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LEMONNIER, Léon (1890-1953) : Quelques traces de Baudelaire à Honfleur(1920). Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (6.IX.2016) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque dunuméro de Février 1920 de La Grande Revue. (Bm Lx: Deville br 2070). QUELQUES TRACES DE BAUDELAIRE AHONFLEUR par LÉON LEMONNIER. _____ Quand Baudelaire, las d'errer de garni en garni, fatigué des poursuitesde ses créanciers, avait le spleen de Paris, c'était vers Honfleur quesa pensée se tournait ; et à la fin de sa vie, vieilli, abattu, n'ayantni le moyen ni le courage de quitter Bruxelles, c'est encore versHonfleur qu'il aspirait. C'est là qu'il rêvait de vivre, là qu'il sevoyait, ayant enfin pris le goût et l'habitude du travail régulier,aimant sa mère, payant ses dettes et produisant facilement de bellesœuvres. Il n'a jamais réalisé son rêve ; l'eût-il réalisé qu'il se fût fatiguede la petite ville, qu'il aurait vite contracté, là comme ailleurs,l'horreur des hommes et des choses qui l'entouraient. Il n'a fait àHonfleur que de courts séjours, et il n'est peut-être pas sans intérêtde mettre, en regard de l'image qu'il s'était faite d'Honfleur, lessouvenirs qu'il y a laissés (1). * * * « Ces souvenirs », nous avait dit M. Le Clerc, conservateur du Muséed'art normand « ne sont pas très nombreux. Je crois que Baudelaireavait un peu choqué les habitants. On m'a raconté qu'il était venu ici,en compagnie d'une négresse ; mais je ne sais pas quelle foi il fautajouter à ce récit. Vous pourriez voir une vieille servante, Aimée (2),qui a été cinq ans eu service de la générale Aupick. Il y a aussi MmeAllais, la mère de l'humoriste : c'est une vieille dame fort aimable etqui s'intéresse aux lettres. Quant à la maison de Mme Aupick, ellen'existe plus. Mais vous pouvez vous rendre compte de sa situation : legénéral l'avait achetée parce que, disait-il, la perspective qu'ildécouvrait lui rappelait celle de la Corne-d'Or ». Par une rue étroite, montante et tortueuse, j'arrive à la maisond'Aimée. Dans une pièce encombrée de linge et de baquets, c'est Unevieille femme aux yeux clignotants. « Madame Aupick ?... la générale Aupick.?... Ah! oui, j'ai été chezelle ; mais ce n'est pas bonne que j'étais, Monsieur, c'est femme deménage. J'y suis restée cinq ans, jusqu'à la mort de la générale. Ellevivait simplement et ne recevait guère que le colonel Hémon (3), quihabitait à côté d'elle. Elle avait un fils, M. Baudelaire, qui faisaitdes livres, qui composait des livres : il était compositeur. Lagénérale l'aimait beaucoup : elle est allée le soigner à Paris pendanttrois mois. On m'a dit qu'il lui avait mangé beaucoup d'argent, mais jene sais pas si c'est vrai : en tout cas elle n'en parlait jamais. Ahnon, Monsieur ! je n'ai jamais vu M. Baudelaire : il était toujours àParis ; il n'est jamais venu chez Mme Aupick pendant que j'y étais. » * * * Un peu déçu, je remercie la brave femme et vais cher Mme Allais. Ellehabite tout près de la pharmacie où elle a vécu si longtemps. Elle mereçoit avec un geste aimable de ses deux mains longues, osseuses, fortbelles. « Je n'ai guère vu, dit-elle, le général Aupick ; quelque temps aprèsson arrivée à Honfleur, il eut la malheureuse idée de se faire extraireune balle qu'il avait depuis longtemps et qui ne le faisait passouffrir. Il est parti pour Paris, et il n'en est pas revenu. « J'ai mieux connu Mme Aupick. C'était une petite femme fortdistinguée, vêtue à l'ancienne mode et portant des bijoux et desdentelles magnifiques qu'elle avait rapportés de Constantinople. Elleétait en bons termes avec l'ancien aide-de-camp de son mari, le colonelHémon, à qui le général avait fait acheter la maison voisine. « Si je voyais souvent la générale ? Mais oui, elle venait presque tousles jours à la pharmacie, et elle disait à mon mari, en lui apportantune ordonnance : Ce n'est pas pressé, Mme Allais m'apportera cela chezmoi. « Elle habitait une coquette maison (4) remplie de meubles originaux.On entrait par la cuisine, au sous-sol. Sur la façade, du côté del'estuaire, il y avait un double escalier luxueux, encadrant desbuissons de feuillage et conduisant à une véranda orientale que legénéral avait fait construire. « Ce qui m'a le plus frappé, c'est que Mme Aupick ne se mettait jamaisà table sans que le couvert de son mari fût placé en face d'elle, mêmequand son fils était là. Et pourtant, le général et lui étaientbrouillés, et ce n'est qu'après la mort de M. Aupick que Baudelaire estvenu à Honfleur. « Je voyais souvent le poète à la pharmacie. Il avait l'air vieux, maisil était fort aimable et fort distingué dans ses manières... Avec unenégresse ? Oh non, Monsieur ! jamais, je l'aurais su ; non, non, ilhabitait chez sa mère. De temps à autre, il avait avec mon mari depetites... querelles. Il avait pris l'habitude de l'opium, et ilsuppliait mon mari de lui en fournir.. Mais M. Allais ne lui en ajamais donné qu'autant que le pouvait un pharmacien consciencieux. » Je ne souris pas : je regarde cette vieille femme qui a vu Baudelaireet qui est comme un lien qui le rattache, vivant, à nous. « Allez doncvisiter l'emplacement de la maison de Mme Aupick, me dit-elle. C'est àl'hospice, à l'endroit où l'on a bâti le pavillon des contagieux ». * * * Par la rue du Neubourg, je monte. C'est à une sœur que je m'adresse ;elle ne sait pas de quoi je veux parler ; peut-être est-ce la premièrefois qu'elle entend le nom de Baudelaire ; mais elle me laisse pénétrer. Le cœur me bat un peu. Lui qui haïssait la nature parce qu'il latrouvait mauvaise et pauvre d'invention, voici le seul site qu'il aitaimé. Et je regarde : au-dessous de moi une pente rapide, où sedressent de vieux arbres couverts de lierre, descend vers le fleuvedont on entend battre le flot ; en face, on aperçoit le Havre etHarfleur, assez loin pour que la distance leur prête le charme d'unevision artificielle. Et sur la gauche, c'est l'estuaire de la Seine ensa plus grande largeur. Entre les deux côtes qui ne peuvent serejoindre, dont la coupure nette semble œuvre de l'art, on aperçoit laligne claire de l'horizon marin. Et si « ce pays nous ennuie », c'estpar cette trouée qu'il faut « appareiller », si nous voulons, commeBaudelaire lui-même : Plongerau fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe? Au fond de l'Inconnupour trouver du nouveau ! LÉON LEMONNIER. NOTES : (1) Nous devons remercier M. Dubosc, du Journal de Rouen, qui nous a guidédans nos recherches. (2) Son nom a été cité par Baudelaire dans une lettre à Mme Aupick (27décembre 1865). (3) Ce nom revient souvent dans les Lettresde Baudelaire. (4) Le musée d'art normand, à Honfleur, possède deux photographies decette maison. |