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ENAULT,François (1869-1918) : Le Poète Louis Beuve(1910). Saisiedu texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (27.III.2007) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur l'exemplaire de laMédiathèque (Bm Lx : Norm 31 bis GF) du numéro de septembre 1910 de LaRevue illustrée du Calvados, publiée à Lisieuxpar l'Imprimerie Morière. LePoète Louis Beuve par François Enault ~*~Quiest-ce que Louis Beuve ? Un chansonnier ?... mieux que cela !... Unpoète ? Assurément et d'un beau mérite !... Mais pour nous autres gensdu pays coutançais, il est quelque chose de plus encore. Vousest il arrivé, d'entendre à la fin d'une journée d'été, à la campagne,une belle voix de paysan chanter dans les champs ? Lachaleur est tombée ; les oiseaux se sont tus ; des rayons doréstraînent encore dans le ciel ; des reflets pourpres somnolent au creuxdes étangs ; au loin, quelques cahots de charrettes cheminent sous lesverdures et bercent de leurs échos assourdis la nonchalance des eaux etla paix des vergers ! Tout à coup, une voie robusteentonne à pleins poumons une complainte archaïque. Celane rappelle en rien, évidemment, ni l'Opéra, ni le Conservatoire, mais,cette poésie naïve que des générations d'humbles gens se sonttransmises, emplit de son rêve paysan la campagne attentive !... Lavoix rude sonne d'un bout à l'autre des champs comme si elle émanait dupaysage même ! Elle l'anime, le caresse et le synthétise. Dansla splendeur d'une soirée d'été, cette voix fruste de pâtre ou de valets'est muée et grandie jusqu'au symbole ! Elle est la voix même etl’expression des choses d'alentour. Au déclin de nospatois, de nos moeurs villageoises et de nos traditions locales, nousgoûtons infiniment le charme et l'émotion de la chanson rustique deBeuve. Pour ceux de chez nous que lesmille racines des souvenirs d'enfance attachent à ces choses quimeurent, la puissance du poète à les évoquer, son parti pris de ne lesexprimer qu'en patois ont donné à son oeuvre un mérite rare et un verbesingulier. Beuve est un bon poète du terroir, c'est entendu, mais, ilest aussi « la voix qui chante » au pays coutançais. LouisBeuve naquit à Quettreville, petit bourg assis sur la grand'route, àmi-chemin de Bréhal et de Coutances. Son enfance s'écoula partie àAngoville-sur-Ay, près de la Haye-du-Puits, où la tendresse d'une tanteremplaça pour lui celle de la mère défunte ; partie au joli moulinnatal de Quettreville où la gravité des meuniers et les hâbleries desfinots frappaient de leurs contrastes son esprit observateur. Al'âge de commencer ses études, Beuve rêvait plutôt d'être mousse oupilotin pour aller à Terre-Neuve. Il fait allusion à cette vocationprématurée dans le Vûs Douit : A la linsiv' dansma p’tite âge, Eun' fais que l'linge était puchi, Dainsnot’ graind’ tchûv pour faire eun viage Sus l'ieau, fallaitm'vais m'enbarqui ! J'étais eun hardi capitaine !... PourTerr' Neuv', je m'creyais parti Quaind j' naviguais sûs inanvûs douit Qui dort là-bàs sous les quènes. Ver'mais ma mèr’ pa l'couân d'sa f'nête M'criait parfais : «Drôl'dl'offici Ah ! tu vas vais la Bêt'-Havette Qui vate happaer par un pyi !.. » En l'espèce, la bêteHavette fut le Collège qui le happa avant tout embarquement autre quecelui du « Vûs Douit ». Il commence ses études aucollège de Granville et les continua au lycée de Caen. Beuvea gardé un vif souvenir du réfectoire de ce lycée, non pour ses menusdont je me garderai de médire, mais pour ses peintures murales quiglorifient le Duc Guillaume et la conquête de l'Angleterre. Devant elles, le jeune écolier rêva d'une Normandie idéale etpatoisante, exaltée à la tête des peuples soumis à son joue ou à sonrayonnement, une Normandie qui garderait encore ses Ducs, ses coutumeset son autonomie et jusqu'à la consommation des siècles refuseraitd'être province ni vassale de qui que ce soit. L'amiBeuve remplacerait encore facilement, s'il le pouvait, les réalités dela politique internationale par son rêve juvénile, éclos au lycée deCaen. De Caen, le poète vint à Paris ; il y trouvaun emploi de commis de librairie et quelques amis avec lesquels il eutl'idée de fonder une Société normande, le Bouais-Jan. Auxréunions mensuelles qui, prirent le nom d'Assembiaies ou de Beuveries,on commémorait telle ou telle fête locale célébrée là-bas ; on chantaitdes chansons nouvelles, ou traditionnelles ; on buvait quelques moquesde cidre frais ou de pur jus. Beuve, secrétaire dela Société veillait avec une parfaite intransigeance à l'exécution desrites rustiques qui devaient donner aux parisiens une haute idée desgars de Normandie. Jamais d'ailleurs le Bouais-Jan ne s'est si bienporté que sous cette tutelle farouche. C'était (leBouais-Jan) un petit gars solide et tapageur qui narguait mêmel'autorité du Préfet de Police, maître après Dieu, à bord de la galèrelutécienne. En voulez-vous un exemple : A uneassemblée, Louis Beuve avait apporté une pièce nouvelle : la Cainchondu bouon baire. Il y avait une centaine personnes et il était toutprès de minuit. Le poète pria l'assistance de prendre en choeur aurefrain : Bounn' gens, j'airons c't'annaie Dubaire à caodrounnaies !... Puis il partit sur unoctave si inattendu et l'assistance égayée lui répondit d'un registretellement puissant que tout le quartier fut incontinent réveillé et misen rumeur. Sur la paisible rue du Dragon, toutes lesfenêtres s'ouvrirent avec colère ; les malédictions tombaient de tousles étages, les jurons ruisselaient en averse, les rappels à l'ordreétaient furieux et frénétiques ! Mais, le Bouais-Janhurlait en tempête ; les clameurs des voisins étaient bues par latrombe de ses voix joyeuses. Pour en finir, ungrincheux courut chercher la garde. Les hurlements continuaient ;prudents, les sergents de ville firent mander le Président de la soiréeà l'entrée du couloir : - Qui fait tout ce boucan-là?... - Messieurs, c'est le Bouais-Jan qui s'amuse!... - Eh bien, il n'y coupera pas le Bouais-Jan!... Je lui colle une contravention. Quelques moisaprès, nous eûmes à demander une autorisation pour une soirée. Notredélégué reçut de l'honorable fonctionnaire auquel il s'adressa unaccueil sévère : - Ah ! c'est vous le Bouais-Jan!... vous venez à propos !... Nous avons laissé tomber unecontravention qui vous avait été dressée !... - Unecontravention au Bouais-Jan ?... Mais monsieur, ne confondez-vous pointle Bouais-Jan, société littéraire et artistique avec un poètemontmartrois, tapageur et noctambule avéré, nommé Jean Lebouais !... Neprenons jamais le Pirée pour lui homme !... le haut fonctionnairesourit et passa la fiche malveillante au nom de Jean Lebouais, poète etinconnu, ce qui est quelquefois synonyme. LouisBeuve fut la joie de ces réunions calmes ou bruyantes. Son succès mêmel'obligeait à produire pour ne point se répéter. En outre, une petitefeuille, la Revue du Bouais-Jan parut quelques mois après les débutsde la Société. Les exigences de sa publication bimensuelle obligèrentses rédacteurs à une production... intensive pour des gens de peu deloisirs et de tout autres préoccupations professionnelles. Ce fut donc pour Beuve une époque féconde, mais de bonsouvenir où sa verve trouvait le tremplin et l'auditoire nécessairepour se donner et prendre conscience de sa force et de son originalité. Mais,un emploi de rédacteur au Courrier de la Manche fut offerte au poètedu Bouais-Jan ; notre camarade l'accepta, joyeux d'aller revoir ethabiter avec sa petite famille la Normandie où lui était faite ausoleil cette place très honorable et inattendue. * Comme un autre poète patoisant, lemaître cherbourgeois Rossel, qui aurait droit lui aussi aux honneursdes « Normands de Paris », Louis Beuve écrivit d'abord dans le butmodeste d'amuser une société de compatriotes par de petits poèmescomposés dans la langue du cru pour mieux évoquer les gens et leschoses du pays. Dans les Contes d'aotfais, dansles Vûles Querettes surtout, il excelle à dire gaiement toute savénération pour les humbles éléments de la vie rustique. Quiqu'ch'est qu'yeues inventions d'pétrole ? Ded'quai qui sent toutpiein maovais ! J'aime chent coups mûs la bagnole Quino cach' tq'cheu nous tout en paix. En dépit duprograès, Je répète parfais Vive la vûl' carriole Denos Bounn' gens d'aôtfais ! Pour exalter laNormandie, il poussera volontiers le dénigrement du horsain jusqu'auparadoxe. Ecoutez le dans L'shommes conséquents d'par chin : Ah! qu'j'ai la tête élugeie De tous ches Méridionaux, Etd'yeues oliv' pourries D'yeux félib' et d'yeux touriaux !... Leuebell' Méditerrannâe Ch'est eunn' mar' près d'eun' maison. N'ya paé seul'ment d'marâes ; No z'y peintrait du cresson!... Etavec une verve malicieuse de pince-sans-rire, il nous énumère lesgrands hommes de Normandie et leurs principaux titres de gloire. «J'avons, dit-il Charlott' Corday, eunn'jann' fille Qui s'servait bi d'san coutet ; L'amiralDumont d'Urville Qu'a mouru dans eun... q'min d'fé ! Enestateue dains Couteinches, Assis sur sa quaire j'avons, MonsieurL' Brun, duc de Piaiseînche, Qu'à l'air d'un raid' bouongarçon ! Mais voici le pays natal réjoui parl'abondance d'une année de pommes. Beuve écrit la « Cainchon du bouonbaire ! ». D'abord, les inquiétudes du paysan : Parfois,ch'est le bouton qui mainque Fieur n'est pé poumme à c 'que nodit Et quaind nou z'en veit sus la brainque, Oun'sont pas acco dans l'pangni.... Mais quaind arriv' la bounneépoque Où fleurissent tous nos s'rasins, Quaindpartout bourdonnent les maoques No peut criaer à ses vaîzins Bounn'geins, j'airons c'tannâie Du baire à caodrounnaies Etdes pommes à quertâies.... Et quand le cidre estfait, le breuvage à point, ce magnificat narquois lui monte sur leslèvres : Du bair' qui fait du bi à s'n'homme Al'ouvrage qui baill' du coeu, Ch'est du fout-bas que nou lenomme Aussi rouge que du saing d'boeu ! l'nie dugâosi la siq'resse, Est byifaiseint à l'estouma.... Mei,j dirais bi chent coups la messe Ri qu'aveuc du boun bairecomme cha !.. Hélas, ce n'est point toujours fête aumême saint ! Après l'abondance, la disette. Voici l'année où il n'y apas d'pommes. Ch'était à graindes guichounnâes Qu'nobeuvait l'bouon bair' l'an dregni, Ach'teu ch'est à pienn'caodrounnâes Qui faot querriaer d’lieau dans son ch'li. Annâesains poumm' annâe d'minsère Comm' disaient les vûl' geinsd'aotfais, Cha n'sert de ri d'poussi d'z'ébrets, Ifaot montaer sur les tounnets Et querriâer d’lieu sus sanbaire ! Louis Beuve reste toujours en contact siintime avec le pays que personne mieux que lui n'en enregistre lessentiments, n’en reflète la pensée. Il n'essaiera jamais de faire unportrait du paysan qu'il exalte ; il ne lui trousse point les favorisni ne lui drape sa blouse. Mais, il le met toujours dans son cadre,dans son attitude et dans son expression même ; il trouve pour lepeindre ainsi une touche sobre, large, savoureuse et de vision siexacte que la photographie du bonhomme serait superflue. Le voici chezlui : V'là not lit et v'là sa baincelle, Mesbelles moques pendeues au pianchi ! Sus le dréchous piein devaisselle, Guettiz coumme tout est bi rangui ! Lemaître sait apprécier ce confort rustique et surtout, il sait en jouir : Prèsd'eunn bounne attisae qui fiaimbe, Nou peut se moqui del’hivei!... Eun pot-chopenne entre les gaimbes, Ah !qn'i fait bouon s'caoffer t'chen'sei ! Le bonhommeest un arrière-petit-cousin de Rabelais et même de Gargantua ! (Ils lesont un peu tous chez nous). Allons vite eun potd'baire De poux d'être empouqui! Bi qui n'y ait paéd'erêtes I faut baire de bouons coups Pour cachi lagalette Des bouns'geins de tq'cheu nous ! Mais,il a quelque souci de galanterie rustique et sait remarquer le brin detoilette féminine fait pour lui faire plaisir : Laboun' main' qu'ont les filles ; A l'âtre, i fait si câos Quaindl'bouais-jan qui pétille Saôte sus leûs ehabâots ! Osav'nt bi qu'no les guette. Et mett'ut eun bieau cann'zous Pourtournaer la galette Des hommes geins de t'cheu nous Voilàde l'élégance rustique, bien notée. Le poète est plus heureux encorequand il fait parler les femmes. Ecoutez le babil de cette maman avecson marmot dans les Contes d'Aotfais ! Not'horloge fait « toque et toque » Ecout' donc coumm' cha fait bi! Jeain est v'neun pour bair' sa moque Avaint des'fiqui dans son lit Et not graind valet, maît' Jacques Depdouxqu'i tumbe de lieau, Y a dit de mett' yans les vâques Poureh' te gnit dans not' prinsot ! Do, do, man pour petiot ! Aprèsce monologue caressant, voici la tendresse passionnée, inquiète etfière de la grand'mère dans ses « Adieux à son fisset » : J'devyi'nsvûl', je n'sis pûs vivre Pour allâer par les maisons Puchi,siqui la linsive Req'tchuraer pèle' et caodrons ! Quede pein ! Bounn' Virg' Mareie Pour gangni sa pourre veie !... Chan’me f'rait pus ri-n'achteu De m'n'allaer d'aveu l'Boun Gieu ! Ch'estli qui m'enl'vit ta mère ; Vère, y éra chinq ains à Noé ! Lav'là bi tirae d'minsère. Et men tout' soul' d'aveu tei ! Mapourr' défunte Lyonneie, Si travaillaint' si joleie, L'z' aing's en étaient amoureux, Ol' est partie d'aveu yeux! Cecia l'allure simple, la couleur discrète et les belles lignes d'unefresque des « Primitifs ». Toute la pièce serait à citer car elle estd'égale venue ; c'est un poème de souffrances candides et d'espoirsmisérables ! Lepetit bonhomme va rester grand-valet chez maître Louis ; c'est un hommequi commence sa vie ; et la vieille grand'mère le quitte presquerassérénée par l'espérance d'un avenir de travail et d'honnêteté !... Esécalis du chimm' tyre Daimmanche tu vyidras m' caosaer Ala Graind'Messe pour me dire Si tu crais t'accoutumaer !... Allons,n'pieur' paé chir quenaille, Tu sais bi, faot que j' m'enaille, L' long d'la cache en m'en r'tournaint, Pourtéi, j' m'en r'vais tricottant ! Mais à côté de cetamour familial, il en est un autre que le paysan normand éprouve aumême degré et quelquefois plus violemment ; c'est l'amour de son « fait». Beuve nous amontré jusqu'ici ces deux sentiments souriants et satisfaits dans lapaix de la ferme et de la chaumière. Il nous manquait de les connaîtrecontrariés, humiliés, ruinés et bafoués, n'ayant plus ni ressort niespérances. C'est lethème de la Vendeue, l'histoire douloureuse, banale et trop fréquentedes fermiers saisis et vendus par ministère d'huissier ! Toutserait encore à citer de ce drame rustique observé par un Shakespearede village dont l'émotion passe du rire aux larmes et au frisson de laterreur avec une aisance remarquable et une réalité saisissante. Aprèsavoir vendu les animaux et les instruments de la ferme, voici quepassent aux enchères les meubles du home, les objets sacrés de la viefamiliale : La Bounn' Virg' ou pyi duCalvaire N'a p't'ête pé veu d'quai d'aussi deu Quech'té pourr' feimm' due ch'té pourr' mère Quaind o vit toutsan fait vendeu! O s'evanain ell'té pourr' Mareie Quaindun homme qui s' sentait un miot Dans la chaimbre enl'vitd'eun' brachie L'vûs ber en bouais d'san défunt p'tiot. L’huissiet san crious Gueulitt'nt coumme deux pitous : «Allons vous aotes, la jeunesse bormne à marier, pour un frainctrois sus ! le voulous ? » Mais, Maît' Guste, la raison perdeue D'vallit poussaint des sacrements Car i voulait mainchi les gens Quimettaient dessus à la vendeue, Sa vendeue ! Cetteintensité de vie et d'émotion, ces raccourcis vigoureux, ces contrastesheurtés pour amener l'explosion de maître Guste, sont d'un art puissantet raffiné. Il rend d'ailleurs admirablement la psychologie de cespauvres gens que l'appareil de la justice trouve passifs et soumisjusqu'à cacher leurs larmes, ou violents et impulsifs jusqu'à la folie. Beuves'attendrit toujours sur les pauvres gens, même quand il les plaisante! Voyez « l'Epicire » et surtout « Les Pieîntes d'eun tournouxd'gigot sus l'chaimp d'faire de Lessay ! » Qu’itumb' de l'iâu ou bi qui vente, Mei, j'reste ilo comme eunpiquot Pendaint que j'vos vais sous les teintes Querriaerl'boun baire à pieinn connot ! V'là not' maît' qui crie àpieinn' tète A tous les geins : « Voulons d'la chai! » Ah!naon, n'y a pé d'daingi qu' m' guette Et m’diys' : « Manpourr' Jeain, avous sêi ? » Mais ce pauvrehère qui traîne dans toutes les foires sa paresse crasseuse et sonlabeur intermittent est un révolté comme tous ceux qui refusent letravail régulier. Et il finit par cette boutade qui est au fond de sonesprit à demi-croyant, un aveu de sa déchéance et une sorte demalédiction désespérée : Quand j'mourrai,j'ai fiyrment idâe D'aller ès cieux... J'lai bi gangni Dedpisl'temps que j'fais des corvâes Pour Saint-Fioxai, pourSaint-Michi. S'i n'ont paé pityi d'ma minsère Ch'estau cornu que j'm'adrêcherai J'pourrais raid' bi fair' sanaffaire Pour caoffer le foude dains l'enfai! Hao,hao, hao L'enfai, le peurgatouaire, Cha m'est egalacco Je m'crairai sus l'champ d'faire A faire t'churele gigot. Nous voilà loin de ce voeu mélancolique etprématuré du poète : Quaind je n'seraipus, mei, j'veux erposer Près d'nos défunts, ilo dansl'chyhetiyre ! Et dans ma fosse, au-dessous despommis, Je dormirai, près de ma ville égliyse ! Cettevieille église, il l'aime un peu à la manière de nos bonnes gens qui nepoussent pas trop loin vers le ciel pour ne pas perdre de vue leursintérêts matériels ni leur « fait ». L'église, d'abord, c'est la paixmorale et le repos physique du dimanche. Quaindno-z'enhann' tout' la s'mainne au fourment Ou dans l'hivei àquerriaer de la plyse, Tous les dimmanches, mei, je sis bicontent D'm'en allaer r'vais ma vûle égliyse !... Puisvoici les satisfactions intimes de tendresse familiale ou de vanitérustaude qu'elle procure : L'aot jou rot'fille a fait sa commeunion... Oh ! eu joli là, je m'sentaisrevivre ! Ch'est lyi qu'avait l'pus bieau cirg'de féchon Qu'étaitq'maindaé pour qu'i pezyit t'quinze livres. Quaind ej'sorteîm's pour écoutaer les voeux (Qu'on récitit si byi, ch'tépourr' Elise) Sa mère et mei, ,j'pieurrions tous les deux Sousle porta de ma vûle églyise. Mais, cettereligion si orthodoxe reste en secrète coquetterie avec les fées et lesmilloraines. D'ailleurs, le poète admet volontiers, et il a peut-êtreraison, toutes les croyances et toutes les superstitions qui font rêverl'âme paysanne et la soulèvent par le charme ou la terreur au-dessus duterre-à-terre de ses préoccupations habituelles. Il termine le Vûs Douit par ceregret mélancolique : Ch'est man jannetemps surtout qu'jergrette Quand j'vais eun mare au fond d'unqu’min. Les Latusaes, la Bâte-Havette I m'semblequ'tout chta va r'venin ! Le vûs douit, la vûleéglyse, par leur tenue, par leur gravité discrète, par leur lyrismeélevé marquent une tendance vers l'expression d'idées purementlittéraires et moins contingentes à la vie rustique. Avec cet instrument terre-à-terre et imparfait qu'est lepatois, Beuve, dans le « Graind-Lainde-de-Lessay» et dans le « Salut àBarbey d'Aurevilly » s'élèvera à la grande poésielyrique. Pour en exprimer les images et l'accent, son lexique trouverales termes les plus savoureux et les plus expressifs ! Voici unfragment de la « Graind-Lainde-deLessay» Ver' dains les sombres gnits d'varouge Quaindnou z'entend les vents vyipaer, Quaind les pourr' geins quisont en viage, D'vaint tei, font le seign' de la Crouet, Ch'esten vain que Cart' ret qui s'alleume T'envie l'sourir de sanécliai T'es triste sous tan maintet d'breume. Et ryinau mond' ne te distrait O ma belle Lainde, graind' comme la mé Oma Graind-Lainde de Lessay ! Louis Beuve acompris quelle barrière le patois élevait entre son oeuvre et lepublic. Par deux fois, il a doublé son lyrisme d'une traductionfrançaise, dans le Graind-Laindeet dans ce Salut àBarbey d’Aurevilly qui eut un si beau succès aux fêtes deSaint-Sauveur-le-Vicomte. Pourquoi doncs'obstiner à écrire en patois puisque c'est restreindre sa clientèle etses lecteurs à une minorité ? Et peut-on accorder le titre delittéraire à une oeuvre dont le lyrisme évident ne repose sur aucuneassise grammaticale ? Notreparler normand n'a point le lien ni la solidité du provençal de Mistral; il varie de canton à canton, presque de clocher à clocher ; lesheurts de l'école primaire et du régiment l'effritent chaque jour ; ildisparaît peu à peu. Beuve a vu cesinconvénients, puis il a choisi sa langue et son choix a été fait parpréférence et par conscience d'artiste. Ildésirait « surtout et avant tout » être le poète de sa petite patrie ;il voulait peindre les gens et les choses de chez nous comme il lesvoyait, les entendait et les sentait. Si son oeuvre a évolué et agrandi, son but est resté le même. Et pour l'atteindre, il n'avait pasde moyen plus expressif ni de meilleur outil que le patois. Bienplus sous prétexte d'épurer ce patois pour rester plus de chez lui,il en a exagéré l'accent, compliqué l'écriture et interprétél'orthographe phonétique jusqu'à devenir illisible pour ces paysans àqui son oeuvre était destinée. Et par un absoludésintéressement, qui sacrifie tout à la rigueur d'une conception,malgré qu'elle ne se recommande point d'un système régulier de syntaxeet de prosodie, cette oeuvre appartient à la littérature comme celle deMistral, de Jasmin et tant d'autres patoisants. C'estque, quelque soit son langage, l'homme trouve toujours le moyen de diremagnifiquement sa vie et ses passions. C'est le propre d'un artiste desurprendre ce secret du geste et de l'expression pour les reproduire.Or, nous venons de le voir, Louis Beuve n'y a point failli ; son oeuvreest vécue et vivante. Mais il n'est pasque le bronze ou le marbre pour faire oeuvre d'art ! Quelle que soit lamatière de l'image, celle-ci peut être émotive et belle si elle est lefait d'un poète. Mettons, si vous levoulez, que les poésies patoises de Louis Beuve sont de superbes cires,de ces cires perdues que les évolutions prochaines feront fondre oudisparaître au creuset du temps. Elles auront le destin de ce patoisqui recule à tout contact de la vie moderne, mais qui se synthétisedans leur beauté et se magnifie de leur valeur!... Statuettesévocatrices, modelées par une main pieuse au seuil des chauminesancestrales, elles sont maintenant comme les dieux lares de nos hameauxpatoisants. Quand elles disparaîtront, quand nous n'entendrons plusleur sens, quand à leur poésie nul coeur ne vibrera plus, nous auronsperdu tout à fait nos traditions, notre caractère, les souvenirs denotre passé et jusqu'au goût de notre race. La petite patrie auraévolué vers une plus grande ; ses fils seront allés vers un autre idéal. Mais nous qui avons senti l'impulsion des aïeux vibrer dansla chaine de nos traditions villageoises, nous qui trouvons mêmedouceur au cidre frais, dans les moques et sur les lèvres aimées, aupatois familier de nos jeunes années, nous aimons saluer en LouisBeuve, la belle voix paysanne qui chante au pays coutancais. F[rançois]. ENAULT. (Bulletindes Normands de Paris) |