Aller au contenu principal
Corps

LANGLOIS,Eustache-Hyacinthe (1777-1837) : Souvenirsde l’École de Mars et de 1794.- Rouen : F. Baudry, 1836.- 47 p.; 21 cm.
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (02.II.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/
Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 1502).


Souvenirs

DE
L’ÉCOLE DE MARS
ET DE 1794,

PAR

E.-HYACINTHE LANGLOIS,
Du Pont-de-l’Arche

~ * ~

Le 13 prairial an II de la République française, le fameux BertrandBarère (ci-devant M. De Vieuzac) présentait à la Convention nationale,au nom du Comité du Salut public, un rapport dans lequel il parlait,avec le plus injuste mépris, de l’éducation stratégique des élèves del’ancienne École militaire. Il ignorait probablement encore jusqu’àl’existence d’un homme qui, nourri des mêmes principes, devait un jourdisposer du sort des peuples et des rois, et devant lequel ils’abaisserait alors, lui, républicain farouche, jusqu’à fléchir legenou.

« Les élèves de l’Ecole militaire, s’écriait Barrère, étaient lesjeunes gens de l’armée qui béguayaient le mieux la langue desmathématiciens ; qui dessinaient quelque paysage, ou barbouillaientquelque profil ; qui faisaient avec grâce l’exercice à la prussienne etne tuaient aucun prussien ; qui connaissaient le mieux les placesfortes sur la carte, et les éléments de la tactique dans leslivres…..

Pour l’École militaire, il fallut élever, avec les sueurs du peuple, ungrand édifice qui ne témoignait que de l’orgueil insolent du maître quil’avait fait construire ; pour l’École révolutionnaire de Mars, il nefaut qu’un sol aride, la plaine des Sablons, des tentes, des armes etdes canons. »

La formation de cette École fut décrétée le jour même. Elle ne devaitse composer que de jeunes gens d’élite, de seize à dix-sept ans auplus, appelés de tous les points de la France, pour être spécialementexercés aux manœuvres de l’infanterie, de la cavalerie et del’artillerie.

Paris, en raison de son immense population, devait fournir, pour sapart, quatre-vingts élèves, et le contingent de chaque district étaitrigoureusement fixé à six.

En vertu de ce décret, qui reçut une rapide exécution, leChamp-des-Sablons, situé entre Paris et Neuilly, se vit promptementpeuplé d’un peu plus de trois mille cinq cents adolescens (1) désignéssous le titre d’élèves de l’École de Mars, et qui, pour devenir bravescomme Décius, vertueux comme Aristide, et tacticiens comme Xénophon,n’avaient qu’à suivre l’exemple et les leçons de leurs instituteurs.Rien de plus beau que cette admirable perspective…….. tant qu’elle nefut vue que de loin !

Ayant eu l’honneur d’être trouvé, par le procureur-syndic et ledirectoire du district de Louviers, bon et idoine à faire partie decette juvénile corporation, on me fit troquer la vie confortable de lamaison paternelle contre le dur apprentissage qui m’attendait sous lesmurs de Paris. J’abandonnai donc ma petite, laide, pauvre, vieille etnoble cité du Pont-de-l’Arche ; mais, comme les autres élèves, jereçus, avec ma feuille de route, les promesses du plus glorieux avenir.Il ne s’agissait de rien moins, nous assurait-on, que de faire de nousune pépinière de héros, ou tout au bas mot d’officiers instruits, commesi, précisément à cette époque, tels et tels, modestes caporaux laveille, ne s’étaient pas montrés le lendemain généraux expérimentés. Unbruit moins honorable, confirmé par Tallien lui-même, courut cependantsur le but de notre institution, après la réaction thermidorienne :c’est que Robespierre, projetant de s’emparer du pouvoir suprême, nousdestinait, en nous élevant pour ainsi dire à la brochette, à faire denous le plus énergique appui de sa dictature. Quoi qu’il en soit, mescinq camarades et moi nous arrivâmes, le 10 messidor an II, auCamp-des-Sablons, où nous subîmes, sans reprendre haleine, lesformations requises pour l’enregistrement des nouveaux venus. On nousfit ensuite passer sous une vaste tente où trois fatres d’assezmauvaise mine procédèrent aux premiers apprêts de notre nouvelletoilette, en nous tondant à un demi-pouce de la peau. Sous la main deces honorables barbiers s’élevaient, en un clin-d’œil, d’énormespyramides de cheveux, où se voyaient confondues la toison noire etcrêpue du provençal, les mèches grasses, plates et longues dubas-breton, les boucles blondes ou dorées du flamand et de l’alsacien,et la chevelure châtaine du normand.

A cette époque, beaucoup moins que religieuse, la plupart des hommesavaient adopté, en France, une coiffure qui rappelait vivement celle duChrist, qui porte, dans toutes ses images, les cheveux fort longs,partagés au milieu du front et tombant négligemment épars sur lesépaules. Cette mode avait été récemment introduite par quelquescélébrités révolutionnaires, et notamment par le publiciste Carra (2),dont elle avait retenu le nom. Je remarquai que la mutilation de leurchevelure était, pour presque tous les élèves, l’obligation la pluspénible de celles que nous imposait notre nouvelle tenue militaire ;mais ceux qui portaient encore les cheveux noués, et le nombre en étaitgrand, s’y montrèrent surtout les plus sensibles. On sait, au reste,que la suppression des tresses et de la queue fit, depuis, éclater deviolens murmures dans beaucoup de régimens de ligne. Je ne puis, à cepropos, me rappeler sans rire un jeune tourangeau de la plus ravissantefigure, qui, avant d’entrer dans notre camp, s’était fait, à Neuilly,friser, pomader et poudrer comme une mariée. Le pauvre jouvenceau,réduit à des cheveux à peine longs d’un pouce, versait des larmes ausortir de la tente dévastatrice, en nous montrant, avecattendrissement, quelques aunes de padoue de soie, que sa maman etses sœurs lui avaient données pour l’entretien de son superbe etplantureux cadogan. Hélas ! ce magnifique appendice n’avait pas trouvégrâce aux yeux des impitoyables raseurs.

Après le sacrifice de nos cheveux, on exigeait que chacun de nous sedessaisît des assignats dont il était porteur ; plusieurs élèvesobéissant de fort mauvaise grâce à cet ordre, furent soupçonnés de seréserver quelques ressources secrètes ; impérieusement menacés d’uneperquisition humiliante, on en vit alors tirer de leurs cachettes desobjets devenus plus rares en ce tems que le diamant et les perles,c’est-à-dire quelques pièces d’argent, que la bonne mère avait glisséesdans la main de son fils, pour l’aider à se procurer ce qu’elleappelait des douceurs…. Bonne et tendre femme, des douceurs auxCamp-des-Sablons !

Les principales pièces de l’équipement provisoire qui nous étaitensuite délivré, se composaient d’un bonnet de police en drap, d’uneblouse de gros coutil blanc, munie de sa ceinture, d’un pantalond’étoffe et de couleur pareilles, garni de boutons de corne sur chacundes côtés et dans toute sa longueur. Enfin, on nous octroyait sixlivres de paille pour le coucher de chaque homme, et le sable de laplaine pour bois de lit, choses contre lesquelles nous n’eussions pastrouvé le moindre mot à dire, si la toile de la plupart de nos tentes,le moins imperméable de tous les tissus, nous eût complétement abritéscontre la pluie.

Notre régime alimentaire se composait de pain de munition qu’on nousfournit long tems noir, grossier et malsain, et, pendant long-temsencore, de lard salé provenant d’un convoi de vivres enlevé auxPrussiens, et dont l’armée avait refusé de se nourrir, tant laputréfaction de cette viande se décelait à l’odorat et au goût. Il estvrai que le quintidi et le jour où s’accomplissait chaque décade ducalendrier républicain, on substituait de la chair fraîche de bœuf (oude vache) à cet aliment délétère. Quant à notre boisson, elle n’eûtconsisté qu’en eau pure acidulée de vinaigre, si nous n’eussions pupuiser librement dans des baquets en plein vent, où flottaient quelquesbâtons de réglisse ; tisane économique, que son exposition permanenteau soleil rendait encore plus nauséabonde.

Nous étions trop instruits des fatigues et des privations en tout genreque s’imposaient les braves qui défendaient alors la patrie contrel’Europe entière armée contre elle, pour nous plaindre de notre nouveaugenre de vie ; mais, lorsque le sol français retentissait de toutesparts de cris de liberté, l’Ecole de Mars se transformait pour nous enprison cruelle.

Parqués comme des moutons dans une enceinte fermée de palissade et dechevaux-de-frise, non seulement il nous était interdit de franchir unseul instant les deux portes du camp, mais, forcés d’être nos proprescerbères, si l’un de nos plus chers amis, notre père lui-même,cherchait à nous adresser du dehors et en passant quelques parolesconsolantes, la consigne prescrivait à nos camarades de service de nepas nous laisser approcher à moins de quinze pieds de la barrière ;heureux encore quand la brusque voix d’un instructeur ne nous criaitpas, au bout de deux minutes : « Allons, c’en est assez. »

Sans doute, parmi les hommes chargés de nous dresser aux manœuvresmilitaires, il existait de braves gens assez intelligens d’ailleurspour craindre de rebuter, par des manières acerbes, de jeunes êtresqui, touchant encore à l’enfance, se trouvaient soudainementtransportés de leur paisible et doux foyer sous le joug blessant d’unerigoureuse discipline ; mais, la plupart des instructeurs choisis parle brutal et farouche Henriot, qui commandait alors la force-armée deParis, étaient, au contraire, ivrognes, grossiers, ignares, etcontribuèrent plus que tout le reste à inspirer aux élèves une horreurindicible contre une institution dont le pays pouvait, au bout de peude tems, tirer le plus utile et le plus noble parti.

A l’époque de mon entrée aux Sablons, l’école était déjà divisée entrois classes distinctes, d’artilleurs, de cavaliers et de fantassins ;parmi ces derniers, un corps particulier fut spécialement exercé aumaniement de la pique, et la journée presqu’entière était consacréetant aux manœuvres dépendantes de ces différens corps qu’aux diversescorvées attachées à la vie militaire.

Le lendemain de mon arrivée, je dormais comme on dort à seize ans,enfoncé jusqu’aux oreilles dans mon sac-de-nuit, lorsque les premiersrayons de l’aurore vinrent éclairer nos longues et quadruples lignes detentes. A la voix de ma bonne mère qui m’éveillait doucement chaquematin en me présentant la tasse de lait sucré, succéda l’épouvantableet impérieux hurlement d’une pièce de trente-six, placée à quinze pasde mes oreilles ; la diane proclamée aussitôt par le roulement destambours et le tantara des trompettes, mit en un instant la jeunearmée sur pied. Au milieu de ce mouvement universel, la seule hymnereligieuse qu’on osât chanter alors,

    « Père de l’univers, suprême intelligence,
    » Bienfaiteur ignoré des aveugles mortels, etc. »

élevait vers le ciel les accords de Méhul, exprimés par des voix mâleset retentissantes, et les accens de notre harmonieuse musiquemilitaire. Cette espèce de culte, dont les actes se répétaient, commeje viens de le décrire, chaque matin et chaque soir, était une dessuites naturelles de l’hétéroclite et fameuse fête du 20 prairial, fêtepar laquelle Robespierre, en reconnaissant l’immortalité de l’ame,avait, de plus, fait à Dieu la grâce de lui délivrer un certificatd’existence.

On avait divisé, suivant le système décimal, notre jeune armée parmilleries, centuries et décuries. La Bretèche, fameux par lesquarante-deux coups de sabre dont les hullans l’avaient stygmatisé àJemmapes, nous commandait en chef (3), et les instructeurs à ses ordresrecevaient, sous les titres de millerions et de centurions, letraitement affecté aux chefs de bataillon et aux capitaines en activitéde service, condition fort agréable pour ces messieurs qui nemanquaient pas de s’aller ébaudir chaque jour au sein de Paris, où laplupart avaient leur ménage ou leurs maîtresses.

Les titres de millerion et de centurion étaient aussi successivementportés par ceux des élèves que la voix du sort désignait pour exercer,de concert avec les véritables chefs, les fonctions attachées à cesgrades, mais seulement pendant le cours de la décade ; honneurstransitoires et factices dont les jeunes titulaires se targuaientparfois avec une importance tout-à-fait comique. Quant à l’emploi plusmodeste et beaucoup moins envié de décurion, ses prérogatives nes’étendaient guères au dehors de la tente dont les dix commensaux leremplissaient tour-à-tour.

Nous quittâmes enfin la blouse blanche dont on nous avait revêtusd’abord, pour endosser l’uniforme qui nous était destiné. La républiqueentretenait alors treize ou quatorze armées sur pied ; soit que lebesoin de les revêtir n'eût pas permis de se procurer pour nosuniformes une quantité suffisante de draps de la même couleur, soit parraison d’économie, notre costume se composa d’étoffes des qualités etdes couleurs les plus différentes. Tel, dans les rangs, était revêtud’un habit verdâtre ou bleu ciel de l’étoffe la plus fine et la plussoyeuse, dont le chef de file en portait un noir ou brun qui révoltaitle toucher par sa grossièreté ; il en était de même de nos pantalonscollans ; bigarrure singulière qui semblait disparaître à l’œil envoyant manœuvrer, avec l’agilité de leur âge et l’habileté des vieuxsoldats, ces quatre mille adolescens aux formes suaves et légères, etbrillant presque tous de fraîcheur et de santé.

David, alors membre de la Convention, et qui, malgré les déclamationsstupides de quelques écoles dégénérées, n’en restera pas moins un grandpeintre pour la postérité ; David, dis-je, qui fit constamment lacritique de notre costume civil, et qui méditait d’introduire danscelui des troupes des coupes élégantes et de salutaires améliorations,composa le dessin de notre uniforme ; celui des légions romaines seprésenta naturellement au souvenir du peintre d’histoire ; de là naquitl’idée de notre courte tunique, ouverte sur le haut de la poitrine, ettaillée dans le style des cuirasses antiques. Une large ceinture,simulant la peau de tigre et renfermant trente-deux cartouches, formaitune des plus brillantes parties de notre équipement, ainsi que nosépées à la romaine, qui, de même que leurs baudriers, étaient ornéesdes plus terribles allégories du gouvernement révolutionnaire.

Ce costume, si piquant et si neuf, fit l’admiration de tous les gens degoût, sauf notre ignoble shako que David, qui m’en parlait, lorsque jedevins son élève, quelques années après, regrettait encore de ne pasavoir remplacé par un casque léger et d’une forme gracieuse (4).

Non seulement on laissait à peine aux élèves le tems d’essayer leursuniformes, mais, quelquefois même, on les leur jetait de loin et auhasard ; attrapait alors qui pouvait, car la presse était grande, tantchacun brûlait du désir de se voir équipé en légionnaire romain. Jesaisis au vol un des habits jetés par les magasiniers, mais ledésappointement que me fit éprouver la vue de la couleur grise et del’horrible grossièreté de son étoffe devint d’autant plus cruel qu’onme refusa brutalement de le changer, et qu’à mon retour à la tente jetrouvai mes neuf camarades nantis d’habits d’étoffes charmantes. Unmaudit gascon, retiré sous la restauration, officier supérieur, qu’onétait convenu de trouver fort amusant, prétendit que j’avais volé lacasaque d’un de nos infirmiers. Cette brillante pointe du farceur entitre de la décurie excita des éclats de rire qui m’exaspérèrent aupoint que je me serais vengé sur l’heure par des voies de fait, si jen’eusse été retenu par la crainte d’un infaillible et rigoureuxchâtiment. Je me bornai donc à sortir pour aller bouder dans un descoins les moins fréquentés du camp. Là, je demande pardon de mafaiblesse en faveur de mes seize ans, je me mis, assis au pied d’unarbre, à pleurer comme un grand idiot. J’étais entièrement absorbé danscette agréable occupation, lorsque quelqu’un me frappa sur l’épaule enme demandant le sujet de mon affliction ; mon étonnement fut extrême enreconnaissant dans le questionneur le représentant du peuple Peyssard,un des deux députés en mission près de l’école (5). Parmi plusieursautres personnes qui l’accompagnaient, un homme d’assez petite taille,d’une mise extrêmement recherchée, élégamment frisé, pâle et maigre,tenant son chapeau à la main et s’essuyant le front avec un mouchoir debaptiste, me fixait d’un œil fauve et d’un regard clignotant à traversses besicles.

« Eh bien ! me dit à son tour, d’une voix aigre-douce, ce nouvelinterrogateur, qu’as-tu ? Parle donc. As-tu perdu la langue ? J’étaismuet, en effet, tant je me sentais honteux et troublé de cetterencontre imprévue. » Je m’afflige, dis-je enfin, de ce que l’on refusede me donner un autre habit à la place de celui-ci, qui me tient lesépaules cruellement bridées. Je mentais impudemment en disant cela,mais je me gardais bien d’avouer que mon chagrin n’était au fond que lesentiment de ma gloriole blessée. « Eh bien ! Peyssard, reprit l’hommeaux lunettes, si son habit le blesse en effet, fais ordonner augarde-magasin de lui en donner un autre. » La chose fut faite ainsi dèsl’après-midi même (6), et cet homme, auquel je ne parlai que cette foisdans ma vie pour en obtenir une preuve d’intérêt, n’était rien moinsque le très-benin Maximilien Robespierre en personne.

J’étais déjà néanmoins quelque peu connu de Peyssard, mais je n’auraisosé lui demander par moi-même la moindre grâce, tant l’abord de cepersonnage raide et gourmé était hautain et rebutant. Notre autrereprésentant, qui formait avec lui un véritable contraste, était Le Bas(7), membre du Comité de Sûreté générale. Ce dernier, qui bientôtdevait, par un coup de pistolet, se dérober à la guillotine, n’avaitguère que trente ans, et je crois voir encore sa taille élégante, sesbeaux yeux bleus, ses cheveux blonds, et la douceur apparente de sapâle figure, légèrement marquée de petite-vérole.

Les soins qu’on apportait au développement de notre intelligence, dansce gymnase révolutionnaire, n’absorbaient qu’une très-minime partie denotre tems. Ils se bornaient à nous donner, dans la salled’instruction, de courtes leçons de tactique, d’administration desarmées, de génie, d’agriculture, de physique, de chimie, etc. Cesleçons, imprimées d’avance, nous étaient livrées, il est vrai, à la finde chaque séance ; mais, de bonne foi, quels fruits pouvions-nousretirer de cet enseignement confus, qui se bornait à de simplessommaires des sciences dont on nous exposait rapidement les résultatsau lieu de nous en démontrer sérieusement les principes ?

La salle d’instruction dont je viens de parler était, après l’aspectgénéral du camp, l’objet le plus remarquable de l’École de Mars. Elleconsistait en un vaste et frêle édifice en charpente fort légère, dequatre-vingts à cent pieds de long sur une largeur et une élévationproportionnelles. Cette bâtisse, que les élèves appelaientdédaigneusement la barraque (8), n’était extérieurement revêtue que desimples toiles peintes en larges bandes perpendiculaires, aux couleursnationales ; elle ne recevait de lumière dans l’intérieur que par unimmense transparent en forme d’éventail, orné de riches arabesques etpratiqué dans le plafond. Le pourtour de la salle était égalementdécoré de peintures imitant le bronze et figurant de magnifiquestrophées militaires dont les boucliers étaient chargés de maximesrépublicaines. Entre les deux portes s’élevait le tribunal, en forme de suggestus romain, où siégeaient les représentants du peuple ;derrière eux se dressait, gigantesque et touchant presque le plafond desa tête, la statue de la Liberté, fière, menaçante, à peine couverted’une peau de lion, et paraissant prête à s’élancer de sa base enagitant se redoutable massue. L’un à droite et l’autre à gauche de ladéesse, se voyaient, sur d’énormes gaînes, les bustes colossaux desjeunes Barra et Viala, morts pour la défense du pays, et qu’on necessait de nous offrir pour modèles. Autour des représentans siégeaientnos chefs, les juges du tribunal militaire, les divers fonctionnairesattachés à l’administration du camp, enfin les professeurs près de leurmagnifique table de forme antique. En face de ces différens groupes,notre admirable musique militaire occupait l’orchestre, derrière lequelquatre mille adolescens, choisis sur tous les points de la France,couvraient l’amphithéâtre comme un mobile et vivant tapis brillant demille et mille couleurs.

Ce spectacle, qui fut constamment interdit aux regards du public, fut,à coup sûr, une des choses les plus curieuses de l’existence éphémèreet presque oubliée de l’Ecole de Mars.

Appelés à Paris dans les fêtes nationales, les applaudissemens de laConvention, témoin de notre habileté dans les exercices, notre fusionmomentanée avec la population de la capitale nous dédommageaientpassagèrement de notre captivité. Il en était de même des grandesmanœuvres qui nous conduisaient quelquefois à deux ou trois lieues denotre détestable bercail ; la fatigue n’était rien pour nous, alors, encomparaison de l’ennui. Il est vrai cependant qu’on essaya quelquefoisde nous divertir dans l’intérieur du camp ; notamment en y appelantFranconi, chef de la famille équestre de ce nom, dont la troupe, etnombreuse et brillante, participait en pareille circonstance auxmanœuvres de notre cavalerie, commandée par Fischer, un des plushabiles officiers de cette époque.

Le jour anniversaire du 10 août, on alla, pour ainsi dire jusqu’à nousamuser avec des poupées. Ce fut en nous faisant attaquer à labaïonnette, et à grand fracas d’artillerie, une redoute dont lesdéfenseurs paraissaient obéir à plusieurs mannequins, éclatansd’oripeaux, qui représentaient le pape, l’empereur d’Autriche, le roide Prusse, le roi d’Angleterre, le roi d’Espagne, Pitt, Cobourg, etautres célébrités politiques alors ennemies de la France. C’était à quisauterait le premier les retranchemens pour s’emparer de ces ridiculesimages qui furent livrées aux flammes après leur avoir fait faireamende honorable au pied de l’arbre de la liberté !! Prouesses puérilesque la Convention, qui les ratifiait, ne rougissait pas de consignerdans ses feuilles officielles.

En nous faisant détruire ces potentats en effigie, on cherchait, dansde violentes allocutions, à nous inspirer la haine la plus enveniméecontre les originaux (9). On nous répétait sans cesse que les agens deces despotes et les contre-révolutionnaires nous détestaient, et que,furieux de ne pouvoir nous corrompre, nous étions devenus les objets deleur rage et de leur désespoir. Ces discours, dont nous ne soupçonnionspas l’exagération, finirent par fermenter dans nos jeunes têtes aupoint que la plupart des élèves s’imaginèrent, le plus sérieusement dumonde, que l’on conspirait sourdement contre notre vie. Quelques jeunesgens, de garde dans le quartier de l’Hôpital (10), ayant été blesséspendant leur faction, par des pierres lancées dans l’ombre de la nuitpar dessus les palissades, ces idées alarmantes parurent alors acquérirun caractère de vérité incontestable. Ces terreurs paniques durentprendre aussi leur source dans les stratagêmes intempestivementemployés pour nous aguerrir, et qu’il eût été prudent de suspendre pourne pas aggraver les vagues inquiétudes de l’Ecole. Ainsi, dans ledessein de nous accoutumer aux attaques nocturnes, on nous insinuait,par des moyens détournés, qu’un complot sinistre se tramait sourdementcontre nous ; puis, un jour ou deux après, ou dès la nuit suivante, lecri : Aux armes ! nous arrachait brusquement au sommeil : le jourparaissait sans que l’ennemi se fût montré, et l’on nous renvoyait ànos tentes, en nous donnant à penser qu’une nouvelle alerte amèneraitenfin de sanglans résultats. Qu’on eût employé ces moyens avec nousdans le voisinage d’une armée étrangère, rien de mieux, nous eussionscompté sur un combat de soldats à soldats ; mais au sein de la France,sous les murs de Paris, qu’avions-nous donc à craindre : le fer d’unehorde d’assassins, nos propres compatriotes ? Et ces assassins, dont onnous laissait redouter l’existence imaginaire, nous les croyionspartout, quand ils n’étaient nulle part.

Dans ces entrefaites, soit par cause de l’excessive chaleur, soit parl’insalubrité des alimens, la maladie dont la scabieuse a tiré son nomattaqua beaucoup d’élèves, la dyssenterie se répandit dans le camp etla nostalgie vint se joindre à ce dernier fléau ; nous nous exagérionshorriblement le nombre des morts, et le malaise moral acheva de monterà son comble (11). Ce n’est pas que nous fussions tombés dans undécouragement tel que rien n’eût pu relever notre énergie ; nouseussions présenté, dans le cas contraire, la plus monstrueuse anomalie,au milieu de l’état général des esprits ; car l’énergie, violemmentstimulée par les secousses incessantes de la tourmente politique, parl’exaltation et l’âpre dissidence des doctrines sociales, était alorsen France le partage de tous les âges, de toutes les conditions ;belliqueuse à l’armée, fougueuse, turbulente et colère dans les clubs,calme et presque gaie dans les prisons, noble et résignée surl’échafaud ; partout, pour parler dans le style de ce tems, elle étaità l’ordre du jour. Qu’eût-il donc fallu pour réveiller la nôtre, mettre à propos l’Ecole de Mars à même d’opter entre le retour à la viecivile et les combats ? Je suis certain qu’alors les dix-neufvingtièmes des élèves auraient ardemment embrassé ce dernier parti ;mais telle n’était pas, sous le règne de la terreur, notre destinationimmédiate. Après la chute de Robespierre, on resta flottant, indécissur ce qu’il restait à faire de nous, et l’on eut l’insigne maladressede n’en rien faire.

Un des plus grands événemens de la période ultra-révolutionnaire,l’immortelle journée du 9 thermidor influa doublement sur le sort de laFrance et sur le nôtre, et, dans cette réaction aussi salutairequ’imprévue, la Convention ne nous vit pas d’un œil assez indifférentpour ne pas nous invoquer dans un des plus grands périls qu’elle aitjamais courus, et dont je vais en deux mots retracer le souvenir.

Le 10 thermidor, le jour même où la tête de Robespierre et celle d’unepartie de ses complices roulaient sur l’échafaud, était fixé pour latranslation, au Panthéon, des cendres de Joseph Barra (12) etd’Agricole Viala (13). Tous les genres de talens étaient appelés àconcourir à l’embellissement de cette fête dont nous devions être lesprincipaux acteurs, et de laquelle David avait conçu le magnifiqueprogramme ; le comité d’instruction publique avait fait aux poètes unappel auquel beaucoup avaient répondu, notamment Andrieux et D’Avrigny,dont les hymnes, mises en musique par Méhul, devaient être chantées parles artistes de l’Institut national de musique. Les stancespatriotiques d’Andrieux étaient destinées à l’être alternativement pardes mères de famille et de jeunes garçons choisis parmi les élèves deMars ; les premières devaient porter les cendres de Viala et lesseconds celles de Barra. Le programme annonçait que notre école appeléeà marcher immédiatement après la Convention, exécuterait, sous lesordres de La Bretèche, des évolutions concertées avec Gardel, chargé dela direction des marches, danses, pantomimes, etc. Le soin desdécorations en tout genre, que David avait combinées dans son plan,était remis aux architectes Thibaud et Durand. Enfin les quarante-huitsections de Paris devaient être convoquées pour trois heures, momentfixé pour la formation de l’immense cortége, mais le destin réservaitsilencieusement cette journée à des événemens d’une bien plus hauteimportance.

En effet, quelques heures avant celle où la solennité projetée devaitdéployer tout son éclat, la foudre éclata subitement sur la tête desanciens chefs de la Montagne, dont la mise hors la loi et la mortfurent spontanément décidées. Dans les terribles débats de cetteformidable séance, qui présenta le spectacle de la peur s’insurgeantcontre la tyrannie, l’Ecole de Mars ne fut pas oubliée. On y dénonçanotre représentant Le Bas et La Bretèche, notre général, commed’infames scélérats (14) qui se proposaient de nous ordonner lelendemain, au milieu de la fête, le massacre de la représentationnationale et ses deux comités (15). Nous devions, à cet effet,s’écriait-on, amener une partie de notre nombreuse artillerie. Élie LaCoste, Fréron, Billaud-Varennes, Louchet et une foule d’autres députésattestèrent la vérité de ces effroyables accusations, qui parurentd’autant mieux fondées que Barras entrant en ce moment dans la salle,annonça qu’il venait de faire arrêter un gendarme chargé d’une lettrede la commune rebelle pour La Bretèche. Enfin Tallien, après avoirsignalé les moyens employés par les conspirateurs pour pervertirl’opinion des élèves de Mars, ajouta qu’un des grands coupables que laConvention venait de frapper, s’était, disait-on, réfugié au milieude nous, et demanda que deux représentans nous fussent envoyés sansdélai, afin de s’assurer de l’esprit du camp. Brival et Bentabolle,chargés de cette mission, se rendirent en conséquence aux Sablons pournous haranguer au nom de la Convention et nous appeler à son secours(16).

Cette mesure était d’autant plus de saison que les dangers de cetteénergique et fameuse assemblée devenaient de plus en plus imminens ;car les événemens, qui se croisaient avec la rapidité de l’éclair,pouvaient faire retomber sur la tête des Thermidoriens le coup terriblequ’ils venaient de frapper. Henriot, qui commandait la force armée,tiré lui-même de son cachot par les satellites qui l’accompagnaient,avait arraché des prisons Robespierre et ses premiers complices, dontla commune et les jacobins embrassaient ardemment le parti. Lesconjurés, retranchés dans l’Hôtel-de-Ville, défendu par vingt canons,dressaient de leur côté des tables de proscription, et la Convention,épouvantée des cris de ceux de ses membres qui tremblaient le plus pourleur vie, s’attendait à chaque moment à voir le peuple des faubourgsporter dans son enceinte le ravage et la mort.

La nuit du 9 au 10 thermidor (du 17 au 18 juillet 1793) était noire etpluvieuse, et l’Ecole de Mars, dont s’occupait si chaudement lareprésentation nationale, dormait tranquille entourée de ses palissadeset ne se doutant guère de ce qui se passait à Paris. Cependant lesélèves de service (j’en faisais partie cette nuit) écoutaient avecanxiété le son du tocsin répété par les communes voisines de lacapitale, le mugissement sourd du canon d’alarme, et la générale quirassemblait dans Paris le quarante-huit sections encore indécises surle parti qu’elles devaient embrasser. Tout-à-coup Brival et Bentabollearrivent au camp ; les élèves répondent en un clin-d’œil aux appels destambours et des trompettes, et bientôt d’énormes monceaux de pailleenflammée éclairent les représentans haranguant la jeune armée forméeen bataillon carré.

A leurs discours succèdent ces cris de fureur et d’enthousiasme : Vivele Convention ! Vive la Liberté ! Mort à Le Bas ! Mort à La Bretèche !C’est à ce dernier surtout qu’en veulent les plus exaltés, qui courents’emparer des barrières, en déclarant que le général n’en sortira pasla tête sur les épaules, et ce n’est qu’après beaucoup d’efforts qu’onleur persuade que La Bretèche, arrêté, n’est déjà plus dans le camp quenous quittons pour marcher vers Paris (17).

Tels furent en partie les faits qu’avaient rapportés, à la Convention,Brival et Bentabolle, lorsque nous défilâmes dans son sein au milieud’un tonnerre d’applaudissemens. Le procès-verbal de cettemémorable  séance mentionna, dans les termes suivans, notreapparition devant la représentation nationale :

« Une musique guerrière annonce l’entrée des jeunes élèves de l’Ecolede Mars. Il est difficile d’exprimer les sensations et l’intérêt quetous les spectateurs éprouvent au spectacle de leur marche militaire.On admire leur bon ordre ; déjà, sous les traits délicats de leur âge,se prononce une physionomie mâle et la dignité de l’homme. L’éclat deleurs armes est leur unique parure. Ils les manient déjà avec unefacilité qui excite la surprise et une douce satisfaction. Ils défilentdans la salle, et à mesure qu’ils paraissent successivement, lesapplaudissemens se renouvellent et semblent ne pouvoir pas s’épuiser. »

Un de nos camarades fut admis ensuite à prononcer à la barre undiscours, que la faiblesse de sa voix laissa difficilement entendre ;puis, Peyssard ayant annoncé que ce discours n’avait eu d’autrerédacteur que celui qui venait de parler, la Convention s’en fit faireune seconde lecture, et le président donna l’accolade fraternelle aujeune orateur, au milieu des transports de l’assemblée (18).

Le jour vint, pâle et pluvieux, éclairer le dénoûment du terrible dramequi s’était en partie joué sous nos yeux. Le sort avait trahi lesconspirateurs, dont les nombreux partisans n’avaient pas eu le tems des’entendre, de se rallier et de se préparer au combat, ce qu’ilseussent fait peut-être au lever de l’aurore, si quelques hommesdéterminés ne se fussent, vers trois heures du matin, emparés, par unviolent coup de main, de Robespierre et des siens. Enfin, la Conventiontriomphait, mais en arrêtant, par une proscription sanglante, le coursd’un régime de sang. Entre trois et quatre heures après midi,Robespierre, la mâchoire fracassée d’un coup de feu (19) et couvert del’habit bleu barbeau qu’il portait triomphalement le 20 prairial, à safête de l’Etre suprême, expirait le vingt-unième et le dernier, sous lefer de la guillotine. Les deux jours suivans virent à leur tour tomberquatre-vingt-quatre têtes entraînées par le même torrent,soixante-douze le 11 thermidor, et douze le lendemain (20).

Notre représentant Le Bas s’était dérobé au supplice, en se brûlant lacervelle dans la nuit du 9 au 10. Peyssard resta seul en mission prèsde nous, et Barras, nommé pour commander provisoirement l’Ecole, cédabientôt ses fonctions à Chanez, qui les conserva jusqu’à la dispersionde l’Ecole, et fut adjoint, le 3 thermidor de l’année suivante, àRaffet, commandant temporaire de la place de Paris (21)

Le 11 thermidor, Tallien invita la représentation nationale à portertoute son attention sur l’Ecole de Mars. « Il résulte des piècesrecueillies, dit alors cet orateur, qu’on avait voulu réunir là unearmée de séïdes, pour servir le tyran qui vient d’être anéanti. Desinstituteurs de cette école sont, en grande partie, des créaturesd’Henriot et des ci-devant gardes du roi. » Puis, continuant à parlerde ces chefs, il fit entendre que la plupart d’entr’eux étaient prisdans des lieux infames de Paris, et rappela que l’entrée du camp avaitété interdite, témoin Durand Maillane qui l’avait éprouvé, auxreprésentans qu’on savait ne pas être dans le sens de Robespierre. « Jen’entends point inculper, poursuivit-il, en parlant de Peyssard, lecollègue de Le Bas ; j’aurai quelques reproches à lui faire aussi, maisje les lui ferai fraternellement ; car cette enceinte, trop long-temssouillée par des personnalités, doit enfin devenir l’asile de lafraternité. » Tallien termina ce discours en demandant que les deuxcomités fussent tenus à procéder dans le jour à l’épurement (sic) desinstituteurs de l’Ecole de Mars. Un d’entr’eux, nommé Macadret, que,suivant l’observation du représentant Dumont, Robespierre et St-Justavaient fait évader des prisons d’Amiens, était déjà arrêté. Restaitdonc le tour des autres, dont plusieurs furent renvoyés et remplacéspar des hommes qu’on prétendit beaucoup mieux choisis.

Paris était à peine remis des impressions diverses que lui avaient faitéprouver les événemens du mois précédent, quand, le 14 fructidorsuivant (31 août 1794), une horrible catastrophe répandit de nouveaul’alarme et la désolation dans le sein de cette capitale. Nousexécutions nos manœuvres du matin, lorsque, dans l’espace de quelquessecondes, trois épouvantables détonations firent, malgré notreéloignement du théâtre de ce désastre, trembler la terre sous nos pas.La poudrière de Grenelle venait de sauter. Il était alors, si je me lerappelle, entre sept et huit heures, et pas un seul nuagen’obscurcissait le brillant azur du ciel. Nous rompîmesinvolontairement les rangs en jetant les yeux du côté où s’étaient faitentendre ces formidables bruits, et nous vîmes s’élevermajestueusement, vers la nue, une immense colonne de fumée fortblanche, mais que le soleil dorait admirablement sur ses bords. Cettecolonne, dont la sommité atteignit une hauteur prodigieuse et semblaitsupporter la voûte éthérée, ne pouvait s’abattre en pluie de sable,comme ces terribles trombes du désert, dont elle offrait l’image, etque soulève le souffle mortel du Simoon ; mais se courbant lentementsous l’impulsion d’une légère brise d’orient, elle se développa commeun voile sur tous les points du ciel. Un orage aussitôt se forma dansl’atmosphère ébranlée, chargée de vapeurs inflammables, et le tonnerre,accompagné de brûlans éclairs, fit entendre, au milieu de torrens depluie, ses plus bruyans éclats.

Cette révolution de la nature fut remarquable, surtout par son brusquepassage, car l’air s’étant promptement rétabli dans son équilibre, lesoleil reparut et brilla radieux tout le reste de la journée.

Le récit du désastre de Grenelle, désastre dont on n’a jamais bienconnu, dans toute leur étendue, les lamentables effets, parvintpromptement au camp. Quelques personnes insinuaient que ce malheurétait le fruit de la malveillance, et cette version réveilla lessoupçons et les craintes d’une foule d’élèves qui s’étaient laissésfollement aller à croire que notre salle d’instruction était minée ;tellement que, dans ces entrefaites, l’ordre ayant été donné de nous yréunir, quelques jeunes gens n’y entrèrent qu’après avoir, malgrél’orage et la pluie, long-tems contesté aux portes avec leurscenturions (22). De nombreux détachemens de l’école, tant à pied qu’àcheval, furent ensuite envoyés sur le lieu de l’événement, et une fortegarde, prise également parmi nous, partit le jour même pour Meudon.Elle y resta quelque tems casernée, dans le château royal, où setrouvait alors établie, comme presque partout ailleurs en France, unefabrique de poudre de guerre.

Robespierre était mort, sa faction restait interdite du coup qui lafrappait au cœur, et pourtant les portes du Panthéon allaient s’ouvrirpour recevoir les cendres de Marat ; mais cette cérémonie sacrilége, àlaquelle nous fûmes appelés le 21 septembre (1794) n’eut pour ainsidire d’autre éclat que celui qu’elle tira de notre présence. Les amiseux-mêmes de ce dieu de la terreur, dont nous escortions la dépouille,semblaient prévoir combien cette misérable apothéose serait transitoire; leur enthousiasme factice manqua totalement de vertu communicative.En effet le peuple suivait sans empressement, regardant avecindifférence et cette pompe et la frappante leçon de l’instabilité desgloires humaines qu’offrit le cercueil du Démosthène français, deMirabeau, ignominieusement traîné hors du temple, à l’instant même oùles restes impurs de l’atroce folliculaire, pour le remplacer sur sestréteaux de fer, descendaient de leur char de triomphe (23). On serappelle que quatre mois après, les restes de Marat, livrés à leur touraux insultes de la populace, subirent d’immondes immersions dans leségoûts de Paris : tant il est qu’aujourd’hui comme autrefois il n’y aqu’un pas du capitole aux gémonies.

La réaction de thermidor n’avait ni changé le régime du camp, nirelâché nos entraves. L’automne s’avançait cependant et redoublait laterreur que nous inspirait le casernement d’hiver dont on nous parlaitdepuis quelque tems, et dans lequel nous n’entrevoyions qu’un honorablebagne dont les amas de murs et les cours grillées nous feraientregretter les palissades en plein air du Camp-des-Sablons.

Nos geoliers, qui jouissaient, comme je l’ai déjà dit, des béatitudesde la vie parisienne, soupiraient après cette mesure, qui seule pouvaitprévenir la dissolution de l’école, et le représentant Peyssardpartageait vivement, je ne sais pourquoi, les craintes et les désirs deces messieurs.

Heureusement pour nous, une disposition de la loi qui nous avaitappelés, nous laissait libres d’opter, à l’époque de l’hiver, entre letoit paternel et la caserne, et nous étions bien résolus de nousprévaloir de ce privilége et de retourner dans nos foyers pour ysecouer la rouille de nos fers, en attendant le retour du printems, etnotre incorporation dans l’armée.

Or, la loi du 13 prairial et sa clause consolatrice dont je viens deparler, étaient renfermées dans des petites brochures uniformémentcouvertes de papier rouge, qu’on nous avait distribuées. Ces mincescahiers étaient devenus notre palladium, et chacun de nous conservaitprécieusement et portait sur soi son exemplaire comme un talismanlibérateur. Nos chefs étaient à cet égard loin d’ignorer nos intentionset nos espérances ; Peyssard voulant s’en assurer par lui-même, ce futdans ce dessein qu’un jour il ordonna une réunion extraordinaire dansla salle d’instruction, épreuve dont je vais raconter les résultats.

Lorsque les élèves en grande tenue se furent silencieusement établissur l’amphithéâtre, le représentant, entouré d’une pompe militaireencore plus imposante que de coutume, essaya de donner un air paterneà sa mine naturellement arrogante et rébarbative, puis, développalentement le motif de la réunion dans un discours amphigourique qui futd’abord écouté avec le calme le plus profond. Ce pathos tendait à nousprouver que la patrie était une bonne mère, qui nous élevait tendrementsur son sein (nous nous y trouvions cependant un peu durement bercés),que nous lui devions en retour le sacrifice de toutes les affectionsétrangères à son salut (principe applaudi par l’école elle-même), quel’Europe entière avait les yeux fixés sur nous (ce qui devenait tropplaisant), mais que, pour réaliser le glorieux avenir qui nousattendait, nous ne devions cesser un seul instant de rester réunisjusqu’au moment de notre marche contre les satellites des tyrans. Bienque nous nous attendissions en quelque sorte à cette conclusion, ellefit dresser devant nous l’image de la caserne comme un épouvantablefantôme ; aussi restâmes-nous stupéfaits, les yeux fixés sur l’orateur,et immobiles et muets comme des statues. Le député de la Dordogneconnaissait fort bien sans doute le proverbe « Qui ne dit mot consent», mais il était en ce moment loin de se méprendre sur la nature denotre silence ; il se fût beaucoup mieux accommodé de nos explosionsd’enthousiasme et des vivats qui suivaient ordinairement la lecture desbulletins de nos vaillantes armées. Il est probable même que lecauteleux harangueur eût fait passer en fraude, comme assentimentgénéral, la vague approbation qu’auraient pu donner à l’objet de sondiscours deux ou trois centuries seulement ; mais rien, pas un cri, pasun mot, pas un souffle même…. Peyssard, feignant alors de croire qu’ilavait été mal compris, et dépouillant son discours de toutes ses fleursde rhétorique, nous mit, comme on dit vulgairement, au pied du mur parun coup d’éperon si vivement senti, qu’il nous fit regimber avec lefracas et l’impétuosité de la foudre.

Il faudrait avoir vu cette scène, si chaude, si passionnée, pour sefaire une idée de ces quatre mille jeunes gens, se levant spontanémenten poussant ce cri unanime : Dans nos foyers !!!! Il faudrait avoirvu ces quatre mille plumets s’agitant dans un étroit espace, ces quatremille bras tendus élevant en l’air, à l’appui de la réclamationgénérale, quatre mille brochures d’un rouge éclatant, dans lesquellesnotre volonté se trouvait sanctionnée d’avance. Il faudrait enfin avoirvu, sur son tribunal, Peyssard décontenancé, tremblant de colère etagitant violemment sa sonnette, tandis qu’au tumulte et aux clameurs del’école insurgée, se mêlaient le roulement des tambours et l’accentaigu des trompettes, réclamant à grand bruit le retour du silence.

Lorsque le calme fut enfin rétabli, Peyssard promenant sur les gradinsdes regards indignés, après s’être élevé contre les suggestionsperfides dont il nous disait entourés, nous déclara qu’il était parminous des traîtres, des faux camarades qui voulaient égarer nos opinionset nous faire enfreindre nos devoirs, puis improvisant un petit moyende terreur : « Eh bien ! s’écria-t-il en grossissant sa voix, s’il estdans cette enceinte de mauvais citoyens qui renoncent à la tâcheglorieuse qui vous est imposée, qu’ils se montrent donc, qu’ilsparlent, qu’ils s’expliquent......., qu’ils….. » Là , nouvelleinterruption qui fait trembler la salle jusque dans ses fondemens, etclôture de la séance, d’où sortent, la figure longue et piteuse, lereprésentant et les geoliers de tout grade intéressés au maintien dubercail appelé l’Ecole de Mars.

Malgré le complet insuccès de cette première tentative, ces messieursimaginèrent un autre moyen dont les résultats furent encore loin derépondre à leurs désirs. Les élèves furent successivement appelés dansla tente de leurs centurions respectifs pour y manifester d’un sensplus rassis et d’ailleurs isolément livrés à des obsessionsincroyables, leur intention personnelle qu’on inscrivait sur desregistres ouverts à cet effet.

Aux phrases tyrthéennes que Peyssard nous avait inutilement débitées,succédèrent alors dans la bouche de nos chefs tous les lieux communs decette logique captieuse avec laquelle les recruteurs de l’ancien régime emmiellaient, ce qu’ils appelaient (expression convenue) labrillante jeunesse. Hélas ! cette burlesque éloquence, qui d’ailleursn’était plus dans le goût du tems, ne séduisit presque personne, et siles récalcitrans sortaient de la tente souvent accablés de reproches etde brusqueries, le petit nombre de pauvres diables qui s’étaientlaissés vaincre dans cette lutte corps-à-corps, recevaient de leur côtéun assez mauvais accueil de l’immense majorité de leurs camarades. Quoiqu’il en soit, il resta constant que l’Ecole de Mars persistait àrepousser le casernement, et les représentans Bouillerot et Moreau,envoyés dans ces entrefaites pour remplacer Peyssard, nous promirent,au milieu de nos cris d’allégresse, que la Convention nationale nousmaintiendrait la liberté d’aller attendre au sein de nos foyers leretour du printems.

Cependant, nos exercices en tout genre se continuaient sansinterruption, et vers la fin de la belle saison, les nuits devenantdéjà très-fraîches, on nous conduisit dans la vaste plaine deGresillon, située en face de Poissy, sur la rive droite de la Seine,pour nous y faire exécuter de grandes manœuvres. Là, nous restâmescampés ou pour mieux dire bivouaqués pendant quelque tems. Desavant-postes et des cordons de védettes et de sentinelles furentétablis autour du camp, et un corps-de-garde placé à la tête du pontpour nous interdire toute excursion dans la campagne et l’accès de laville. Heureusement pour moi, la rivière n’était qu’à quinze pas de monquartier et la police du camp ne pouvait rien contre l’impérieusenécessité de laisser libre la voie de halage nécessaire aux grandsbateaux normands qui montaient ou descendaient la Seine. Je me trouvaispar là journellement en rapport avec des mariniers du Pont-de-l’Archeou des lieux voisins, et ce n’était pas un petit plaisir pour moi quede revoir ces braves gens qui, pour la plupart étaient chargés de metransmettre des nouvelles de mes bons parens. Ces diverses rencontresfirent naître une aventure plaisante que je ne puis, malgré savulgarité, m’empêcher de raconter.

Un de mes parens, maître d’un grand bateau momentanément stationnécontre une île en face du camp, se mit un jour à ma recherche, munid’une énorme dame-jeanne remplie de fort bon vin. Depuis mon entrée àl’école, le jus de la treille n’existait guère pour moi que dans messouvenirs, et malgré ma sobriété héréditaire, je ne pus m’empêcherd’accoler amoureusement la bienheureuse amphore qui devint bientôt unobjet de convoitise pour une douzaine d’autres malheureux buveurs d’eauvinaigrée que nous vîmes accourir près de nous. Le désir de ces pauvresjeunes gens fut aussi promptement satisfait que compris, mais le peu deretenue avec lequel ils caressèrent successivement la cruche fut telque je ne pus moi-même achever de me désaltérer. « Eh ! bien, cousin,passez un moment à bord, me dit le brave patron, et vous en tâterezd’un autre qui n’est pas destiné à laver les pieds des chevaux. » Cetteproposition acceptée, nous avions, mon compatriote et moi, à peinedétaché l’amarre de la barque, que nos autres conviés, qui ne l’étaientpas cette fois, auvergnats, bas-bretons, gascons, manceaux, quesais-je, toutes figures qui nous étaient également inconnues, seprécipitèrent pêle-mêle dans le frêle esquif, pour participer à cequ’ils appelaient ma bonne fortune. Nous étions parvenus au milieu dela traversée, lorsqu’un citoyen S…., centurion, gros pourceauacarnanien de forme orbiculaire, apostropha vivement le marinier en luiordonnant de nous ramener à terre, ce dernier faisant la sourdeoreille, nous n’en gagnâmes pas moins le bateau dans la travure duquelnous nous installâmes pour fêter le meilleur vin de l’équipage. Nousrions à cœur joie des vaines clameurs de l’instructeur, lorsquecelui-ci qui s’était fait passer par un pêcheur, étala soudain devantnous son énorme corpulence : « S… nom de …, dit-il, tout bouffi decolère, au maître de l’équipage, savez-vous, marinier, à quoi vous vousexposez ? Ah ! vous prenez les élèves de l’Ecole de Mars pour de lamarchandise de contrebande. Eh ! bien, soyez tranquille, vous nepartirez pas d’ici sans recevoir de mes nouvelles. » Tout ens’abandonnant à ce débordement de menaces, le bon centurion lorgnait ducoin de l’œil les gondoles et les tasses d’argent où pétillait un vingénéreux que son délicieux fumet invitait seul à boire. « Allons,citoyen commandant, lui dit affectueusement notre hôte, qui commençaità deviner les sympathies de cette face de Silène, buvez un coup avecnous, cela ne vous empêchera pas de verbaliser après. » – « Hum ! je nesais si je le dois, répondit l’autre, car, voyez-vous, mes devoirsavant tout. Cependant, ajouta-t-il, d’un ton fort attendri, j’aime àcroire que ces étourdis ne songeaient pas plus à déserter que vous àles seconder dans cette action coupable. Au surplus, à tout péchémiséricorde. » Ce traité de paix avait ramené l’assurance et la gaîtéparmi nous, lorsque le cri de haï, vigoureusement articulé sur la riveet suivi de quelques coups de fouet, témoigna que le charretier derivière entraînait vers une autre plage le bateau où se passait cetteréconciliation bachique. « Il est bon, fameux, répétait à chaquerasade, en faisant claquer sa langue, le gros homme qui s’épanouissaitsur sa banquette, sans se douter qu’on le lançait en voyage ; le ventd’ouest avait d’ailleurs emporté vers Paris le son des trompettes et lebruit des tambours proclamant la retraite dans le camp, bref toutallait le mieux du monde, mais hélas ! il n’est point de joie durableici-bas.

Il est certaines superfluités auxquelles un buveur, plus que toutautre, est forcé de donner cours. Notre vénérable chef, plus gai qu’unpinçon, fut obligé de sortir de la travure pour satisfaire à cettesorte d’obligation, la nuit était venue, et d’un ciel lugubrementéclairé par une lune blafarde, tombait, chassée par un vent impétueux,une pluie de déluge. « Peste, quel s…. tems ! Mais dites-moi donc,l’homme, ai-je la berlue, ou le diable a-t-il emporté les clochers dePoissy ? » – « Les clochers de Poissy, répondit le pilote en pouffantde rire sur la barre de son gouvernail, vous n’en êtes guère qu’à cinqquarts de lieue, mais qué qu’c’est qu’ça pour un homme solide commevous, mon gros père ? Il est vrai, pas moins, qu’les chemins sontdiantrement gâtés dans les prairies. » Force fut au gros père deprendre son mal en patience, ou s’il ne put s’empêcher de murmurer, cefut d’autant plus bas que lui-même se sentait en faute, et qu’aprèsavoir été mis à terre, nos bras lui furent d’un grand secours pourrouler jusqu’au camp à travers la pluie et la boue. Arrivés auxavant-postes, notre homme se présentant magistralement, à notre tête,allégua que nous étions sortis pour affaires de service, et chacun denous fut à petit bruit se glisser sur sa paille, peu rassuré,toutefois, sur les suites de l’appel du soir.

Je viens de terminer, et j’en suis presque honteux, je l’avoue, par unépisode bien futile, un récit dans lequel se trouvent compris de gravesénénemens historiques. Mais l’homme en vieillissant aime à seraccrocher au souvenir de tout ce qui jadis a diverti sa jeunesse ;voilà probablement pourquoi je n’ai pu me défendre, malgré mescinquante-huit hivers, de ce retour vers la frivolité du jeune âge, del’âge de ces adolescens pleins de sève et d’avenir, campés, il y a, decela, quarante-un ans, dans la plaine de Gresillon, en face del’église dominicaine élevée par le bon roi Louis-de-Poissy, dans lapetite ville de ce nom. Déjà sur ce vaste territoire Borée nous avaitsouvent fait souffler dans nos doigts au plus chaud de nos bataillessimulées, lorsque nous fûmes rappelés sous les murs de Paris. Nous yreprîmes possession de notre ancienne enceinte que bientôt nous allionsquitter elle-même pour retourner dans nos départemens. Dès le 2brumaire, la Convention, sur la proposition de Guyton-Morveau, nous enavait en effet maintenu la liberté, et confirmé la loi du 13 prairialan II, qui prescrivait la levée de notre camp, à l’approche de l’hiver.L’hiver approchait en effet, car déjà le froid nous faisait grelottersous nos tentes, quand nous nous acheminâmes vers nos foyers, d’où laconscription devait plus tard nous enlever, en nous appelant à d’autrescombats où les cartouches blanches ne seraient plus de saison.

Ici s’arrêtent mes souvenirs de l’Ecole de Mars. J’ai seulement omis dedire que chacun de nous fut gratifié de son équipement complet, ycompris son épée romaine, arme contre laquelle on fit troquer, auxcavaliers, leur bancal, au moment du départ. Je ne sais ce quedevinrent, immédiatement après la levée du camp, les élèves quirefusèrent de nous suivre. Trop peu nombreux pour en former un corpsparticulier, je doute d’ailleurs qu’on les eût jamais employés à laguerre, sous l’uniforme de l’école, dont la nouveauté singulière leureût infailliblement attiré les plaisanteries de l’armée, car le soldatest essentiellement railleur. Nos instituteurs restèrent donc ce qu’ilscraignaient tant de devenir ; c’est-à-dire capitaines sans compagnies.Le 21 nivôse an III, ils s’adressèrent pour être secourus, indemnisésou placés convenablement, à la Convention qui décréta le renvoi deleur pétition au Comité de Salut public ; j’ignore quel fut le succèsde leur demande.

Les noms de plusieurs élèves de l’Ecole de Mars figurent honorablementdans nos fastes militaires, on en trouve même parmi ceux des maréchauxde France, et l’un des généraux divisionnaires qui commandèrent àRouen, M. Le M….., normand de naissance, avait commencé, dans leCamp-des-Sablons, l’apprentissage du métier de la guerre.

Bien que l’Ecole de Mars eût, sans aucun fruit, coûté, malgré sa courtedurée, des sommes énormes à l’état, son souvenir suggéra dans la suiteun projet qui fut présenté au Conseil des Cinq-Cents, par Jean Debry,le 23 vendémiaire an VI. Il s’y agissait de former cinq nouvellesEcoles de Mars ; l’une principale et centrale, à deux myriamètres auplus du lieu où siégeait le corps législatif, elle devait être composéede cinq mille élèves ; une à Toulon, une à Metz, une à Toulouse, une àLa Fère. Chacune de ces quatre dernières n’aurait été que de deux millecinq cents élèves. Rien de tout cela ne reçut d’exécution, et s’il estrésulté quelque avantage réel de l’ancienne institution duCamp-des-Sablons, c’est d’avoir fait naître une idée plus utile et plussimple, celle qui fit créer, plus tard, les écoles des arts et métiers.


NOTES :
(1) On a singulièrement varié, en plus ou en moins, sur le nombre desélèves de l’Ecole de Mars. L’auteur d’un petit ouvrage historique,assez bizarre (¤), fait monter à celui de six mille les jeunes séides(c’est ainsi qu’il s’exprime) qui formaient le Camp-des-Sablons. Ondoit regarder comme certain qu’on n’a jamais pu composer, de latotalité de l’Ecole, que quatre divisions, dont les trois premièresétaient de mille jeunes gens chacune ; la dernière est toujours restéeloin d’être complète. ¤ Les Crimes de Robespierre et de ses principaux complices, par DesEssarts. Paris, 1830, 2 vol. in-18.
(2) Jean-Louis Carra, né en 1743, à Pont-de-Vesle, député dudépartement de Saône-et-Loire à la Convention nationale et l’un desplus fougueux journalistes de son époque. Rejeté du parti deRobespierre, il se rangea dans celui des Brissotins. Condamné à mort,après les événemens du 31 mai, le 30 octobre 1793, il fut guillotiné lelendemain avec les vingt-un députés girondins. C’est sur son avis, je crois, qu’à défaut d’armes à feu, on avait, dansla crainte de l’invasion des ennemis, armé, sur toute l’étendue de larépublique, tous les hommes en état de porter les armes, de piquesauxquelles, ce qui du moins est certain, on donnait le nom de Piques àla Carra.
(3) La Bretèche, né à Sédan, le 14 octobre 1764, avait commencé, dèsl’âge de quinze ans, sa carrière militaire, en servant dans lesvolontaires de la marine. Il occupait le grade de colonel de cavalerie(lorsque, dit la Biographie des contemporains, le Comité du Salutpublic l’éleva au poste de commandant général de l’Ecole de Mars, dontles élèves avaient été destinés par St-Just, à soutenir, au 10thermidor, le triumvirat qu’il formait avec Robespierre et Couthon.Cette nomination semblerait annoncer que le général La Bretèche étaitalors dévoué à la faction qui dominait par la terreur. Aussi, après le9 thermidor, fût-il traduit à la barre de la Convention, pour rendrecompte de sa conduite. Le souvenir de ses services et sa valeur connuecontribuèrent beaucoup, dans cette circonstance, à lui faire obtenir lapermission de se retirer dans la ville qui l’avait vu naître, avec unepension de retraite. En 1812, l’empereur nomma le général La Bretèchechevalier de la Légion d’honneur. Lors de la seconde invasion de laFrance, le commandement du château de Sédan lui avait été confié. Maisil paraît que l’énergie républicaine du général La Bretèche s’étaitaffaiblie. Il fit arborer le drapeau blanc sur les murs de la ville,même avant que l’ennemi se fût montré devant la place. » Le biographe, en disant que l’Ecole de Mars était destinée à soutenir,au 9 thermidor, le parti du triumvirat, donnerait à penser, si cettesupposition n’était pas absurde, que les conspirateurs avaient, dès lacréation du camp, adopté précisément cette journée pur lever le masqueet décimer la Convention.
(4) Notre habit, qui rappelait un peu par sa forme celui des sans-culottes écossais, portait des manches longues, médiocrementétroites, et se fermait sur la poitrine par des ganses de laineretenues sur chaque pectoral par trois boutons à la hussarde.Au-dessous de ces ganses paraissaient les deux extrémités d’une longuecravate de laine écarlate, qui n’embrassait que le derrière du cou dontle devant restait nu, ainsi que les clavicules. Aux épaulettes dont cethabit était dépourvu, on avait substitué deux fortes pièces blanches debuffle de forme presque elliptique, bordées d’une espèce de crète decoq en drap rouge. Ces deux pièces descendaient d’environ cinq poucesen avant des épaules, et autant par derrière, et rendaient beaucoupplus supportable, dans la marche, le tiraillement des bretelles duhavre-sac et du baudrier. Le gilet, de la forme de ceux qu’on appelleaujourd’hui gilets-schals, ne couvrait rien du cou et des clavicules,enfin le pantalon collant qui complétait ce costume était le même pourles différens corps d’armes, et les parties répondant aux surfacesintérieures de la cuisse et du mollet étaient garnies d’un cuir fortsouple, découpé sur les bords en larges dentelures. La seule différencequi régnait entre le costume des fantassins et celui des cavaliers,c’est que ces derniers, armés du bancal attaché en ceinturon, portaientla botte à la hussarde, tandis que les autres étaient chaussés dusoulier carré et de la demi-guêtre de toile noire. Le sabre, lepoignard ou l’épée, comme on voudra l’appeler, dont l’infanterie étaitarmée, rappelait exactement la forme de l’épée romaine. La gardeconstitutionnelle de l’infortuné Louis XVI en avait dit-on porté oudevait en porter de semblables. Parmi les ornemens de cette arme, onvoyait le bonnet phrygien en relief, et le niveau symbolique gravé encreux. Sur le baudrier en cuir noir on lisait en lettres jaunes : liberté, égalité. Entre ces deux mots, une plaque en cuivre, terribleallégorie, représentait au-dessous d’un niveau une épée à deuxtranchans comme les nôtres, horizontalement posée, et dominant unerangée d’épis dont un, s’élevant seul au-dessus des autres, tombaittranché par le fil supérieur de la redoutable lame. Au reste, je nesais ce que nous aurions pu, nous, trancher avec nos épées, car, bienque le gouvernement les eût payées horriblement cher, les fripons quiles avaient fabriquées semblaient avoir employé plutôt le plomb quel’acier dans la confection de nos lames. La giberne, qui nous servait en même tems de ceinture, était en cuir,et garnie de trente-deux petits étuis ou canons renfermant chacun unecartouche ; on y avait adapté deux sachets pour y déposer unsupplément de munitions, les pierres à fusil, le tourne-vis, letire-balle, etc. Cette ceinture était recouverte dans toute salongueur, de six à sept petits tabliers de basane, extérieurementgarnis d’une panne simulant la peau du léopard, et bordés par en basd’un large feston découpé de drap écarlate. A diverses époques, dontplusieurs sont encore assez récentes, on a tenté d’introduire danscertains corps cette espèce de ceinture qui, glissant à volonté autourdu corps, dispense le soldat de chercher, par derrière et à tâtons, sescartouches comme dans les gibernes ordinaires : on a dit-on maintenul’usage de ces dernières, comme plus commode et surtout moinsfatiguant. Je me rends difficilement compte de la justesse de cetteopinion, quand nous autres, jeunes gens peu accoutumés à la fatigue etpresqu’impubères encore, nous ne nous élevâmes jamais contrel’incommodité prétendue de cette partie de notre équipement.
(5) Les biographies ne l’ont honoré d’aucun article. Il était député dela Dordogne. Le Moniteur a estropié son nom en lui faisant voter lamort de Louis XVI, sous celui de Peussard.
(6) N’osant me montrer mécontent de ce nouvel habit, dont la couleurvert-fade ne me convenait pas, je le troquai le lendemain contre celuid’un des élèves de mon district.
(7) Né à Fiévent, département du Pas-de-Calais, en 1762.
(8) C’était cependant par le même mot que se trouvait désignée cetteconstruction dans la loi relative à l’organisation de l’école.
(9) Les aristocrates français étaient surtout le grand point de mirecontre lequel on cherchait à diriger notre colère. Je me souviens, à cepropos, d’avoir un jour vu avec indignation un instructeur exciter ungroupe considérable d’élèves contre des malheureux prisonniers des deuxsexes, passant entassés dans une charrette qui les dirigeait versl’antre sanglant du tribunal révolutionnaire. Ce misérable lespoursuivit long-tems du cri féroce à la guillotine ! que quelquesjeunes gens, en fort petit nombre, furent assez puérilement barbarespour répéter avec lui. Ce triste convoi venait du côté de la Normandie,où les arrestations commençaient à s’exercer avec une effrayanteactivité, à l’expiration du règne de la terreur. Le jour même du 10thermidor, une foule de suspects, habitans de cette province, et parmilesquels se trouvait, si ma mémoire ne me trompe, la duchesse deBeuvron, arriva dans Paris. Le sous-officier de gendarmerie commandantleur escorte, nommé De Lalonde, qui, vieillard vénérable, mourutquelques années après au Pont-de-l’Arche, ne pouvait se lasser de meparler de la figure effarée et de l’inintelligible et brutal murmure deFouquier-Tinville, qui paraissait, en lui signant sa décharge,poursuivi par la terreur de son propre et prochain supplice.
(10) Une partie du bois de Boulogne et la Porte-Maillot étaientcomprises dans l’enceinte du camp ; c’était là que se trouvait notrehôpital établi sous des tentes. Nos écuries, construites en planches,étaient adossées contre le mur qui clôt le bois du côté du nord.
(11)Dès le 16 messidor, Le Bas et Peyssard avaient écrit à laConvention, que le royalisme et l’aristocratie employaient tous lesstratagêmes imaginables pour nous démoraliser, que de l’argent nousétait offert, que de mauvais livres nous étaient distribués, quesurtout des craintes en tout genre nous étaient suggérées, en nousdisant, tantôt que nous serions transportés à la Guyane, tantôt qu’onnous ferait passer l’hiver sous la tente, etc., etc. « Au surplus,disait cette même lettre, une battue va être faite, et l’Ecole de Marssera bientôt délivrée des loups qui cherchent à la dévorer. » Enadmettant l’exactitude des faits que signalaient Le Bas et Peyssard,quels étaient donc ces loups auxquels s’adressait leur menace ?Apparemment des royalistes faisant partie de nos chefs ; car si, d’unepart, toute communication à l’extérieur du camp nous était interdite,de l’autre, comment des aventuriers se seraient-ils introduits dansnotre enceinte, à l’entrée de laquelle des conventionnels eux-mêmes sevirent quelquefois repoussés.
(12) Joseph Barra, né à Palaiseau, près Paris, n’avait que treize anslorsqu’il entra dans les troupes républicaines qui combattaient enVendée. Il s’était déjà distingué par des prodiges de valeur, lorsque,tombé dans les mains des rebelles, il fut massacré par eux, sur sonrefus obstiné de crier vive le Roi ! Les portraits de Barra lereprésentaient en uniforme de hussard. David reçut de la Conventionl’invitation de peindre la mort de ce jeune héros ; mais il n’exécutajamais ce tableau. Il en fit seulement, en prenant un de ses élèvespour modèle, la délicieuse esquisse dans laquelle il représenta lecorps de Barra entièrement nu et abandonné au pied d’un rocher.
(13) Agricole Viala, natif d’Avignon, mourut, dit-on, frappé par uneballe sortie du feu de mousqueterie dirigée sur lui par les royalistesmarseillais, au moment où cet adolescent venait de couper, à coups dehache, le câble qui retenait les pontons sur lesquels ces rebelles sedisposaient à passer la Durance pour marcher sur Paris. On attribuait àViala expirant, les mots qui suivent : Man pas manqua aquo. Es egaou :more per la liberta !  – « Ils ne m’ont pas manqué. C’est égal :je meurs pour la liberté ! » Ce qu’il y a d’héroïque dans l’histoired’Agricole Viala, fut démenti, en l’an III, par des Avignonais. LeMoniteur donne, dans une de ses feuilles, onze ans, et treize dans uneautre, à cet enfant, qu’on représentait vêtu d’une petite veste ronde,fort courte, et portant une hache sur l’épaule.
(14) Ce fut en apostrophant ainsi La Bretèche, qu’Elie La Coste accusace chef d’être une créature de Dumouriez, de Beurnonville, de Custines,et de s’être vendu à Wimpfen, dans le Calvados. A ces premières chargesBillaud-Varennes ajouta qu’indépendamment de sa conduitecontre-révolutionnaire dans la Belgique, ce même homme avait donné desmotifs de suspicion au Comité ; que Le Bas, il y avait environ quinzejours, était venu demander sa destitution, et que, quand il avait vu lecomité disposé à l’accorder, il s’y était opposé, et avait fait sonéloge.
(15) On ne nous eût certainement pas chargés d’exécuter seuls cettehorrible besogne, s’il est vrai, comme l’assurait Billaud-Varennes à laConvention, le 11 thermidor, que soixante mille personnes eussent étéégorgées la veille, si la conjuration de Robespierre et de sescomplices n’eût pas été déjouée.
(16) Déjà vingt-quatre autres députés avaient reçu la mission deparcourir les sections, que de leur côté les membres de la communeexcitaient vigoureusement à se ranger du côté de Robespierre.
(17) La Bretèche fut transféré dans la prison du Luxembourg, où lehasard le réunit à David et au digne abbé Jacques-Nicolas Dubusc, curéconstitutionnel du Pont-de-l’Arche, qui s’y trouvait encore détenu parsuite d’une mesure révolutionnaire. Ce bon prêtre, mon compatriote, meracontait que le général lui parlait de son infortune avec beaucoup defranchise et de naïveté. Je revis, pendant quelques instans, dans lecours de 1796, La Bretèche, que je reconnus facilement à son teintbasané, à sa belle tenue martiale, aux nombreuses balafres sur safigure, et à ses mains horriblement mutilées. Ayant échangé quelquesmots avec lui sur les événemens de la nuit du 9 au 10 thermidor : « Jesuis payé pour m’en souvenir, me dit-il, et tout ce qui m’arriva, danscette circonstance, je le dus à ce f…. gueux de Peyssard. »
(18) Un des incidens les plus curieux de cette séance, fut l’apparitionde Santerre, le général du 21 janvier 93, qui s’élança subitement à labarre, en s’écriant qu’il était victime de l’oppression du scélératRobespierre, que ses fers venaient d’être brisés, et qu’il n’aspiraitqu’au bonheur de continuer à se rendre utile à la patrie, n’importedans quel grade. Santerre fut invité aux honneurs de la séance.
(19) Les versions les plus variées couraient sur le fameux coup depistolet de Robespierre, même avant l’exécution de ce personnageéminemment historique, auquel l’opinion la plus commune, partagée parun grand nombre d’écrivains, fait honneur d’une tentative de suicide.Léonard Bourdon passa dans le tems pour l’avoir blessé de ce coup defeu, mais Méda, alors simple gendarme, et nommé baron de l’empire en1808, se déclare positivement auteur du même fait, dans son Précishistorique des Evénemens du 9 thermidor, écrit empreint d’un caractèrede vérité qui paraît lever toute espèce de doute à cet égard.
(20) Le nombre des individus suppliciés pendant ces trois jours, secomposait : Le 10 thermidor, de membres du Comité du Salut public, du tribunalrévolutionnaire, de chefs de la force-armée de Paris, et de onzemembres du conseil-général de la commune ; Le 11, de tous les membres du conseil-général de la commune, exceptéles nommés Boulanger et Sigas ; Le 12, d’individus (un seul excepté) ayant rempli les mêmes fonctionsque les condamnés de la veille. Le père d’un de mes jeunes camarades de l’Ecole de Mars mourut comprisdans ces terribles exécutions, et les cris de désespoir de son pauvreenfant nous brisèrent le cœur. Ce malheureux proscrit passait pour unhomme rempli d’excellentes qualités, et fut, comme beaucoup d’autrescondamnés, entraîné par la peur et la terrible influence qu’exerçaientles redoutables chefs du parti, sur les hommes indécis et faibles.Combien, dans ce nombre, en eût-on acquittés, s’ils eussent été jugésde sang-froid, et à la suite d’un procès régulièrement instruit etdébattu ! Un habile artiste, membre de la commune, le sculpteur Beauvallet, quej’ai particulièrement connu, ne sauva sa tête de l’épouvantableabattis, qu’en se blotissant dans les combles de l’Hôtel-de-Ville. Il yresta caché pendant plusieurs jours, sans boire ni manger, exceptéquelques bouts de chandelle et les graisses des pots à feu aveclesquels on illuminait l’extérieur de l’édifice. Après ce sale repas,disputé aux rats, Beauvallet n’avait pour boire qu’un peu d’eaucroupie, qu’il découvrit dans un vieux sabot de rémouleur.
(21) Chanez, que le Moniteur appelle Chanet, et désigne ensuite parson véritable nom, était encore attaché à l’état-major de la place deParis, lorsqu’il signa, le 18 novembre 1796, un ordre du bureaucentral, qui prescrivait d’arrêter tous les hommes marchant sanscocarde, et ceux qui portaient leur chevelure en natte retroussée.Nommé dans la suite général de brigade, Chanez servit en cette qualitédans l’armée, et mourut dans un âge déjà fort avancé, peu de tems aprèsavoir obtenu du premier-consul la retraite que le Directoire lui avaitdurement refusée.
(22) Il est vrai qu’un génie infernal semblait, je le répète, s’êtreinsinué dans le camp pour persuader aux jeunes gens qu’ils étaient desvictimes vouées à la trahison et au massacre. Lorsqu’on nous fit, je nesais plus trop dans quel dessein, creuser un trou immense au milieu ducamp, les élèves se disaient qu’ils creusaient la fosse commune où l’onentasserait nos cadavres. Auprès de ce trou, qui fut comblé, on en fitpratiquer un beaucoup moins vaste, pour recevoir le pied d’un mâtgigantesque, surmonté des attributs de la liberté. Ce mât s’abattit,dans les manœuvres de son érection, sur un malheureux charpentier, pèred’une nombreuse famille. Nous nous trouvions en ce moment, un de mescamarades et moi, si près de ce pauvre homme, que sa cervelle rejaillitjusque sur nos bottes.
(23)  Le cercueil de Mirabeau, attaché par des cordes, futentraîné dehors par deux hommes à mine sinistre, qui paraissaient deschiffonniers dans leur plus grand négligé.