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Lettrede Pierre Leroux, Cultivateur et Électeur Libéral, à JeanLeroux, sonfils, Marchand, et Électeur Libéral, à Caen.- Caen :Chalopin, 1824.- 13 p. ; 22cm Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.VI.2015) [Ce texte n'ayant pas faitl'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes noncorrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Orthographeetgraphieconservées. Texteétabli surl'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : nc). ~*~LETTRE DE PIERRE LEROUX, Cultivateur et Électeur Libéral, A Jean LEROUX, son fils, Marchand, et Électeur Libéral, à Caen. J'AI reçu, mon garçon, la lettre d'hier avecl'brinborion d'impriméqu'al' renfermait. J'avais déjà lu tout ça dans l’ Constitutionnel.J'ai fait ben des reflections, et il faut que j' te dise c' que j'aisus l’ cœur. J' sis libéral et toi itou ; partant quoi, on peut être libéral, etn'être pas un méchant homme. Stpendant tout c' qu'il y a de vieuxCarabots, de pillards d'églises, de Jacobins et de restes de Comitésrévolutionnaires à Caen et dans toute la France sont libéraux. Tous leschamberlans et les mauvais préfets qui baillaient nos enfans, noschevaux et not' argent à d'vorer à ç' gargantua d' Bonaparte, sontlibéraux. Tous les fripons qui se sont enrichis à nos depens, avec laconscription et les requisitions de remontes sont aussi tertouslibéraux. Sais-tu qu' c'est desagréable, pour d'z'honnêtes gens, deporter l'même nom, qu' tous ces libéraux-là. I'lia pis. Ces gens-là ne s' contentent pas de marcher après nous.C'est eux qui nous mènent par l' bout du nez. C'est eux qui nous disentaux élections : Vive laliberté ! Maisfaut nommer stici, n’faut pas nommer stilà, sinon j't'assomerons.Çam' taquine et j'ai voulu voir où c' qu' i' veulent nous conduire ennous parlant toujours d' la charte et en nous faisantnommer desdéputés amis de Benjamin, de Manuel et du baron Mechin. En 1815, quand i’ chassirent not' bon roi, qu'i' z'aiment ben à nuit (àc' qui disent), dirent-ils leux Bonaparte : « Allons, boute-toi là, etfais marcher la Charte ! » Oh que nenni : i’la brisirent itou en millemorciaux ; et leux Benjaminfabriquit l'acteadditionnel (C' qui nousr'valut d'être grugés par les prussiens et d'être accablés d'impôts).Il n'est donc pas vrai qu’i z’aiment la Charte… ! L'aut' jour encore nevoulaient-ils pas la constitution de 91 ou celle des Cortès… ! Tiensmon garçon n'faut pas être des buses : Si ces prétendus libérauxétaient une fois les maîtres i’mettraient encore une fois la charte dans leux poche et Louis XVIII enprison, comme Louis XVI et comme Ferdinand ; puis i' nous bailleraientla liberté,mais la liberté à leux façon, puisque ç'sont eux qui nousmènent, et une liberté où c' qui pussent pêcher à l’iau trouble… ! Ah!mon garçon, queux liberté qu'i la liberté du temps d'Marat et d'B*****, l’ père du peuple ou qu' la liberté du temps de Napoléon et dubaron Mechin… Ma fine, j'aimerais qua simieux la tyrannie des Bourbons et des Blancs. Y' n'lèvent guère de nosgars, i' les renvoient cheux nous ric à rac au bout de cinq ans ; i’payent ben c’ qui prennent, i’ pardonnent toujours même à ceux quiconspirent contr’ eux. Pourquoi donc j'sommes-t-il itou libéraux à la suite de tant de mauvaisgarnemens, nous aut' honnêtes-gens qui ne voulons qu' la paix. Tiens,mon garçon, toutes reflections faites, c'est qu' j'avons peux… Surtoutpour c' te terre de bien national que ton oncle nous a laissée ! Etj'avons peux, parce que j'sommes assez bons que de croire aux menteriesdu Constitutionnelqu’est fabriqué par des factieux. Tu sais c' qu'il vient de nous en bailler à propos d' la guerre ouplutôt de la paix, que j' sommes allés faire en Espagne, où c' que toutest arrivé à rebours de c' qu'i' nous avait dit. Voyons si sesmenteries d'aujourd'hui sont d' meilleure façon et si les Blancs sontaussi diable qu'il l' dit. D'abord, après Waterloo, quand l' roie les royalistes r'devinrent lesmaîtres et qu' j'étions pu blancs qu'eux tant j'avions de peux ;n'pouvaient-i' pas nous dire : « Dites donc, mes p'tits libéraux, où c'qu'est la charte ? Ah ! Ha ! Vous l'avait confisquée ; eh ben, n'enparlons pus ; j'allons vous gouverner z'à la baguette ! » A ça, gniaurait eu rin à repondre. Ainsi, puisque l'roi et les royalistes n'ontpas enterré la Charte quand j' l'avions tuée nous mêmes, il est clairqu'i' n' veulent pas la détruire à présent qu'i' l'ont ressucitée etqu'i' z' y ont pris goût. Car mon garçon, si tu causais des Blancscomme moi tous les jours tu verrais qu' là plupart de ces gens làveulent la Charte comme nous, libéraux honnêtes gens. C'est tout simplei'z'y ont autantd'intérêt que nous. Par exemple, n' faut-il pas prendre eux et nous pour des cruches quandon vient nous dire qu' les royalistes veulent rétablir la dixme.Nobles et roturiers, lesBlancs ont encore plus de terres que nous. Eti' seraient assez fous pour vouloir faire doubler leuximpôts... ! Allons, c'est par trop bête, n'enparlons plus. C'est de même pour les droitsféodaux. Sais-tu ben qu' dans l'ancien régime, c'n'était pas à la personne desnobles, mais àla possession des terres qu'était attachée la féodalité ? Oui mon garçon quand un roturier, fût-il l' fils d'un rat de caveachetait un fief, c'était lui qu’était l' féodal du village. Si onrétablissait ça, c' serait donc moi qui s' rais l’ seigneur d'laparoisse où c' qu'est la terre de feu ton oncle : j'aurais donc l'privilège del’iau bénite et du coup d'encensoir par l'nez z'à lagrand'messe ? Et M. d' St.-Ange qui n'a sauvé que 16 acres de terrejadis en roture serait mon vassal, et puis l' tien après moi ? Tu voisque c' rétablissement deprivilèges et de droitsféodaux n'est pas bienengageant pour les ci-devant ni effrayant pour nous, et que trop degens ont intérêt à s'y opposer. V' là donc cor une baliverne. J' passe dix autres niaiseries du Constitutionnelqui denature toutquand i' n'invente pas tout. N’voudrait-i' pas, par exemple nous fairepeux des braves femmes qui soignent les pauvres et qui prient l' bonDieu à cœur de journée : qu'il aille voir au bon Sauveur si le meilleurphilantorpe liberal vaut une bonne sœur. Mais v'nons à son grand ch'val de bataille. I' dit qu 'si les Blancssont les plus forts z'a la chambre i' vontcréer trente millions de rentes sur l'état pour indemniser l’z' émigrésd' la vente de leux biens. Primò d'abord,si c'est vrai i' n'est donc pas vrai qu'i' voudraientr'prendre les biens nationaux, comme on nous l' baillait à croire. Secundò ensuite.Si c'est vrai, puisque l’ Constitutionel dit qu'i'faudrait trente millions, j’ parie qu'i' n'en faudrait pas quinze ; carc'est bien l' moins qu'un archimenteux com' lui mente d' moitié. Mais sais tu que c' s' raient de ben braves gens qu' les blancs si'faisaient ce coup là ? Not' terre de M. d' St.-Ange, que je n' trouvitpas à vendre au denierdouze, quand j' voulus augmenter ton commerce,vaudrait tout d'un coup ni plus ni moins qu' la terre qu' j'ai d' tongrand-père. J' n'aurions pas l' chagrin de voir un brave homme mourirquasi de faim auprès d' son ancien bien qu' j'avons pour rien parcequ'i s'échapit à cause qu'on brulait son chatiau et qu'on voulait l’bruler itou. Je n' craindrions plus d'arrières pensées des Blancs ; etl’zémigrés, leux parens, leux crianciers et leux amis n'auraient plusde motif pour en vouloir à la charte qui nous laisse les biensnationaux. Par ainsi quoi, j'serions tous amis en France et j'aurionsla paix et le bonheur. Tiens mon garçon, quand les gros libéraux veulent nous faire peux d' çai' montrent un fier bout d'oreille de jacobins et de bonapartistes. Ah! Les coquins d'enjoleux ! I' disaient qu'i' veilleraient sus nosintérêts et i' n' veulent pas qu' not' bien double devaleur et que j'soyons tranquilles ! C'est donc qu' i' veulent se servir d' nous pourfaire de nouvelles révolutions ? Tarteguienne que j' serions nigauds d'suivre davantage ces factieux-là. Mais j'y vois clair, et j' vote d'avec les blancs, s'il est, vrai qu'i' veulent faire tant d' sacrificespour not' bien et pour la paix d' la France. Car mon garçon j'n' avais qu'une peux, c'est que l' Constitutionelnementit comme à son ordinaire en nous contant ç' projet-là. Je m' disais: mais faudra d' z'impôts pour ça, et les blancs les payeraient com'nous ? J' m'en fus donc dimanche trouver à sa campagne M.Dulys, not’avocat j’ l'y contai ma doutance. V'la c' qu' i m' repondit : « Ecoutez, père Leroux, la confiscation des biensdes émigrés n'est pas la seule injustice de la révolution, le maximum,les assignats, etc., ont ruiné biens d'autres familles. Il estimpossible de réparer toutes ces injustices. Mais ce, n'est pas uneraison pour ne pas en réparer autant qu'on le peut, et pour ne paschoisir celles que la politique et l'intérêt de la paix intérieurecommandent de réparer les premières. Ce n'est pas à un homme plein debon sens comme vous, père Leroux, qu'il faut démontrer que deux sortesde biens, et deux races de propriétaires des mêmes biens ne peuvent quecompromettre sans cesse le repos de la France. N'allez pas croire qu'ilfaille tant d'indemnités, bien des familles d'émigrés sont éteintes ;ni qu'il faille pour donner ces indemnités, créer de nouveaux impôts.Songez que, de fait, les biens d'émigrés son presque hors du commerce.Jugez ce que les droits d'enregistrement produiraient tout-à-coupd'argent quand cette masse de biens rentrerait dans la circulation. Lesautres branches du revenu public profiteraient aussi de l'activiténouvelle que recevraient toutes les affaires. Le commerce enressentirait le rapide et heureux contre-coup ; car tant de famillespassant de la misère à l'aisance, et même à la richesse feraient nefût—ce qu'en objet de première nécessité, une dépense considérable.Vous-même, père Leroux, plus tranquille, seriez moins sévère dans votreéconomie. Alors le commerce plus actif rendrait à son tour les impôtsindirects plus productifs. Le bien ne s'arrêterait pas—là : larévolution étant ainsi extirpée jusques dans sa dernière racine lecrédit public qui vit surtout de la stabilité et du repos des états,deviendrait immense. Les nouvelles rentes se vendraient bien au-delà dupair. Il en faudrait donc beaucoup moins et loin qu'il fût besoind'augmenter les impôts, vous verriez, père Leroux, que la prospérité etle revenu public s'augmenteraient par suite même de l'indemnité donnéeaux émigrés. L'avantage immense qui résulterait, et pour eux, et pourles acquéreurs de leurs biens, de cette grande mesure de justice et depolitique, ne nuirait donc à personne, et il profiterait à tous. Mais,au surplus, dût il leur en coûter quelque chose, les royalistes ontfait bien d'autres sacrifices, ce serait avec joie qu'ilscontribueraient à une faible charge dont le résultat serait dereconcilier entr'eux tous les Français honnêtes-gens c'est à-dire,voulant également la religion, les bonnes mœurs, le roi légitime et lacharte ; et par-là d'assurer à jamais et le trône des Bourbons et lebonheur de notre patrie. » V' la c' qui s'apel' parler ! Aussi' j' sautis au cou de M. Dulys, etj' l'y dis : topez-là, j' vote d'avec les royalistes. Mon garçon faut en faire autant c'est not' intérêt, c'est celui d' laFrance. D'ailleurs mon garçon, quand tu verrais différemment, faut-ils' briser la tête contre les murailles ? Le libéralisme a eu les reinscassés z'au Trocadero, les Bourbons ont maintenant la majorité descœurs et toutes les bayonnettes pour eux. açovecevAna loin. Leur règneEST UN FAIT, et un fait qui durera pus qu' toi et moi. T’as d' z'enfans, i' n' s'ront pas tous marchands, veux-tu leur fermer-toutes lesportes...? Puis, quand un gouvernement veut favoriser les siens, liabientôt marchands z'é marchands. Et puis encore, quesce qui f' ra d' ladépense pour que l'port de Caen reçoive d' plus gros batiaux et pourrendre la rivière d'Orne navigable si l' commerce d' Caen allait s' metà faire l' malin à l'encontre du gouvernement, du Roi, et à l'y envoyerd' z' amis d' Benjamin et d' Manuel… ? Songe à tout ça, j' te prie m'n'enfant.... Car enfin, m' semble qu'à st' heure le libéralisme ça n'mène p'us à rien, c'est d’ la viande creuse Mais nos vrais intérêts, lerepos de notre esprit l'accroissement de valeur de nos biens v' la dusolide. V' la c' qu' n' faut pas perdre de vue ! Et par ma foi, anuit,tous c' z' intérêts sont à marcher d'avec les royalistes. D'ailleurs les royalistes d' Caen ont fait un bon choix. M. d'St.-Manvieux n'est pas un Blanc emporté c'est un brave homme ; ça n'ajamais fait d' mal à personne et ça n'a jamais fait parler d' soi suraucun chapitre. Enfin mon garçon s'i’ n' nous faut pas de grand parleuxperpétuels faut aussi qu' j'ayons des représentans considérés et quisachent se tenir. M. de St.-Manvieux a été maire et bon maire de laville de Caen, il est conseiller à la Cour royale ; partant quoi on n'apas besoin de demander si ça sait son savoir vivre et si ça a faittoutes ses classes… Je n' t'en dis pas davantage, t'es du pays d'sapience j' sommes dans le siècle des lumières ; ton père t'a dit sonavis, tu dois donc y voir clair sur nos véritables et nos plus chersintérêts. Ainsi mon garçon, j'en suis sûr, tu voteras d'avec moi pourM. de St.-Manvieux. PIERRE LEROUX. Vilers—Bocage, 18 février 1824. ______________________ IMPRIMERIE DE CHALOPIN. |