassible chanoine, à minuit précis, je serai à Rome. » C’est que Jean Patye s’était clandestinement livré à la magie, ets’était soumis les puissances infernales. Il appelle le diable : « Tuvas me porter à Rome aussi vite que la pensée. – D’un homme ? – Non,d’une femme. Attends-moi sous les orgues ; au premier coup de neufheures, je m’y trouverai ; au revoir. » Le chanoine assiste aux matines, chante Domine, labia mea, arrive aurendez-vous, et part sur les épaules du diable. Pendant qu’ils planentsur l’Océan : « Signe-toi, dit Satan, prêt à laisser tomber son fardeauau premier signe de croix. – Nenni, réplique le méfiant chanoine : ceque le diable porte est bien porté (1). » Voyant sa ruse infructueuse,le démon dépose Jean Patye devant le portail de Saint-Pierre. L’épîtrechantée, le chanoine entre dans la sacristie, demande à examiner letitre en vertu duquel il est venu, le jette au feu, se dérobe àl’indignation des assistants, rejoint son étrange monture à la porte dela basilique, et arrive à Bayeux comme on disait Laudes. Interrogé sur ses moyens de transport, Jean Patye avoua ses maléfices,et n’obtint l’absolution, à la requête de Trivulce, évêque de Bayeux,qu’après avoir suivi, nu-pieds et la corde au cou, une processiongénérale du chapitre. (1) Un vieux poëte latin a traduit l’invitation du diable par cedistique, qu’on peut lire indifféremment de droite à gauche et degauche à droite : Signa te, signa temere, me tangis et angis, Roma, tibi subito motibus ibit amor. SUPERSTITIONS. – CROYANCE AUX FANTOMES. Un peuple capable d’ajouter foi à de pareils récits doit être sansforce contre les visions du monde fantastique, et en effet levillageois normand de la vieille génération est encore assiégé deterreurs superstitieuses. Il appréhende les sorciers qui jettent dessorts, envoient des rats dans les maisons, donnent le lait bleu auxvaches, et il emploie contre eux l’eau bénite de Pâques ou de laPentecôte, ou un cierge consacré le jour de la Purification.Rencontre-t-il en sortant de chez lui un chien noir ou une personne endeuil, c’est signe d’accident. Entend-il une poule dont le chant tend àse rapprocher de celui du coq, c’est signe de mort pour elle et pourson maître. Une femme enceinte sert-elle de marraine, elle et lefilleul périront dans l’année. Un cultivateur du Bessin croit sa maisonmieux garantie de l’orage par une bûche de Noël arrosée d’eau béniteque par un paratonnerre ; trace une croix sur le côté plat d’un painqu’il va couper ; ne pose jamais une miche sur le côté convexe, de peurd’attirer la pluie ; garde comme un talisman une tête de cerf-volant ;couvre ses ruches d’un chiffon noir quand il meurt quelqu’un dans sondomicile, pour empêcher les abeilles de périr toutes dans l’année ; etlorsque, l’estomac vide et la bourse garnie, il entend le coucouchanter pour la première fois de l’année, il conclut de cescirconstances réunies qu’il aura de l’argent jusqu’au 31 décembre. « Enfin, maître Rouland, vous homme d’âge et d’expérience, commentavez-vous tant de crédulité ? – May ! m’ prenais-vous donc pour eun godaille (1) ? Ça n’empêche quej’n’irions point core ch’te nuit pour vingt parches ed tarre mepromenais dans la cavée qu’est par ichitte (2), marchais ! tout cont’le vieux chimetière qu’alle est, ch’te cavée. – Et pourquoi ? est-ce que cet endroit n’est pas sûr ? craindriez-vousd’y rencontrer des voleurs ? – Dé voleux, ah ben ! lé voleux et lé gendarmes, il aviont aussi peurde cha comme tout l’ monde ; et pis, quoiqu’i z’y feriont lé voleux ? ya rien à prendre par ilà, pisqu’on n’y va point ; et pisqu’on n’y vapoint, on n’y prend point. – Et qu’est-ce qui empêche d’y aller ? – (D’un ton mystérieux.) Y a des hans ! – Comment des hans ! – Des revenants qui reviennent, et se tiennent muchés (3) dans le jouramont (4) les murailles... et des huards (5), quoai ! des hans et deshuards et des fi-follets. T’ né, à preuve. Quand le père à défuntPrudent Charret, un vieil équené (6), il aviont pillai l’église à lapremière révolution, qu’il aviont cassai la tête aux saints et grimpéaveuc ses souyers sus le maît’-autel, et ben, li et pis ses camarades,i sont morts trétous ; i sont tous crevés ed misère sus les grandsquemins et partout... Eh ben, i sont tous revenus ; et pis i sontrestés avec les crapiauds dans les vieux trous des vieuillesdémolitions, et toute la nuit jusqu’à la perce (7), ces avocés (8)commenchent vari-vara (9) leux courses, et font des aclabos (10) à vousassouir (11), et geignent qui-z-ont l’air de hannequiner (12) ; etc’est autant de raparats (13) qui venont demander des prières au monde.J’ les ai vus, may qui vous pale ; c’étiont point des menteries,marchais. Même que la veuille de Nouel, quand j’ons été sercher lamatrone pour nout’ femme qu’alle alliont accoucher d’Aspasie, j’ons vupasser, mais comme je vous vais, Pinson Bernard qu’il aviont abandonnéla fille à la Mesline qu’étiont enceinte ed’ li ; j’lons reconnu, lemalhureux ! il était changé en varou (14) quoai ! méconnaissable, ihouinait, i gambèlait (15), à faire crétir (16), et si j’avions pointévu tant de peur, je l’aurions ben délivrai, marchais, j’avionsjustement eune clef dans ma pouquette. – Et qu’auriez-vous fait de cette clef ? – J’ l’aurions herpé (17), j’aurions tapé sus lui tant que j’l’aurions saigné, et i seriont redevenu un chrétien ; i ne demandaitpas mieux, car c’est pas ein état d’être raparat. Pourquoai qu’ vousriaiz ? – C’est que votre histoire me paraît bizarre. – Ch’est mirou (18) mais ch’est pas moins vrai ; et tenais, cor l’aut’jour, en revenant ed la foire de Guibray, j’ons rencontré ungoublin... » Le goublin normand est le trilby écossais. Il est vif, inquiet,volage, capricieux. Tantôt il panse les chevaux avec un soin digne dumeilleur palefrenier, et garnit leur râtelier de foin ; tantôt il mêleleurs crins, et se plaît à les tourmenter. Il donne de la bouillie auxenfants, ou les pince jusqu’au sang, suivant ses dispositions dumoment. Il annonce sa présence dans une maison, en renversant lesmeubles et brisant la vaisselle ; mais, si l’on a eu la sage précautionde semer sur le plancher de la graine de lin, fatigué bientôt de laramasser, il s’enfuit dans un vieux château voisin, où il veille surles trésors cachés. Parfois il se transforme en cheval. Un paysanrevient tranquillement du marché, quand sa bête, ordinairement sipacifique, prend le mors aux dents, rue, se cabre, et l’emporte àtravers champs. La Grise est-elle capable d’une conduite aussicriminelle ? est-ce elle qui expose aussi traîtreusement son maître àse casser les reins ? gardons-nous de l’accuser : le goublin seul estcoupable ; c’est lui qui, métamorphosé en coursier fringant, s’estsubstitué à la monture habituelle du malheureux fermier. Les belettes blanches qui rôdent au clair de lune se transforment auxyeux du Normand en létiches, âmes des enfants morts sans baptême.Parfois la nuit, quand le vent du nord courbe la cime des peupliers, onvoit la Chasse Annequin passer dans les airs. Annequin était unprêtre qui devint amoureux d’une religieuse, et qui mourut sans avoirrenoncé à sa passion sacrilége. Son âme et celle de sa maîtresse errentpoursuivies par les esprits, dont les cris lugubres se mêlent auxgémissements des deux victimes et au bruissement des feuilles agitées. (1) Niais. (2) Le vallon qui est par ici. (3) Cachés. (4) Le long de. (5) Farfadets. (6) Intrigant. (7) Point du jour. (8) Aventuriers ; mots cauchois. (9) En désordre. (10) Cris. (11) Étourdir. (12) Faire des efforts. (13) Revenant. (14) Loup-garou. Cet animal fabuleux paraît originaire de Normandie,car les anciennes lois interdisent le feu et l’eau par cette formule : varqusesto, qu’il soit varou. (15) Il poussait de faibles cris, il remuait des jambes. (16) Frémir. (17) Saisi. (18) Merveilleux. MÉDECINE POPULAIRE. – INVOCATION DES SAINTS. – PÈLERINAGES. – RECETTES MYSTÉRIEUSES, ETC. La persistance de cette croyance aux sorciers, aux enchantements, auxprésages, est d’autant plus étrange que, dès les premiers temps duchristianisme, les évêques s’attachèrent à la combattre. Saint Augustinla condamne avec énergie dans son sermon 221 de Tempore. Saint Eloi,qui fut évêque de Noyon, ville neustrienne, au septième siècle,déclarait sacriléges ceux de ses ouailles qui consultaient les devinsen cas de maladie, ou prêtaient quelque attention aux augures (1). Ilest bon, en passant, de signaler ces faits, parce que les écrivains dudix-huitième siècle, représentant l’antiquité comme le prototype de laperfection, ont accusé l’église d’avoir propagé l’erreur etl’ignorance. C’est malgré le clergé qu’elles se sont maintenues. Pourmieux garder leurs superstitions chéries, les paysans les ont habilléesd’une forme chrétienne. « Qu’on n’aille point, disait saint Eloi, auxtemples, aux pierres, aux fontaines, aux arbres, aux carrefours, pour yfaire brûler des bougies ou y accomplir des voeux. » Les villageois ontéludé cette défense en substituant les saints aux divinités païennes.Les malades ne s’adressent plus à Neptune, à Pluton, à Minerve, auxGénies, mais ils disent du médecin : Qui court après le mière Court après la bière, et n’ont de confiance que dans la médecine surnaturelle. La Normandieabonde en fontaines, probablement consacrées autrefois aux dieuxmythologiques, actuellement sous l’invocation des bienheureux, et dontl’eau salutaire a mille fois plus de vertus que celle des sources dePlombières, de Baden-Baden ou de Beulah-Spa. Le paysan normand invoque saint Hildevert contre les vers, saintEutrope contre l’hydropisie, saint Gerbold contre la dyssenterie, saintSébastien contre la peste, saint Raven et saint Rasiphe contre les mans ou larves des hannetons, sainte Honorine et saint Thomas Becketcontre la fièvre, saint Siméon contre les dartres, saint Julien, saintClair et sainte Claire contre les maux d’yeux, saint Sulpice contre lesrhumatismes, saint Méen contre les maladies cutanées de la partiesupérieure du corps, saint Céran contre celles de la partie inférieure.Saint Hélier, vulgò Délié, donne de la force aux jambes des enfants.Saint Firmin, surnommé l’accroupi, le frétillant, l’angelé,l’échauffé, redresse les jeunes infirmes et ragaillardit lesvieillards. Quand les nouveau-nés sont attaqués de la fringale, on vaporter à la chapelle de saint Voulfrand un morceau de pain donts’empare le premier pauvre qui passe, et leur voracité ruineuse netarde pas à se modérer. Un pèlerinage à la chapelle Saint-Eustache, àBourg-Achard, vous délivre de l’épilepsie et des frayeurs nocturnes. Chaque maladie porte le nom du saint dont l’intervention la guérit. Ondit le mal Saint-Méen, le mal Saint-Eutrope ou Eautrope ; mais onsouffre quelquefois d’une indisposition dont on ignore la cause :comment faire dans ce cas ? à quel saint se vouer ? vers quellechapelle diriger ses pas ? de quelle image racler le bois pour endélayer la poussière et l’avaler en guise de potion ? Rien n’est plussimple : vous écrivez le nom de plusieurs saints sur des morceaux depapier, que vous attachez à des feuilles de lierre, et que vous jetezdans un vase d’eau bénite. Au bout de quelques instants, vous examinezles feuilles, et c’est à celle sur laquelle vous remarquez une tachequ’est annexé le nom du saint dont vous devez implorer l’appui. De tous les pèlerinages, le plus usuel et le plus efficace est celui desainte Clotilde, aux Andelys. Le dimanche le plus proche du 2 juin dechaque année, des malades de toutes les campagnes de Normandie,boiteux, goutteux, paralytiques, hystériques, etc., viennent visiterune église édifiée, dit-on, par la femme de Clovis, et se baigner dansune fontaine dont l’eau lui servit à renouveler le miracle des noces deCana. Les ouvriers qu’elle employait voulaient abandonner la bâtisse,parce qu’on ne leur fournissait plus leur ration de vin habituelle.Sainte Clotilde ordonna aux mécontents d’aller puiser à la fontaine,dont l’eau se trouva changée en vin des plus exquis. A la nouvelle dumiracle, tous les ivrognes du pays accoururent, et se jetèrent dans lebassin pour boire plus à l’aise ; mais l’eau continua d’être de l’eaupour eux tandis qu’ils la voyaient ruisseler, rouge et pétillante, dansles vases que remplissaient les maçons. Les pèlerins se baignent dans ces eaux vénérées, y trempent leurchemise, l’endossent, et la laissent sécher sur leur corps : pratiqueplus propre à donner des rhumes qu’à débarrasser d’une indisposition.C’est après vêpres qu’on se rend à la fontaine, située au bas de laville, au pied d’un vieux tilleul qu’on croit avoir été planté parsainte Clotilde. Dans l’intervalle qui s’écoule entre la messe et lesvêpres, les fidèles se font dire des évangiles, et présentent desmissels, des bagues, des bracelets, des fleurs en verre soufflé, desbouquets en chrysocale, au sacristain de la paroisse. Ce fonctionnaire,à l’aide d’une gaule ou d’une fourche, met les objets en contact avecle portrait de sainte Clotilde, leur fait décrire un signe de croix, etles rend transformés en panacées à leurs propriétaires respectifs. On avu des paysans faire toucher leurs montres dérangées, s’imaginant quela sainte qui les dispensait du médecin, les affranchirait tout aussibien du tribut payable à l’horloger. La procession suit les vêpres. Autrefois le clergé de toutes lesparoisses voisines s’y trouvait, et le tribunal en corps y assistajusqu’en 1830. De nombreuses confréries y figuraient, précédées d’unfifre, de deux tambours et de deux violons. Le doyen, à la tête de sonchapitre, portait une sainte Clotilde de vermeil, qu’il plongeait dansla fontaine, où l’on jetait aussi quelques pintes de vin enréminiscence du miracle. Puis, comme le premier qui se baignait devaitêtre délivré de ses infirmités, les malades des deux sexes se jetaientà l’eau avec un zèle qui étouffait la voix de la pudeur. Le soir,l’église servait d’hôtellerie, de restaurant, et de dortoir. La fêteest aujourd’hui célébrée avec moins d’éclat et plus de décence. L’imagequ’on plonge dans l’eau est de simple bois ; le bassin est divisé encompartiments, en côté des hommes, côté des femmes, comme un bainpublic ; on campe encore dans l’église, on y boit, on y mange, on yprie, on y dort, que n’y fait-on pas ! Près des Andelys est une autre chapelle, dont le patron, saint Alexis,a dans sa juridiction médicale une affection dartreuse appelé la terre. L’auteur des présentes études physiologiques a vu àDéville-lez-Rouen, dans la fabrique d’indiennes de M. Girard, unouvrier qui avait eu recours à l’intervention de saint Alexis. « On dit que vous avez eu la terre ? – Oui, monsieur, même que je n’en suis pas core bien remis. – Qu’est-ce que c’est que cette maladie ? – C’est tout plein de taches breunes qu’on a sur le corps, comme vousvoyez que j’en ai core à c’t’ heure sur les bras et sur l’estomac. Unvoisin me dit : As-tu la foi ? Oui, que je lui dis. Eh ben, mon homme,faut faire un pèlerinage à saint Alexis. – Au grand Andely, n’est-ce pas ? – Oui, à une chapelle qu’est par là. Pour y aller, faut quêter, quandben même on serait riche à millions. On va avertir son parrain et samarraine ; i mettent de l’argent dans un pain creusé, et vous le donnezà un pauvre sans regarder cé qu’y a. Vous quêtez, jusqu’à temps quevous ayez assez suffisamment pour faire la route. Faut pas emporterd’autre argent, faut donner en chemin à tous les pauvres qu’onrencontre ; et quand on n’a pu rien, en recommanche à quêter. Une foisarrivé, on fait dire une messe, et l’on s’en retourne chez soi. – Guéri ? – Oui, quand on a ben fait tout ch’ qu’i fallait faire ; mais moi, enpayant le desservant de la chapelle, j’ai compté l’argent, et il estdit qu’i faut prendre une poignée de sous dans sa poche, et les ydonner sans compter... C’est t’y Dieu possible que j’aie été siétourdi ! » Les individus attaqués du feu Saint-Antoine font dire une messe, etpendant neuf jours des évangiles ; on récite neuf Pater et neuf Avele premier jour de la neuvaine, huit le second, sept le troisième, etainsi de suite. Pour accomplir un acte de dévotion et de charité à lafois, on a imaginé d’employer des pauvresses qui, moyennantsoixante-quinze centimes, se chargent de toutes les formalités de laneuvaine. On n’en guérit ni plus ni moins. Certains ouvriers et cultivateurs possèdent, de père en fils, desrecettes contre les foulures, l’hydrophobie, la rage, la teigne, laparalysie, etc. j’ai été témoin du traitement d’une jeune fille quis’était brûlé le côté, dans une fabrique d’indiennes, en approchantimprudemment d’un tuyau incandescent. Heureusement pour elle, il yavait dans le même établissement un vieil ouvrier auquel on ne manquaitjamais d’avoir recours en pareil cas. Il se mouilla le doigt avec sasalive, décrivit un cercle autour de la plaie, et souffla trois foisdessus en murmurant des paroles qu’il a bien voulu nous communiquer. « Feu, perds ta chaleur comme Judas a trahi Notre-Seigneur au jardindes Olives ? » Ce système de médication paraîtra grotesque aux gens sensés, mais ilest certain qu’il n’est pas sans efficacité. Pour qu’il opère, il nes’agit que d’avoir la foi, et dans le cas que nous citons, par uneinexplicable influence du moral sur le physique, la jeune fille cessade se plaindre, et se sentit immédiatement soulagée. Si l’on veut faire disparaître les verrues d’une personne à laquelle ons’intéresse, on prend une buhotte (limace rouge) ; on la cloue enterre avec un morceau de bois, en disant : « Je te prie, au nom duPère, du Fils et du Saint-Esprit, que les verrues de N*** passent enmême temps que cette limace sèchera. » Ainsi des gens, dont les mainssont chargées d’incommodes excroissances, en sont parfois délivrés sansse douter qu’ils doivent leur guérison à la pieuse complaisance d’unami. On guérit aussi les verrues en les frottant furtivement contre labasque de l’habit d’un .... homme trompé par sa femme. Pour conjurer la fièvre, dites : « Au nom de sainte Exupère et de saintHonorine, arrière-fièvre d’avant, fièvre d’arrière, fièvre printanière,fièvre quartaine, fièvre quintaine. Ago, super ago, consummatum est ;» puis récitez trois Pater et trois Ave, et si la fièvre esttenace, écrivez la formule sur un parchemin vierge, qui restera liépendant neuf jours au poignet gauche du malade. La faculté de guérir le carreau par attouchement appartient auxdescendants de saint Martin, et à tout septième enfant du même sexe queles six qui l’ont précédé. La main qui a étouffé une taupe contracte la propriété de guérir par lefrottement les coliques d’un cheval. Les doigts trempés dans le sangd’une taupe calment les maux de dents les plus tenaces. Pour préserver une amouillante (2) des sorts et des épizooties, iln’y a qu’à lui faire manger du sel et du pain bénit. Outre les moyens surnaturels, le Normand sait des secretsthérapeutiques qu’il est bon d’indiquer, pour l’instruction desdocteurs et le bien de l’humanité. Avant Broussais, il avait devinél’utilité de la saignée : Saignée du jour saint Valentin, Fait le sang net soir et matin. La saignée du jour de devant Garde des fièvres pour constant. Le jour sainte Gertrude bon fait Se faire saigner du bras droit. Celui qui ainsi le fera Les yeux clairs cette année aura. Pour la fièvre, portez pendant neuf jours, sur la poitrine, unearaignée vivante dans une coquille de noix. Pour les douleurs, prenez une décoction de galbanum de chat (cedégoûtant remède est très-usité en basse Normandie) ; frottez-vous avecdu sang de boeuf, ou appliquez-vous un lapereau ouvert sur la partiesouffrante. Pour la jaunisse, avalez, en neuf jours, trois, sept ou neuf poux. Pour la coqueluche des enfants, faites-leur manger des souris. Pourrendre la dentition facile, tâchez de vous procurer en nombre impairl’espèce de cartilage osseux que les limaces grises ont dans la tête,et faites-en un collier que vous mettrez aux enfants. Les colliers depeau de taupe sont également efficaces. (1) Ante omnia autem illud denuntio atque contestor, ut nullaspaganorum sacrilegas consuetudines observetis, non caraios, nondivinos, non sortilegos, non præcantatores ; nec pro ulla causa autinfirmitate, eos consulere, vel interrogare præsumatis : quia qui facithoc malum, statim perdit baptismi sacramentum. Similiter et auguria,vel sternutationes nolite observare, nec in itinere positi aliquasaviculas cantantes attendatis... Nullus christianus observet qua diedomum exeat, vel qua die revertatur, quia omnes dies Deus fecit...Præterea quoties aliqua infimitas supervenerit, non quæranturpræcantatores, non divini, non sortilegi, non caragi ; nec per fontesaut arbores, vel bivios diabolica phylacteria exerceantur. Sed quiægrotat in sola Dei misericordia confidat... Per nullam aliam artemsalvari vos credatis nisi per invocationem et crucem Dei. (Vie de Saint-Eloi, par saintOuen.) (2) Vache sur le point de vêler. VŒUX A LA VIERGE. – CHAPELLES VOTIVES. Dans les cas désespérés on a recours à Notre-Dame, dont le culte n’estpas moins répandu en Normandie que dans la partie méridionale de laFrance. C’est elle qu’on implore dans les circonstances difficiles,comme le dernier appui des affligés. C’est à elle qu’on voue lesenfants débiles en les habillant de blanc jusqu’à sept ans révolus.C’est à elle que le vieillard décrépit vient redemander l’usage de sesmembres paralysés. Les nombreuses chapelles dédiées à Notre-Dame sont encombrées defidèles et tapissées d’ex-voto. Des malades miraculeusement échappés àla mort y déposent en offrande des lithographies, des ouvrages entapisserie, des gravures enluminées, quelquefois leurs béquillesdésormais superflues, ou la représentation en argent d’une main que lesdartres rongeaient, d’une jambe dont l’amputation avait semblélongtemps inévitable. Des marins, qui ont imploré la Mère de Dieupendant la tempête, suspendent aux voûtes de la nef l’image sculptée enbois de leur navire, ou accrochent à la muraille un tableaucommémoratif de leur péril et de leur salut, avec l’indication précisede la latitude et de la longitude. On a vu, après une bourrasque, desbâtiments désemparés entrer la nuit dans le port d’Honfleur, et, sitôtque l’ancre était jetée, l’équipage, nu-pieds dans la boue, la têtebattue par la pluie, gravissant la côte à la lueur des torches et deséclairs, aller en chantant des cantiques s’agenouiller dans la chapellede Notre-Dame de Grâce. « Ça devient rare, » disent les vieux pêcheurs.Tant pis, si le scepticisme a gagné ceux même qui ont le plus besoin decroyances ; si les matelots n’ont plus recours à une puissancesupérieure quand les forces humaines s’épuisent ; si la foi ne ranimeplus au moment du danger les coeurs abattus, les bras harassés, lescourages qui chancellent ; si, ballottés entre la mer prête à lesensevelir et le ciel chargé d’orages, loin de tous secours terrestres,se sentant condamnés sans appel, les naufragés n’ont plus de voix quepour maudire et blasphémer ! On peut voir aux portes de Rouen, au haut de la côte de Bon-Secours,une église consacrée à Notre-Dame, et sans cesse fréquentée, soit pardes pèlerins isolés, soit par des confréries, soit par des bandesd’enfants que guident leurs instituteurs ou leur curé. On y arrive parun sentier tortueux où se tiennent à poste fixe, adossés aux haiesd’aubépine, de vieux mendiants, des marchandes de cierges, des vendeursde chapelets. La nef de l’église est lambrissée des tributs de lareconnaissance des fidèles, écrits, peints, dessinés, gravés, simplesou fastueux, suivant la position sociale et la libéralité desdonateurs. Quelques tableaux portent, sans exposé de motifs : J’AI PRIÉ AVEC FERVEUR, ET J’AI ÉTÉ EXAUCÉ. ou plus ambitieusement : EX-VOTO : MARIAM IMPLORAVI ; DEUS EX AUDIT. D’autres racontent, en peu de mots, de longues douleurs, des angoissespoignantes, des joies ineffables : J’AI PRIÉ LA SAINTE VIERGE : ELLE A GUÉRI MA FILLE. J’ai prié Dieu avec confiance et persévérance pour mon fils qui étaiten danger, et, par l’intercession de son incomparable mère, il m’aaccordé la grâce singulière que je lui demandais avec tant d’ardeur. Jesupplie la divine Marie, mère de mon Dieu, de me continuer saprotection auprès de sont divin fils, afin que nous persévérions dansla foi jusqu’à la fin de nos jours. Rouen, le 6 décembre 1831. BRUNET BRIÈRES. On remarque beaucoup de portraits d’enfants, que de bons parentsplacent sous la protection de Notre-Dame. Au bas de ces peintures defamille sont ordinairement des vers mesurés sans doute avec un pied deroi, à la manière de maître André, mais excusables et même touchantspour quiconque a ressenti l’amour paternel. Vous exaucez les voeux de ceuxqui vous implore ; Recevez ce présent ; daignezm’entendre encore ; Soyez sa protectrice, ôtrès-sainte mer de Dieu ; Veilliez, guidé ces pas en touttemps, en tout lieux. Rouen, 21 juillet 1826. Tous les voeux n’ont pas été dictés par d’aussi respectables sentiments.Il en est où se montrent sans voile la cupidité, l’amour de la chicane,les passions les plus normandes et les moins évangéliques. J’ai prié la bonne vierge Notre-Dame Bonsecourt pour un éritage et laguérison de ma femme. Par l’intercétion de la Vierge et de son divinfils, j’ai obtenu guérison et réussite. C’est pour le quelle je luifait le présent d’un tableau... C’est pour la deuxième année du voeu que je fais à Notre-Dame deBonsecourt pour lui demander qu’elle me fasse prospéré dans moncommerce pendant toute l’année. Rouen, le 29 septembre 1839. SUZETTE, Fme BISCHOFF. Je demande, par le même jour, de me faire la grâce de m’accorder toutce que je lui demande. On lit au bas d’une gravure représentant la Vierge de Raphaël : Voeux fait à la bonne Notre Dame de bon secours, le 30 aout 1834, parM. A. R. D. S. père de famille, vue la foi quil la a la réligions decés pères, il la par c’est prierres intersedé, et c’est mis sous ladivine protection de la mère de son Dieu, qui né la pas abandonnédans ses malheurs, et quil la fait reconnaître son inosance, dans unprocais infâme, qui lui rétire l’honneur, par la trame ourdie contrelui de plussieurs individus qui à vais dépossé contre lui, et qui ontété reconnu faut témoins par la coure royâl du 20 octobre 1834, quifures tous condamné comme il le méritais, à une paine infamante, 2 ansde prison, 5 ans d’interdiction des lois siviles, 5 ans de hautepolice, pour leur dépravation et leurs infernale pâsions, honteux etdégouttante d’âtentas au bonne meures. Voeux déposé à la bonne NotreDame de bon secours le 15 octobre 1834, par lui-même. Une plaque de marbre blanc porte en lettres d’or l’inscription suivante: AU MOIS DE MAI 1820, UNE FAMILLE ENTIÈRE FIT UN VŒU POUR OBTENIR UNE FAVEUR D’UN MINISTRE DU ROI. IL FUT EXAUCÉ PAR L’INTERCESSION DE NOTRE-DAME DE BON-SECOURS. LE 16 SEPTEMBRE MÊME ANNÉE. GRACE LUI SOIT RENDUE !!! Un conscrit favorisé par le sort a offert à la Vierge un cadre enpalissandre, contenant ces mots : C’est en 1833 que Adrien Hamon a été appelé à faire partie ducontingent de cette classe. La douleur de quitter sa famille, et surtout celle que le ciel luidestinait pour épouse, lui ont donné l’heureuse idée de former un voeuque bientôt il accomplit, et qui avait pour but de lui faire avoir unhaut numéro. Sa demande faite avec ferveur a eu tout le succès qu’il enpouvait attendre, car lors du tirage le n° 586 lui est échu et l’aconservé à ceux à qui il était cher. C’est en reconnaissance et pour remercier la bonne Notre-Dame deBon-Secours, que Adrien Hamon et Sophie Gesland, maintenant son épouse,qui a participé à ce louable voeu, offrent ce faible cadeau, et laisseren même temps à la postérité une preuve certaine qu’une prière adresséeà la Vierge avec ferveur pour obtenir d’elle une grâce et une faveur,ne manque jamais d’être exaucée. Rouen, le 31 janvier 1839. Ainsi l’un croit pouvoir sans impiété demander à Dieu la mort d’unparent ; l’autre fait intervenir la Vierge en des spéculationscommerciales ; un troisième affiche dans le saint temple l’expressionde la haine qui l’anime contre des adversaires déjà châtiés sévèrementpar la justice humaine ; une famille riche mêle la religion à desprojets d’élévation mondaine et à des succès injustes. Un conscritcompte sur l’appui du ciel pour se soustraire à la loi commune, ets’affranchir d’un impérieux devoir ! ÉTAT PHYSIQUE. Tout ce qui précède prouve évidemment que, depuis plusieurs siècles, leNormand a peu changé au moral ; il n’en est pas de même au physique.Cette race normano-celtique d’hommes aux yeux bleus, aux cheveuxblonds, à la barbe rare (1), à la taille athlétique, de belles etrobustes femmes aux formes arrondies, aux traits réguliers, au teintéblouissant de blancheur, ne s’est conservée que loin des villes, dansle Cotentin, le Bessin et le pays de Caux. Le travail pénible desmanufactures, des fatigues et des débauches prématurées, ont abâtardila moitié de la population. Comment ne seraient-ils pas chétifs etabrutis, ceux qui, employés dès l’enfance au tissage et à la teinturedes étoffes de laine et de coton, mis à leur pain avant l’âge dedouze ans par des parents sans ressources, déclassés par les machines,subissent toutes les chances du commerce sans participer aux bénéfices? Ces palais de l’industrie, ces fabriques dont les mille fenêtreséclairées au gaz scintillent la nuit comme les clartés d’une fête, sontpeuplés d’être hâves et scrofuleux. Les ouvriers s’étaient autrefoisformés en associations ; ils avaient une masse sociale, se donnaientdes syndics, et sitôt que, dans une fabrique d’indiennes, le chefordonnait de déposer le maillet, l’établissement du maître restaitinactif et silencieux. Mais la nécessité toute-puissante a rompu cescoalitions. Le salaire est descendu de 5 à 2 francs. Les ouvriers onttâché de le maintenir, se sont divisés en dévorants et berlingots,les premiers réclamant un taux élevé, les seconds travaillant aurabais. On voit parfois, à la Saint-Jean, de formidables luttes entreces deux partis ; les dévorants, tatoués au charbon, armés de sabresde bois, marchent contres les berlingots. Où sont les berlingots ?mort aux berlingots !! C’est la guerre des catholiques et desprotestants, des fidèles et des hérétiques. Le besoin de se défendrerapproche les proscrits ; le combat s’engage ; les cailloux volent ;les horions s’échangent... mais à quoi bon ces querelles intestines ?l’ennemi commun, la misère, n’en est pas moins implacable, et lesgénérations se succèdent de plus en plus étiolées. (Robert Wace.) Pour voir encore de beaux gars normands, il faut assister à la louée,marché aux domestiques qui se tient au mois de juillet dans lescampagnes. Les garçons de ferme et journaliers en disponibilité, lesservantes sans place, se réunissent dans une prairie, chacun paré deses plus beaux atours et tenant l’instrument de sa profession spéciale.Le charretier a deux fouets sur l’épaule, le berger mène un chien enlaisse, le batteur porte un fléau, la fileuse une quenouille. Lesfermiers et fermières arrivent, se promènent de groupe en groupe,examinent attentivement les candidats à la domesticité, et accostentceux qui paraissent réunir les conditions requises. Les pourparlerssont brefs et explicites. « Veux-tu te placher chez mai ? – Oui da. – Comben qu’tu demandes ? –Trente pistoles. – C’est ben cher ; qu’é qu’ tu chais faire ? –J’saurons labourer, panser les vaches, etc. – N’ nous harigachons point (1) ; j’ te donnerons 25 pistoles. – C’est point assez ; faut pointêtre grec (2) ; mettez-en vingt-huit. – Non ; vingt-cinq.... et deuxpaires de sabots, et une blouse neuve, etc. » Les conditions arrêtées, les contractants se frappent dans la main ; lefermier donne des arrhes, et sans autres formalités le domestique estengagé pour un an. Aux environs du Havre, dans la prairie de Saint-Clair, les garçons quicherchent un emploi l’indiquent en attachant au bout d’un fouet desfleurs qu’ils enlèvent aussitôt qu’ils ont conclu un arrangement. Lesservantes portent sur le coeur un bouquet, qu’elles mettent à droiteaprès avoir réussi à se placer. La louée se termine par des danses etdes libations. Un fait singulier, mais positif, c’est que la plupart des Normands ontla mâchoire dégarnie de son ornement naturel. Des Cauchoises dedix-huit ans, blanches et fraîches, vous laissent voir, en ouvrant unebouche vermeille, une cavité hérissée de chicots qui sont, en toutautre pays, l’indice de la décrépitude. On a attribué cette tristeparticularité à l’eau des sources ; mais l’eau n’est pas identiquepartout, et d’ailleurs beaucoup de Normands s’abstiennent de ce liquidepeu savoureux. Nos faibles connaissances en chimie nous portent àcroire que les dents des Normands sont détériorées par l’acide maliquecontenu en abondance dans le cidre, et doué de propriétés corrosivesqui attaquent tous les émaux. Le costume normand varie suivant les localités. Dans les villes, il sedistingue peu de celui de l’universalité des Français ; seulement lesfemmes de la classe ouvrière portent des bonnets de coton, à l’instardes pâtissiers, et cette coiffure, si disgracieuse sur la tête desmaris, n’ajoute en aucune manière aux charmes de leurs moitiés. Delongs paletots de bure, des bonnets de laine rouge ou bleue, de longuesculottes, tel est l’équipement des pêcheurs des côtes de l’ouest et dunord. Celui des Normandes se diversifie à l’infini, mais toutes,jusqu’à la fille d’auberge de Domfront, occupée aux travauxdomestiques, ont la science instinctive de la coquetterie. Les Cauchoises, les Fécampoises, les Granvillaises, les Bayeusaines,sont surmontées de bonnets de formes variées, obélisques de tulle, demousseline et de dentelles, connus à Paris sous le nom générique de bonnets cauchois, et dont l’apparition cause tant d’établissement auxbadauds de la capitale. Ces bonnets sont la pièce essentielle, lacheville ouvrière de l’ajustement. La servante consacre ses économies àl’embellissement de sa coiffure pyramidale ; la fermière aiséesuperpose en étages, sur ses cheveux blonds et lisses, pour 1,000 à1,200 francs de valenciennes ; la demoiselle riche, vêtue conformémentaux prescriptions du Journal des Modes, Parisienne par le reste de satoilette, se maintient Normande par le bonnet. (1) Ne nous disputons pas. (2) Avare, Grecquerie, avarice. LANGAGE. L’idiome du peuple en Normandie n’est pas précisément un patois ; c’estde la langue d’oui mêlée de français corrompu, ou renduméconnaissable par une prononciation vicieuse. Il y a quatre variétésdifférenciées entre elles par des nuances peu appréciables, le basnormand, le cauchois, le haut normand et le purin. En basse Normandie, on traîne lentement sur les phrases, on allonge lespériodes, on cadence les mots. L’accent est plus rapide en hauteNormandie, mais aussi plus chantant. Les terminaisons sont sonores ettintent comme une guimbarde. Les Normands grasseyent ou font rudementrésonner les r. Ils prononçent le choque, un capel, une queminée, un quien. Dans la bouche des paysans, ée à la fin desmots se change en aie, assemblaie ; ce en che, plache ; aux en as,vias, bestias ; gue en ve, un vé, une vaule, un vipillon(goupillon) ; se en che, canchon, cacheur. Le Cauchois substitue os à ou dans fos, mos, cos, etc. ; eu à u dans équeume, forteune, leune, pleumet et, par une contradictionsingulière, il dit ju pour jeu, et adiu pour adieu. Il bredouilleet escamote les r dans la mé, un éclé, une féhe (foire), un jou, une pédrix, un abre, la cuziositai, une coutuzière. Nous avons donné des échantillons du dialecte normand. Citons encorequelques mots expressifs et pittoresques : agohée, accueil bruyant ; chacouter, parler bas ; se dégouginer se dégourdir, en parlant d’unadolescent ; détourber, mettre obstacle ; estorer, garnir detout ce qui nécessaire ; harmoner, gronder ; rotillon, trognon depomme ; super, humer (super un oeuf). Complétons ce vocabulaire par laversion en patois bessin d’un passage de l’Écriture : Un homme avait deux éfants, dont le pu ptiot li dit un jouor : Menpère, bayez-mei la part du bien qui me rvient ; et le père leux en fitle partage. Dans treis jouors apreux le pu jeune des deux éfans ayant prins sencas, sn’allit fère un viage dans les poués étrangiers, où y maugit toutsen cas en lequeries et en bonbances. Quand tout fut maugi, il arrivit une grande fameine dans le poués et yc’ menchit à ête dans la misère jusqu’au cou. On peut juger de l’analogie de l’idiome normand avec la langue d’oui,en comparant ce fragment à une traduction du Pater, faite au onzièmesiècle par ordre de Guillaume le Conquérant : Le patois cauchois a des termes particuliers, ou plus usités dans lepays de Caux qu’en basse Normandie. Plusieurs expressions normandes seretrouvent dans l’argot et dans le vocabulaire populaire de Paris,comme arias, aveindre, agoniser, boucan, bisquer, dévaler, fratrès(perruquier), pleutre (avare), avoir le taff (avoir peur), truc(malice), turne (cabane), etc. Le dialecte des bagnes s’est infiltrédans celui des purins (1), le seul des patois normands qui possède unmonument littéraire : le Coup d’oeil purin, pamphlet publié en 1772,en faveur du parlement de Rouen contre le conseil supérieur établi parle chancelier Maupeou. Le passage suivant est toujours de circonstancepour la forme et pour le fond. Il t’est avis doun, pors misère(2), Qu’ ch’ est eun bonn métier qu’d’être rouai ? Nennin : ch’est ben plutôt, mafouai, Z’ eun’ viye à damner euncorsaire. Par exemple, i veut faire eun’louai ; I s’adrèche à sen ministère. I dit à stila : « Pâle touai. » Stila dit du nouair. «Perdié vère ! » Dit stichitte (3) : « J’vosoutiens mouai Qu’ ch’ est du blanc. – Nennin,ventregouai ! » Fait l’eun, « Ch’ est bleur ; »l’autre : « Ch’est jaune. » Net ch’ est par là que v’làpourquoai Qu’o no happe six quarts pouraune. L’ancienne langue northmanne, que les compagnons de Rou avaientimportée de Norwége, n’a presque point laissé de traces. Elle était peumélodieuse, témoin cet hymne de guerre qu’entonna Einar, frère de Rou,après avoir tué Halfdan, assassin de leur père : [renvois 4–5–6–7–8–9] « J’ai vengé la mort de Ragnvald ; ainsi l’avaient prononcé lesdestinées. Maintenant la colonne du peuple est tombée, pour maquatrième part. Guerriers, la victoire est à nous. Je lui ai choisi unedemeure dure ; que les cailloux du rivage lui servent de tombeau. » Quelques noms de lieux se ressentent encore de leur origine northmanne,comme le pays d’Auge, d’alg (prairie), Routot (la maison de Rollon),Etre-tat (la ville de l’ouest). Les mots bu ou beuf (village), et fleur (flot), sont conservés dans Criquebeuf, Quillebeuf, Elbeuf(autrefois Wallebu), Harfleur, Honfleur, Vitefleur, etc. Les noms en bec, comme Bolbec, Caudebec, Annebecq, Beaubec, Robec, de beccus(ruisseau), sont antérieurs à l’invasion northmanne. Les noms en ville lui sont postérieurs, comme Marcouville, Boqueville, Granville,Grainville, Martainville, Bloville, Norville et des milliers d’autres. Avec la langue du moyen âge se sont maintenus de vieux sobriquetstantôt dus à un fait historique, tantôt imaginés avec de satiriquesintentions. Nous avons vu qu’on nommait les normands bigots, soit àcause de leur dévotion, soit parce que Rou, invité à baiser lachaussure de son suzerain Charles le Simple, s’écria : Ne se by got(non, de par Dieu) ! Les Cauchois furent longtemps ridiculisés parl’épithète de caillettes et de floquets (10), et les Normands de larive gauche de la Seine le sont encore aujourd’hui en basse Normandiepar celle de Houivets. Les Bouillois, campés au bord de la Seine, entre deux longues côtesqu’on gravit pour pénétrer dans l’intérieur des terres, ont mérité lesurnom de Hale-bissacs par la frénésie avec laquelle ils se ruent surles paquets des voyageurs. Une politesse exagérée a valu aux Brionnais la dénomination de culs-tors. Les habitants de Louviers furent appelés mangeurs de soupe pours’être laissé surprendre par le maréchal de Biron, à midi, heure dudîner, le 6 juin 1591 ; ceux de Montivilliers, mangeurs d’oreilles,après que l’un d’eux eut, dans une lutte, déchiré avec ses dentsl’oreille d’un Harfleurtois ; et ceux de Criquebeuf, brûleurs d’âne,parce qu’un mercredi des cendres ils s’avisèrent de livrer un âne auxflammes en même temps que l’effigie de mardi-gras. La ville de Pont-Audemer, dépendant du diocèse de Lisieux, faisaitmaigre tous les samedis entre Noël et la Purification : règlehygiénique dont étaient exempts les habitants de la rive droite de laRisle, appartenant au diocèse de Rouen : telle est l’origine dusobriquet de mangeurs de pois donné aux indigènes de Pont-Audemer. Les Mantilliens ont le titre de va nu-pieds, depuis qu’en 1639, ilsse soulevèrent, refusèrent l’exécutions des édits bursaux, et, sous lecommandement d’un cordonnier d’Avranches, colonel de l’arméesouffrante, luttèrent pendant trois ans contre les troupes du roi. On dit encore en Normandie, avec plus ou moins de raison, les friandsde Caudebec, les piaffeux d’Évreux, les danseux des Andelys, les caristaux (mendiants) de Villers, les juifs d’Harcourt, les baratseux (fourbes) de la Selle, les chiens d’Exmes, les faux témoinsde Brétoncelles, les pirottes (oies) de Saint-André de Messei, les joleux (railleurs) d’Yville, les jureurs de Bayeux, les coniaux(bavards) de Barou, les museurs (musards) d’Avranches, les paresseuxde Verneuil. Aux sobriquets de mêlent les dictons : Domfront,ville ed’ malheur, Arrivé à midi,pendu à une heure. Selon la tradition populaire, quatre chaudronniers de Villedieurencontrent un inconnu, l’insultent, le forcent à porter leurs paquetsjusqu’à Domfront où ils entrent à midi. L’étranger se fait reconnaîtrepour le roi, et se venge du peu de courtoisie de ses quatre compagnonsen ordonnant leur supplice. Cette histoire n’est ni vraie ni bien trouvée. N’est-il pas plussupposable que les environs de Domfront étaient hantés de gens auxmains crochues, dont l’exécution avait lieu en cette ville, à la suitede débats expéditifs ? Les Normands, prétendait jadis la malveillance,s’exposaient souvent à périr par la corde, et refusaient de semer duchanvre de peur de fournir des armes contre eux-mêmes. Or écoutez, petits etgrands, Par la chicane et lapotence. Le catéchisme desNormands, C’est la doubleinclination Peuple connu dans notreFrance, De cette noble nation. On disait d’Alençon, capitale d’un duché, siége d’une cour où lesgentilshommes se ruinaient en frais de représentation : Petite ville,grand renom, Habit develours, ventre de son. Trun en Trunois, Les femmesaccouchent au bout de trois mois ; Mais seulement la première fois. L’explication de ce tercet pourrait figurer dans Boccace. Un paysan,dont la femme venait d’accoucher après trois mois de mariage, vaconsulter un avocat sur cette délivrance prématurée : « Le cas est toutsimple, dit celui-ci, il a été prévu par la coutume qui pose enprincipe qu’à Trun en Trunois, Les femmesaccouchent au bout de trois mois. » Le paysan se retire, étonné que la loi contrarie ainsi la nature. Un anplus tard, c’était la nature qui contrariait la loi, car un secondenfant naissait au bout des délais ordinaires. « Tout s’est passé selonla règle établie, » dit l’avocat interrogé de nouveau, « et pour vousen convaincre, il me suffit d’achever la lecture de l’article ducoutumier : Trun en Trunois, Les femmesaccouchent au bout de trois mois ; Mais... seulement la premièrefois. » Il n’est pas de ville où, en faisant des fouilles dans le peuple, on nedécouvrît des sentences de ce genre, sortes de médailles frappées parles moeurs, et décelant, quoique frustes, des dissidences de détailentre les habitants des diverses parties de la Normandie. (1) Ouvriers rouennais dont on fait dériver le nom de purer,dégoutter. (2) Pauvre malheureux. (3) Celui-ci. (4) Avoir. En anglais have. En allemand haben. (5)Mort. En anglais death, en allemand tod. (6) Peuple. En anglais folk. (7) Tomber. En anglais fall. (8) Quatrième. En anglais fourth. (9) Recueil de poésies scandinaves par Snorro Sturleson (treizièmesiècle). (10) M. A. Canel, auteur d’un savant essai sur les sobriquets, penseque floquet vient de floquer se dandiner. ROUEN. Une phrase qui, sans avoir reçu la consécration du temps, a déjà lavaleur d’un proverbe, caractérise admirablement les deux grandes citésriveraines de la Seine : « Paris, Rouen et le Havre, disait l’Empereur,ne sont qu’une seule ville, dont la Seine est la grande rue. » C’estaujourd’hui plus que jamais d’une vérité axiomatique. En voyant à Rouen tant d’hommes et de voitures se coudoyer dans lesrues, tant de commissionnaires au coin des bornes, de fiacres sur lesplaces, d’industries originaires des Boulevards, le Parisien pourraitse croire dans sa capitale chérie, si l’odeur du goudron, la fumée desbateaux à vapeur de Rouen à Paris, au Havre, à la Bouille, à Elbeuf,les mâts des goëlettes qui hérissent le fleuve, les ballots entasséssur le port, n’annonçaient une cité quasi-maritime. Il y a à Rouen deux villes, l’une pittoresque et curieuse, mais noire,tortueuse et sale ; l’autre moderne, commune, mais propre et habitable.Les quais, blancs et polis, recouvrent comme un épiderme un labyrinthed’artères entrelacées, de veines sinueuses où le sang et la viecirculent obscurément. Rouen, en relation directe et constante avec Paris, a toujours été lasentinelle avancée de la civilisation normande. Au onzième siècle commeaujourd’hui, cette capitale était le réservoir où les progrès venaients’accumuler pour se répartir ensuite sur toute la surface du solnormand. Les hommes du Nord, établis à Rouen, avaient déjà oublié ledanois, lorsqu’on le parlait encore à Bayeux. Guillaume Longue-Épée,désirant que son fils apprît la langue de ses aïeux, ne trouva personneà Rouen pour la lui enseigner, et fut obligé de le confier à Boton,comte du Bessin. Commerçant au premier chef, le Rouennais ne connaît que deuxdistractions, les dominos et le théâtre. Célibataire ou marié, il passela moitié de sa vie au café ou au spectacle. De dix heures à minuit, lecliquetis des dés résonne à Rouen sur le marbre des tables, et l’onentend pour toute conversation : « Je r’fais d’tout. – Un instant !... – Je r’fais d’un. – A pique-pique? – Non, au choix. – Combien d’ dés ? – Quel guignon ! – V’là un jolip’tit jeu pour aller s’promener su’ l’ boulevard. » Si un Rouennais, jeté sur une île déserte, était exposé à oublier salangue natale, les termes techniques du domino seraient les derniersmots qu’il désapprendrait. Le public rouennais s’est posé comme le plus exigeant de France enmatière de théâtre : il a sifflé Talma, il a institué le premier une loge infernale, tanière de lions rugissants. Les acteurs les plusintrépides tremblent devant un parterre d’autant plus turbulent qu’il aconstamment regardé les banquettes comme un objet de luxe entièrementsuperflu. Voyez avec quelles circonlocutions, quel heureux choix deflatteries, quelles protestations de dévouement, les directeurs duthéâtre des Arts cherchent à amadouer, dulcifier, mater leursintraitables abonnés ! « Les perles éprouvées par tous les directeursqui se sont succédé à Rouen n’ont que trop établi combien il estdifficile de réussir dans l’entreprise théâtrale ; et cependant, jalouxde prouver au public qui m’a toujours honoré de ses suffrages, mon zèleet mon dévouement ; fort de l’expérience du passé, je n’ai pas hésité àsolliciter un privilège qui me donnera, je l’espère, de nouveaux droitsà son estime et à sa bienveillance. » Ce préambule est suivi debrillantes promesses, et de la nomenclature des artistes engagés,premiers rôles, financiers, Colins, chanteurs à roulades, danseurs entous genres, Trials, Dugazons, coryphées-ténors, troupe d’opéra, de drame, de tragédie, de comédie, d’opéra-comique et de vaudeville.Tant d’efforts sauveront-ils la direction nouvelle ? Les débuts endécideront. « Allez-vous à Paris ? – Non, j’ai mes débuts. – Vousverra-t-on au cours Boyeldieu ? – Non, je veux être là pour siffler lapremière chanteuse ; et si elle est reçue, je donne ma démission. » Lescabales s’organisent, les indulgents et les inflexibles sont aux prises; la tempête grossit d’acte en acte, et se prolonge après la chute durideau. Le jeu de chaque acteur est étudié, commenté, épluché,anatomisé. Si l’aréopage est indécis, le commissaire, usant d’unprivilége qui lui est accordé voix prépondérante, ceint son écharpe etcrie : « L’acteur est reçu ! » Une partie des spectateurs applaudit,les autres protestent par des sifflets, et le spectacle finit souventcomme une émeute, par trois sommations et une charge d’infanterie : Quœque ipse miserrima vidi. A en juger par cette monomanie théâtrale et les nombreuses statuesélevées à Corneille, on serait tenté de croire que le Rouennais est unpersonnage littéraire ; mais il a trop de préoccupations commercialespour pénétrer bien avant dans les régions du monde intellectuel.Qu’importe que la bibliothèque publique soit ouverte de onze heures àquatre heures, de six heures à neuf heures et demie le soir, de neufheures à midi le dimanche, personne ne s’avisera de quitter la Bourseune minute plus tôt pour profiter de la sollicitude municipale. Il y abien à Rouen une académie, des cours publics, une commissiond’antiquités, des sociétés d’émulation, d’agriculture, de médecine,d’industrie, des amis des arts, philharmonique ; mais le mouvementspirituel est restreint à quelques savants qui ont incognito dutalent et de l’érudition. Depuis quelques années toutefois le négociantrouennais n’est plus exclusivement voué au culte des indiennes et ducoton ; il daigne s’enquérir de ce qui se passe dans la sphère desidées, et connaît au moins de nom les auteurs contemporains. Il s’estmis à aimer et à conserver les monuments, il songe à débarrasser seséglises des malencontreuses maisons qui en flanquent les parois : oeuvreurgente à accomplir, car Notre-Dame de Rouen est enfouie jusqu’à laceinture dans un entassement de vieilles baraques ; Saint-Ouen estserré entre l’Hôtel-de-Ville et une autre masse de pierres comme entreles pinces d’un étau ; et Saint-Maclou est éborgné par des boutiquesqui masquent en entier le portail de droite. Si l’on veut comparer l’opulence du maître avec la misère de l’ouvrier,et mesurer le degré d’abaissement auquel l’économie politique peutréduire des créatures humaines, qu’on pénètre dans les quartierspopuleux de Rouen, qu’on envisage de près les purins, qu’on les suivedans leurs humides repaires, dans ces cabarets dont le patron méfiant,avant de servir d’insolvables pratiques, exige le dépôt d’un lingue(2) ou d’une cravate ; qu’on entende leurs conversations psalmodiéesd’une voix grasseyante et empâtée comme celle d’un homme ivre : « Oh qu’ tu vas doun comme cha tézi-tezant (3), caleux (4) ? – Ch’est tay, mon por frère en Dieu ! J’ m’en vas cheux nous. – Espère (5) un peu ; viens cheux l’ rochellier (6) boire eun’demoiselle (7) – J’aimerons mieux un raseau (9). – J’ t’en paierai eun doun. – T’as doun d’ l’ergent anui (10) ? – Oh ! pour ça, oui, qu’ j’ai du saint-crêpin (11), j’ viens d’ finireun quaine mon taie en coton (12), et j’ans vendu eun vieille culotteau zersincher du Ruissel (12). – Ch’est égal ; impossible d’aller avec tay ; ma femme m’espère. – Tu m’ changles (13) ; all’ n’est pas si satan, ta femme ; tu luidiras qu’ la pluie t’a r’tardé. R’garde comme il fait nouair ; i vacrassiner (14) diêblement ; i va tomber des prêtres. – Pas mains vrai qu’i faut que j’ m’esbigne (15). Et m’z’éfans quimichent doun (16). – Laisse-les micher tes bézots (16) ; fa figne pas tant, landonnier(17). O dirai à t’ vair que tu n’ peux ren faire de ton estoc (18). – Vais-tu, j’ vas t’ dire c’ qui m’tracasse. L’aut’ hiès soir, àBon-Secours, ma femme s’est affroquée (19) d’un garçon coiffeux, unfignoleux, un coqsidrouille (20), qui s’carre comme le quien à Gribiche; j’ crains que ch’ méchant galapias n’ vienne barbauder (21) cheuxnous ; mais qu’i prenne garde, il a d’ bias qu’veux, je l’ piquerai. – T’auras raison, mon por’ frère en Dieu. – Si ch’est à ma puissanche, j’ l’étriperai d’abord, j’ le dèvozeraicomme un hareng pec. – Je t’aiderons au besoin. Mais pas tant d’ potin (22), mon por’ frère; n’ reste pas là comme une chouque (23), entrons chez l’ rochelier,j’allons débagouler (24) là-dessus. » L’étranger qui entend de pareils dialogues se douterait-il qu’il est enFrance, à trente lieues de la capitale, dans le chef-lieu d’undépartement éclairé ? C’est que le cabaret est la seule école du purin, et que des flots de cidre et d’eau-de-vie noient sans cesseles lueurs vacillantes de son intelligence. Il n’est pas rare de voir,le dimanche et le lundi, des familles entières étendues, ivres-mortes,sur la route de Bon-Secours ou de Sotteville, localités célèbres parleurs guinguettes. La première est le rendez-vous des cacheux denavette (25), les plus honnêtes et les plus misérables de tous les purins, des teinturiers et des ouvriers en rouenneries. On y choisitune danseuse pour toute la soirée, et c’est elle qui paye la nourolle, tandis que le partner fait les frais des rafraîchissements.Sotteville est fréquenté par des auneurs, des étudiants de l’écolesecondaire de médecine, et des grisettes plus fanées, mais moinsgracieuses que celles de Paris, dont elles cherchent, non passibusœquis, à parodier la danse nationale. Arrêtés en état d’ivresse par les patrouilles, les purins cherchent àse concilier le caporal en se donnant pour d’anciens soldats ; ils sesont longtemps présentés comme des anciens de la vieille garde ;aujourd’hui ils ont permuté ; Quement, men caporal, auriaiz-vous lecoeur ed’ maltraiter un brave, un bon-là, qu’ servi dans les hussards ?L’état militaire leur semble une excuse à leurs débauches. A la fin d’août, la veille de la Saint-Vivien, les purins mettent engage jusqu’à leurs matelas, emportent leur batterie de cuisine,gravissent la côte de Neufchatel, campent sur la montagne duBois-Guillaume, dans les cours des Trois-Pipes, du Pou couronné, etautres jardins publics, et se livrent pendant quinze jours entiers auxjoies de la bombance et du far niente. Saint-Vivien, évêque deSaintes, patron d’une paroisse de Rouen, est honoré par deux semainesde danses, de jeux, de festins et d’indigestions. La nuit, la collineest éclairée par des flambeaux multipliés, et à la lueur des torches onvoit des groupes assis sur des bourrées ou emmi l’aire, se gorgeantde cidre et de comestibles, et chantant des refrains à boire : (Parlé.) A gorgibus avalo ! Le goût des liquides est encore plus prédominant chez les caruliers(ouvriers des ports) que chez les purins. Lorsqu’un carulier a eu lafaiblesse de s’acheter un pantalon neuf, s’il entend sur le quai le crid’un marchand d’habits : Y a pire, y a pi...re ! il court échanger sarécente acquisition contre des espèces, et court au dépotéyer. Lescaruliers forment deux corporations, l’ancienne et la nouvelle carule, l’une recrutée de forçats et de voleurs, l’autre plushonorablement composée, mais non moins encline à la boisson. Unetroisième association, celle des boursiers, ainsi nommés parce qu’ilssiégent aux environs de la bourse, leur fait avantageusementconcurrence pour le déchargement des marchandises. Les boursiers,dirigés par les maîtres-brouettiers, sont décemment tenus, sobres,honnêtes, et préférés par les négociants. Ils reçoivent 3 francs 50centimes par jour, ou 3 francs, un pot de cidre et une demoiselle.Chacun d’eux a son tour marqué comme une faction, et un commerçant quiaurait de lourds ballots à faire transporter dans ses magasins voudraiten vain employer un jeune homme, lorsqu’un vieux boursier est endisponibilité. A cette corporation appartient Louis Brune, dit le petit plongeur qui a sauvé quarante-neuf personnes, homme courageuxet dévoué que le gouvernement a cru récompenser en le décorant, etauquel la ville a fait présent d’un bureau de tabac et d’un pavillonorné de cette honorable inscription : A LOUIS BRUNE LA VILLE DE ROUEN. Les purins ont moins d’amour que leurs patrons pour les jeux scéniques; cependant le théâtre du Pont-Neuf ou de Gringalet (les Funambulesde Rouen) réunit un assez grand nombre d’ouvriers, de gamins en blousebleue, de matelots français et anglais. Loin qu’une mise décente y soitde rigueur, l’apparition d’un homme en frac y est souvent saluée parles cris de : « Charivari pour ce monsieur qui fait sa tête auxpremières ! » On y consomme une quantité fabuleuse de douillons(gâteaux aux poires), et de vignots, petits coquillages qu’on briseavec les dents, ou d’où l’on extrait avec une épingle le gélatineuxcomestible. Les comédiens de ce spectacle mimique sont au niveau desassistants. Récemment un portefaix, débutant dans une pantomime par unerôle de hussard, était agenouillé aux pieds de sa maîtresse adorée,quand une voix s’écria : « Quiens, c’est Jérôme ! » L’amoureux, sansse relever, se tourna vers le parterre, fit un geste de menace, et dit: « Tay, quand j’aurai fini, j’ vas t’enlever le baluchon ! » puis,replaçant sa main sur son coeur, il continua à exprimer par un jeu muetla passion la plus désordonnée. (1) Chronique de Benoît de Sainte-More. (2) Couteau. (3) Tout doucement. (4) Paresseux. Calard en basse Normandie. (5) Attends. (6) Débitant d’eau-de-vie. (7) Un petit verre, un huitième de litre. (8) Un double petit verre. (9) Aujourd’hui. (10) Une chaîne montée en coton. (11) Au fripier de la rue du Ruisseau. (12) Tu m’en imposes. (13) Pleuvoir. Crassinage, pluie fine. (14) Que je me sauve. Terme d’argot parisien adopté par les purins. (15) Et mes enfants qui pleurent donc. (16) Petits enfants. En bas normand bédo. (17) Ne tergiverse pas tant, bavard insipide. (18) De ton propre mouvement. En bas normand de ton esto. (19) A fait la connaissance de. (20) Un petit-maître, un homme qui fait l’important. (21) Jaser. (22) Bavardage inutile. (23) Souche. Chuque en bas normand. (24) Causer. (25) Chasseurs de navette, tisserands. (26) Espèce de gâteau de Nanterre. LE HAVRE, CAEN, FALAISE, BAYEUX, COUTANCES, ALENÇON, DIEPPE, LES POLETAIS. Le Havre n’a pas autant d’idiosyncrasie que Rouen. C’est une colonie deParisiens, d’Anglais, d’Américains, de Norwégiens, de Russes, deHollandais, de Portugais, de Colombiens, de créoles, de nababs, de gensde toutes nations et de toutes couleurs. On y apporte des produits detoutes les parties du globe, du coton de la Louisiane, du riz deNew-York, de l’indigo du Bengale, des laines de Portugal, des suifs deRussie, des blés de Hollande, des vins de Bordeaux, de l’ivoire, del’eau-de-vie, du café, du bois, des perroquets, etc. Le commerce yprend des proportions grandioses ; on y calcule par millions, ennégligeant les centaines de francs, comme ailleurs les centimes ; on yparle d’un voyage aux Grandes-Indes comme à Paris d’une promenade àSaint-Cloud. « Tiens, vous voilà ! je vous croyais à Buénos-Ayres, –D’où venez-vous donc ? – J’arrive de Calcutta. » Il semble que lescolons du Havre aillent d’un bout du monde à l’autre en trois pas,comme les dieux d’Homère. Caen est une ville de savants, d’archéologues, d’historiographes, quise glorifie d’avoir inventé la société des antiquaires de Normandie,et les congrès scientifiques. On ne déterre pas aux environs un vieuxsou qui ne soit décrit, à titre de médaille, avec dissertation sur le module, la légende et le flan. La jeunesse de Caen vise auxbelles manières, au purisme de l’élocution, à l’atticisme girondin, àl’adresse dans l’art de l’escrime. Sous l’empire, elle tâtait tous lesrégiments nouveaux, en leur tuant une demi-douzaine d’officiers. Cetteeffervescence homicide s’est calmée ; mais le Caennais est resté depremière force dans le maniement de l’épée et du bâton. Falaise dispute à Bayeux l’honneur de produire les plus intrépideschicaniers de la Normandie. La foire qui se tient au mois d’août dansun faubourg de Guibray, et dont l’origine remonte à l’année 1201, alongtemps attiré un concours de négociants de toutes les contrées. Maisque sont les foires aujourd’hui ? celles de Caen, de Rouen, de Bernay,du Neufbourg, de Guibray, n’ont rien qui les distingue de toute autreassemblée urbaine, diaprée de saltimbanques, plantée de baraques,encombrée de chevaux, de boeufs, de chiens, de marchands et d’acheteurs,si ce n’est la multiplicité et la variété des produits. Une perquisition exacte amènerait à Bayeux la découverte de gens quifont encore métier de témoigner, et l’on y verrait des paysans, aprèsle gain inespéré d’un procès, se promener dans les rues, une branche delaurier à la main. Les triomphes judiciaires sont les plus doux quipuissent chatouiller l’amour-propre d’un bas-Normand. Les paysannes des environs de Bayeux sont d’habiles écuyères,chevauchant par la pluie ou le soleil, avec un zèle infatigable. Pourconcilier les soins du ménage avec les occupations du dehors, elleschargent leur famille dans des paniers, au milieu des denrées qu’ellesse proposent de débiter, et les initient ainsi en même temps àl’équitation, et à l’art difficile de faire le marché. Alençon est le centre d’un grand commerce d’hommes, que desspéculateurs racolent dans les campagnes, emploient provisoirement auxtravaux agricoles, et livrent au plus juste prix aux gens peu soucieuxde voler à la victoire. Coutances a de remarquable sa cathédrale et ses laitières ; non pas quecelles-ci soient mises avec recherche, ou plus belles que les filles deVire ou de Bayeux, mais elles ont adopté une façon toute particulièrede porter leurs pots, qu’elles tiennent obliquement suspendus surl’épaule droite au moyen d’une lanière de cuir. Dieppe est, pendant la saison des bains, un faubourg de Paris, unesuccursale des Tuileries et des maisons de santé, un réceptacle dedésoeuvrés et de joyeux hypocondriaques. Les paysannes des environsportent encore la calorine, mais les grisettes de la ville ont desallures parisiennes. Les Dieppois étaient, il y a cent ans, les plus expérimentés pilotes,et les plus habiles et hardis navigateurs de l’Europe (1) ;maintenant, armant des barques de vingt à quatre-vingts tonneaux, ilsse contentent de pêcher : La morue, de mars en avril, à Terre-Neuve et en Islande ; Le maquereau, de mai en juillet, au sud de l’Irlande ; Le hareng, en septembre, à la hauteur de Yarmouth ; en octobre, àl’entrée de la Manche ; en novembre et décembre, sur les côtes de laSomme et de la Seine-Inférieure ; en janvier, dans la baie dePortsmouth ; Et toute l’année, les huîtres, le merlan, le carrelet, la limande, lasole, la raie, le turbot, le cabillaud, le chien de mer, etc. Les agrès de pêche employés en Normandie sont des cordes garnies de haims, des folles, filets dormants munis de pierres par le bas etde bouées, par le haut, des seines, filets de trente pieds carrés,des mannets de cinquante pieds de long sur treize de large, et des dragues, filets en forme de chausses, dont l’usage est restreint pardes règlements. A l’est de Dieppe, sur la route d’Eu, est le faubourg du Polet,mentionné dès 1285 dans des lettres patentes de Philippe III, sous lenom de Villa de Poleto. Il communique à la ville par un pont de boiset une passerelle. Les Poletais, isolés par leur position, ontlongtemps gardé des moeurs particulières. Leur costume se composait d’ungilet attaché avec des rubans, d’un justaucorps sans plis ni boutons,bordé d’un galon de soie blanche, d’un caleçon flottant recouvert d’unecotte de drap de serge rouge ou bleue. Ils ont actuellement de grandesvestes en drap bleu à boutons de corne noirs, et des cotillons en toilede navire. Les Poletais sont des hommes probes, pieux, et d’unesimplicité qui provient, non pas d’une inintelligence foncière, mais del’ignorance complète de tout ce qui est en dehors de leurs occupationshabituelles. « As-tu vu c’t ozet (2) ? » disait un Poletais à l’un de ses amis. – Non ; qu’est-ce que c’est que c’t ozet ? – C’est un ozet qui n’est pas fait comme un autre ; il a des berlingues (3) az pieds, des coquettes az ias (4), et tout plein d’turlurettes (5). » L’objet de cette description admirative était tout bonnement unperroquet. Un Poletais, guéri d’une longue et dangereuse maladie, avait étéremercier Dieu dans l’église de Neuville, l’une des deux paroisses duPolet. Un crucifix suspendu à la voûte tombe et lui casse un bras ; leconvalescent estropié est emporté chez lui dans un état désespéré. Lecuré vient l’administrer, et, conformément aux rites de l’église, luiprésente un crucifix à baiser. « Pour tai, dit le poletais à l’agonie, en saisissant avec ferveur lasainte image, pour tai, ze veux bien ; ze t’en veux pas ; maispour ton b... de frère, Dieu me damne si ze le baise zamais ! » Le dialecte poletais est doux, sonore, féminisé par la substitution du z au j et au g ; la chanson suivante en donnera une idée exacte : O veit du bord de Dieppe Vous veyez frère Blaise Chinq o six mèlangueux (6). Avec chan cocluçon (10) Cé fem’ et cé fillettes Carécher cé Poltaises Chan vouz au devant d’eux, Pour avoir du peisson ; Priant la bon’ maraie Mais mai, ze feis ma ronde Que Dieu leuz a baillaie (7) : En Poltais raccourchi (11), Chinq e six man’ à l’hôme Et tout au bout du compte Qui chan vont démâquai (8). Ze n’ai qu’un mèlan ouit (12). A vos, zeune fillette, Sa bouteille à la caode (13), Qui veut se mariai, Et pi chan cicotin (14), Quand un Poltais s’embarque, So fricassé tout’ caode, Il faut lé vitaillai (9) : Et pi chan bout d’ boudin. (1) Louis XIV, lettres patentes pour l’établissement d’un hôpitalgénéral à Dieppe. (2) Oiseau. (3) Bottines. (4) Des panaches aux yeux. (5) D’ornements. (6) Pêcheurs de merlan. (7) Priant pour remercier Dieu de la bonne marée qu’il leur a donnée. (8) Celles qui s’en vont détacher le poisson des hameçons auront cinqou six mannes par homme. (9) Le pourvoir de vivres. (10) Avec son capuchon. (11) Pauvre, misérable. (12) Pourri. (13) A eau-de-vie. (14) Son tabac à chiquer. PÊCHEURS NORMANDS. Tous les pêcheurs normands participent du poletais par leur piété etleur honnêteté patriarcale ; ils sont graves, laborieux, intrépides.Dès l’enfance, ils aident leurs pères, gardent les bateaux, ramassentsur le sable les moules, les crabes et les tourteaux, rebinent (1)les huîtres, reçoivent le poisson dont les chaloupes sont chargées lesoir. Leur vie est un perpétuel apprentissage de la mort : sont-ilssûrs de revenir de leurs lointains voyages ? sont-ils sûrs d’échapperau flot qui va monter quand ils ramassent la tangue (2) sur lesgrèves, quand ils recueillent le vauboire (3) entre les roches ? Nebravent-ils pas les plus terribles dangers de l’Océan pour sauver desnaufragés, pour recueillir l’équipage d’un trois-mâts échoué et battupar les lames, pour assurer les enclos d’une baie que menace la marée ?Leur courage leur vaut fréquemment des médailles et des gratifications,mais l’estime dont ils jouissent est leur plus douce récompense. L’association, invoquée par la science moderne comme le moyen de salutdes classes ouvrières, est réalisée depuis des siècles sur les côtes duCalvados et dans les ports du Bessin. Il y a dans chaque villageplusieurs sociétés de pêcheurs, formées par conventions verbales, maisplus indissolubles que bien des compagnies instituées par acte notarié.Toutes ces sociétés sont représentées par le même écoreur (4), syndicchargé d’administrer les revenus, de diriger les entreprises, depercevoir les sommes dues, de répartir les salaires. Il est présentquand les bateaux arrivent de la pêche, surveille les ventes et réponddu paiement des billets que signent les marayeurs. Il n’est indemniséde sa gestion qu’en rendant ses comptes, au moyen d’une retenue d’unpour 100 ; il ne lui est alloué qu’un demi pour 100 si la vente dupoisson se fait dans un port lointain, et par conséquent au comptant. Chaque association possède deux ou trois bateaux, dont l’équipage est,terme moyen, de dix sociétaires. Ceux que leurs affaires retiennent àterre partagent avec ceux qui s’embarquent. Tout associé doit apportersix, sept, huit, neuf, dix ou douze appelets ; celui qui n’en apportepas le nombre déterminé perd autant de parts qu’il lui manque defilets. Le fils d’un associé a le droit de mettre sur un bateau unequantité d’engins de pêche proportionnée à ses forces. Les veuvesrestent associées, à la condition de fournir des filets et pourvoir àleurs frais au remplacement du défunt. Les pêcheurs pauvres ont lafaculté d’emprunter des filets. Les parts de pêche sont en raison de l’âge, de l’adresse et du nombred’appelets de chaque matelot. Un septième des bénéfices est prélevépour l’entretien ou le remplacement des bateaux. Les sinistres survenusaux appelets sont supportés par la communauté et remboursés sur lesgains de la pêche, suivant un tarif. Catholiques zélés, les pêcheurs font bénir et baptiser leurs barquespar le curé accompagné du sacristain. Aucun équipage ne part pour lapêche sans entendre une messe, à la fin de laquelle les matelots etleurs parents répètent en choeur un cantique composé par quelque pauvrebarde villageois. Voici celui qu’on chante à Étretat : Le matin, quand je m’éveille, Je vois mon Jésus venir ; Il est beau à merveille ; C’est lui qui me réveille, C’est Jésus, c’est Jésus, Mon aimable Jésus. Je le vois, mon Jésus, je le vois Porter sa brillante croix Là-haut sur cette montagne ; Sa mère l’accompagne. C’est, etc. Ses pieds, ses mains sont clouées, Et son chef est couronné De grosses épines blanches ; Grand Dieu, quelles souffranches ! C’est, etc. A l’autel du Saint-Sacrement, Jésus fait son aliment ; D’adorer la sainte hostie Mon Jésus est avide : C’est, etc. L’église est sa garnison, Et sa maison d’oraison ; Les anges en sont la garde. Que Dieu nous sauve et garde ! C’est Jésus, c’est Jésus, Mon aimable Jésus. Les femmes des pêcheurs prennent part aux travaux de leurs maris,pêchent le long du rivage, vont vendre le poisson, et font retenir leshameaux de ce cri : A la bonne moule, moulàa !... des cayeux (5) desbeaux ! en v’là des bons cayeux, des gros ! Pendant la campagne de1839, les armateurs ont confié aux Granvillaises pour 20,000 francs demorue à débiter, moyennant un bénéfice de 5 centimes par franc, etelles ont rendu fidèlement compte de cette valeur importante. Ce sontles femmes qui lavent les maquereaux, et les disposent entre descouches de pacqué(6) ! ce sont elles qui trient les huîtres, rangenten sillons les huîtres grande marchande, petite marchande,pied-de-cheval, et celles qu’on reporte sur les bancs pour lesrepeupler. Loin de renoncer aux occupations de leur sexe, souvent,assises aux portes de leurs cabanes, elles fabriquent de la dentelle etde la blonde. Toutes vertueuses qu’elles sont, les habitantes des côtes, surtout dansla région septentrionale, se marient rarement sans avoir perdu le droitde se parer de la fleur d’oranger symbolique. Une séduction suivied’abandon est sans exemple ; mais il est aussi presque sans exemplequ’une fille se marie avant d’être enceinte. De sa conception datentses fiançailles ; son amant l’emmène à Dieppe ou à Fécamp, et luiachète une chaîne d’or, une montre, un paroissien ; il fait en mêmetemps présent de bagues d’argent aux soeurs et amies de sa maîtresse.Cette visite au bijoutier, à laquelle assistent les parents des deuxfiancés, s’appelle l’embaguement. Le jour de la bénédiction nuptiale,la future, conduite par son père et suivie de ses proches, se rend àl’église, où le fiancé arrive de son côté avec sa mère et sa famille.Ce n’est qu’après la messe que le père du mari s’approche de sa bru,lui dit : « Levez-vous, ma fille, » et lui offre le bras. Le fiancéprend celui de sa belle-mère, et les deux cortéges se confondent. Veuves dans le mariage, séparées de leurs maris durant la moitié del’année, recevant même parfois, le jour de leurs noces, une procurationgénérale, les femmes des pêcheurs sont directrices suprêmes desaffaires domestiques, et seules chargées de l’éducation d’une douzained’enfants. Elles ont prouvé qu’elles pouvaient en plus d’une occasiontenir la place de leurs époux. Sur la fin du règne de Napoléon, lesAnglais, voulant pénétrer dans les embouchures de la Seine et del’Orne, surprirent les barques honfleurtoises, et se saisirent despilotes ; mais ceux-ci se refusèrent noblement à guider l’ennemi.Pendant qu’on cherchait à triompher de leur patriotique résistance, levaisseau amiral fut tout à coup environné d’une flottille decanaux. Les femmes d’Honfleur, instruites de ce qui se passait par despêcheurs échappés aux Anglais, venaient réclamer leurs maris. On leurrépondit d’abord par des sarcasmes, mais, brandissant leurs gaffes etleurs rames, elles menacèrent de monter à l’abordage ; et pour éviterune lutte déshonorante, les Anglais remirent les pilotes en liberté, etrenoncèrent à leur projet de débarquement. (1)Rebiner, glaner les huîtres après l’enlèvement des huîtresmarchandises. (2) Limon de la mer, qui sert d’engrais. (3) Fucus, appelé en d’autres pays vrac et varec. (4) D’œquor, la mer. (5) Des moules. On les appelle a Harfleur viréville, du nom d’unrocher où elles abondent. (6) Sel préparé. CONCLUSION. Le type normand et ses variétés, que nous avons essayé de peindre,après avoir résisté à la corrosion des siècles, subissent actuellementune active métamorphose, et il est à craindre que nos tableaux,dessinés sur place et d’après nature aujourd’hui, cessent d’êtreressemblants demain. La rapidité des communications en est la causeprincipale. Ouvrez l’Indicateur fidèle ou Guide des voyageurs en1764, par le sieur Michel, ingénieur géographe du roi, vous y lirez : Tous les lundis, mercredis et vendredis, à 4 heures du matin, part deParis un carrosse pour Rouen et passe Le coche de Caen se mettait en route le lundi à cinq heures du matin,et arrivait le vendredi soir à cinq heures. Il fallait un jour entierpour aller de Rouen à Dieppe. Ces lenteurs nous paraissentincompréhensibles, et peut-être nos descendants s’étonneront del’insuffisance de nos moyens de transport, de la pesanteur de nosdiligences, de notre longanimité à l’égard des relais et despostillons. Viennent les chemins de fer, niveleurs des moeurs et du sol,et toutes les provinces ne tarderont pas à se fondre dans l’uniténationale, comme la noblesse et la bourgeoisie dans le peuple, commedes gouttes d’eau juxtaposées dans une masse liquide homogène. EMILE DELA BÉDOLLIERRE. |