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LACROIX,Eustache-Placide:  LaCroix de pierre dite croix au lyonnais, légende de Normandie.-Lisieux : Pigeon ; Orbec : Vastine et Lilman, 1865.- 8 p. ; 22 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (18.V.2005)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphieconservées.
Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm br 166) .
 
LA
CROIX DE PIERRE
DITE
CROIX AU LYONNAIS
LÉGENDE DE NORMANDIE.
par
M. E.-P. LACROIX,

DOCTEUR-MÉDECIN, CHEVALIER DE L’ORDREIMPÉRIAL
DE LA LÉGION-D’HONNEUR,
MAIRE DE LA VILLE D’ORBEC, ARRONDISSEMENT DE LISIEUX
(CALVADOS).

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Prix de l'exemplaire : 50 c.

~*~

Au profit de l'hospice d'Orbec, pour contribuer à
l'achat du mobilier de la nouvelle construction
de cet établissement charitable.

~*~

Au sud-est de la ville d’Orbec, àl’embranchement des chemins de Vimoutiers et du Sap, gitdepuis nombre d’années, une grosse pierretaillée à huit pans, ayant à soncentre une perforation de forme carrée. C’est lepied d’une croix dont l’existence estattestée par le témoignage des contemporains.D’ailleurs les tronçons de la tige qui subsistentencore dans une maison voisine, ainsi que nous nous en sommesassuré, et dont l’un s’adapteparfaitement à l’ouverture dont nous venons deparler, ne peuvent laisser aucun doute à cetégard.

C’est cette croix qui a donné à la ruelongue et étroite qui conduit à cet endroit, lenom qu’elle porte encore aujourd’hui (1).

Quelle est l’origine de cette croix ? quelévènement se rattache à sonérection ?

Aucune histoire authentique ne pouvant le révélerla tradition orale est la seule source où nous avonsdû puiser.

Nous avons donc interrogé les vieillards de lacontrée, car la vieillesse qui vit de souvenirs estnaturellement raconteuse. Quoique les octogénaires auxquelsnous nous sommes adressé nous aient diversementrapporté ce qui leur a été transmisà ce sujet, voici néanmoins la version la plusvraisemblable :

Parmi ces ouvriers nomades qui se plaisent à parcourir lepays pour y faire, comme dit le vulgaire, leur tour de France, ceux dela ville de Lyon fréquentaient jadis plusparticulièrement, dit-on, notre cité ;s’ils appartenaient à diverses professions, ilparaît certain que les scieurs de long étaient lesplus nombreux à cette époque.

Deux de ces derniers, bien qu’ils ne fussent unis par aucunlien de parenté, y vivaient néanmoins depuisquelques années, dans une étroiteamitié et ce doux sentiment qui les rendait heureux,n’avait jamais été troublépar aucune de ces causes si graves et si malheureuses dont les funesteseffets ne sont que trop fréquents de nos jours.

Malgré la différence d’âge etde caractère, autant le plus jeune était vif,gai, expansif, autant le plus âgé étaitcalme, sérieux et réfléchi, nos deuxLyonnais n’en vivaient pas moins comme deux bonsfrères, en communauté et en parfaite harmonie !Ils avaient les mêmes goûts, simples ethonnêtes, également laborieux, affables,prévenants, serviables entre eux et avec tout le monde. Ilsl’étaient surtout envers leurs camarades auxquelsils donnaient le bon exemple et qui savaient leur rendre justice ;aussi ces compagnons modèles jouissaient-ils à unhaut degré de l’estime et de la bienveillance deshabitants.

Malgré ces éminentes qualités, lesdeux amis avaient encouru la haine de quelques ouvriers envieux de leurbonne réputation, jaloux des sentiments affectueux que leurtémoignait la population ; tant il est vrai qu’onrencontre toujours de l’ivraie parmi le bon grain.

Nos deux Lyonnais qui s’aimaient comme Oreste et Pylade, etne se quittaient jamais, allaient assez habituellement le dimanche etles jours de fête à la campagne, chez quelquesbons cultivateurs de leurs amis qui les recevaient toujours avecplaisir. Là du moins, ils pouvaient passer tranquillementces jours de repos, sans avoir à redouter ni les embarras,ni les dangers presque inséparables des réunionspubliques. D’ailleurs il leur semblait que l’airfrais qu’ils respiraient aux champs les disposait mieux autravail du lendemain ; car, à cette époque, lesouvriers fêtaient le dimanche et ne chômaient pasle lundi !

Cependant, un jour, cédant aux instances de quelquescamarades et contrairement à leurs goûts, ils selaissèrent entraîner à unefête de village. C’était dans la saisonla plus belle et la plus chaude de l’année ; il yavait un grand concours de personnes de tout âge et de toutsexe ; mais les ouvriers d’alentour qui semblaients’être donné rendez-vous, yétaient surtout très-nombreux. Aussi les jeux, ladanse et les divertissements de toute sorte furent-ilstrès-animés.

Nos deux compagnons y prirent une part assez active ; mais surtoutà la danse qu’ilspréféraient aux autres plaisirs. Le plus jeunes’y fit remarquer par sa souplesse et sagaîté.  Ce nouveau triomphe fut unnouveau grief aux yeux de ses rivaux toujours jaloux de sessuccès. L’un d’eux, pluspassionné que les autres, lui chercha querelle. Lapréférence accordée par une jeunefille que celui-ci convoitait depuis longtemps, en fut la cause sinonle prétexte.

Violemment provoqué, le scieur de long, malgré lecalme et la prudence qu’il mettait ordinairement en touteschoses, ne put se contenir cette fois. Des paroles acerbes furentd’abord échangées entre les deuxadversaires. Des propos on en vint aux faits. Une rixe àlaquelle prirent part deux autres ouvriers, méchantsacolytes du provocateur, jeta le trouble et le désordre ausein de cette nombreuse réunion jusqu’alors sipaisible, bien que si joyeusement agitée !

Cependant, grâce à l’interventionefficace de quelques sages assistants, la rixe futétouffée et le calme se rétablit. Maisla colère comprimée de l’agresseurn’en devint que plus violente et la vengeance qu’ilméditait plus acharnée !

Les deux amis eussent volontiers pris part aux réjouissancesqui recommencèrent, mais la nuit approchant, ilsjugèrent plus prudent de se retirer.

Ils avaient à peine fait quelques pas, que leurs ennemis,qui épiaient leurs démarches,quittèrent presque en même temps qu’euxl’assemblée et les suivirent. Ils les eurentbientôt atteints. Leurs quolibets provoquants auxquels ils nerépondirent que par le mépris,n’empêchèrent pas les Lyonnais decontinuer tranquillement leur route ; mais ils se tenaient sur leurgarde, bien résolus à repousser la force par laforce, en cas d’attaque directe, car le courage et la forceégalaient en eux la prudence et la sagesse.

Ils étaient arrivés à peu de distancede la ville lorsqu’un individu qui avait pris les devants,par un chemin raccourci, était postélà, fondit sur eux à l’improviste etfrappa si violemment avec un lourd bâton le plus jeune desdeux camarades, qu’il tomba à terreétourdi par le coup. Se précipiter surl’agresseur, le désarmer et le terrasser, fut dela part de l’autre, l’affaire d’uninstant ; mais les deux premiers provocateurs del’assemblée, étant aussitôtaccourus, ils se ruèrent sur le Lyonnais restévalide.

Ces trois hommes se battirent avec acharnement. Malgré sataille athelétique et son bouillant courage, le Lyonnais neput soutenir longtemps cette lutte trop inégale ;frappé à la tête d’un coupmortel par le lâche qui avait déjà tantmaltraité son jeune ami, il tomba pour ne plus se relever!!...

Effrayés du résultat de leur sanglante victoire,les trois assassins d’origine étrangèreprirent lâchement la fuite. En vain la justicedéploya-t-elle contre eux toutel’activité de son zèle ; ils parvinrentà se soustraire à ses poursuites, et cet horriblemeurtre resta impuni !

Quant au jeune Lyonnais qui était encore gisant, il ne futtiré de la stupeur où l’avaitjeté le coup qu’il avait reçu, que parle cri de douleur que poussa la victime en expirant !

Qu’on juge de son affliction et de son désespoir,lorsque revenu à lui, il trouva sans vie son malheureux ami.

Malgré les consolations qu’on s’empressade lui donner et les soins qui lui furent prodigués, on neput lui conserver les jours, tant sa douleur fut vive et profonde.Cependant, avant de mourir, il exprima le voeu que le peud’argent qui lui restait, fruit de son travail et de seséconomies, fût consacré àl’érection d’un monument expiatoire.

Ce voeu du moribond fut accueilli avec sympathie par les habitants,heureux de s’associer aux généreuxsentiments qui avaient inspiré cette pieuse idée !

Une croix de bois fut donc élevée sur le lieumême du crime. En grand vénérationparmi la population, elle fut surtout, de la part de la classeouvrière, l’objet d’un culte particulier!

Le temps qui détruit tout ne respecta pas cet humblemonument. Afin qu’il fût plus durable, on leremplaça par une croix en grès de Saint-Laurentquelques années seulement avant la Révolution ;mais le vertige qui bouleversa tant de têtes pendant cettetourmente, n’épargna pas notre localité: les plus effervescentes suivirent le torrent. Dans leur folie ellesne respectèrent pas même leur propre ouvrage.

La croix de pierre fut brisée par les mêmes mainsqui l’avaient si religieusement élevéequelques années auparavant !!!

FIN.

Note :
(1) La rue Croix-au-Lyonais, appelée par corruption, rueCroix-Lyonet.