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LAQUÉRIÈRE, Eustache de (1783-1870) : Revue rétrospective rouennaise : Coupd’œil sur les usages, les habitudes et les mœurs de nos pères.-ARouen : Chez tous les Libraires, 1853.- 47 p. ; 21,5 cm.

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (27.V.2016)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/
Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe (même fautive)et graphie conservées.

Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 1498).


REVUE

RÉTROSPECTIVE

ROUENNAISE.

COUP D’ŒIL SUR LES USAGES, LES HABITUDES ET LES MŒURS
DE NOS PÈRES,

PAR

Eustache DE LA QUÉRIÈRE,

Membre de Société Nationale des Antiquaires de France,
de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen,
de la Société libre d’Émulation de la même ville,
etc., etc.


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AVANT-PROPOS

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Placé, par la date de notre naissance, entre les traditions d’unesociété à son déclin et l’avénement des principes qui, en 1789,ouvrirent à la France une ère nouvelle, nous avons pu apercevoir encoreles derniers reflets du dix-huitième siècle, en même temps que nousvoyions naître et grandir notre société actuelle.

Nous avons donc été témoin des changements qui se sont opérés, depuisplus de soixante ans, dans nos mœurs, dans nos habitudes, dans noscostumes, dans notre langage, etc.

En voyant ainsi disparaître toutes les anciennes coutumes de notre payset s’effacer les traits les plus caractéristiques des mœurs de nospères, nous avons senti se réveiller en nous notre ardeur d’antiquaire.Les vieux usages ne sont-ils pas de notre domaine aussi bien que les vieilles maisons ?

Fidèle à nos antécédents, nous nous sommes empressé de recueillir lesrares débris du passé. Faisant appel à la mémoire de quelquesvieillards qui étaient restés des types vivants d’un autre âge, etguidé par nos propres souvenirs d’enfance et de jeunesse, nous avonsessayé de recomposer, aux yeux de la génération présente, le tableauanimé des hommes et des choses d’autrefois. Telle est la pensée quinous a fait entreprendre cette Revue rétrospective.

Nous réclamons l’indulgence de nos lecteurs pour cet opuscule, écritsans aucune prétention de notre part, qui n’était point destiné à voirle jour, mais que nous avons osé publier, dans la seule vue d’êtreagréable et utile à nos concitoyens, en leur offrant quelques termes decomparaison entre le temps présent et le temps passé.


REVUE

RÉTROSPECTIVE

ROUENNAISE.

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Antérieurement à notre grande Révolution de 1789, la population aiséede la ville de Rouen se composait de la noblesse d’épée, de la noblessede robe, du haut commerce et de la bourgeoisie.

La suppression, par l’Assemblée Constituante, des charges et duParlement, a amené peu à peu la retraite de la noblesse dans ses terresou à Paris. Plusieurs de ses hôtels sont devenus des pensionnats, mêmedes maisons à boutiques. Le haut commerce, affaibli par les pertesconsidérables qu’il avait faites à l’époque de la Révolution et surtoutpar la concurrence de la place du Havre, n’a pu se relever de ceséchecs. Nous avons vu tomber ou s’éteindre successivement presquetoutes nos grandes maisons de négociants. Celles, en bien petit nombre,qui ont résisté à cette longue crise commerciale, sont alléestransporter leurs établissements au Havre. Nous ne pouvons plus queformer des vœux pour que l’amélioration de la Basse-Seine vienne rendreà notre ville l’importance maritime qu’elle avait autrefois.

Il ne reste donc plus aujourd’hui à Rouen qu’une seule classe decitoyens dans laquelle se confondent les autres, la bourgeoisie,composée d’hommes riches vivant de leurs revenus, en petit nombre ; demanufacturiers ou fabricants, de négociants traitant avec ceux-ci, soitpour leur vendre des matières premières, soit pour leur acheter leursproduits, et enfin, de marchands tenant magasin ou boutique.

Dans une ville aussi essentiellement, aussi exclusivement livrée aucommerce que Rouen, les beaux-arts et la littérature doivent avoir etont, en effet, peu d’adeptes. Le temps manque à ceux qui auraient enviede se livrer à leur culture. La concurrence, une concurrence effrénée,agit sur l’activité des commerçants au-delà de toute mesure. Les gainsétant proportionnellement très faibles, il faut faire des massesd’affaires pour trouver, en retour de ses longs et incessants labeurs,un bénéfice raisonnable. Alors on travaille sans relâche, le jour, lanuit, même les jours fériés, au risque d’altérer sa santé et d’abrégerson existence. Ce que nous venons de dire s’applique surtout auxnégociants-commissionnaires en rouennerie.

Il est dans la nature de l’homme d’affectionner les objets qui lui ontcoûté le plus de peine. Si une mère a un faible pour un de ses enfants,c’est pour celui qu’il lui a fallu entourer de plus de soins. Ne soyonsdonc pas surpris si beaucoup de gens sacrifient au dieu qu’ils ont rêvétoute leur vie ; pour eux, tout se résume par de l’argent, beaucoupd’argent, immensément d’argent ; non pas de l’argent pour en user, maisde l’argent, trop souvent, pour en faire l’objet d’une sorte de culte ;de l’argent pour en augmenter la masse sans cesse ni trêve, et jusqu’àla mort.

Les Harpagons d’aujourd’hui sont d’autre sorte que ceux du temps deMolière. Plus de cassette, plus de coffre-fort : le coffre-fort nerapporte rien. Sans doute, la vue de l’or réjouit très agréablementleurs yeux ; mais ils sacrifient aisément cette jouissance au plaisirde convertir leur trésor en valeurs de portefeuille ou en immeubles,dont les revenus accumulés finiront par doubler, par tripler leurcapital.

A présent, tout se mesure sur le produit.

Dans les grandes villes, on remplace les magnifiques hôtels dudix-septième et du dix-huitième siècle par des maisons à boutiques ;dans les campagnes, on démolit les châteaux, on démembre les bellesterres, le tout pour avoir plus d’argent. Oh ! la science du bonhommeRichard a fait des progrès, mais ce n’est point malheureusement parmila classe des ouvriers et des artisans, à qui Franklin adressait plusparticulièrement ses conseils.

Les vers si connus de Boileau :

    L’argent, l’argent, l’argent, sans lui tout eststérile ;
    La vertu sans l’argent est un meuble inutile,

acquièrent de nos jours une plus grande vérité d’application. Dans lemonde, s’il se présente un étranger, la première question que l’ons’adresse est celle-ci : Est-il riche ? S’il a beaucoup d’argent, s’ilest trois ou quatre fois millionnaire, vous voyez aussitôt nosadorateurs du veau d’or s’empresser autour de lui ; mais s’il est peufavorisé de la fortune, eût-il d’ailleurs toutes les vertus et tout lesavoir en partage, il est accueilli avec la plus complète indifférence.

Dans les villes de fabrique ou de commerce, il règne généralement unton rogue et dédaigneux qui décèle le parvenu.

On se prend alors, malgré soi, à regretter le temps où la noblessefrançaise donnait à l’Europe entière des leçons de bon ton et degalanterie.

Les gentilshommes d’autrefois joignaient à la distinction des manièresune politesse exquise, et ne croyaient point déroger en se montrantaffables et bienveillants à l’égard de tout le monde, même envers ceuxque leur naissance et leur fortune avaient placés le plus au-dessousd’eux. Combien notre aristocratie d’argent est loin de valoir, sous cerapport, l’ancienne aristocratie nobiliaire !

Paris ne doit pas être enveloppé dans l’anathème que nous avons lancécontre les villes de commerce ou de fabrique en général. En effet, danstous les rangs de la société parisienne vous retrouvez, à un degré plusou moins élevé, cette affabilité et ce commerce facile qui fontl’agrément et le charme de la vie. Ici, la courtoisie, les égards, lesprévenances sont monnaies courantes ; ce qui contraste fort avec lesfaçons tant soit peu tudesques de certains provinciaux.
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Le caractère attribué de temps immémorial aux Normands existe encore, àn’en pouvoir douter. Toutefois, nous pensons que ce caractère s’est enpartie effacé. Du moins, il est certain que, par suite du contact despopulations et des progrès du commerce et de l’industrie, il s’estgénéralisé au point qu’on peut dire qu’il y a des Normands par toute laFrance.

Mais ce qui, à son honneur singulier, appartient en propre à laNormandie, c’est cet esprit de sagesse et de modération qui la feratoujours reconnaître pour le pays de sapience par excellence. LeProvençal agit, puis chez lui vient la réflexion, trop tard souvent. LeNormand, lui, réfléchit avant d’agir. Aussi, rarement se laisse-t-ilentraîner par cette prédominance de l’imagination sur la raison, del’action sur la pensée. C’est ainsi qu’on l’a vu, dans les phasesdiverses de notre première Révolution, se conduire toujours avec unegrande prudence, se hasardant rarement et n’agissant pour ainsi direqu’à coup sûr.

Le monde entier sait que la franchise n’est pas la vertu familière duNormand. Il y a longtemps qu’on lui impute le défaut de ne pouvoir direni oui, ni non, ni nenni. Si vous demandez à un paysan cauchois, parexemple, comment il trouve telle denrée, tel objet quelconque, d’unequalité vraiment supérieure, constamment il répondra par cette phrasetrès équivoque : Ce n’est pas mauvais. Jamais vous ne pourrez luiarracher un véritable éloge, comme s’il y eût quelque danger pour lui àlaisser échapper son secret contentement, même dans une affaire où sesintérêts ne sont point en jeu.

On dirait qu’ayant voué au trafic tous les instants de sa vie, il sesoit fait une loi de ne jamais laisser pénétrer le fond de sa pensée.

Jamais le paysan cauchois n’ira directement à son but, ne traiterafranchement une affaire. Vous le verrez toujours biaiser, prendre unlong détour, sonder le terrain avec précaution pour ne pas s’aventurer; enfin, n’aborder le sujet qui l’amène qu’après avoir épuisé tous lesmoyens de vous mettre sur la voie d’entamer, vous le premier, laquestion qui l’intéresse et à laquelle il vous laissait venir sipatiemment, si cauteleusement.

Pour tout dire, ce manége n’est pas employé seulement par des espritsincultes, il est dans les allures, dans les habitudes du pays et de laprovince en général. Aussi les Normands passent-ils à juste titre pourgens très fins, très habiles et très subtils à l’endroit de leursintérêts.
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Le Rouennais tient à la fois du Normand et de l’habitant des grandesvilles ; ce qui le caractérise, c’est un grand amour de l’épargne.

Ce n’est pas à dire qu’il ne se mettra pas quelquefois en frais. On leverra même, à l’occasion, déployer un grand luxe, non point par goûtassurément, mais par ostentation, pour se rendre considérable, ou parvanité, pour ne pas faire moins qu’un autre. Mais les habitudes deparcimonie sont tellement enracinées chez lui, que si, à propos d’unedépense même assez faible, il peut retenir quelques écus, il n’hésiterapas à le faire, dût-on en gloser.

Ce travers d’esprit résulte principalement du genre de commerce qui l’aoccupé une grande partie de sa vie. A Rouen, peu de fortunes sont néesdu hasard, c’est-à-dire d’heureuses spéculations ; elles sont presquetoutes le produit d’un labeur soutenu, persistant, pénible ; lerésultat d’économies prises non seulement sur le plaisir, mais encoresur les besoins journaliers et ordinaires de la vie. Faut-il doncs’étonner si l’artisan d’une fortune si chèrement acquise laisseapercevoir, en toutes circonstances, cet amour de l’épargne quicontribua à créer son opulence ?

Il est à considérer qu’à part un fort petit nombre d’anciennes maisonsde commerce, celles qui existent aujourd’hui à Rouen ont pour originedes individus venus de tous pays, mais principalement des diversesparties de la Normandie, du pays de Caux surtout, lesquels n’avaientguère plus de savoir que d’argent lorsque leurs parents les ont lancéssur notre ville, où ils se sont casés chacun selon son aptitude.

Il y a soixante ans, il existait à Rouen ce qu’on appelait le hautcommerce. Cette aristocratie du négoce se composait non pas seulementde riches commerçants, mais de négociants trafiquant outre-mer,d’armateurs, de spéculateurs, de banquiers, tous entourés d’uneconsidération que commandaient leur position sociale, leur éducation etleur probité. Ces négociants haut placés se targuaient parfois de leursupériorité et traitaient avec dédain leurs confrères en sous-ordre.Aussi disaient-ils, en parlant du commerce des négociantscommissionnaires en rouennerie, que c’était le pont aux ânes. Il estvrai que le négoce auquel ils se livraient exigeait des connaissancesétendues et approfondies sur le change des monnaies, sur les mesures etles poids étrangers ; il exigeait, en outre, l’étude des langues, etc.

Ce haut commerce existait encore en 1802, lors de la paix d’Amiens,quoique fort amoindri par suite de l’écroulement de beaucoup defortunes, ruinées par la perte des colonies, par les assignats, lemaximum, et bien antérieurement par la concurrence de la place du Havre; mais à la paix générale qui suivit le fatal désastre de Waterloo, lenombre des maisons de commerce de premier ordre, à Rouen, se trouvaréduit à un fort petit nombre, et aujourd’hui il n’y en a pour ainsidire plus.

Quant aux fabricants de rouennerie et aux teinturiers, c’étaientpresque tous des ouvriers sans éducation et sans instruction.

Maintenant il n’y a guère à Rouen que des marchands et desmanufacturiers. Ceux-ci, bien loin d’être, comme autrefois, des gensignorants et grossiers, sont, au contraire, des hommes souvent fortinstruits, et aussi recommandables par leur urbanité que par les autresqualités qui distinguent l’homme bien élevé.
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Depuis bien longtemps, il est reconnu que ce n’est pas dans notre paysqu’il faut aller chercher des exemples de bon langage ; de langage pur,correct, élégant, tant sous le rapport de la phraséologie que souscelui de l’accent ou du mode de prononciation. Mais, en aucun lieu dela Normandie, peut-être, cette incorrection du langage, ce mauvaisparler, ce mauvais accent, je dirais presque ce mauvais ton,n’apparaissent plus que dans la capitale de cette ancienne province. Ily avait autrefois dans notre ville une classe du peuple appelée les purins, laquelle avait fait élection de domicile dans le quartier deMartainville, sur les paroisses Saint-Maclou, Saint-Vivien etSaint-Nicaise. Là, était le type primitif, original, du parler généraldes habitants de Rouen. Ce parler détestable que nous nous rappelonsavoir entendu, dans notre jeune âge, dans la bouche de vieillardsappartenant à la haute magistrature, à l’ancienne noblesse, seretrouve, dans sa pureté native, chez les crieurs de contre-marques,qui vous écorchent les oreilles par leurs cris gutturaux : Qu’est-cequi veut un parterre ? ou chez ces officieux commissionnaires etcicérones que l’on est toujours sûr de rencontrer sur ses pas à ladescente des voitures publiques, des bateaux à vapeur, et auxdébarcadères des chemins de fer, et qui vous importunent incessammentpar cette question adressée d’une voix caverneuse : Avez-vous de quoià porter, not’maître, not’bourgeois ?

A présent, toutes les personnes qui ont reçu de l’éducation n’ont plusune prononciation aussi désagréable ; toutefois il est resté dans lamasse de la population un grasseyement particulier, une certaineinflexion de voix dans les finales ; que l’on reconnaît pour appartenirà la Normandie en général et à la ville de Rouen en particulier. LesBas-Normands appuient sur l’antépénultième syllabe, et lesHauts-Normands sur la pénultième.

Dans un léger écrit, demi-plaisant, demi-sérieux (car il semble, ditMarmontel, que depuis la scène du Bourgeois Gentilhomme on ne puisseplus traiter sérieusement de sujet relatif à la prononciation), nousnous sommes permis de mettre en lumière les incorrections, les vices,non de langage à proprement dire, mais de prononciation, de prosodie,de nos compatriotes (1).

Mais ce que nous avions prédit il y a vingt-cinq ans est arrivé : lelangage s’est épuré ; le ton et les manières ont pris plus dedistinction, résultat inévitable du mélange et de la fusion des autrespopulations avec la nôtre, de la fréquentation de la capitale et de lamultiplication des voyages.

Le mauvais langage disparait aussi peu à peu dans le pays de Caux. Unepersonne bien élevée ne dirait plus à Yvetot, par exemple, une vointure (voiture), ne prononcerait plus désagréablement du nez(défaut aussi général dans ce pays que le grasseyement à Rouen, et nousajouterons au Havre) les voyelles nasales des mots point, soin,besoin, fin, lapin etc. Il en sera de même, à n’en pas douter, desprononciations vicieuses, l’ssive (lessive), ruiss’le (ruissèle),et autres qui disparaîtront, ainsi que semblable suppression de l’e,qui passe encore inaperçue des Normands les plus instruits sur lalangue française, lesquels prononcent cach’te, fur’te, épouss’te,empaqu’tte, au lieu de cachète, furète, époussète, empaquette.

La trivialité du langage, à Rouen, peut s’expliquer par l’existencedepuis des siècles, de manufactures au sein même de la ville, et parles rapports de chaque instant des maîtres avec leurs ouvriers.

Il en est à peu près de même encore aujourd’hui dans toutes les villesde fabrique, où le ton général laisse beaucoup à désirer, mêmequelquefois celui de ce qu’on est convenu d’appeler la bonne société,sous le rapport de la courtoisie, de la grâce des manières et de ladouceur de la voix.

Il semblerait qu’une colonie de Rouennais serait venue originairements’établir au Havre, tant il y a d’analogie dans la manière de parler deces deux villes : même grasseyement, même accent, outre l’accentgénéral commun aux Normands.

Dans toute la Normandie, vous ne trouverez nulle part, à un degré aussiélevé, ce ton honnête, poli, affectueux, des habitants du Perche, de laBeauce, de l’Orléanais, du Blaisois, de la Touraine, etc., cette douceémission de la parole, si agréable surtout chez les femmes de ces pays.

Chez nous, le peuple est rude dans son langage comme dans ses manières.On précipite ses paroles, on les jette, pour ainsi dire, au nez de soninterlocuteur, en élevant haut la voix avec une sorte d’impatience.

A Rouen, comme dans d’autres villes, les marchands sont devenus, depuistrente ou quarante ans, beaucoup plus prévenants, beaucoup plus poliset engageants. Leur intérêt bien entendu les porterait à se montrerainsi, s’ils n’y étaient pas naturellement conduits par leur éducationet par leurs relations avec les personnes bien élevées.

Il n’est pas jusqu’aux poissardes dont l’ignoble langage n’ait subi denotables améliorations depuis quarante ans. Il est vrai que la police amis un frein à leur intempérance de langue, et si elles se permettentencore quelques criailleries, ce ne sont plus de grossières injurescomme autrefois.

Nous terminerons cet article par une remarque importante : c’est que,dans les lycées, dans les colléges et autres maisons d’éducation, onapprend tout aux jeunes gens, tout, excepté à bien parler et à bienlire. C’est d’eux-mêmes qu’ils se forment à ces sciences. Faut-ils’étonner qu’il y en ait si peu qui les aient acquises ?
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Les changements opérés à Rouen dans la construction, dans ladistribution de nos maisons et dans leur décoration, où le plâtre joueaujourd’hui un si grand rôle, datent de quatre-vingts ans à peu près.C’est l’époque où le Théâtre-des-Arts fut construit, ainsi que lesmaisons qui l’environnent, lesquelles alors durent frapper agréablementdes yeux accoutumés à la tristesse et à la pauvreté de façadescomposées de bois peint en couleur ardoise avec plâtre entre lescolombages, ou entièrement revêtues d’ardoise.

On imagina alors de plâtrer entièrement les parois extérieures dequelques maisons de bois, pour leur donner, par ce moyen, l’apparencede la pierre ; on revêtit aussi de plâtre les maisons bâties debriques. De ce moment jusqu’à la Révolution de 1789, un certain nombrede maisons furent bâties avec talent et avec goût. Elles sont biensupérieures à celles que l’on a construites depuis, y compris mêmebeaucoup de celles que l’on élève sous nos yeux avec la prétention defrapper les regards du vulgaire par un grand fracas d’ornements placésà tort et à travers, sans mesure comme sans raison.

Ce n’est pas que nous repoussions l’usage moderne de décorer lesfaçades que l’on avait laissées nues pendant quarante années ; mais ilfaudrait que ces décorations fussent appliquées  avec discernementet avec goût, et malheureusement le bon goût n’est l’attribut que d’unpetit nombre d’hommes véritablement éclairés. Il est dur pour un enfantde la cité d’être obligé d’en convenir, quoique la ville de Rouen soitplacée aux portes de Paris, tout près du centre des arts et de lacivilisation, on l’en croirait éloignée de mille lieues sous le rapportdu goût et de la science dans l’art de bâtir.

Bordeaux, par exemple, renferme des talents de plus d’un genre. Iloffre, dans ses constructions publiques et particulières, un art et ungoût épuré qu’assurément Paris ne répudierait pas. Nous en dironsautant de beaucoup d’autres villes de France. Pourquoi donc faut-ilque, par une fatale exception, Rouen, dont les anciens monumentspublics et quelques vieilles constructions privées encore debouttémoignent de la splendeur dont les arts y brillèrent aux temps passés,se trouve, depuis cinquante ans, la proie de l’ignorance et del’incapacité ?

Une remarque à faire, c’est que tous les lieux qui avoisinent Rouen nesont pas mieux partagés que cette ville sous le rapport des bâtisses ;et cela se conçoit. Les vallées de Déville et de Maromme, Darnétal,Elbeuf, sont sous la fâcheuse influence du chef-lieu du département.Nous en dirons autant d’Yvetot, de Neufchâtel, etc.

Mais le Havre, à son tour, exerce son action dans un certain rayon,action beaucoup plus favorable à l’art en général.

Pour l’homme éclairé qui a voyagé en observateur, Rouen, ville depremier ordre, est au-dessous de certaines villes de troisième et dequatrième ordre. Tout y est marqué au coin de la mesquinerie et de lasordidité. A une maison bâtie en pierres de taille on ne reculera pasdevant la pensée de donner une corniche en plâtre ; cela se fait tousles jours. Il serait naturel qu’une maison de briques eût sa cornicheégalement en briques ; non : c’est encore de plâtre que sera fait lecouronnement. Et ce sont non seulement des bâtisseurs spéculateurs quiagissent ainsi, mais encore des propriétaires, et des propriétairessouvent fort riches. Nous ne finirions pas, s’il nous fallait parler endétail de leur lésinerie anti-artistique, ou de la courte vue  etdu peu de goût de leurs soi-disant architectes ; qu’il nous suffise dedire que s’ils ont à bâtir une maison bourgeoise à deux étagesseulement, ils feront ces étages tous aussi courts, tous aussi écrasésque s’ils dussent en élever quatre ou cinq. Tout, dans leursconstructions, est estropié à plaisir. Aussi, vous ne voyez que porteset fenêtres bâtardes. Les principes les plus élémentaires sontméconnus. Par exemple, vous ne trouverez pas une fenêtre qui ait, àl’étage le plus distingué, deux fois à deux fois et demi sa largeur enhauteur, à partir de l’appui d’un mètre. Vous n’en trouverez même pasune qui ait en hauteur le double de sa largeur.

Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que l’administration ne paraît pascomprendre davantage l’état d’infériorité et de dégradation dans lequelse présente chez nous ce bel art de l’architecture. Les constructionspar elle commandées, nous sommes fâché de le dire, n’ont pas uncaractère plus intelligent et plus grandiose. Il semble qu’il ne soitpas possible d’avoir des idées plus élevées que le commun des hommes aumilieu d’une grande ville, la quatrième de France après Paris, où,excepté quelques monuments civils et religieux, tout semble avoir étévu à la loupe, parce que tout y existe en raccourci : petites rues,petites places, petites maisons, petites boutiques. Ajoutez quel’esprit de lucre et d’économie domine la masse des habitants, mêmeceux qui, par leur position ou leur état, sont tout-à-fait éloignés desopérations mercantiles, tant l’exemple est contagieux, et vousconviendrez qu’en vérité il faudrait un miracle pour que de telséléments il sortît de grandes, de belles et nobles choses en fait d’art.

Autrefois dans la classe aisée, chacun habitait seul sa maison, sispacieuse qu’elle fût. Les nobles avaient tous leur hôtel. Une famillejouissant de quelque fortune aurait eu de la répugnance à partager sonlogis avec des étrangers.

Aujourd’hui, des personnes même fort riches ne font aucune difficultéd’admettre chez elles des locataires.
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Il y a cinquante ans, à part les demeures de quelques richesparticuliers, le luxe intérieur des maisons bourgeoises était assezmédiocre. Beaucoup de ces maisons avaient conservé leurs ameublementsdes temps de Louis XIII et de Louis XIV, ainsi que leurs sombrestentures de tapisseries représentant des arbres, des plantes, desoiseaux, etc.

Le meuble le plus distingué était fait de bois de noyer, couvert develours d’Utrecht, de velours de soie, ou encore d’étoffes de soiebrochées ; chaises, fauteuils, bergères et canapé, composaientl’ameublement d’une pièce.

Une glace en deux morceaux sur la cheminée, une autre plus étroiteentre deux croisées, appelée trumeau, placée au-dessus d’une table demarbre portée sur une console de bois doré ; une pendule sur lacheminée ; des bronzes (rarement), des attaches pour bougies et unfoyer en cuivre doré ; des portraits de famille : voilà en quoiconsistait, à Rouen, un salon ou appartement bourgeois. On disaitappartement ou salon indifféremment ; le mot salon seul est resté. Lachambre à coucher du maître et de la maîtresse était meublée avec lamême simplicité. Le lit de bois de chêne était surmonté d’un ciel carréde la grandeur de la couche. Le ciel ou baldaquin était fixé au plafondou supporté par quatre colonnes. Ciel, couche et ruelle étaient garnisd’étoffe de laine le plus souvent de couleur verte ; les rideauxétaient pareils.

Toilette en plaqué de bois de rose, commode de même bois, chiffonnieret secrétaire en noyer ; glace sur la cheminée, grand miroir avec cadrede bois sculpté d’ornements et doré, tel était à peu près l’inventairedes chambres de maître.

Dans la salle à manger, on voyait souvent une niche avec son poêle, et,pour orner les murs, des gravures.

Aux fenêtres, des rideaux de soie, mais plus ordinairement de simplesrideaux de siamoise blanche, sans franges ni garnitures, étaientsuspendus à des tringles de fer au moyen d’anneaux de cuivre ; point depatères, etc., etc.

Les solives ainsi que les sommiers, partout apparents, étaient peintsau blanc de chaux ; les murs lambrissés, ou couverts de toile impriméeou peinte à l’huile. Les papiers peints ne furent généralement employésque plus tard.

Les chambranles de cheminée étaient en pierre ou en plâtre-pierre,rarement en marbre. Dans les belles pièces, on voyait des dessus deportes peints, et, dans les chambres, des dessus de glaces égalementpeints et représentant des scènes galantes.

L’aire basse des pièces était couverte d’un plâtre durci au moyen d’unecertaine manipulation, et sur lequel étaient tracés des dessins diverset presque toujours de couleur noire, ou bien de simples carrés imitantle carreau de pierre ; quelquefois l’aire était planchéiée ; onréservait le parquet pour les pièces d’apparat.

La cage de l’escalier et les parois des murs intérieurs n’étaient pointplâtrés comme aujourd’hui sur toute leur surface, et laissaientapercevoir les membrures des diverses parties de la charpente avecleurs ressauts, ainsi que le plâtre qui en garnissait les vides.Seulement, le tout était blanchi à l’eau de chaux, tandis que sur lesmurailles extérieures le bois était peint en couleur gris ardoise et leplâtre en blanc. Cet usage des pans de bois existants sur la voiepublique est peu pratiqué à présent, la police municipale l’ayantproscrit ; mais il est encore suivi dans quelques localités : parexemple, à Yvetot, ce qui donne aux maisons de cette ville un aspectfort triste.
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Jadis et jusqu’à la fin du siècle dernier, toutes les boutiques,excepté celles de quelques gens d’état, tels qu’horlogers, orfèvres,apothicaires, limonadiers, etc., étaient ouvertes à tous vents.

Très anciennement, elles étaient défendues par un mur à hauteur d’appuien maçonnerie, couronné d’une assise de pierre aux bords arrondis, ettraversée dans sa longueur par une rainure sur laquelle on glissait lesais servant de clôture. Une boutique de ce genre existe encore dans larue de la Grosse-Horloge, au coin de la rue Ecuyère.

Depuis, sous le règne de Louis XV, ces boutiques furent dégagées deleurs portes et de leurs murs d’appui, et entièrement ouvertes du hauten bas. Sur le devant, à l’un des côtés, on voyait un comptoir, et àl’autre côté, en face, un banc appelé la forme (fourme), accompagnéde la selle (seule), espèce d’escabelle percée, à son milieu, d’uneouverture par laquelle on passait la main pour pouvoir la transporterplus aisément ; à l’une des extrémités de ce banc s’élevait un despieds, comme pour servir d’accoudoir au bourgeois, qui s’y reposait deses travaux en attendant les chalands. Ces boutiques se fermaient parune solide devanture en bois de chêne, composée de plusieurs portesavec moulures, réunies par des charnières, se déployant, soit enentier, soit par moitié, à droite et à gauche de la boutique. Desenseignes, brochées sur de grands morceaux d’étoffes, tapissaient cesespèces de lambris. C’est ainsi que les magasins des drapiers et autresmarchands de tissus de la Grande-Rue étaient disposés il n’y a pas plusde trente ans. On peut encore en juger par ceux des marchands des ruesdu Change, de l’Epicerie, etc., qui sont restés en arrière du mouvementgénéral.

Comme on était exposé à toutes les intempéries de l’air et des saisons,dans l’hiver, un cagnard ou grand réchaud, placé sur le comptoir ousur une table, servait au bourgeois et à ses garçons de magasin, etune écuelle de terre, aussi remplie de braise, réchauffait les doigtsengourdis de la bourgeoise et de sa fille de boutique. Dans lesderniers temps, un châssis vitré, entourant le comptoir de deux côtésseulement et ouvert par en haut, vint, par grâce singulière, garantirces dernières des trop grandes rigueurs du vent et du froid.

Ces boutiques n’avaient point, assurément, le confortable auquel noussommes habitués à présent ; toutefois, il est certain que la santé deces braves marchands et de leurs commis, se battant les flancs lorsquele froid sévissait trop fort, était infiniment moins compromise quecelle de ces négociants et de leurs employés, de leurs dames etde leurs demoiselles de comptoir dans leurs magasins si bien clos,si bien chauffés aujourd’hui, dont l’air, presque jamais renouvelé, estconstamment à l’état de décomposition et chargé de miasmes. Au moins,les premiers respiraient l’air ambiant, et leur robuste tempéramentn’était pas exposé à dépérir.

C’est dans les dernières années du dix-huitième siècle, sous leDirectoire, que parut à Rouen la première boutique fermée à grandscarreaux de vitres et décorée dans le nouveau goût qui régnait à Paris.Cette boutique, dont l’enseigne était : au Singe Vert, appartenait àune maison située dans la rue Grand-Pont, entre la rue aux Ours et larue du Fardeau. Des boutiques semblables se montrèrent peu à peu, et,dix ans après, on en voyait un grand nombre, dans les rues des Carmeset Grand-Pont, éclairées le soir à la lampe nommée quinquet ; car,auparavant, les boutiques et magasins étaient éclairés par deschandelles placées dans les verres cylindriques, pour que le vent neles éteignît pas, ou seulement dans des lanternes ordinaires.

Mais ce luxe ne suffit plus ; d’autres fermetures plus riches vinrent,il y a quinze à vingt ans, remplacer celles-là.

On augmenta une seconde fois la dimension des vitres, qui furent alorscontenues dans des montures de cuivre. Le nom du marchand seul futinscrit en lettres de relief de cuivre sur une tablette de même métalposée à plat sur l’appui des vitrages, et descendue jusqu’à 33centimètres (environ un pied) du sol. Ce luxe tout nouveau ne tarda pasà être dépassé lui-même par tout ce qu’on peut imaginer de pluséblouissant et de plus magique. Paris donna l’exemple, et fut imité,quoique de loin, par la province. Maintenant, des glaces de la plusgrande dimension ont remplacé le verre ; on en met partout, auxboutiques et même aux fenêtres des maisons neuves.
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Ce n’est guère que dans les dernières années du règne de Louis XV queles cafés commencèrent à être en usage à Rouen (2). Les premiers quiparurent à cette époque furent : le café de Salvanel, qui étaitfréquenté par les officiers de la garnison et qui était situé dans larue des Carmes, en face de l’hôtel Vatel, mais plus bas, et le caféde Paris, rendez-vous ordinaire des procureurs au Parlement et autresgens de loi, situé aussi rue des Carmes, à côté de l’hôtel de France.Bientôt d’autres établissements du même genre s’ouvrirent, entr’autresle café de la Comédie, contigu au grand théâtre actuel, le café de la Crosse, celui qui est encore situé rue Grand-Pont, au coin de la rueaux Ours, etc., etc. Auparavant, on ne connaissait que les cabarets.

Successivement, les limonadiers ou cafetiers se sont multipliés àtel point, qu’on les compte aujourd’hui par centaines.

On dépense souvent des sommes énormes à décorer les cafés et lesrestaurants. Les plus beaux marbres couvrent les tables et lescomptoirs, et revêtent intérieurement, et même extérieurement, lessocles en pierres. Les plafonds, offrant des caissons de formesdiverses, avec des culs-de-lampe à leurs points d’intersection, sontsplendidement sculptés, peints et dorés ; ce ne sont que dorures etglaces à tain, dans lesquelles l’éclairage au gaz répète à l’infinitoutes ces richesses éblouissantes ; c’est vraiment de la féerie.

Les restaurateurs et les hôteliers étalent complaisamment leursappétissants comestibles dans des montres tout ornées de glaces et demarbres, au milieu de bassins d’où l’eau jaillit, charmants colifichetsbons pour amuser les enfants et qui attirent la foule des oisifs.
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A toutes les époques de notre histoire, on voit que nos pères ont variéles heures de leurs repas. En 1789, dans la ville, on déjeunait à huitheures du matin, on dînait à midi, on faisait la collation de quatre àcinq heures (les enfants et les jeunes gens principalementcollationnaient, ainsi que les ouvriers), et l’on soupait à neufheures. Les repas de cérémonie se donnaient de préférence au souper, etl’on jouait une heure ou deux avant de se mettre à table.

Cette distribution des repas était observée (3) dans toutes les classesde la société, dans les maisons religieuses et dans les pensionnats.Les gens du monde étaient plutôt en arrière qu’en avance de ces heures.Peu à peu, on a reculé l’heure du dîner ; de là sont venus lesdéjeuners dits à la fourchette, lesquels ont remplacé le frugaldéjeuner d’un morceau de pain blanc accompagné d’un verre de vin oud’un grand verre de cidre, ou bien de pain et de fromage, de beurre etde fruits, suivant la saison. Le chocolat et le café au lait étaientréservés pour les personnes délicates.

A mesure que le dîner a été retardé, le déjeuner est devenu plussubstantiel, et le souper, repas des réunions intimes, s’est trouvéinsensiblement annulé.

Sous la République, on dînait à deux ou à trois heures ; sous l’Empire,à quatre ou à cinq heures ; sous la Restauration et sousLouis-Philippe, à cinq heures et à six heures. Aujourd’hui, on dîne àsix heures, et même à sept heures dans les repas d’étiquette. Ondéjeune à onze heures et à midi. Ce déjeuner est un repas comme ledîner du temps de Louis XV, moins la soupe et le bouilli, qui figurentseulement au repas du soir. Mais ne faire deux repas trop distancésl’un de l’autre, trop copieux, par conséquent, c’est détruire sonestomac, c’est s’exposer à des gastrites, etc.

Nous voici donc revenus au point de départ. Observons toutefois que lespensions et les maisons religieuses, les ouvriers comme lescultivateurs de nos campagnes, et même les habitants de certainesvilles éloignées du centre de la France, ont conservé l’ancien usage dedéjeuner, de dîner, de goûter et de souper, comme il y a soixante ans.

La froide étiquette a chassé les gais refrains qui animaient nos repas.Une réserve cérémonieuse a pris la place de l’aimable abandon quirégnait parmi des convives dont l’unique étude consistait à secomplaire mutuellement et à faire naître la joie et le bonheur.

Il existe encore des viveurs, des hommes qui vivent pour manger ; iln’y a plus de bons vivants. Trop d’expansion, trop de gaîté franche,vous ferait regarder aujourd’hui comme un homme sans usage, ou tout aumoins comme un original, comme un homme excentrique, pour parlersuivant la néologie moderne. Il n’est plus permis d’être soi, il fautêtre comme tout le monde.

Ce qui a le plus contribué à enlever aux réunions gastronomiques leurpiquant agrément, c’est l’abandon fait par les maîtres et maîtresses demaison de leur plus belle prérogative, celle de servir leurs convives.Le vin était alors versé à plein verre ; on trinquait, on portait lasanté de l’amphitryon, celle de son aimable et gracieuse moitié ; onbuvait à la santé de monsieur un tel, de madame une telle. Une romanceplaintive ou une ariette au rhythme vif et léger était chantée parl’hôtesse, dont l’exemple, présenté avec bonne grâce, enhardissait lesjeunes personnes à se rendre au vœu général et à payer aussi chacuneson écot. Le boute-entrain de la compagnie, faisant à ce momentfonction de coryphée, entonnait une chanson à boire, dont les convivesreprenaient en chorus le joyeux refrain.

Aujourd’hui, des domestiques servants vous offrent bordeaux ou bourgogne. Vous ne savez si vous devez accepter ou refuser, de peurde faire remarquer le penchant que vous pourriez avoir pour le divinjus de la treille. Tandis que chacun s’observe et se tient sur laréserve, le repas s’achève rapidement ; puis on passe au salon, où destables de jeu vous attendent. Là, le bon ton ne vous défend pas deperdre votre argent, au contraire.

Cette habitude de dîner tard a amené l’usage de prolonger les soirées,de retarder les heures des spectacles, des concerts, des bals, desréunions de société et de jeu, et même des réunions littéraires etscientifiques.

Nous terminerons ce que nous avions à dire des repas en rapportant untrait caractéristique de la franchise des mœurs de nos pères : c’estl’usage qu’avaient les marchands de se réunir, à l’occasion decertaines solennités, tous habitants d’une même rue, comme à un grandbanquet, chacun dressant, hors de sa maison, sa table, et s’y asseyantavec sa famille et ses amis.

« Lors du renvoi du Conseil supérieur et du rappel du Parlement deNormandie en 1774, la joie publique, entre autres manifestations,produisit le spectacle des habitants attablés dans les rues. »(Histoire du Parlement de Normandie, par M. Floquet, t. 7, p. 24.)

Un témoignage que nous pouvons citer ici en toute confiance, c’estcelui de notre aïeul, conseiller du roi et son avocat honoraire à laMonnaie de Rouen, mort en 1804, au Mont-aux-Malades-lès-Rouen, âgé dequatre-vingt-quatorze ans, pour ce qu’il a vu et pratiqué lui-même dansla rue Saint-Jean, qu’il habitait et où il était né, le jour de la fêtede saint Jean, patron de sa paroisse.

Cet usage, qui, sans aucun doute, fut adopté en d’autres villes,existait dès le quatorzième siècle à Paris.

On lit dans Legrand d’Aussy (4) :

« Au siècle qui précéda celui de Louis XI, les Parisiens avaientcontracté l’usage, les jours de grandes fêtes et de réjouissancespubliques, de souper à leur porte et en dehors de leurs maisons. Le Journal de Charles VI observe qu’à l’entrée de ce prince dans Paris, partout où il passait, on lui jettoit violettes et fleurs sur luy ; etau soir soupoient les gens enmi les rues, par très joyeuse chère…..Favin témoigne que, dans sa jeunesse, il avoit encore été témoin de cevieil usage ; mais les guerres civiles et les malheurs qui en furentles suites l’abolirent, dit-il. »
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Anciennement, le spectacle commençait à cinq heures et finissait à neufheures. Il y a trente ans encore, le directeur des théâtres de Rouensubissait une amende quand les représentations se prolongeaient au-delàde dix heures. Aujourd’hui, le spectacle commence à six heures etdemie, rarement à six heures, et se termine à onze heures et souvent àminuit ; quelquefois, lors des représentations extraordinaires, à uneheure du matin, parce que les directeurs, au lieu de ne donner, commeautrefois, que deux pièces, une grande et une petite, offrent en appâtau public trois, quatre, cinq et six pièces à la fois. Un tel régime aun instant pu profiter à un directeur de spectacle ; mais, depuis, iln’a fait que tourner au détriment de l’art et au grand préjudice desdirecteurs de théâtre.

Autrefois, on voyait sur les quais, à la porte Grand-Pont, à la portedu Bac, sur la place Notre-Dame et sur d’autres places, des chanteursou chanteuses montés sur une chaise, ayant pour abri un parapluie, ets’accompagnant, hommes et femmes, du violon ou du tambour de basque.Ces chanteurs sont devenus fort rares.

Un seul chanteur, par exception, vend, à présent, ses chansons par nosrues.

On voyait également cheminer des aveugles jouant sur la clarinette ousur le violon des airs de contredanse, etc. Ces airs mondains, àcertaines époques de l’année, étaient remplacés par des Noëls, etc.,etc.

De jeunes Savoyards montraient des marmottes ou faisaient danser despoupées au son de leur vielle ; des orgues de Barbarie exécutaient desairs de vaudeville, des ouvertures d’opéra, des marches, etc. Tout celaa disparu par mesure de police. C’est à peine si, dans le cours delongues soirées d’hiver, on entend ce cri si cher aux enfants : Lanterne magique, la pièce curieuse.

Il y a environ quatre-vingt ans, on entendait encore parfois, dans lesrues de Rouen, des individus chantant sur un ton de psalmodie : « Vous, gens qui dormez, priez Dieu pour les trépassés ! » C’était unemanière de demander l’aumône. C’est ainsi que dans nos campagnes lespauvres s’en vont, le jour des rois, chanter à la porte des maisons, endemandant la part à Dieu.

Les sérénades, sous la Restauration, ayant  servi au parti del’opposition pour témoigner publiquement sa sympathie aux députés deson choix, le maire de Rouen, M. de Martainville, défendit quedésormais aucune espèce d’aubade eût lieu. Ni la Révolution de 1830, nicelle de 1848 n’ont levé l’interdit, qui dure toujours.

On voit, par tout ce que nous venons de dire, que l’administrationmunicipale a étendu une grande part de sa sollicitude sur le repos descitoyens.

Elle a interdit aux navires amarrés aux quais de Rouen l’usage de leurcloche d’appel à bord. Elle a ordonné le silence aux maraîchers quiapportent de grand matin leurs légumes et leurs fruits au marché, cequ’une ancienne ordonnance, rendue antérieurement à 1789 par lelieutenant-général Trugard de Maromme, leur avait déjà prescrit.

Il n’est pas jusqu’à l’antique cloche au poisson, aux accords très peueuphoniques (elle était faite non de métal ordinaire, mais de tôle),qui n’ait cessé de se faire entendre.

Cette prétendue cloche, appendue au cou d’un homme qui lui imprimaitson mouvement, annonçait aux ménagères que la marée était abondante.

Sous la Restauration, un membre de l’administration municipale, Debonnel’aîné, adjoint, se heurta à une brouette. De ce moment, tous lesbrouettiers durent, sous peine d’amende, attacher une sonnette à leurpetite voiture, pour avertir les passants de leur approche. Il paraîtque le remède n’a pas été reconnu bien efficace, puisque, après avoirété en usage pendant assez longtemps, il a été abandonné.

On voit souvent dans les rues des hommes portant sur leurs épaules desplanches, des pièces de bois, de longues barres de fer, au grand périldes passants ; c’est à ces fardeaux qu’une sonnette devrait êtreattachée.

Depuis le Consulat, des vieillards de l’Hospice-Général parcouraientchaque matin les rues de la ville en tenant à la main une forteclochette, qu’ils agitaient pour avertir les habitants de balayer ledevant de leurs maisons. Il y a plusieurs années que cet usage a encorecessé.

La retraite (ancien couvre-feu) est sonnée à neuf heures du soir par lacloche du beffroi de la ville, dite cloche d’argent, pendant unquart-d’heure, et cependant les boutiques et magasins ne sont guèrefermés que de dix à onze heures.

Cet usage immémorial n’a jamais été interrompu, même aux jours les pluscritiques de notre première Révolution, excepté en 1815, pendantl’occupation de la ville par les Prussiens, et par mesure de précaution.
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Dans les jours de réjouissances et de fêtes publiques, la municipalitéde Rouen avait coutume d’établir des danses en plein air dans leChamp-de-Mars ; ces danses, délaissées par le peuple, sont tombées endésuétude depuis vingt-cinq ans.

En revanche, on recherche avec empressement tous les lieux qui sontconsacrés à Terpsichore dans la ville, et hors de la ville ; dans lescommunes voisines, qui sont comme les faubourgs de Rouen : àSotteville, à Quevilly, à Blosseville-Bonsecours, au Boisguillaume ;c’est surtout dans les assemblées qui se tiennent aux environs deRouen que l’on se livre avec ardeur au plaisir de la danse (5). Là onne voit plus, comme il y a quarante ans, de simples ménétriers devillage, montés sur des tonneaux vides, faire sauter la brillantejeunesse des deux sexes, en même temps qu’ils s’efforçaient de dirigerles danseurs en leur criant : « En avant deux, la queue du chat,balancez, un tour de main, chassez-croisez. Le tonneau est remplacépar une estrade très élégamment construite, et sur laquelle unvéritable orchestre, composé de nombreux et excellents musiciens,exécute non plus des gigues et des rigodons, mais des morceaux de belleet bonne musique sous forme de contredanses ; et danseurs et danseusessont si bien instruits dans l’art chorégraphique, ils le connaissent sibien à fond, qu’il n’est pas besoin de leur expliquer ni même de leurindiquer les figures. Tout ce peuple dansant fonctionne comme s’iln’avait jamais fait autre chose de sa vie.

Depuis bien longtemps, on pourrait dire depuis notre premièreRévolution, les danses de caractère sont passées de mode. Nous avonsassisté aux derniers soupirs du menuet et de l’allemande. Nous avons vunaître et mourir la gavotte de Vestris. En revanche, nous avons assistéà l’introduction de la valse, qui nous est venue de l’Allemagne, etdont le règne ne paraît pas devoir finir de sitôt.

Nous ne parlons pas de la polka, de la redowa, de la scottisch etautres danses de fantaisie, qui n’auront probablement qu’une courtedurée.

Nous ne savons à quoi ni à qui attribuer la révolution qui s’opéra, ily a vingt-cinq ans, dans l’exercice de l’art chorégraphique. De cemoment, il ne fallut plus sauter, mais marcher en cadence et englissant sur le parquet. Plus de mouvement, plus d’entrechats, partantplus d’entrain, plus de folle gaîté. La contredanse fut mutilée : onsupprima les balancez, les tours de main, les entrechats, etc. ;enfin, on a réduit la contredanse proprement dite à sa plus simpleexpression. Ce n’est plus véritablement qu’un simulacre de danse, quine cause assurément aucune fatigue et qui n’exige pas une longue étude.

D’une autre part, l’orchestre a prodigieusement grandi sous le rapportde l’instrumentation et sous celui de la composition des airs.

Il y a quarante ans, un bon orchestre pour la danse se composait ainsi: un ou deux violons, une clarinette, une basse, un fifre et untambourin qui marquait la mesure. Depuis vingt-cinq à trente ans, letambourin est supprimé, mais l’orchestre s’est accru d’instruments decuivre, tels que cornet à piston, ophicléide, etc.
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Avant la suppression des fortifications, laquelle eut lieu de 1775 à1780, et l’établissement des boulevards, cette ceinture verdoyante dela ville, la société élégante de Rouen n’avait pas d’autres promenadesque le cour Dauphin, dit cours de Paris, et le cours de la Reine,appelé aussi Grand-Cours.

A l’extrémité du cours Dauphin, un peu au-delà de l’église Saint-Paul,est une terrasse d’où l’on jouit d’une vue admirable. Cette terrasse,soigneusement entretenue et sablée, était le rendez-vous des personnesappartenant à la noblesse ou au Parlement. C’est là que les grandesdames, parées de leurs plus riches atours, faisaient assaut de grâceset d’élégance, tandis que leurs carrosses et leurs laquaisstationnaient sur la chaussée pavée.

Le jour de l’Ascension, ce beau monde, après la cérémonie si célèbre dela délivrance d’un prisonnier et de la levée de la fierte ou châssede Saint-Romain, faisait son entrée au Grand-Cours. C’était, commeaujourd’hui, l’inauguration annuelle de cette promenade, où le nombreet la beauté des équipages attiraient toute la ville.

Pendant longtemps, le Mont-Riboudet a été assez recherché par lespromeneurs ; mais, depuis cinquante ans, l’industrie manufacturières’est prodigieusement développée à Déville, à Maromme et dans toute lavallée ; des communications extrêmement actives se sont établies entreces villages et la ville, et l’avenue qui embellit la route du Havre etde Dieppe a dû être abandonnée comme promenade.

Au commencement de ce siècle, nous avons ajouté à nos promenadespubliques le jardin de l’ancienne abbaye de Saint-Ouen, de petiteétendue ; et il y a environ vingt-cinq ans, le promenoir, encore moinsdéveloppé, appelé le cours Boïeldieu.

Toutefois, on peut dire que la ville de Rouen, malgré les boulevardsqui l’entourent, manque de promenades dans la vraie acception du mot.Elle n’a plus, ou n’aura bientôt plus que des voies publiques plantées,car le Grand-Cours lui-même aura cette destinée.

A l’époque de notre grande Révolution, plusieurs lieux formaient desbuts de promenade. Tel était le local des eaux minérales de Saint-Paul,rendez-vous de la bonne société, où se donnaient des festins, desfêtes, des feux d’artifice.

Il y avait encore les terrasses du fort du Vieux-Palais, où, dans notreenfance, nous avons vu des bombes, des obus et des boulets empilés ; lecloître des religieux Cordeliers et les jardins des Capucins.

Une promenade champêtre fort agréable et qui était peu éloignée ducentre des affaires, le Champs des Oiseaux, n’existe plus depuis lespremières années de la Révolution de 1789. A partir de la rue Malatiré,le chemin du Mont-Renard et du Boisguillaume, bordé de deux rangées depommiers, offrait un utile et salutaire ombrage aux personnes quivoulaient respirer le bon air des champs ; c’est maintenant une ruebâtie de pavillons avec jardins.

Le Grand-Jardin, derrière le Noviciat des Jésuites, aujourd’huiBicêtre, réunissait la petite bourgeoisie.

Elle y prenait ses ébats à jouer à la boule, etc. Les bourgeois de laclasse aisée du commerce allaient se récréer et festiner à une maisondu Mont-Gargan, sur le penchant de la côte Sainte-Catherine.

Les billards n’étaient pas, à beaucoup près, aussi multipliés que denos jours. Les jeunes gens avaient pour divertissements des jeux depaume. Celui qui était situé près du Vieux-Marché est devenu le secondthéâtre de Rouen, dont l’ouverture eut lieu le 2 février 1793.

Il y avait encore le Mail, au faubourg Saint-Sever, près de la ruePavée, lequel est aussi abandonné depuis plus de soixante ans.

Qui ne se rappelle avoir vu le jardin de Trianon (anciennementpropriété de Mme Planterose) sous le Consulat ? Là, pour un prixmodique, dont même on était remboursé en objets de consommation, leshabitants de Rouen étaient conviés à jouir du plaisir de la danse et àse récréer.

L’ordonnateur de ces fêtes, le limonadier Thillard, par de nombreusesilluminations en verres de couleur et par des concerts d’harmonie,avait su orner et égayer le parc de ce lieu de plaisance, devenu, sousl’Empire, la sénatorerie du général Rampon, et qui est aujourd’hui leJardin-des-Plantes.
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C’est ici le lieu de parler des cercles ou chambres, comme on les alongtemps appelés à Rouen.

Il y a quarante ans, on comptait dans cette ville seulement troischambres. La première et la plus ancienne était la chambre Saint-André,ainsi appelée de la rue où elle était située, faisant suite à la rueaux Ours et, depuis la Révolution, désignée sous ce dernier nom ; puisvenait la chambre du Pont-à-Ritaine, rue des Charrettes, presqu’en facedu grand magasin de l’entrepôt de la douane, et la chambre qui occupeencore aujourd’hui l’ancien Bureau des Finances, place de laCathédrale.

Les personnes qui composaient ces réunions appartenaient, pour laplupart, au haut commerce.

La chambre dite de Saint-André possède des statuts qui datent del’année 1726. Voici ce qui donna lieu à son établissement :

Louis XIV ayant, par son édit de 1703, autorisé les nobles, même lesnon nobles, à faire le commerce sans qu’ils appartinssent à aucunecorporation de métier, le petit nombre de ceux qui usèrent de lapermission s’associèrent pour conférer de leurs intérêts communs etchoisirent le local de la rue aux Ours (rue Saint-André), qui est restélongtemps le siége de la chambre dite encore aujourd’hui deSaint-André, laquelle s’est transportée depuis sur le quai de laBourse, à l’hôtel Quévremont.

En ce moment, on compte cinq chambres ou cercles.

Nous profiterons de l’occasion pour dire qu’il y a à Rouen six logesmaçonniques.
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Lors de la suppression de l’ordre des Jésuites, en 1763, le collégequ’avait fondé cette corporation religieuse fut sécularisé. Il continuad’exister pendant la Révolution jusqu’en 1796. A cette époque, lesécoles centrales (une école par département) furent établies par la loidu 3 brumaire an IV. Celle de Rouen fut installée le jour de la fêtede la Jeunesse, le 10 germinal an IV (30 mars 1796).

Voici quelle était la composition de l’enseignement de cette école, etles noms des professeurs, qui étaient, pour la plupart, des hommes d’ungrand mérite :

Dessin : Lecarpentier, ex-professeur de l’école de dessin et depeinture de Rouen, en remplacement de Descamps le fils, qui avaitrefusé le serment exigé par la loi.

Histoire naturelle : Guersent, décédé médecin distingué à Paris, le 23mai 1848 (6).

Langues anciennes : Formage, ex-professeur de troisième au collége deRouen, auteur d’un recueil de fables.

Mathématiques élémentaires : Letellier, ex-professeur de mathématiquesau même collége.

Physique et chimie : Pluvinet, et après lui Vitalis, ex-grand-vicaireconstitutionnel de Chartres, lequel, en 1822, est rentré dans le seinde l’Eglise, et est mort curé de la paroisse de Saint-Eustache de Paris.

Grammaire générale : N. Bignon, ex-prêtre, ex-principal de collégedepuis 1791, en remplacement de l’abbé Grenier, qui avait refusé leserment.

Belles-Lettres : Auber, ex-prêtre, ex-supérieur du collége d’Eu, mortle 15 mai 1803. Après la restauration du culte en 1802, Aubry, prêtre,devint son successeur.

Histoire et géographie : L’Hoste, ex-prêtre, Eudiste ; il avait étéprofesseur de droit canon à Rennes, en 1789 ; puis sous-directeur duséminaire de Saint-Vivien, et en 1791, sous-principal de collége.

Législation : Ducastel, avocat, ex-membre de l’Assemblée législative ;après sa mort, il fut remplacé par Leroy de Flagis.

Bibliothécaire : Gourdin, ex-Bénédictin de l’abbaye de Saint-Ouen,prêtre assermenté, n’ayant pas abandonné ses fonctions. Une partie deslivres recueillis de toutes parts et répostés au séminaire Saint-Vivienavait été transférée à l’école centrale, où dom Gourdin s’était chargéde faire un cours de bibliographie, auquel nous avons assisté en 1801.

Nota. L’hydrographie, professée alors au collége par Prudhomme, enremplacement de Dulague, était un cours en dehors des cours de l’écolecentrale.

Les écoles centrales durèrent à peine huit années.

Nous nous souvenons des regrets que M. Beugnot, préfet du département,exprima publiquement au sujet de la suppression des écoles centrales,dans une brillante improvisation qu’il prononça à la dernièredistribution des prix de l’école de Rouen (7), laquelle eut lieu le 30thermidor an XI (18 août 1803). Mais nous vivions alors sous ungouvernement (le Consulat) qui voulait, dans des vues d’avenir,imprimer aux études une direction toute militaire.

La pensée qui avait conçu le plan des écoles centrales étaitexcellente, mais le régime de ces écoles laissait beaucoup à désirer,il eût été cependant facile de le réglementer.

L’étude des langues anciennes n’y avait pas une place assez étendue. Ons’en aperçut dès le commencement, car les professeurs de grammairegénérale, de belles-lettres et d’histoire, eurent chacun une divisiondu cours de langues anciennes.

Les lycées, créés en vertu de la loi du 11 floréal an X, furentsubstitués aux écoles centrales, mais ne les remplacèrent pas. Leurconstitution fut à peu près la même que celle des anciens colléges,avec un régime tout-à-fait militaire : costumes, armes, exercices,marche au pas, grades, tambour. L’ancien titre de principal futremplacé par celui de proviseur, qui, depuis, a été conservé.

Après la chute de l’Empire, en 1814, les colléges reprirent leurancienne dénomination. La Révolution de 1848 est venue leur appliquerde nouveau celle de lycée.

Jadis, la distribution solennelle des prix avait lieu dans une petitesalle de spectacle fort bien décorée, construite, au temps desJésuites, dans l’aile à gauche du collége en entrant dans la cour. Aupourtour de cette salle était un rang de loges où se plaçaientmessieurs du Parlement, et, depuis la Révolution, les diversesautorités constituées. La cérémonie, à cause de la petitesse du local,se faisait en quelque sorte en famille.

Nous avons encore vu donner les prix aux élèves de l’école centrale surce théâtre en l’an VI (1798) et en l’an VII (1799). En l’an VIII, lasalle de spectacle fut supprimée, au grand déplaisir des écoliers, pourêtre transformée en bibliothèque, et l’église ou chapelle fut convertieen musée de tableaux.

Par suite de la création des lycées et de l’installation du lycée deRouen, laquelle eut lieu le 15 vendémiaire an XII, on reporta labibliothèque départementale dans les bâtiments de l’abbaye deSaint-Ouen, d’où elle avait été tirée, et de l’emplacement qu’elleoccupait on fit deux étages à usage de dortoirs.

Dès le 15 thermidor an VIII, la distribution solennelle des prix avaiteu lieu dans l’église du collége, et cette cérémonie avait continué des’y célébrer même pendant la Restauration, jusqu’au jour où le princede Croï, cardinal-archevêque de Rouen, y mit son veto. Alors, lacérémonie se fit sous une tente placée dans une partie du jardinconvertie en cour, derrière le corps de l’horloge.

Après la Révolution de Juillet 1830, on revint à la chapelle ducollége. Là se distribuaient aussi les prix aux enfants des deux sexesdes écoles primaires dites communales, et même aux élèves des frèresdes écoles chrétiennes. Cependant, depuis 1849, cette intéressante fêtede famille a lieu dans la cour dont nous venons de parler, et sous unetente construite chaque année pour la circonstance, mais qui garantitfort mal l’assemblée des intempéries de l’air, et sous laquelle parentset amis se trouvent souvent exposés à avoir leurs vêtements souilléspar la pluie et la boue.

Cette cérémonie avait, selon nous, quelque chose de plus imposantlorsqu’elle se faisait dans la chapelle du lycée, et nous regretteronstoujours que l’on n’ait plus permis d’y distribuer les prix aux élèves,tant que l’autorité n’aura pas approprié, pour cette solennité, unlocal plus convenable.
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Il y a quarante ou quarante-cinq ans, le lait était apporté à la villepar des femmes venant de Sotteville, de Quevilly, du Boisguillaume, deBonsecours, de Saint-Aignan, de Canteleu et autres villagescirconvoisins.

Des cruches de différentes grandeurs, closes par de simples bouchons depaille, recevaient le lait, la fleurette et la crème. Ces cruchesétaient placées dans des paniers que des ânes portaient, et leslaitières suivaient leurs montures à pied.

Les ânes furent remplacés peu à peu par des chevaux, que les laitièresmontaient en croupe, et aux vases de grès furent substitués des vasesde ferblanc.

Depuis une trentaine d’années que les communications sont devenuesbeaucoup plus faciles et plus multipliées, le lait des campagnes, àdeux et trois lieues à la ronde, est apporté à la ville presqueexclusivement dans des voitures légères, espèces de chars-à-bancsattelés d’un cheval et conduits lestement par des laitières en costumeélégant et à la mode. Les chemins de fer nous apportent aussi du laitde beaucoup plus loin.

Contrairement à ce qui se pratiquait autrefois, beaucoup d’hommesaujourd’hui ont remplacé les femmes dans une industrie qui paraissaitdevoir être l’apanage exclusif du sexe le plus faible. Nous avons doncdes laitiers, comme on dit à Paris.
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Si nous voulions faire l’historique de toutes les variations que lescostumes ont subies, depuis soixante-dix ans, à Rouen et dans laNormandie, nous trouverions assurément matière à composer un volume ;mais une longue et savante dissertation sur ce sujet serait mal placéedans cette modeste Revue, et nous nous contenterons d’esquisserrapidement quelques particularités de mœurs qui nous ont paru dignesd’être consignées ici.

Nous dirons donc qu’avant 1789, la mode n’exerçait pas sur les costumescet empire absolu qu’elle a pris de nos jours. Le peuple avait conservéses antiques coutumes. La noblesse seule et la haute bourgeoisies’habillaient suivant le goût du moment ; et, même dans le mondeélégant, il n’y avait guère que les jeunes gens qui se soumissent àtoutes les exigences de la mode. Les vieillards et les hommes d’un âgemûr s’en tenaient pour affranchis, et continuaient à porter lescostumes sous lesquels ils avaient brillé dans leur jeune temps.

Les époux conservaient soigneusement leurs habits de noce, qu’ils sefaisaient un honneur de porter dans les grandes réunions de la famille,et jusqu’à l’âge le plus avancé. En dérogeant ainsi à la mode, ils nesemblaient pas alors plus ridicules que ne nous paraissent aujourd’huices anciens militaires de l’Empire que nous voyons, dans nos solennitéspubliques, endosser fièrement leur vieil uniforme, dont la formesurannée n’en rappelle pas moins à tous de glorieux souvenirs.

Chaque génération avait donc ainsi dans son extérieur son cachetdistinctif, en sorte que, parmi les membres d’une même famille, et à neconsidérer que la coiffure, la chaussure et la coupe des habits, unétranger aurait reconnu, du premier coup-d’œil, le grand-père et lepère, qui étaient restés attachés aux usages de leur temps, tandis queleur fils et leur petit-fils suivaient scrupuleusement les modes lesplus nouvelles.

Aujourd’hui, adolescents, hommes faits, vieillards, sont asservis auxmoindres caprices de ce tyran qu’on nomme la mode. Les femmes semontrent peut-être encore plus empressées à accepter les changementsque l’amour de la nouveauté amène si fréquemment dans la manière de sevêtir. Toutes, quels que soient leur âge et leur rang, ont à peu prèsla même mise, sauf la différence qui peut exister dans le prix desétoffes. Autrefois, une vieille douairière n’aurait point porté lesmêmes habits que sa fille ou sa petite-fille. Il y a maintenant, dansle costume de toutes les femmes en général, une telle uniformité, que,de loin, on ne saurait parfois distinguer une mère d’avec sa fille.

Avant la Révolution, les diverses classes de la société avaient uncostume particulier. A la noblesse appartenaient les habits de soie etde velours, brodés d’or et d’argent. Le haut négoce et la richebourgeoisie, dans une grande ville aussi commerçante que Rouen,marchaient de pair avec les nobles et portaient comme eux l’épée aucôté. Les petits bourgeois et les artisans étaient vêtus plussimplement.

Depuis que les priviléges ont été supprimés, toute différence dans lecostume a disparu. Si, d’un côté, la bourgeoisie s’est élevée, del’autre, la noblesse s’est faite bourgeoise ; elle a pris les mœurs,les manières, les habits et jusqu’au langage des bourgeois. Le peuple,à son tour, s’est rapproché de la bourgeoisie, avec laquelle il tend àse confondre de plus en plus.

Rien n’est plus trompeur que l’habit : vous voyez aujourd’hui desfemmes de chambre mises avec autant d’élégance que leur maîtresse, desdomestiques mieux vêtus que leur maître ; aussi, dans les grandesmaisons, a-t-on conservé pour eux la livrée.

Il y a cinquante ans, dans la Normandie, chaque canton, chaque ville,je dirais presque chaque village, présentait un caractère différent,quant à la coiffure des femmes. Ainsi se reconnaissaient, à leursbonnets, les femmes des environs de Rouen, celles du pays de Caux, dupays de Bray, du Vexin, de Pont-de-l’Arche, de Pont-Audemer, de Bernay,de Lisieux, de Caen, de Bayeux, de Coutances, de Granville, de Vire,etc., etc. Beaucoup de ces coiffures ont disparu ; depuis vingt-cinqans, on n’en rencontre plus dans notre département. La Basse-Normandieles a encore conservées en grande partie, mais le nombre en diminue dejour en jour.

Avant notre première Révolution et jusqu’au Consulat, le costume despaysannes des environs de Rouen consistait en étoffes de laine commune; il se composait d’un corsage bleu sur un jupon rouge et vice versâ.Chaque localité avait, comme nous l’avons dit, sa coiffure différente.Les femmes de Sotteville portaient des cornettes ; ailleurs, c’étaientdes bavolets. Les hommes de la génération qui s’éteint n’ont pas oubliéles bonnets si coquets de Dieppedalle, lesquels rivalisaient de grâceet d’agrément avec les bonnets si justement vantés des femmes du paysde Caux. Hélas ! les uns et les autres ont été sacrifiés à la mode. Ily a une vingtaine d’années que les modes de la ville ont envahisuccessivement nos campagnes, et placé sous leur inconstant empire toutle beau sexe de la Seine-Inférieure.

Assistez à une de nos fêtes villageoises, depuis Rouen jusqu’au Havre,vous n’y trouverez pas une seule paysanne. Regardez ces jeunes fillesélégamment parées, ne les prendriez-vous pas pour des demoiselles dela ville ? Toutes ont le bonnet garni de rubans, la robe de soie, lechâle de cachemire. Les hommes portent des habits en beau drap bleud’Elbeuf ou de Louviers, taillés sur le modèle de ceux du citadin leplus élégant ; ils se promènent la canne à la main et le cigare à labouche comme nos dandys de la Petite-Provence. Mais n’allez pas lesinterroger : leurs paroles contrasteraient trop avec leur extérieur, etvotre illusion serait de courte durée. Si l’aisance et le luxe ontpénétré dans nos campagnes, l’instruction et l’éducation n’y sont pasencore en grand progrès, et il est malheureusement vrai de dire que lesgouvernements qui se sont succédé en France depuis soixante ans n’ontpas assez fait sous ce double rapport pour les classes inférieures.


NOTES :
(1) Petit Traité de Prosodie normande. Rouen, F. Baudry, 1826.
(2) Nous tenons, cependant, de source certaine qu’il en existait aumoins un dès l’année 1730, lequel était placé près de l’ancienneComédie, située rue des Charrettes, en face de la rue Herbière. Ce caféétait moins fréquenté par les bourgeois que par les acteurs et leshabitués du théâtre.
(3) Les audiences du Parlement de Normandie se tenaient à sept heuresdu matin en été, et à huit heures en hiver. Toutes les audiencesétaient coupées en deux et se trouvaient finies à midi. Lesconseillers  déjeunaient au Palais entre les deux audiences.
(4) Histoire de la Vie privée des Français. Paris, 1815, t. 3, p. 36et 370.
(5) Les fêtes que l’on nomme à Paris et dans ses environs Fêtespatronales, lesquelles donnent lieu, dans les campagnes, à des espècesde foires, à des jeux, à des danses, s’appellent, en Normandie, Assemblées ; en Champagne, Rapports ; en Flandre, Kermesses ; enBelgique, Ducasses.
(6) Il était né à Dreux, le 29 avril 1777.
(7) En ce temps-là, en outre des prix, on délivrait publiquement auxélèves qui avaient remporté des accessits, et que l’on appelait à hautevoix (N*** accedat), une feuille de fort papier imprimé, relatant etcertifiant que l’élève avait remporté tel ou tel accessit dans tel outel cours. Cette pancarte témoignait des grandes idées qui régnaientencore alors, et qui ne tardèrent pas à être étouffées par ledespotisme impérial, comme elles le furent ensuite par l’espritrétrograde de la Restauration. On y lisait : « La patrie instruit sesenfants ; le magistrat encourage leurs efforts. Tout citoyen doithonorer leurs succès. »

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Rouen. – Imp. de D. BRIÈRE, rue Saint-Lô, n° 7