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MAILLOT,Octave  (1860-1949) :Contes normands, 1ère série.- Vire : Imprimerie artisanaleR Guénot, 1937.- 223 p. : ill. ; 23 cm.
Saisie du texte : Jean-Paul Mourez(2008). 
Recueil repris avec autorisation sur le siteMon Aigle : http://mon-aigle.netau.net/ma_normandie/contes-maillot/maillot-1.html


Contes normands

1ère série
par
Octave Maillot

~*~

AVERTISSEMENT
___________

Observations sur lePatois normand

On aurait tort de ne voir dans notre patois qu'un idiome désuet etincorrect. Et il n'est pas inutile peut-être de rappeler ici que ce futjadis une langue, - parlée et écrite pendant des siècles en Normandieet en Angleterre.

Au moyen âge, la langue d'oïl comprenait plusieurs dialectes, et celuiqu'on parlait à Paris a fini par l'emporter. Il est devenu le français;mais il a beaucoup emprunté au normand. La seule diphtongue oi ou oynous permet de le constater. On disait à la cour: j’avois, j’étois, eton a conservé longtemps cette orthographe, même après avoir adopté laprononciation normande. De même, les Français ont supplanté lesFrançois. Le roi ou le roy n'a pas été détrôné par le rei, mais laroyne a dû s'effacer devant la reine.

Des remarques analogues nous montrent pourquoi des verbes tels quevoir, envoyer ont des formes soi-disant irrégulières. Voir se conjugueau présent: je vois, tu vois... mais au futur: je verrai, tu verras, etau conditionnel: je verrais (et non: je voirai, tu voiras...). Pourquoi? Parce qu'une partie de ce verbe appartient au normand, à la vieillelangue qu'on retrouve dans la Chanson de Roland et dans les poèmes deWace. Je verrai, tu verras, sont des formes régulières du verbe veir.

Le dialecte normand, dans lequel on a cessé d'écrire, n'est plus qu'unpatois assez pauvre et qui tend à disparaître. Il a gardé néanmoins unecertaine saveur qui peut plaire à ceux qui le connaissent plus ou moins.

Le patois dans lequel ces contes sont écrits est celui qu'on a parlé etqu'on parle encore dans le Bocage normand, et plus particulièrementdans le canton de Tinchebray. Il se distingue du patois parlé dans laplaine de Caen, dans le nord du Cotentin et les Iles normandes. Là,beaucoup de vocables diffèrent, et, de plus, le ch est dur. On dit lavaque, le cat, le kien... Nous avons conservé la prononciationrégulière du ch, sauf dans quelques mots, tels que: la carrée, au lieude la charrée; secquer, secqueresse, au lieu de sécher, sécheresse, etcatouiller, qu'on entend quelquefois pour chatouiller.


Autres remarques
(morphologie, phonétique, grammaire)

Oi ne se change pas toujours en ei et tend de plus en plus à seprononcer comme en français. (Cette tendance dépasse les bornes danscertains cas. Pour mieux parler, on dit parfois. aux environs de Vire:la mouée pour la maie (comme on dit moi ou moué au lieu de mei).).
Voici des exemples de cette évolution: (poisson) peisson, puispouësson; pressoir. autrefois persoï ou persou, puis pressouër.
La métathèse - altération d'un mot ou d'un groupe de mots pardéplacement, interversion d'un phonème, d'une syllabe, à l'intérieur dece mot ou de ce groupe (Robert),  en outre, joue son rôle dansce dernier mot comme dans maint autre. La contraction s'y ajoutesouvent; et quand la métathèse modifie la voyelle, comme dans appercherpour approcher, on arrive à des formes telles que apperch'ous pourapprochez-vous.)
Noyer, envoyer, voir deviennent neyer, nyer, enveyer, envyer ; vousvoyez donne vous (ous) veyez, ous vyez. Vy'ous ? (voyez-vous ?).

Souvent, ar se change en er : cherger, cherrette, cherrue...

gn se change en n : maline, borne, êperner (épargner).

Gl = ll mouillées dans sangle, onglée, etc.
Les finales tombent souvent, ex. : mal, sel, fil, cheval, aval, coq,Joseph. rossignol, suif, tardif, etc.; on supprime la dernière lettredans la prononciation. Deuil se change en deu, seuil en sieu: sur, adj.(aigre), en su ; sur, prép., en sus. II en est de même pour laterminaison des verbes en ir et en oir : finir (fini), voir (vei r).
Boire = beire, s'asseoir = s'assire.

L'e n'est jamais muet comme en français avec le son eu bref. On lesupprime ou on le prononce é.

GENRES. - Les mots: argent, âge, incendie, pétrole, centime, légume,ouvrage, poison, sont du féminin, parfois aussi herbage, orage. Onentend de même la gland, la freid. Par contre, vipère, fourmi, loutre,dinde, jaunisse sont du masculin. Gorge-rouge (au lieu de rouge-gorge)est du féminin.

ARTICLES. - Deu (du) ês et az (aux). Le féminin de un est eune,régulier phonétiquement.

POSSESSIFS. - Man, mon, m 'n (mon). De même pour ton et son.

PRONOMS PERSONNELS. - M', mé (me). - mei (moi) de même pour tu, te,toi. Tu s'élide: t'as, t'es.

I, il (il), li (lui), o, olle (elle), eu (elIe) interrogatif : Vient-eu? Lei (elle), Do lei = avec elle. O, oz (ils, elles), eux (eux etelles, complément) ; leux (leur) ; je s'emploie au pluriel pour « nous» ; je sommes. Ous pour « vous ».

DÉMONSTRATIFS. - C' té fouet-là. c' té cherrue-Io (là = ci, lo = là oulà-bas). De même c'ti-là, c'ti-lo (celui.ci, celui-là). Celui qui sedit en patois l'ci qui : prends l'ci que tu voudras.

PRONOMS INTERROGATIFS. - Lequeu, laqueulle, etc.

VERBES. - Les verbes se conjuguent au passé et au subjonctif imparfaitcomme les verbes en « ir ». Il y aurait à signaler, dans lesconjugaisons, beaucoup d'autres irrégularités qui paraissent toutefoismoins étranges quand on remonte aux origines.

Des formes telles que réponu (répondu), tu prenras, i print (il prit)ont été jadis aussi régulières que les formes actuelles.

ADVERBES, PRÉPOSITIONS, CONJONCTIONS.

Asteure (à c't'heure) : maintenant.

Dessans, d' sans = sans cela, correspond à la prép. sans, comme dessouset dessus aux prép. sous et sur.

Piez (puis),  piésque (puisque).

Etou, étout, et tout = aussi; n'tou = non plus.
Do = avec (en général sans mouvement).
(Ce mot curieux a pour origine, non de apud, comme on l'a prétendu,mais le vieux mot od (apud), qu'on trouve dans « la Chanson de Roland», « le Jugement de Rou» et « Ogier le Danois », etc., et qui s'esttransformé par métathèse en do.) Quand il y a mouvement, avec se ditquant et : oz alirent quanté lei (ils allèrent avec elle).

Premier que, devant que = avant que.

Piére = pire, pis; tant piére = tant pis.

Si (conj.) ne s'élide en français que devant il, ils. Il s'élide enpatois normand devant tous les pronoms commençant par une voyelle, etmême devant tu. S'tu 'veux; s't'es prêt (si tu es prêt).

Octave MAILLOT



LA VACHE A JOASSIN


C'était eune vache comme an n'en veit guère que la vache à Joassin.C'est pas qu'o fût eune belle bête. Olle 'tait ôssue, mal bâtie, trophaute sus pattes, pas dreite sus le dos, et putôt maigrassière; quandan li pinçait la fesse, an n'y trouvait pas épais de ché. Mais olle'tait bé meumelée, bonne de service : o donnait jusqu'à quinze pots delait quand olle 'tait à l'herbe, et son beurre était de première, -ferme, jaune et pas long à bareter (1).

Par exemple, olle 'tait maline, la vache à Joassin, - maline comme untauret. O courait après gens et bêtes, et o cornaillait tant qu'opouvait. Et quand o ne pouvait se coupler ès gens ou ès bêtes, ocornaillait dans les haïes, dans les ronces et l's êpines, o sedévarait. Piez o b'zait (2) toute l'année. - hiver comme été. Joassinla gardait tout de même: olle 'tait bonne de service.

Quand o passait dans le bourg, o courait, o galopait, o b'zait, - etles gens se rentraient... fallait vei ! Joassin courait derrière lei enpoussant d's êbraits (3) et en sécouant eune grande gaule noutue et detaille à ramer les « pois ».

C'était eune bête dangéreuse. Le père Coffiat après qui qu'o couraiteune fouais, perdit un de ses sabots en se sauvant, le retrouvit; maisi s'enfoncit un clou bécheron dans le pied.

Félicie le soignit, li mint de la terpentine (4) et de la puette (5)durant des semain-nes. La nièce à Pauline eut les sangs tournés,mauvaise mine et pas d'appétit durant des mouais. Jean Bernais, lepetit gars au bourreli-yer, qu'êtudiait pour être prêtre, attrapit euneêteurse en sautant par-dessus le mur deu ceumetière et i clochit (6)longtemps.

La vache arrivit, comme cela, dans le bourg un dimanche au soir aumoment que passait la musique de Mesnil-Friquet. O dêfoncit la grossecaisse, et Jean Lingrie qui était attentionné à jouer de la clairinettebonsculit par-dessus le gros Colin qui roulit do son tambour jusquedans la berne.

Tout le monde disait à Joassin de se dêfaire de sa vache.

Le maire étou li conseillait de la vendre. Joassin li dit:

-    Eh bé, achetez-là ! Je ne demande pasmieux que de la vendre si j'en trouve un bon prix.

Le maire li rêponit qu'i n'avait pas bésoin de vache pour lé moment.

-    Et sûrement, qu'i dit, si j'en avaisbésoin, c'est pas de la tienne que je voudrais. Enfin ça te regarde,qu'i li dit. I s'est arrivé déjà des accidents, tu ferais mieux de lavendre devant qu'i n' s'arrive des malheurs.

Il en fut fait mention au conseil municipal. Le savetier dit que lebourg n'était pus habitable à cause de la vache à Joassin, - que ça nepouvait pas durer et que ça ne durerait pas comme cela; qu'il allaitêcrire un mot de lettre au préfet et au ministre et qu'i ferait eunepétition. I n'écrivit à personne et n'y eut que le père Coffiat à direqu'i sinerait la pétition. La vache à Joassin continuit donc à passerdans le bourg au triple galop, Joassin à la suivre do sa rame en criantà tue-tête: « Sauv'ous, tir'ous de la vaie (7) ! » et les genscontinuirent à se rentrer. Joassin ne se décidait pas à vendre savache: olle 'tait bonne de service.

Quand le père Coffiat se mint en tête de se remarier à l'âge de 75ans... je vous demande un brin ! - do sa servante qui n' n'avait co pasvingt-trouais, les gens li firent un chavarin qu'an entendait déTinchébray. Ça n'empêchit pas le père Coffiat de se marier. Il 'taitalordé (8), - un vieux bilouin (9) ! Mais ça donnit ès gens l'idée defaire le chavarin à Joassin étou à cause de sa vache qu'i ne voulaitpas vendre.

Joassin ne fut pas bête comme le père Coffiat qui s'était fâché; etquand i vit toute la bande arriver devant cheux li do des timbales, despoëles et des castroles, i sortit do sa poële à bouillie et eunemouvette (10) , - et c'est li qui tapait le pus fort en riant de toutsan coeur. Si bé qué l's autres virent qu'o perdaient leu temps, et os'n allirent, - sau' vot' respect, comme des péteux.

Le lendemain i revint cinq ou six petits gars dans les douze, treizeans, do un chaudron, eune poële, des bouteilles défoncées et le vieuxclairon que Tiennot a rapporté de la guerre.

Joassin sortit sus le sieu de la porte et leux dit: « Mes pauv'sêfants, ous fériez mieux de vous rentrer, parce qu'i va plouvre (11)...Piez je vais lâcher ma vache, qui va vous enfiler dans ses cornes ».

O voulirent faire les braves, o contÎnuirent leu chavarin, mais paslongtemps: il leux ruchit deux grand seillées d'iau qui les trempit dela tête ès pieds. Oz étaient inregardables.

Joassin n’eut pas besoin de lâcher sa vache.

-    Je vous avais-t’y pas dit qu’il allaitplouvre, que leux dit Joassin ? V’n’ous-en par là. Je vais allumer eunebaudée (12) pour vous séquer.

Oz aimirent mieux s’n’aller à la bouillerie deu père Minot; et operdirent pour quioque temps le goût deu chavarin.


*
*   *


La vache à Joassin faisait toujous des siennes. O n'avait peux de rinni de personne. O se plantait dans le mitan de la route devant lesautos comme devant les chérettes, et olle avait l'air de dire enriochant  - an érait dit qu'o riochait - « je vous d'fends depasser par là ».

Olle arrêtit comme cela eune grande auto qui venait de Vire et quiétait plein-ne de moussieux, de dames, de demoselles et d'êfants, -tout le monde en grande toilette. Quand o virent la vache qui avaitl'air de voulei sauter dans l'auto, o s'êpouvantirent et o sesauvirent. La vache partit à fond de train après toute la bande quin'êchappit qu'en se jetant dans la mare du perbytère. Oz étaient tousdedans quand Joassin arrivit tout êssouflé. Premier que (14) d'emmenersa vache, i leux fit d's excuses, leux dit qu'il avait bé deu (15) etdonnit un coup de main à la servante deu curé pour les retirer de lamare.

Oz étaient trempés comme des soupes et les toilettes dans un état ! Ozallirent cheux le charron et an leux trouvit de quei se changer. Toutcela, ben entendu, n'était pas à leux taille. Y avait même eune grossemère à qui que rin n'allait. La femme deu taupetier, qui est pourtantd'excès corporente, li avait prêté eune de ses cottes et eune de sescamisoles - mais la dame de Vire était à l'êtreit là-dedans.

C'était le contraire pour les demoselles : o nageaient dans les robesqu'an leux avait baîllées, et oz avaient coulé des sabots meitié tropgrands, leux pieds baretaient dedans. Les moussieux n'étaient pas n'touà leux amain dans les culottes deu charron et deu taupetier; et ozavaient l'air minable.

Après que Joassin eut rentré et trait sa vache, i revint co faire desexcuses. Mais o li dirent que ça ne se passerait pas comme cela, àmoins qu'ine payît des dommages-intérêts; si que non o l'assineraientet oz iraient à Damfront.

Joassin en était au d'so, i disait qu'il 'tait ruiné, i s'arrachait lescheveux, si bé que la grosse dame de Vire eut pitié de li. O dit quepour en fini c'était un accident et pas un malheur et que ça valaitmieux qu'eune jambe cassée. C'était eune bonne gent et o n'n'avaitl'air étou, même en taupetière.

Piez le maire vint, piez l'adjoint, piez Moussieu le Curé, qui n'taitpas au perbytère au moment de l'accident, piez deux marguilliers etenfin le capitain-ne Planche, qui avait ses gants, s'i vous plaît, etson chapiau haut de forme. O causirent et oz arrangirent l'affaire - ouquasiment.

Moussieu Grimbault arrivit aprez do sa dame et ses trouais demoselles,qui poussirent des soulas (16) et firent des cêtres et des giries (17)pus qu'à devei. Après qu'il eut fini ses courbettes, Moussieu Grimbaultse mint à grousser, à remancer Joassin, à dîgonner et à le menacer. Ilen dit trop. Joassin se fâchit, chantit sottises à Moussleu Grimbaultet o ne furent pas loin de se battre.

Eune chance que le capitain-ne se trouvit là pour les séparer et lesrasséguérier (18).

-    Assiéz'ous, qu'i dit, et êcoutez-meieune minute. D'abord et d'eune, Joassin, faut vendre votre vache.

-    Olle est bonne de service, que ditJoassin, et je perdrais gros; mais piésqué faut la vendre, je lavendrai, - je la vendrai à la Saint-Lucas.

-    Entendu, que dit le capitain-ne, mais,en attendis, pour empêcher l's accidents et les malheurs, vous mènerezvotre diablesse de vache do un lien.

Tout le monde dit que c'était eune bonne idée; et c'était vrai étou.

Moussieu Grimbault dit qu'il y avait pensé.

-    Et pourquei qu'ous ne m'en avez pascausé, que li demandit Joassin ?

I ne rêponit rin, ce qui prouvait bé qu'i se vantait, comme ça liarrivait pus souvent qu'à son tour. Moussieu Grimbault emmenit cheuxli, dans s'n auto, les moussieux et les dames de Vire, qui sechangirent core un coup. La grosse dame qui était à l'êtreit dans leshardes à la taupetière se trouvit à l'aise dans le vêtement de MadameGrimbault qui était co pus conséquente que lei. Tout le monde eut deseffets à sa taille ou à pu prez.

O soupirent jusqu'à min-nuit, eune heure: des plats à n'en pas fini !et des crêmes et deu vin! deu blanc et deu rouge et deu champagne ! Etquand les bouchons sautaient, ça p'tait si tellement qu'an l'sentendait jusque de l’autre côté de la route. C'était comme eune noceou eune fête à courée (19).


*
*  *


Joassin, qui menait asteure (20) sa vache do un lien, pernait co sagrande gaule pour le cas où qu'o li échapperait. Les gens deu bourgpouvaient sorti et aller et veni même à l'heure où que la vache àJoassin passait. Tout le monde disait que c'était eune bonne idéequ'avait eue le capitain-ne; et tout le monde li en faisait descompliments, excepté Moussieu Grimbault.

Ça qu'allit bé durant quinze jours, trouais semain-nes. Piez v'là qu'unsoir que Joassin ramenait sa bête, le lien li êrussit (21) de la main.La vache s'êchappit au triple galop et olle arrivit dans le bourg aumoment que Moussieu Grimbault et ses trouais demoselles passaient susla place deu marché. Eune chance que les filles n'avaient pas lacorporence de leux mère ! O s'êvolirent comme des fauverettes encriant: « Au secours ! » L'ain-née se sauvit au café Pitot, la secondeallit s'accouver derrière eune maringote dans la cour au charron et lapus jeune courut se cacher sous un banc dans le bas de l'église.

Moussieu Grimbault, qui était pus gourd que ses demoselles, restit làau mitan de la place en secouant san chapiau d'eune main et sa canne del'autre. Et i groussait et beuillait à êpouvanter tout le bourg, mais in'êpouvantit pas la vache. Il essayit de li donner un coup de canne; ine l'attrapit solement pas. O se jetit sus li en cornaillant comme on'avait jamais co cornaillé. Moussieu Grimbault fit le bonscul etroulit jusqu'au mur deu ceumetière comme un tonnet, durant que sademoselle, qui était acculée derrière la maringote, criait : « Papa!papa! » et ne bougeait pas. Olle avait peux. Y avait de quei étou !

Joassin, qui accourait do sa gaule, arrivit eune minute trop tard. Ilaindit Moussieu Grimbault à sé r'léver, li donnit deux, trouais petitscoups, par ci, par là, pour faire parti la poussière et li demandit : «Av'ous deu ma ? »

Moussieu Grimbault ne li rêponit pas d'abord. La femme à Costard liapportit sa canne et son chapiau. I print la canne, la main litremblait, - i print le chapiau et se recoiffit tout de travers. Piez iregardit autour de li. La vache s'était arrêtée dans le bas deu bourgdevant la porte des Cabet; et olle avait l'air de gricher, la sale bête! et d'admirer sa belle ouvrage. O ressemblait à la vache qui rit susles boîtes à fromage.

Joassin était toujous à côté de Moussieu Grimbault et i li demandit co :

- Av'ous deu ma ?

- Vous êtes un misérable, qu'i li dit. Vous mériteriez d'être fusillésou pendus, vous et votre satanée vache. Vous... vous...

Il arrêtit comme s'il avait êtouffé. L's yeux li sortaient de la têteet la broe (22) de la bouche. I faisait peux. Si la vache de Joassins'était trouvée à côté de li à ce moment-là, olle érait eu peux.

I but un petit verre d'iau-de-vie que la mère Pitot li avait apporté del'auberge, - et ça le remint un brin.

Joassin expliquit que le lien avait êrussé. Mais Moussieu Grimbault nevoulait rin entendre.

-    I faut que ça cesse, qu'i dit, et çacessera. C'est mei qui vous le dis, qu'i dit. Si que non, je m'encherge. Je la tuerai, votre bique de vache, je la tuerai d'un coup defusil, - et vous par-dessus le marché.

-    Permettez, Moussieu Grimbault, que ditJoassin, vous pouvez m'assiner, m'envyer eune lettre deu juge de Paix,mais ous n'avez pas le dreit de tirer sus ma vache ni sus mei n'tou.C'est la louei! 'Spas, Capitain-ne, qu'i dit au capitain-ne Planche,qui passait justénément, 'spas qu'i n'n'a pas le dreit ?

Le capitain-ne dit que valait mieux pas tirer; et il essayit cod'arranger l's affaires. I dit que piesqué le lien avait êrussé, yavait core autre chose à faire. C'était d'empâturer la vache et de labôgner (23). Et les gens deu bourg dirent que c'était eune bonne idée.
<>-    Oui, oui, que ditMoussieu Grimbault, c'est de bonnes idées, mais ça n'empêche pas lesaccidents. Le lien étou, c'était eune bonne idée - et me v'là quantemême tout poché.Vous entendez, Joassin, si je retrouve sus ma veievotre rosse de vache, je tire dessus et sus vous aprez. Je passerai auxassises, mais je serai acquitté. C'est mei qui vous le dis.

Le capitain-ne Planche dit à Joassin qu'y avait co un autre moyen:c'était de garder la vache à l'êtable. Joassin li rêponit que ça ne sepouvait pas à cause de la secqueresse qu'il avait fait, qu'il éraittout juste assez de fein pour l'hiver et qué, piesqu'y avait de l'herbedans le pré, fallait qu'o fût paissue.

I bôgnit sa vache et l'empâturit, - pas de trop court : i ne pouvaitpas tout de même passer eune demie journée à mener sa vache dans le préPigeonnet qui est loin ! Et, pour ne pas rencontrer Moussieu Grimbault,i la menait et la ramenait par la ruette-ès-dames.

I s'arrivit ce qui devait s'arriver do eune bête comme celle dejoassin. O se dêbognit et se dêsempâturit et s'êchappit deu pré. Orencontrit sus la route le marchand de café qui poussait sa petitevoiture et o les jetit tous deux dans la berne. La voiture n'eut pas dema, mais le gars en eut. Il 'tait poché, êroncé; rin de cassé,heureusement.

Quatre jours aprez, jour pour jour, la vache fut tuée dans le pré.Clément Bisson, qui demeure au village de la Guiboutière, de l'autrecôté des prés Pigeonnet, vint dire à Joassin :

-    Ta vache est tuée. Oui, man pauvregars, olle est tuée. An a tiré quatre coups de fusil sus ta vache.Quatre ! Je les ai entendus. J'ai couru dans le pré. Olle 'tait sus ledos, piez o s'est tournée sus le côté... Olle est tuée.

-    As-tu vu qui qu'a tiré?

-    Oui, un grand gars en blaude et eunecasquette sus la tête. I s'en allait derrière les saux (24), le long dela rivière. je ne l'ai pas reconnu. Il 'tait déjà loin et le jourbaissait.

-    Merci tout de même, que dit Joassin.

I ne dit rin de pus, mais i se pensit tout de suite:

- C'est Grimbault qu'a fait le coup.

Joassin ne perdit pas la tête. I print le grand coutiau do quei qu'ituait les cochons, sau votre respect, et i courut ès prés Pigeonnet. Ituit sa vache, - car o respirait co, à cequ'i dit par aprez, - mais ann'a jamais su au juste s'i la tuit ou la retuit. I la débitit lelendemain, qu'était un samedi, et la vendit dans le bourg et à traversles villages. Il allit même en proposer à Moussieu Grimbault, qui n'envoulit pas.

Le boucher ne trouvit pas cela de son goût. I dit que la vache deJoassin était crévée, que c'était de la carne. I fit même couri le britqu'olle 'tait enragée d'piez longtemps et que c'était dangéreux d'enmanger, qu'an attraperait la rage.

Les gens le laissirent dire, et comme Joassin vendait bé moins cher quele boucher, il êcoulit aisément sa bête. En tout cas, la vache enragéefit de la bonne soupe, et tout le monde s'en régalit, excepté MoussieuGrimbault, sa dame et ses trouais demoselles. Quand Joassin eut vendusa vache, morciau par morciau, il allit tout dreit à la gendarmerie etcontit ce qu'i s'était arrivé, et le brigadier li demandit s'isoupçonnait quioqu'un. Joassin li dit ce que Moussieu Grimbault avaitdit devant témoins.

-    Je ne dis pas que c'est li qui a tué mavache, qui dit; mais je creis que je deis vous dire ce qu'il a dit, -et je vous le dis, qu'i dit.

Les gendarmes firent eune enquête. Oz allirent cheux MoussieuGrimbault, qui leux dit qu'au moment que la vache avait êté tuée il'tait à l'auberge do le mait' d'êcole en train de faire la partie; etquand o li demandirent s'il avait un fusil et où qu'il 'tait, i ditqu'il 'tait depiez huit jours à ramarrer (25) cheux l'armurier déTinchébray. Le brigadier dit: « C'est bon, c'est bon », et i s'n alliten kéryant que Moussieu Grimbault n'y était pour rin.

L'autre gendarme n'était pas deu même avis.

-    Si c'est pas li qu'a fait le coup, qu'idit, c'est li qui l'a fait faire.

Le fusil cheux l'armurier, la partie de cartes à l'auberge à eune heureoù que Moussieu Grimbault n'y allait pas d'ordinaire, tout cela liparaissait drôle. I paraît étou que c'était l'avis deu capitain-ne,comme i le dit par aprez, mais il eut bé soin de ne pas en causer aumoment.

Les gendarmes surent bétôt que Moussieu Grimbault était venu àTinchébray cheux l'armurier pour faire ramarrer san fusil - mais quén'y avait rin ou à pu prez à ramarrer, - et qu'an l'avait vu ce jour-làau Café de la Victoire do le grand Pattelard, de la Bevetterie.

Le père Martin, un ancien gendarme qui s'est retiré dans le haut de laville, rencontrit quioque temps après le grand Pattelard et li en ôfritpour un sou. Pattelard est toujours prêt quand i s'agit de beire, et ibut tant de cafés, de demoselles (26) et de petits pots (27) de cellede cidre et de celle de vin, que Pattelard, qui a pourtant la têtesolide, finit par être saoul, respect de vous, comme eune bourrique. Lepère Martin en profitit pour le faire causer. Si bien que Pattelard lidit tout. Il avait tué la vache à Joassin, et Moussieu Grimbault liavait donné cent francs.

Les gendarmes, sitôt qu'o furent renseignés par le père Martin, s'enrevinrent cheux Moussieu Grimbault, qui n'en menait pas large. Ah! icrut bé qu'il allait coucher à la souette (28).

Ça s'arrangit co tout de même grâce au maire et au Capitain-ne Planche;mais ça coûtit gros à Moussieu Grimbault, sans compter les cent francsqu'il avait donnés à c'té grande kennaille de Pattelard, qui l'avaitvendu. Faut dire qu'il 'tait saoul.

Ça fut eune bonne affaire pour Joassin. Sa vache li fut payée meitiépus qu'o ne valait, et comme il avait gan-gné de la monnaie étou en ladébitant aprez qu'il l'eut retuée, ça li donnit l'idée de se faireboucher.

I se mint dans la partie, sus place d'abord, piez s'n'allit deu côté deBayeux ou d'Isigny et il y fit son beurre. Quand i revint dans le pays,c'était un gros Moussieu. Il 'tait habillé comme un prince, dessouliers vernis, eune montre et eune chain-ne en or et des gants. I neles mettait pas, ses gants, mais il en avait toujours un ou deux dansla main. Il 'tait riche, et co pus riche - qu'i paraît - que lesbouchers de par ici, - pus riche même que Moussieu Grimbault. Il avaitde l'argent cheux les banquetiers, de la terre dans la plaine de Caen,d's herbages dans le pais d'Auge et eune auto à pu prez aussiconséquente qu'un wagon, eune auto manifique comme an n'en veit pas làau travers.

Il allit vei Moussieu Grimbault et i fut bé reçu. Les gens richess'entendent toujous. O collationnirent; et quand oz eurent bu leux caféet leux rincette, et p'têt' co bé un petit verre de fine par là-dessus,Joassin dit à Moussieu Grimbault. en li donnant un petit coup de coude:

-    Je voudrais bé vous dire un mot.

Et o passirent dans le cabinet à côté.

Les trouais demoselles Grimbault étaient core à marier, et, durant queJoassin faisait forteune, oz avaient monté en grain-ne. Les deux pusgrandes étaient secques et noueires, raides comme des piquets, de lamoustache et le nez en l'air. De belles toilettes, par exemple, et ozen changeaient trouais quatre fouais par saison. La pus jeune n'étaitpas jolie, jolie, mais olle 'tait fraîche et pas noueire comme sessoeus. Olle 'tait toujous de bonne himeur et aimable do tout le monde.Durant l'hiver, oz allaient quant et leux gens dans le Midi ou à Paris;durant l'êté à Vichy ou au bord de la mer, et piez o s'en revenaient eto continuaient à attendre qu'an vint les demander en mariage dans notrepetit pays, piesqu'o ne trouvaient pas autre part chaussure à leux pied.

Quand i fut dans le cabinet de Moussieu Grimbault, Joassin li demanditeune de ses filles, - la pus jeune des trouais.

Moussieu Grimbault li rêponit qu'i regrettait, que ça li faisait deu,mais que ça ne se pouvait pas. Il avait trouais demoselles et il avaitdécidé de ne les marier que par rang d'âge, et en commençant, benentendu, par Célestine, qui était l'ain-née.

Joassin ne voulait ni de Célestine, l'ain-née, ni d'Ernestine, laseconde; il avait envie de Christine, qu'était la jeune.

- Voyons, Moussieu Grimbault, c'est pas votre dernier mot ?...

Moussieu Grimbault dit que si.

D'ordinaire Joassin menait les affaires grand train, mais i savait étouprendre son temps et haricoter (29) quand i fallait. Il ôfrlt un groscigare à Moussieu Grimbault et, tout en feumant, o causirent et oplaisantirent.

- S'ous me donniez Mademoselle Christine, que dit Joassin, ous pourriezco tout de même marier vos demoselles par rang d'âge. Solement çaserait dans l'autre sens.

Moussieu Grimbault ne voulait pas de ce sens-là.

- Ça va être long, que se pensit Joassin.

Il ôfrit un autre cigare à Moussieu Grimbault, et la servante leuxapportit eune bouteille de liqueur. O continuirent à causer, et ocausirent si longtemps, et quioquefouais si haut que Madame Grimbaultet ses trouais demoselles, qui étaient dans la salle à côté, sedemandaient s'i ne s'agissait pas co de la vache à Joassin.O'nn'avaient ma dans le corps toutes les quatre.

Joassin expliquait à Moussieu Grimbault qu'eune fouais Christinemariée, les autres trouveraient aisément à se caser.

-    Ça qu'ira comme sus des roulettes, qu'idisait. Je connais des partis qui feraient leux affaire, des genssérieux, capables, bé considérés, qui ont de la terre et de la monnaie.S'ous voulez les marier, ous n'avez qu'à me le dire. Je m'en cherge. On'éront que l'embarras deu choix.

Joassin se vantait et i se pensait bé que ça ne serait pas si commodequ'i le disait. Mais en attendis, i serait marié, li.

I ne lâchit pas Moussieu Grimbault et i finit par le retourner de bouten bout. Il eut Christine. Quand à Célestine et à Ernestine, o nevoulirent pas des partis qu'i leux trouvit; - et o n'eurent pas tortenn'tou, qu'i paraît. O restirent vieuilles filles.

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   1.   Faire du beurre avec unebaratte.
   2.   S'zer : courir, galoper, enparlant des bestiaux harcelés par les mouches.
   3.   Cris.
   4.   Térébenthine
   5.   Eau-de-vie inférieure, ladernière tirée, impropre à l'usage interne.
   6.   Boita.
   7.   Tirez-vous du chemin.
   8.   Toqué.
   9.   Nigaud.
  10.   Grande cuillère en bois pour tournerla bouillie
  11.   Pleuvoir.
  12.   Flambée.
  13.   Ricaner.
  14.   Avant
  15.   Deuil, chagrin
  16.   Soupirs.
  17.   Manières prétentieuses et ridicules.
  18.   Calmer, raccommoder, réconcilier.
  19.   Fête où l'on mange les poumons, lefoie, etc.
  20.   Dorénavant.
  21.   Echappa.
  22.   Ecume.
  23.   Aveugler.
  24.   Saules.
  25.   Réparer.
  26.   Demi-décilitres.
  27.   Décilitres.
  28.   En prison.
  29.   Discuter.



LA SOURIS

Clémentine, la femme dé Natole, avait bésoin de fleu(1) pour faire dela galette, et olle allit en queri dans un petit baril, sous la montée.Et vlà-ti pas qu'au moment d'en prendre olle y avisit eune grossesouris qui s'y trimoussait et qui était en train d'y faire comme quidirait poudrette. Y a bé des fémes là au travers qui éraient poussé d'sêbraits et qui en éraient eu les sangs tournés. Clémentine n'a pasfreid az yeux: o ne perdit pas la tête. Olle appelit le domestique quiaffourait les viaux : « Tiennot, qu'o dit, viens-t'en vite. J'ai bésoinde tei ». Tiennot arrivit grand train do sa seille.

-    Y a eune souris dans le baril à fleu,qu'o dit, - lo, sous la montée, à ce qu'o li dit, - eune grosse souris,p'têt' un rat. Faut s'en dêfaire. Tu vais prendre le fusil qui estpendu à dreite de la croisée - il est chergé - tu vais chouler(2) lechien et tirer sus la souris quand o va s'èchapper. As-tu bé comprins ?

Et comme Tiennot était co putôt biloin, o li fit répéter ce qu'il avaitcomprins.

-    Parjou! que dit Tiennot, c'est pasmalaisé à comprendre... Je vals prendre le fusil, chouler le chien ettirer sus la souris qui va s'èchapper deu baril à fleu.

Tiennot print le fusil, il allit sus le sieu de la porte, i sufflit lechien qui dormait à côté deu pits, et i li montrit le baril: « Cherche,Patou, qu'i dit, cherche ».

Durant que le chien cherchait, Clémentine se mint de côté sus lespremières marches de la montée.

Patou ne fut pas longtemps devant que de senti le gibier. Il apperchitdeu baril, il y mint le nez, et la souris en sautit tout de suite.Frsst ! Tiennot tirit dessus deux coups de fusil, mais i visit enbiloin qu'il'tait et i n'attrapit pas la souris. Il attrapit le chien,par exemple, i le tuit; et Clémentine, êpouvantée, chut êvénouie aupied de la montée.

-    Hélos! que se dit Tiennot, j'ai tué labourgeoise étou. Me v'là bé!

I jetit le fusil dans le mitan de la maison, et le v'là parti, lesquat' pattes au cou, sans savei solement où qu'il allait. Comme id'valait la cavée, i rencontrit le cantonnier qui vit bé qui s'étaitpassé quioque chose de pas ordinaire. Tiennot était rouge comme eunecrêpe de co (3), i causait tout seu, et l's yeux li sortaient de latête.

-    Quei que t'as, man pauv' gars, que lidit le cantonnier?

-    Je viens de faire des malheurs, qu'idit.

-    Des malheurs ? Queux malheurs ?

-    Je viens de tuer le chien et labourgeoise.

-    C'est donc tei qu'a tiré les deux coupsde fusil qu'on vient d'entendre. Ah! ça qu'a p'té sè. Et pourquei quetu les as tués. Clémentine était eune bonne gent et d'un bon tour et lechien à Natole était un chien de chasse comme an n'en vei pas.

-    Eh! parjou, je le sais bé. Je ne l'aipas fait d'en exprès n'tou. La bourgeoise m'avait dit de tirer sus lasouris...

-    Queue souris ?

-    Eune souris qu'était dans le baril àfleu. J'ai choulé le chien, la souris s'est sauvée, j'ai tiré tout à latraverse, j'avais pas le temps de bé viser... Et j'ai tué le chien...et la bourgeoise.

-    Mais es-tu bé sûr, au moins, es-tu sûret certain que tu les as tués ?

-    Oui, le chien a saigné tout le sangqu'il avait dans le corps, il'tait raide; et la bourgeoise a rouléjusqu'au pied de la montée, blanche comme nige, olle'tait freide. Queique va dire le bourgeois ? Pus de fème, pus de chien! Me v'là bé !

-    Oui, si en cas, que dit le cantonnier,c'est des malheurs que t'as faits là, man pauv' Tiennot. Et tu n'as pusqu'eune chose à faire asteure, c'est de couri tout dreit à lagendar¬merie de Tinchébray - à main gauche. devant que d'arriver à laPorte de Condé - et de leux dire ce qui s'est arrivé et comment que ças'est arrivé. Faut pas oubellier n'tou de leux dire que tu ne l'as pasfait d'en exprès, - sans quei o vont creire que t'es un assazin.Explique-tei, explique-tei bé.

-    Qu'o creient ce qu'o voudront, je nevais pas y aller. Je n'ai pus qu'eune chose à faire, c'est de medêtrire.

-    Té dêtrire ?

-    Oui, 'je vais me nyer dans un pits oudans un gouffre de la rivière.

-    Man pauv' Tiennot, ça ne va rinramarrer. Au contraire. y en a deujà deux de détrits; ça va fairetrouais.

Tiennot ne l'êcoutit pas, i partit en courant deu côté de la rivière.Le cantonnier mint sa pelle et son balai à la boise (4) deu champ èsBrard, et s'n allit avau la route jusqué dans le Clos Bisson où queNatole tondait les haïes.

-    Natole, qu'i li dit, y a des malheurs,de grands malheurs de faits cheux tei.

-    Des malheurs, qu'i dit, queux malheurs ?

-    C'est la faute à Tiennot, et, au fond,non c'est pas sa faute. 1 voulait tuer eune souris, qu'i paraît; il aprins tan fusil, il a manqué la souris, il a tué tan biau chien dechasse... et ta fème a attrapé quioques plombs étou, à ce qu'i dit.

I ne li dit pas, en premier, ce qui n'n'était. Y allit en dou¬ceur,comme fallait. Natole laissit là san faucillon, et s'n'allit quant etle cantonnier; et durant qu'o montaient la cavée, le cantonnier le mintau courant - ou à pu prez - et li dit que Clémentine avait bé desplombs dans le corps, d'après ce que li avait dit Tiennot.

-    Est-eu tuée étou, que demandit Natole ?

-    Dam! man pauvre Natole, à ce qu'i dit,je n'en sais rin; mais ça se pourrait co bé.

Quand oz arrivirent, o furent bé surprins, comme ous pensez, de veiClémentine en train de dêtremper sa galette. Olle avait bonne mine, - àpu près comme d'ordinaire. O dit à Natole :

- Y a eu des malheurs. C'est la faute à Tiennot. Il a tué Patou et j'aieu bé peux. La souris s'est sauvée deu baril à fleu, et Tiennot s'estsauvé étou. Je ne sais pas où qu'il est.

-    Et tei, que dit Natole, tu n'as pas eude ma ?

-    Rin en tout, qu'o dit; mais j'ai eu bépeux.

Tiennot s'n'allit jusqu'à la rivière et i voulit s'y nyer, comme ilavait dit, mais i trouvit que l'iau était d'excès freide. I s'enretirit, co pas ben aisément, à ce qui parait, et i courut se séquercheux le boulanger. Piez le v'là parti par la route de Condé. An ne l'ajamais revu. La souris n'tou.

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   1.   Farine, fleur
   2.   Exciter.
   3.   Coq.
   4.   Barrière.



LE  BELIN

Ah! oui, c'était un biau belin (1), un belin râle, que le belin au pèreToine. Et je ne creis pas qu'an n' n'ait jamais vu de si gros et quidoguît (2) comme i doguait. Il érait même été dangéreux do d's êfants,et Toine avait soin de le teni à l'êtable ou dans le pré Ballon, quiest bé clos. I doguait bêtes et gens; un toret n'y érait pas fait peux.

Le grand Clément s'avisit-i pas, eune fouais qu'i pêchait à !a ligne,de passer par le pré Ballon; il 'tait attentionné à s'n affaire: il nevyait pas le belin, mais le belin le vyait bé, li. I le doguit dans...,sau' votre respect, dans le fond de sa culotte, et le fit bonsculerdans la rivière: quatre pieds d'iau, sans compter la vase. Clémentn'eut pas de ma, mais il 'tait trempé comme eune soupe - et de la boejusqu'à la fourchine. Il 'tait inregardable ! Quand i pêchait par làaprez, i pêchait de l'autre côté.

Ça fit co bé piére do les dames de Paris qu'étaient venues cheux Madamede Chottigny, à la Foutelaye. V'là-t'i pas qu'o s'en vinrent tônyer (3)le long de la ruette ès-moines; et quand oz arrivirent au pré Ballon, ose minrent dans la tête d'aller vei de pus prez le belin à Toine, - eto passirent par sus la boise. La mère, qui marchait devant, était eunegrande belle femme, d'excès corporente, qui levait la tête, fallait vei! Olle 'tait quasiment tout en blanc et olle avait un grand chapiau depaille do des bouquets et des pleumes et des ribans... Ous érlez diteune princesse ! La demoselle était moins conséquente. Olle 'tait touten rose, et o se décassait (4) en sautant: ous ériez dit eunecadronnette (5).

O pernalent le belin pour eune berbis, et o n'avaient pas peuxd'enn'appercher.

Le père Toine, qui était dans le champ d'à côté en train de faucher sapagnolée, leux criit : « Sauv'ous ! I dogue ». Il 'tait deujà troptard: le belin avait dogué tout de suite la grande dame, qui tournitdeux trouais fouais sus lei-même et se mint à rouler jusqu'à la haie.Olle eut, Dieu merci, pus de peux que de ma.

Durant que la dame roulait, respect de vous, comme eune barrique, lademoselle s'était êchappée. Ah! olle allait bé. Mais le belin couraitco pus vite que lei, et i la doguit si tellement fort qu'i la ruchit àpus de cinq pieds de là, si bé qu'o chut dans le grand bieu qui n'avaitpas curé d'piez la guerre. Y avait pas assez d'iau pour s'y nyer, maisy avait pus de vase qu'i n'en faut pour gapiller la belle toilette rose.

Toine la retirit deu bieu. Olle 'tait couverte de boe - et olle avaitlaissé un de ses petits souliers dans le fond deu bieu - y est co. Lepâtour le cherchit pus de deux heures de temps do le croc à maille, ety eut pas moyen de le retrouver. I n'tait pas conséquent n'tou.

Toine dit qu'iI 'tait au d'so (6) - et c'était, ma fei, vrai. Lademoselle riait de tout son coeur, - o se forçait co p'têt' bon unbrin. La grande dame, lei, ne riait pas.
*
*  *


Le dimanche d'aprez, Toine se trouvit après la basse messe au caféBidet, et durant qu'il en pernait pour un sou do le gros Thôdore, de laMare, et le monnier de la Motte-Hergault, qui est toujours coulé àl'auberge, oz en vinrent à causer deu belin et de l'accident quis'était arrivé. Le grand Balivet, qui est domestique cheux les Rabache- et qui était là étout, - dit au père Toine :

-    Je l'empêcherais bé de doguer, vot'belin !, qu'i dit.

-    Je voudrais t'y vei, qué dit Toine. Tute creis malin, mais tu ne l'es co pas assez. T'es trop jeune d'un an,Balivet !

-    Je vous gage ce qu'ous voudrez que jeguéris vot' belin en dix ou douze heures, que dit Balivet.

O finirent par gager six demis et six petits pots de la bonne (7), etBalivet dit qué, piesqué Toine voulait bé, il allait s'n occuper dansla soirante. C'était un drôle de gars, que Balivet : mal bâti. haut susjambes, et i biclait (8), mais fort comme un cheva et pas maladreit entout. Et comme i riochait tout en causant et biclait co pus qued'ordinaire, le père Toine se mêfiait. Mais il avait dit qu'i voulaitbé, i ne voulit pas se dêdire.

Balivet vint donc à la breune et il apportit eune corde attachée à unbillot en cœur de chêne. Il pendit la corde à eune branche d'âbre quiavançait sus le pré Ballon et i fit balancer le billot. Quand le belinvit le billot qui remuait, i vint grand train le doguer. A chaque tourque le belin doguait, le billot reculait, comme de juste - piez irevenait, ben entendu, - et le belin le redoguait et le redoguait co.Il y allait de tout san coeur.

Thôdore et le monnier, qui étaient à la boise do le père Toine,s'êgoulaient de rire... O riaient à enn'être malades, et Balivetespliquait à Toine que le belin allait fini par se lasser - et qué, paraprez, i ne doguerait pus.

-    C'est mei qui vous le dis, qu'i disait.Ous allez vei !

 Et i riochait et i biclait comme i n'avait co jamais riochéne biclé.

Quand i fut nuit, an ne vyait pus le belin, mais an l'entendait co quidoguait et doguait. I ne décessait pas de doguer. Et ça sonnait ! Ousériez dit qu'an reliait des tonniaux.

Toine s'en revint cheux li, mangit sa soupe et se couchit. Il entendaitco le belin, qui se lassait moins vite qu'an n'érait cru. Toine, quidormait d'habitude comme un lérot (9), passit toute la nuit à setourner et se ratourner dans les draps. I se rêveillit cinq six fouais,et le belin doguait co. An l'érait entendu d'un quart de lieue.

Sitôt que le jour se levit, Toine êcoutit, et i crut core entendre deubrit deu côté deu pré Ballon. Si le belin doguait co, valait mieux enrester dans ce par où - et tirer le billot, - parce que le belin éraitfini par s'abîmer la tête. Toine passit vivement sa culotte, coulit sesdeux sabots et s'n allit vite dans le pré. Il'tait temps, - il'tait pusque temps ! Quand il arrivit, le belin doguait co, mais i n'en restaitpus que la queue.

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   1.  Bélier
   2.  cognait de la tête.
   3.  Flâner.
   4. Se promenait
   5.  Chardonneret.
   6.  Désolé.
   7.  De bonne eau-de-vie.
   8.  louchait.
   9.  loir.




JEAN-FRANÇOIS A PARIS


Quand j'allis à Paris, j'emportis quant et mei deux grands paniers.Dans le pus grand, y avait quarante poueires, un jambon et trouaisdouzain-nes d'oeufs, et dans l'autre eune belle pirote (1) vivante.

J'avais prins étou le bâton do quei que je vais ès foires et èsmarchés: j'érais aussi bé fait de le laisser cheux nous. Quand an a unpanier à chaque bras, vaudrait mieux n'avei pas de bâ¬ton; ça gêne pusque ça ne sert. Je l'attachis par le cuir deu bout à un bouton de mongilet, mais i me gênait co bé pour monter dans le train et pour end'scendre. Et je manquis de bonsculer pus d'eune fouais et de faireeune aoumelette do mes trouais douzain-nes d'oeufs, - surtout au momentde parti, vu qu'à eune minute prez, je me trompais de train.

- Le train de Paris, s'i vous plaît, que je demandis à des gens quiattendaient comme mei.

- Le v'là, qu'o dirent.

Je montis dedans, j'accruchis mes deux paniers dans le filet et jem'assiézis entre deux grosses bonnes femmes, deux cotentines d'excèsconséquentes. J'étais serré et pas à m'n amain. Fallut me mettre debiais. Heureusememt que je leux demandis:

« C'est bé ce train-là, qui va à Paris ? »

- Non, qu'o me dirent, i vient de Paris. D'scendez vite, si que nonvous avez veni do nous à Folligny.

Je descendis vite, un brin trop vite, car man bâton se mint dans mesjambes et, si un employé ne s'était pas trouvé là, j'allais chei. I mereçut à meitié, mais je crus ben un moment que j'allions faire letrimbouet.

Sitôt que je me retrouvis solide sus mes deux jambes, mei v'la parti encourant pour monter dans l'autre train qui venait d'arriver de l'autrecôté. Et comme c'est pas permins de passer de l'un dans l'autre quand ose bitent (2) - ça serait pourtant bé pus commode - fallut faire letour - à pu prez un quart de lieue ! - do mes deux grands paniers,trouais douzain-nes d'oeufs - et man bâton qui ballottait. Je pernaisben à garde.
<>Quand j'arrivis devant les troisièmes, an fermait lesportières. L'employé en rouvrit eune.

- Allons, vite, qu'i dit, le train part !... Et il me poussait.

- Poussez pas, que j'y dis, j'ai d's oeufs! Tenez mei putôt la pirote,- ous allez me la passer par aprez, - sans quei j'érai deu ma à mechevi (3).

J'eus bé juste le temps - et le bâton me gênit co bé. J'érais mieuxfait de le laisser à la maison. Le train n'attendait pus que mei; ipartit tout de suite. Je demandis co tout de même ès gens qu'étaient làsi c'était bé le train qui allait à Paris, et o me dirent que oui,qu'il y allait tout dreit.

En arrivant à Paris, juste à la sortie de la gare, je me trouvis nez ànez devant un grand mal bâti qui me dit:

« Vous v'là venu faire un tour à Paris ?

- Parjou, oui, que j'li rêponis. C'est pas malaisé à deviner.

Je me pensis aprez que j'érais aussi bé fait de ne rin dire: i ne merevenait qu'à meitié. Il avait l'air d'être de par cheux nous, le mêmeajet, le même parlement, mais eune philomie (4) qui ne me disait rin. Imarquait mal.

I me demandit s'y avait des pommes et si le bestial se vendait bé. Jeli réponais, - je ne voulais pas être malhonnête - mais je li rêponaisce qui me venait à l'idée. Quand an ne connaît pas, an se mêfie. Je memêfiais. Mais autant causer et jastoiser do quioqu'un que de piétertout seu devant la gare.

Il 'tait d'excès curieux. I voulait savei qui que j'étais, d'où que jevenais, ce que je venais faire à Paris, - et pour me faire causer, icausait. I me contait ses affaires pour que je li contisse les miennes.I me dit qu'i s'appelait Feuillot, Prosper Feuillot, et qu'il 'tait deSaint-Georges-Ies-Graiselliers, à côté de Flers. Il 'tait venu, qu'iparaît, s'êtabli à Paris comme épicier. I n'avait pas l'air, à le vei,d'avei fait forteune. C'était un grand malminé, pas trop ben habillén'tou. Il est vrai qu'an 'tait sus semain’ne.

Il en vint à me demander ce que je venais faire à Paris.

- Ma fei, que je li dis, je n'ai pas à m'en cacher, parce que,sûrement, i va en être fait mention dans le journal: je viens vei lePrésident de la République.

S'ous l'aviez vu ouvrir l's yeux - et le bè (5) ! I n'n'eut unsoubersaut.

- Pas possible! qu'i dit.

- Tenez, que je li dis, je vais vous espliquer l'histoire de bout enbout, s'ous avez un quart d'heure à perdre.

I dit qu' n'tait pas pressé; je ne l'étais pas n'tou. Je li en ôfrispour un sou - i ne se fit pas rêforcer - et j'entrimes dans euneauberge qui était là tout prez, à main gauche.

- Sav'ous où qu'est Fresnes? que je li dis.

- A pu prez, qu'i dit.

- Eh bé, que je li dis, j'arrive de Fresnes, où que le Président vintl'année passée pour le baptême deu quatorzième pétiot à notre cousinChérioux. Y eut eune fête manifique, eune fête à tout casser. Leparrain, qui était le Président, et la marraine, qui était Lonôre, lafille au bouilleux, ruchirent pus de dix livres de dragées en sortantdeu ceumetière. Et le custos carillonnit pus de trouais heures de temps- et i voulait co carillonner, mais les gens deu bourg en étaient toutalouinés (6); o li demandirent grâce. Le soir, banquet, illumination etfeu d'artifice. Et le Président me décorit de la médaille militaire,fit un grand discours, qui durit eune bonne demi-heure, et il ôfrit unbillet de mille francs à Chérioux pour son pétiot.

Si bé qué je me seis dit: « Je vais aller vei le Président et li donnerdes nouvelles de san filleu, qui a forci, qui est biau pétiot, benêblussé (7), chérissant et p'sant comme un plomb ». C'était bé le moinsdé li ôfri quioque chose à not' tour.

Et c'est pourquei que je li apporte des poueires, d's oeufs, eunepirote vivante. Olle est bonne, la pirote, olle est grasse. O vient depasser quasiment un mouais dans les étaux deu Grand-Costil, où qu'ann'avait pas râtelé. Olle est grasse, olle est bonne. Je creis que lePrésident et sa bourgeoise vont la trouver de leux goût.

Je voulais leux apporter eune chopine d'iau-de-vie - de quei y goûter.Olle est de première - et de devant la guerre. Ah! c'est aut' chose quela cicasse et la foutinette qu'o beivent à Paris. Mais not' tantePenticou n'a pas voulu. « Tu pourrais co bé te faire attraper par lescommis (8), qu'o disait, o te prendraient ta chopine, o la beiraient -et t'érais un procès qui te coûterait gros. Tu sais ce qui arrivit àPotteleu - qui fut vendu l'année passée - et qui eut à payer plus decent écus pour trouais pots d'iau-de-vie. Piez, quand an sairait à quique tu portais la chopine, ça ferait d's histoires - et p'têt' co bédes dèsagréments pour le Président de la République. »

Pour en fini, je laissis la chopine pour faire plaisi à notre tantePenticou. An l'appelle Penticou parce qu'olle a un nerf deu cou quis’est raccourci, et o pend le cou: olle a la tête de coin, - mais ça neli fait pas de ma.

Durant que je contais tout cela, Feuillot, le gars deSaint-Georges-Ies-Graiselliers, ne décessait pas de gricher.

- Ous kériez, qu'i me dit, qu'an va vous laisser entrer à l'Elysée dovos deux paniers ?

- Je suppose que oui, que je li dis... S'ous aviez la bonne idée dem'apporter d's oeufs, des poueires, un jambon et eune pirote, bé sûrque je vous laisserais passer le sieu de la porte.

- An n'entre pas cheux le Président comme à l'auberge, qu'i dit. Fautdemander eune audience - et faut qu'i seit là. Il est souvent d'un côtéou de l'autre, à des banquets et à des concours agricoles.

- Oui, que je dis; mais sa bourgeoise deit être là.

- Olle y est, qu'i dit, mais olle est ben occupée, et faudrait pas ladêtourber (9) : o fait sa lainsive et o n'est pas de bonne himeur. Etça s'comprend: y a eune de ses lainsivières qui li a manqué de parole.Je l'ai su par la cuisinière, que je connais d'piez longtemps - olleest de Saint-Georges, comme mei, et qui est venue hier cheux nous,emprunter not' tuet et not' puceux (10). Dépiez que l'ambassadeur deChine est venu vei le Président, o n'ont pas pu remettre la main sus letuet et le puceux. An creit que c'est le Chinois qui l's a emportés. Çase pourrait co bé.

S'ous voulez, je vais dire à la cuisinière qu'ous voudériez bé vei lePrésident ou la Présidente. J'entre quand je veux, mei, par la porte dederrière, et j'ai êté à matin jusque dans la pucerie (11)... Parce qu'ifaut vous dire qu'oz ont essangé hier... O pucent anhui (12) - orelaveront demain - et oz êtendront après-demain, s'i fait bon temps,mais bé hasard que oui, car la baronnette est haut. Oz êtendront dansles Champs-Elysées, qui sont au bout de la maison. La cuisinière m'amême d'mandé d'aller l'ainder à tendre les cordes.

Tout Paris vient vei la lainsive quand olle est à secquer. C'est dequei étou qu'i faut vei. Y en a eune cuvée, dans la pucerie ! Parcequ'i faut vous dire que les femmes des ministres avaient envyé leuxlevrauts (13) - et des levrauts qui bossaient !

Durant que j'étais dans la pucerie, en train de pucer, la Présidenteest venue et o m'a dit: « quei que t'en dis, Prosper ? » Et j'i ai dit:« vous êtes ben honnête; ça va core à pu prez ». Si j'avais su à cemoment-là qu'ous alliez li apporter d's oeufs, eune oie et un jambon,je li en érais dit un mot. Mais, j'y pense... s'ous voulez m'attendrelà, je vais porter vos paniers à l'Elysée, par la porte de derrière. Ome connaissent, o me laisseront entrer. Je vais pas être longtemps, jevais aller au raccours.

-  Ous avez là eune bonne idée, que je dis.

I se levait deujà pour prendre mes deux paniers.

-  Rassi'ous, que je li dis, rassi'ous ! An a bé le temps. Sivotre idée est bonne, o pourrait core être bé milleure. Je vais allerquant et vous. Ous allez dire à la cuisinière que je seis là et quej'attends do mes deux pannerées. Quand o seira que j'i apporte de queifaire des aoumelettes au lard, o me laissera entrer étou.J'apperhenderais, si j'arrivais les mains dans mes pouchettes; mais, domes deux paniers, je n'apperhende pas. Si la pirote ne li haitait (14)guère - parce que c'est bé deu train que d'amarrer eune pirote, lasaigner, la pleumer, l'êfongrer (15). - dites-li que je m'en cherge. On'éra qu'à la mettre à la broche. 'S pas, que je li dis, qu'olle est comilleure, c't'idée-là ? J'en ai comme cela, quioque fouais.

I faisait la grimace. Il érait voulu s'n aller tout seu do lei deuxpaniers. I disait qu'i ne rêponait de rin si j'allais quant et li. Itenait à s'n idée et mei à la mienne.

Mais v'là qu'à ce moment-là j'aperçus le cousin Constant Gaverolles,qui est chantre à l'église Saint-Ustache et à qui que j'avais permins(16) de l'attendre dans le café où que j'étions.

- Je seis pas en avance, qu'i dit.

- Y a co pas bé deu ma, que je li dis. Assis-tei, tu vais en prendrepour un sou do nous.

Constant faisait co putôt eune drôle de mine en vyant que j'étaisattablé do un grand débaltafrisé (17) comme le gars de Saint-Georges.

- Je ne me seis pas ennyé en t'attendant, que je li dis. J'ai trouvé, àla sortie de la gare, un gars deu pays qui m'a conté un tas dementeries. J'i en ai conté étou. Ça fait passer le temps. Ah! t'éraisbé ri, si t'avais été là.

Là-dessus, le gars de Saint-Georges-les-Graiselliers - ou d'autre part- vidit sa tasse et partit comme un péteux, en baissant le nez et sansnous dire à revoir. Et bé sûr qu'i n'allit pas dire au Président de laRépublique que j’i avais apporté trouais douzain-nes d'oeufs, despoueires, un jambon et eune pirote vivante. Il avait comprins tout desuite que c'était pour le cousin Gaverolles.

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   1.   Oie.
   2.   Sont côte à côte, setouchent.
   3.   J'aurai du mal à m'en tirer.
   4.   Physionomie.
   5.   Le bec.
   6.   Etourdis.
   7.   Sorti de l'enfance.
   8.   Employés de la régie ou del'octroi.
   9.   Déranger.
  10.   Appareils pour faire bouillir lelinge: chaudière et pot emmanché pour verser la lessive sur le linge.
  11.   Pièce où l'on fait la lessive.
  12.   Ils coulent la lessive aujourd'hui.
  13.   Petits paquets de linge à laver oulavé et généralement destinés à la lessive.
  14.   Plaisait.
  15.   La vider.
  16.   Promis
  17.   Négligé de vêtements et de manières.



LA SAINT-GIRE


J'étais, dans ce temps-là, pâtour cheux les Coqueret à la ferme desHauts-Bissons. An se levit à deux heures dé matin pour aller vendre àla foire Saint-Gire un boeu et deux genissons. La bourgeoise était déjàdebout: o nous avait fait de la soupe, et durant qu'an la mangit o nousfit cuire eune aoumelette au lard. Piez o nous en servit pour un sou eteune bonne goutte dedans.

Je dormais co à meitié. Je ne mé rêveillis que sus la route. I faisaitquasiment freid, mais je me rêchauffis à marcher, et j'étais d'attaqueen arrivant à Condé. An but eune pinte de beire, qui était putôt du, anmangit deux pouces d'andouille et an en print pour un sou.

An trouvit à l'auberge un nommé Burette, de Saint-Quentin, qui nous dit:

-    Paraît qu'y a de l'aoucomentation susle bestial: ça va bé se vendre.

Là-dessus, je montimes au champ de foire. Le bourgeois menait le boeuet mei les deux genissons, qu'étaient co pas pus commodes que nefallait. Fallut rester là durant deux trouais heures. I venait de tempsen temps des gens qui regardaient notre bestial et qui en demandaientle prix. Sans doute que le bourgeois en voulait trop: o passaient lesuns après les autres; y avait pas d'aoucomentation, comme avait ditBurette. Ça n'allait pas.

I n'était pas loin de dix heures quand an les vendit, mais pas comme lebourgeois érait voulu. Ça n'allait pas.

Les deux marchands devaient se livrer deu beu et des deux genissons àBrevaux, au quart moins de médi, devant le café Cyrille. An s'n allitdonc à Brevaux; an y dix-heurit : un pot de beire, deux poucesd'andouille, un demi-Livarot, qui était bé fait - ah! il 'tait bon! -et un sou de café. An print chaque notre petit pot, mais an érait mieuxfait de nous en teni à la demoselle. Olle 'tait bé mauvaise. De lavraie cicasse ! An érait dit de la puette. Piez an attendit.

An attendit durant pus de deux heures. Je m'assiézis sus la berne. Jedormais. Y avait longtemps que le quart moins de médi était passé. Jem'étais levé pour me rêveiller, et j'attendions toujous, le bourgeoiset mei, nos liens dans les mains. I n'était pas loin de deux heuresquand o vinrent se livrer des bêtes qu'an leux avait vendues.

Le bourgeois ramassit ses billets et ses louis d'or - y avait des louisd'or dans ce temps-là! - et i leux dit: « C'est eune donnée, qu'i dit». Mais o disaient, eux, que c'était bé de l'argent pour un boeu maigreet deux mauvais genissons.

An dînit au café Cyrille. J’êtais mort de faim. An mangit eune platréed'abattis et deux tranches de rôti; et le bourgeois trouvit que c'étaitben amarré. Mei étou.

Piez nous v'là partis pour la statue de Dumont d'Urville, où que labourgeoise allait se trouver. A devait veni dans la relevée; et, commeavait dit le bourgeois, les premiers arrivés attendraient les autres -et, de la partie, an irait faire un tour et vei les baracles.

La bourgeoise était là do le petit gars. A nous dit qu'olle attendaitdepiez pus de deux heures, et o n'avait pas l'air pus contente qué nefallait.

-    Les jambes me rentrent dans le corps,qu'o li dit.

C'était histoire de dire qu'olle 'tait lassée: o n'avait pas perdu unpouce de sa taille. Le bourgeois li espliquit qu'il avait êté à Brevauxlivrer sa marchandise et que j'avions attendu longtemps.

- As-tu bé vendu, au moins ? qu'o li demandit.

- Non, qu'i dit, c'est eune donnée. Ça n'allait pas. N'y avait que lesamouillantes qui se vendaient core à pu prez.

- En veux-tu pour un sou ? qu'i dit.

O dit que non. O n'avait pas l'air de bonne himeur, mais ça ne duritpas.

An fit un tour de foire, an se pourmenit, an regardit les boutiques.Ah! Y en avait ! Et des belles ! Piez an allit vei le circle, un grandcircle qui était manifique. Y avait des ménégiens et des ménégiennesqui se tenaient debout sus des chevaux qui trottaient et galopaient. Eto sautaient à travers des cercles en papier et o retombaient debout susles chevaux, qui n'arrêtaient pas de galoper. Y en avait d'autres quidansaient sus eune liure et faisaient des tours de force, fallait vei !

Y avait même un des chevaux - un qui était pie - qui comptait et quicomptait bé do un de ses pieds de devant. Et c'est c'ti-là à qui que leclown dit de montrer la dame la pus jolie de la société. Le cheva eutl'air de chercher deux trouais minutes et vint s'arrêter juste devantla bourgeoise en secouant la tête. Tout le monde riait, le bourgeoisétou, mei étou; tout le monde, excepté la bourgeoise. Olle 'tait touterouge et o ne savait où se mettre; et Fernand, san petit gars, nesavait pas trop s'i devait rire ou pleurer. La bourgeoise érait mieuxaimé être cheux lei, bé sûr.

O n'tait pourtant pas au bout de ses pein-nes. V'là-t-y pas qu'un autreménégien, gros comme un tonniau et coiffé d'eune espèce de chausse àcafé, vint li offri un biau bouquet. O s'en serait bé passé. O le printtout de même et tout le monde se mint tout de suite à claquer des mains.

En sortant deu circle, an allit dans eune grande baracle, vei des toursde physique, et c'est là que je passis à man tour un mauvais moment. Leci qui faisait les tours de physique avait prins eune bouteille et idemandait ès gens qui étaient là :

-    Quei qu'ous voulez ? Deu vin ? de labière ? eune fine?  Dites-mei ce qu'ous voulez, je vais vousservi. Je li demandis deu vin et j'en eus - et i n'était pas mauvais.Le père Gascoin, qui était à côté de mei, li demandit de la bière et i'nn eut étou.

Piez le physicien cassit sa bouteille et il en tirit un lapin vivantqui gigottait, fallait vei ! et un oeu de poule, qu'i cassit étou, et is'n êchappit un mogneau. Là-dessus i ramassit eune demi-douzaine demontres dans la société, l's êmachit do un martiau et les mint dans ungrand chapiau, qu'i me donnit à teni et qu'i couvrit do san moucheux depouchette. Le père Thomas Gascoin avait donné sa montre au physicien;je li avals donné la mienne étou; mais quand je les vîmes en bouilliecomme les autres, je n'étions qu'à meitié rassurés.

Le physicien me fit monter sus l'estrade. et devant mei, devant tout lemonde, i retirit deu chapiau des poignées. des monciaux de ribans detoutes les couleurs, des rouges, des bleus, des jaunes. des ribans àn'en pas fini. Y en avait un mulon! C'était pas tout. I retirit deschausses, un corset, eune paire de souliers, deux trouais castroles.Piez i me dit, en me regardant dans le blanc d's yeux:

- Où que sont les montres ? An devrait au moins en retrouver lesmorciaux, qu'i dit.

I fouillit et farfoullilt dans le fond deu chapiau. Rin.

-    Jeune homme, qu'i me dit, vous les avezfiloutées.

I me fit retourner mes pouchettes. Les montres y étaient : trouais d'uncôté, trouais de l'autre. Celle deu père Gascoin y était, la mienneétou : oz y étaient toutes et o n'avaient brin de ma. Tout le mondess'êgalit de rire. Je riais étou, mais je me forçais.

En sortant de la baracle, la bourgeoise dit qu'i se faisait tard etqu'il 'tait cemps de s'n aller; mais le bourgeois dit qu'i n'tait pashors heure, et, piesqué Palmyre était là-bas à garder la maison, yavait pas besoin de se presser. Olle allait affourrer les bêtes etfaire la soupe.

- La soupe sera freide quand j'arriverons, que dit la bourgeoise.

- O va mettre les êcuelles devant le feu, dans la cendre, que lirêponit le bourgeois.

An s'n allit donc faire eune collation soupantc à l'Auberge deu MoutonFleuri, qui était tenue par les Gibert, des gens do qui qué lebourgeois faisait d's affaires. I leux avait vendu bé des cents defein, et de la paille et des tonniaux de beire.

An nous servit dans eune petite salle où qu'an d'scendait par trouaisquatre marches de travers et où que le bourgeois grillit et manquit dese casser le cou.

-    Escusez, qu'i dit: je ne faisais pasattention.

L'aubergiste et sa femme s'assiézirent et collationnirent do nous. Annous donnit des serviettes, s'i vous plait; mais le bourgeois n'envoulit pas, mei n'tout. Ça m'érait putôt gêné qu'aut' chose,

An eut de la soupe de boeu et trouais quatre grandes platrées de fricot- et des pois. et de la salade - et deu camembert - et des crêmes - dequei ragoser toute eune noce. An but deu cidre qui venait de Vassy -c'est bon crû, par là - et deu vin rouge, et deu vin blanc - et deucafé et de la vieille de vin, qui était bonne et douce !

-    Vous pouvez en prendre, MadameCoqueret, que disait l'aubergiste. O se beit comme deu lait ct o laissela bouche fraÎche. Eune petite lerme, Madame Coqueret, - ou, si vousaimez mieux celle de cidre, v'la du vieux Calvados de trente ans - etqui a passé sous le nez des commis.

Piez i se parlait et i faisait des compliments à la bourgeoise, quis'en serait bé passé. O le laissit dire tout de même.

II disait qu'olle avait core embelli et forci, qu'olle 'tait ci et çaet des phrases à n'en pas fini - des belles phrases que j'ai oubelliées- et la bourgeoise étou, bé sûr. I se taisait eune minute en regardantle pétiot, piez le y'là reparti :

-    Queu bel êfant ! qu'i disait. Joli etfrisé comme sa mère. Un amour, Madame Coqueret, un amour !

Quand le café fut servi. Gibert fit un discours comme dans un banquetet il ôfrit un bouquet à la bourgeoise.

-    C'est le deuxième de la journée, quedit Coqueret.

-    Ah! Madame, que dit l'aubergiste, jeregrette... - non. c'est pas « Je regrette », qu'i dit - je seisdésolé, qu'i dit, d'avoir été devancé.

Coqueret contit l'histoire deu circle, et tout le monde, même labourgeoise. se fit eune pinte de bon sang. Mme Gibert enn' étaitnoueire. Fallut que je contisse étou ce qui s'était arrivé dans labaracle au physicien, et nous v'la repartis à rire, à rire à en êtremalades... L'aubergiste voulait co verser eune goutte de la vieille devin à Mme Coqueret.

- Non, merci, Moussieu Gibert, qu'o li dit. Vous vyez que j'ai fini.Piez c'est mei qui vais remmener la voiture que j'ai amenée. Je veux yvei clair et cherrier dreit.

O se levit ct o dit qu'il 'tait temps de parti.

Coqueret eut biau dire : « An a le temps. An a co le temps », fallutsorti de table. M. Gibert appelit le gars d’êcurie - un grandbâte-la-vache qui s'appelait Philippe - et i li dit d'atteler.

Devant que de parti, an but co deu vin chaud. L'aubergiste nous enôfrit toute eune grande soupiérée et i nous servit do eune cuiller àsoupe.

-    La fraîche est venue, que dit M.Gibert, i va faire freid le long de la route, ça va vous rêchauffer.

La bourgeoise n'en voulit pas, mais Coqueret en print deux bonnesverrées - et mei un demi-verre. Mme Coqueret me fit signe que c'étaitassez. Sitôt que la jument fut attelée, an montit en voiture. Coqueretse fit attendre. Il avait toujours quelques chose à dire tout bas àl'aubergiste : ça n'avait ne fin ne bout. I serait bé resté là toute lanuit à li en conter et à jastoiser. Piez, quand fallut remonterl'êcaller qui avait les marches de biais, il y mint bé des fouais pusde temps qu'i n'y avait mins à les d'scendre.

Je partimes au petit trot. la bourgeoise était par devant do le pétiot,et mei dans le fond, côte-côte do le bourgeois, qui s'endormit tout desuite et se mint à ronfler. An érait dit eune machine à battre. Letemps s'était renferdi, mais j'avais si chaud que ça me semblait bonaprès la petite salle des Gibert. le ciel étaitit clair et y avait d'sétoiles! Ah! y en avait ! Des poussinières de tous les côtés ! De mavie ni do mes jours je n'en ai tant vu! J'en vyais p'têt' ben étou pusque n'y en avait.

An allait toujous au petit trot: : on n'avançait pas. Le bourgeois nedécessait pas de ronfler, ct j'allais m'endormi à man tour, quand labourgeoise me dit :

- Dors-tu, Natole ? qu'o me dit.

- Non, que je dis.

- D'sccnds donc, qu'o dit, et regarde si la jument est ben attelée. Jene sais pas ce qu'olle a : o n'avance pas.

Je descendis - et je regardis bé. Tout était en place comme i fallait:le collier, les traits, la sangle, le sourfaix. Je regardis ce qu'an medisait de regarder; mais y avait aut' chose à vei - qué j'érais dû vei- et que je ne vis pas.

Le bourgeois s'était rêveillé.

- Quei qu'i se passe donc, qu'i dit.

- Rin. Dors.

- Pourquei que t'as d'scendu, Natole?

- Pour vei si Mignonne était ben attelée. O ne trotte pas commed'habitude. C'est drôle. Les chevaux vont toujous bé quand o retournentà l'êcurie.

- C'est la bourgeoise qui ne sait pas toucher. Passe-mei les guides,Nathalie, et je vais la faire trotter, la jument. O va senti tout desuite à qui qu'olle a affaire.

I se levit et me retombit sus les genoux. C'était un homme corporent,qui ne p'sait pas loin de deux cents. J'en fus à meitié démoli.

- Assis tei dans ton coin et dors, que dit la bourgeoise.

1 s'assiézit, et il y mint le temps. I me retombait toujous sus lesgenoux. J'en eus la palette deu genou dreit doulante durant pus dequinze jours. Si bé que je passis, deu mieux que je pus, à sa place, eti s'assiézit à la mienne.

- Où qu'an est? qu'i demandlit. Tu ne nous a pas êguérés, au moins.

- Non. Dors.

- An a-t-i passé la Croix-à-la-Main ?

- Non, an'n est co loin.

- Quand an y sera, qu'i dit, rêveille-mei. An va y beire un pot. Jemeurs de sei.

- Oui, dors.

An passit à la Croix-à-la-Main sans s'y arrêter. La bourgeoise dit :

- Coqueret ronfle, i n'a pas besoin de beire.

Mignonne n'avançait brin. An l'érait suivie do eune bérouette. An éraitdit le train de Tlnchébray. Mme Coqueret touchait, fouaillait, sécouaitIcs guides. Rin n'y faisait. Coqueret se rêveillit co au bourg deSaint-Pierre.

- Eh bé! qu'i dit en ronflant, va-t-eu mieux, la jument ?

- O va bé. Dors.

- Ou qu'an est, asteure ?

- À Saint-Pierre.

- Descendons beire un pot, qu'i dit.

- Les auberges sont fermées, qu'o dit, et je serons cheux nous dans dixminutes.

Coqueret érait mieux aimé ne pas attendre. I se renfoncit tout de mêmedans san coin, en groussetonnant.

Il 'tait pus de min-nuit quand j'arrivimes. Je descendis le premier etla bourgeoise me passit Femand, qui était êveillé comme eune potée desouris. Ça n'allit pas tout seu pour Coqueret, qui ne trouvait pas lemarche-pied. C'était co ben aut' chose que l'êcalier en biais deuMouton Fleuri. La bourgeoise me dit :

- Ainde-lé donc. Donne-li un coup de main.

Je ne m'en souciais guère, j'avais peux qu'i ne me dêmolît tout à fait.An finit par en veni à bout: mais je crus bé qu'il allait faire letrimbouet.

Palmyre dêtelit la jument, l'abervit, la rentrit à l'êcurie durant queje mangions notre soupe. Olle 'tait chaude - et bé trempée, Palmyreavait mis l's écuelles dans la braise. Piez an allit se coucher.

Coqueret, qui mourait de sei, avait dit à Palmyre d'aller queri àbeire: mais sa soupe l'avait sans doute désaltéré. I n'en recausit pu,et le beire restit sus la table. I n'y eut que Palmyre qui s'n ôfritdeux verres, et je vis bé que la bourgeoise le regardait de travers.Olle avait le coup d'yeu, la bourgeoise ! et o ne tardit pas à vei quel'iau-de-vie avait baissé de trouais quatre pouces dans la carafe. Olleavait oubellié de la mettre sous clef et Palmyre avait trouvé le mo-yende fêter la Saint-Gire sans veni quant et nous à Condé.

Le lendemain, je me rêveillis de bonne heure. La tête me brûlait,j'avais la bouche et la langue secques comme un caipiau (1). J'étaismort de sei. Je me levis et j'allis tout dreit à la cave. Et qui quej'y trouvis ? Le bourgeois - en chemise et en sabots - acculé au culdeu tonniau, do eune êmiée (2) dans eune êcuelle.

- As-tu sei étou, qu'i dit ?

- Oui, que je dis, je meurs de sei.

- Fais eune êmiée. Rin de milleu pour te remettre d'attaque.

Je fis eune êmiêe et je vidis m'n êcuellc bé des fouais - et lebourgeois étou. Ah! j'en bûmes deu cidre! des pots, des biées (3)! Jerestimes eune bonne demi-heure à la quenelle. Mais, comme avait ditCoqueret, ça remet d'attaque, ct j'avions bésoin de l'être pour lamalechance qui nous attendait.

Quand le bourgeois eut mins sa culotte, il allit faire un tour àl'êtable et à l'écurie. Tout le bestial était là, ben affourré, benallitiéré; mais la jument n'était pas là. Y avait ben eune jument,rouanne comme la nôtre ou à pu prez, mais c'était pas not' jument. Jene fus pas longtemps à m'espliquer pour quei qu'an avait mins deuxheures à reveni de Condé.

Le bourgeois en restit tout jugé.

-    Nous v'là bé ! qu'i dit. V'lâ notrejument volée ! Comment! bougre d'imbécile, qu'i me dit, tu n'as pas puvei que ce quercan-là n'était pas notre jument ! Quand t'as d'scendupour vei si Mignonne était ben attelée, t'as eu le temps de la vei debout en bout.

J'érais pu li répondre que j'avais regardé ce qu'an me disait deregarder - tout, excepté la jument - et piez qu'i ne faisait pas jour.Y avait des étoiles, y en avait des venues, mais i ne faisait tout demême pas clair comme en plein médi, Je ne rêponis pas; vaut mieux nerin dire ès gens qui sont colères.

I s'n allit à la maison et il en dit à sa femme autant comme à mei. One se doutait de rin, ben entendu, olle 'tait en train de tremper lasoupe. Mais o ne se tut pas, lei. Olle avait la langue bé pendue et oli dit et redit que c'était sa faute à li, pus qu'à lei et à mei, etque s'il avait moins bu et s'oz étaient revenus à la soirante, comme ovoulait et comme il érait fallu, ça ne serait pas arrivé. O dit étouque c'était Philippe, bé hasard, qui s'était trompé, et qu'anretrouverait la jument.

Coqueret soutenait que non - et que c’était, bé sûr, un fripon quiavait fait mine de se tromper, qui avait prins eune bonne bête pour nelaisser en place qu'un quercan, un cayon, eune bique.

-    D’abord et d'eune, tu n'en sais rin,que disait sa femme, qui avait pus de bon sens que li et qui ne perdaitjamais la tête. Mange ta soupe, et tu vais retourner t'informer à Condé.

Coqueret dit qu'i n'avait pas le coeur à manger sa soupe. I la mangittout de même, et i répétait à chaque quillerée :

-    Olle est volée. Faut en faire not' deu.Olle est volée.

O n' étaie pas volée.

Au moment que le bourgeois coulait ses souliers, tout en digonnant,pour ertourner à Condé, an vit un grand cabriolet s'arrêter à labarrière deu jardin, el not' jument dans les limons. Moussieu Gibertétait dans le cabriolet do un grand moussieu qui avait de grandesmoustaches rouges et un verre de leunette dans un yeu - et l'air pascommode du tout.

M. Gibert espliquit les choses. Il 'tait nuit, Philippe était lassé, is'était trompé - et piez v'là.

Le grand moussieu groussait. I disait que Coqueret érait dû vei tout desuite que c'était pas sa jument que Philippe avait attelé sus savoiture. Coqueret groussait étou, et je kéryais bé qu'oz allaientbritter (4).

Heureusement que M. Gibert était là pour tout arranger. I dit qu’ifaisait nuit, que Coqueret était bé lassé. C'était vrai. Et piez i nn'avait. M. Gibert le savait bé, mais il eut bé soin de n'en rin dire.

J'allis dêteler Mignonne et atteler le quercan. Mais le grand moussieume commandit d'abord de donner deux picotins d'avein-ne à san cheva. Icommandait comme s'il avait êté cheux li !

Et il avait toujous san verre de leunette dans l'yeu - an érait ditqu'i y était collé, comme eune vitre dans eune croisée.

- Allons! plus vite que ça, corbleu!

Ah! il en lâchit des « corbleu »!

-    Encore un coup d'étrille au garrot,encore un sur la croupe, corbleu! Et plus vite que ça! Allons, ouste !

I disait « ouste » étou. I le dit pus de vingt fouais.

-    Maintenant, passez-lui l'éponge sus lenez et sous la queue... Où est-elle l'éponge ? Pas d'éponge, corbleu!Allez chercher un torchon propre, alors. Allons, ouste !

J'y allis. Fallait bé. Je lavis le quercan des deux bouts. Je lipeignis les crins, je le broussis et rebroussis de bout en bout. I medonnit man vin en partant. I me donnit quarante sous. Je ne les avaispas volés.

-    Et dire, qu'i disait, qu'on a puconfondre un cheval de sang, un trotter de premier ordre, avec une bêtede labour, ventrue comme eune vache et mal bâtie! Ce n'est pas flatteurpour toi, Calypso.

Car o s'appelait Calypso, sa jument, et durant qu'i causait, olle avaitl'air de l’êcouter. O haussait la tête et dressait les oreilles,fallait vei ! C'était pus la même bête.

Le bourgeois invitit le grand moussieu à dix-heurer, et commc i nevoulait pas d'abord, la bourgeoise vint le rêforcer. Il acceptit toutdc suite. I li fit des courbettes jusqu'à terre et des compliments !pus qu'o n'en d'siralt, bé sûr. Je n'avais jamais entendu de quei depareil, ni lei n'tou.

Le grand moussieu était tout changé. C'était pus la même philomie. Iriait, i faisait des compliments à tout le monde, et tant de révérencesà Mme Coqueret que je me disais en meimême:

- Le verre de leunette va li chei de l'yeu.

I ne chut pas.

La nappe était sus la table. Y avait deu gros beire, tiré au fausset,rouge comme deu sang de poussin, - et deu vin - et deu jambon - et deubeurre frais et des confitures.

Mais le grand moussicu ne print qu'eune croûte et i la mangit toutesecque.

I faisait toujous des compliments à la bourgeoise, qui le laissaitdire, mais qui trouvait quante même qu'y avait de l'excès.

Par exemple, an vyait bé que M. Gibert trouvait cela de son goût - etqui se pensait en li-même qu'i n'était co pas de force.

Le grand moussieu dit enfin à revoir à tout le monde et i donnit eunepoignée de main à la bourgeoise. Là-dessus, i retroussit ses moustachesrouges, montit dans san cabriolet et i repartit do M. Gibert.

Les bras nous en tombirent quand je vimes le quercan s'n aller au grandtrot; il allait comme le vent.

- Il érait bé trotté hier étou, que dit le bourgeois, si j'avais tenules guides.

- Ce n'est pas cela, que dit Mme Coqueret. I n'avançait pas pace qu'ine retournait pas à s'n êcurie.

C'était vrai, piez y avait aut' chose - et le bourgeois le sut paraprès, quand i revit M. Gibert.

Y avait deux êcuries pleines de chevaux, le jour de la foire. Calypsoétait dans eune, Mignonne dans l'autre. Le grand moussieu et Coqueretvinrent deux, trouais fouais dire à Philippe de donner deu fein et del'aveine à la jument rouanne. Philippe donnit tout à la jument deCoqueret et rin à l'autre. Si bé que Calypso jeunit, durant queMignonne était à la noce. Le grand moussieu n'en a jamais rin su, sansquei san verre de leunette, ce coup-là, li érait chu de l'yeu.

___________________

   1.   copeau
   2.   pain émietté dans du cidre.
   3.   Contenu d’une bie, c’est àdire d’une buire.
   4.   Se quereller.



LE POLTRAIT


Nos gens n'arrêtaient pas de me dire: « Tu devrais faire tirer tanpoltrait ». J'en étais si êlugé que je leux dis à la fin :

-    Piesqu'ous y tenez et qu'an ne battraqu'après-demain, si le temps reste au sè, je vais aller c'te relevéecheux le photographe.

J'y allis. Je me fis raser cheux Chertier, qui me mint de la fleu partoute la figure, me retroussit la moustache et me frisit les cheveux.Je n'y tenais pas en tout, mais il y tenait, li ! I me dit que c'étaitla mode et que ça ferait bon effet dans le poltrait. Piez ça faisaitaller le commerce !... le sien !

Quand il eut fini, j'étais co pus bel homme qué d'ordinaire - si belhomme que c'est tout juste si je me reconnaissais dans la glace.

Le frater me broussit et me rebroussit de la tête ès pieds; idêboutonnit ma veste, la reboutonnit, se reculit pour vei l'effet. Piezfallut passer à la caisse - et j'en eus pour sept francs douze sous,sans compter le vin. C'est coûtageux de faire le moussieu. Et jetrouvis, bé sûr, que c'était bé de l'argent. Faut dire étou qu'i yavait mins le temps: i m'avait tenu au moins trouais quarts d'heure.

I me donnit l'adresse deu photographe : dans la Grand'Rue, à maingauche, à côté deu café Laumoine, au troisième étage. J'y allis et jecommencis par me tromper. Chertier m'avait dit « le troisième étage »et bé sûr que c'est pas malin à trouver, quand an sait compter jusqu'àtrouais. Mais v'là ! je comptis d’en bas, et parait que ça ne comptepas - et personne n'a co pu me dire pourquei.

Si bé que j'étais cheux le dentiste, où que je n'avais que faire. Dieumerci ! Y avait deux trouais ménagères qui avalent l'air de mauvaisehimeur - eune autre qui avait eune joe comme eune citrouille - un grosbonhomme qui groussait et un petit gars, dans les dix douze ans, quipignait comme s'il avait perdu père ou mère. I faisait pitié. J'enentendais co d'autres dans la chambre à côté. Y avait eune femme, entout cas, qui criait comme un fersouaie (1).

Je me demandais ce que tout cela voulait dire - et je me pensais quemême un êfant ne pousserait pas d's êbraits comme ceux-là cheux lephotographe. Piez, tous ces gens-là n'avaient pu fait toilette. Y avaitque mei à être sus man trente-et-un. Je me pensais étou que la ménagèrequi avait la joe enflée avait mal choisi san moment pour se faire tireren photographie.

Je n'avais qu'eune chose à faire : c'était de me renseigner. Je merenseignis - et je fis bé, sans quei j'y serais co.

J'étais cheux le dentiste, à ce que me dit le gros bonhomme quigroussait toujous. J’avais fait erreur. L'en-bas ne compte pas -pourquei ? je n'en sais rin - et je n'étais qu'au deuxième étage, cheuxle dentiste. Je dis merci au gros bonhomme, à revoir à toute lacompagnie, et je montis de la partie cheux le photographe. Je sonnis,le commis ouvrit la porte, me dit d'en¬trer et de m'assire. La chambren'était pu garnie de monde comme celle deu dentiste. Y avait que mei,et je me pensis :

-    Tant mieux, ça va pas être long.

Je dis au commis que je venais pour me faire tirer man pol¬trait et jeli demandis si ça se pouvait.

I dit que oui. Solement, fallait que j'attendisse. Vu que le patronétait en train de din-ner do ses gens. Des gens deu pais d'amont quiétaient venus le vei.

-    S'ous voulez que je vous tire votrepoltrait, que me dit le commis, je vais vous le tirer tout de suite. Etc'est pas pour me vanter, mais je m'y entends aussi bé que le bourgeois.

Je décidis d'attendre. J'aimais mieux avei de l'ouvrage bé faite.

J'eus p'têt' tort d'attendre. Il avait l'air dégourdi, le gars ! Eteune platine ! I me contit que les gens de son patron étaient venus enauto de l'autre côté de Falaise - à moins que ça ne seit de Lisieux -et qué c'était des gens cossus et que les dames avaient des toilettesmanifiques - de la soueie, des ribans et de la dentelle sus toutes lescoutures ! - et qu'oz avaient amené leu chien, qui était gros comme unviau et doux comme un mouton, - et que le patron allait tirer lepoltrait de toute la famille, do le chien dans le mitan, par devant.Mais fallait d'abord din-ner. Oz étaient au dessert. Ça n'allait pasêtre long.

-    S'ous aviez des commissions à faire,qu'i me dit, ous ériez le temps. En tout cas, vous pouvez faire un tour.

J'allis en prendre pour un sou au café Laumoine; je montis la Grand'Ruejusqu'au champ de foire, j'entris dire bonjou à notre cousin Fédéric etan causit core un bon moment. Je revins cheux le photographe et lecommis me dit:

-    Entrez. Assiéz'ous. Ça ne va pas êtrelong asteure. O sont au champagne. Nastasie va servi le café.

Ah! i ne mentait pas: oz étaient en train de beire deu champagne. Anentendait les bouchons qui partaient - et qui p'taient sè ! Ous ériezdit des coups de fusil. Tout le monde causait haut - piez o chantirent.

J'entendis d'abord eune toute petite voueie flûtée. C'était eune femme,bé hasard. Ah! o n'avait guère de voueie, mais o la menait bé. Aprèslei, y eut un homme qui chantit, et i chantait ben étou; mais sachanson avait au moins quinze ou vingt couplets. Quand il eut fini, oclaquirent des mains et o se minrent à crier - et, à un moment, je medemandis même s'o n'allaient pas britter et se chamailler. Ah! oz enfaisaient un vakerme !

Ce fut ben aut' chose cinq minutes aprez. De ce coup-là, je me demandiss'y avait un trembellement de terre ou si le tonnerre était tombé susla maison. Les hommes, les femmes et l's êfants poussaient d's êbraitsêpouvantables. Et le chien étou, ben entendu. C'était à creire qu'yavait quioqu'un d'assaziné. Le commis arrivit pas longtemps aprez - dole gros chien.

-    C'est rin, qu'i dit, assiéz'ous. C'estrin. C'est tout simplement le gros chien de Moussieu Prosper... Il'tait sous la table, i s'est levé au moment que Nastasie apportait lacafetière et les belles tasses en porcelain-ne - qui ne servent que lesjours de fête. La table a êté renversée, toute la société étou etNastasie étou. Olle a roulé do la cafetière, et les tasses, et leplateau. Ah! y en a de la vaisselle de cassée. Tout est mincé. C'esteune pitié ! Et les belles toilettes ! O sont dans un bel état, asteure! Nastasie est pochée, les dames sont en train de s'essyer do leuxserviettes et l's êfants ramassent les tés (2). Eune chance, core, quele patron ait bé prins la chose.

-    Nastasie, qu'il a dit, allez nousrefaire deu café. Exupère va nous en dire deux mots (3) en attendant.Nastasie est repartie en clochant. O va refaire deu café et an le beiradans les tasses ordinaires. Ça ne va pas être long.

-    Je vous amène le chien, pace qu'ipourrait co bé recommencer. N'ayez pas peux; il est doux comme unmouton. Couche-tei, Pyrame, qu'i li dit, et le chien se couchit, mais igroussait co.

J'érais mieux aimé qu'i groussît pus loin - et je le dis au commis.

-    N'ayez pas peux, qu'i dit. Assiéz'ouset prenez un journal. Ça ne va pas être long.

-    Y a deux heures qu'ous me dites que çane va pas être long ! All'ous-en tout de suite et promptement demanderau patron s'i peut, oui-t-ou non, me tirer man poltrait durant queNastasie va refaire deu café. Ous entendez ce que je vous dis, dites-lide veni vivement, si que non je m'en vais.

I vint tout de suite. C'était un grand malminé qui avait eune grandebarbe et eune tignasse toute noueire et qui faisait d's esbrouffes etdes cêtres.

-    Mett'ous là, qu'i dit. Tournez un brinla tête... core un brin... core un petit brin. Je vais vous faire unbiau poltrait, qu'i dit - quioque chose de soigné - un poltrait detrois quarts.

Je ne dis rin : j'étais occupé à me teni comme i fallait. Mais pourqueiqu'i n'en faisait que les trois quarts. Je me pensis étou que ça seraitp'têt' moins cher.

-    Regardez dreit devant vous, qu'i dit,et souriez. Ous souriez trop. Diminuez le sourire - core... core unbrin. C'est bon. Bougez pus. Ça y est. Je vous remercie.

I dit que je n'érais man poltrait que dans huit jours - etl'agrandissement dans le moueis - pace que je li commandis unagrandissement. Soixante francs do le cadre, qui valait à li tout seupus de soixante francs. C'était eune occasion.

Je revins le mékerdi d'aprez. Le poltrait était prêt. Y en avait mêmeeune douzain-ne. Et le photographe me dit qu'i travaillait susl'agrandissement.

Durant que je regardais man poltrait, i dit:

-    Hein? c'est russi !

-    Ça se peut, que je dis, mais i ne meressemble guère.

Je trouvais même que ça ne me ressemblait pas en tout. Mais li nevoulait pas en conveni : i soutenait que la ressemblance était «frappante ».

I levait les bras en l'air, i se passait les deigts dans sa tignassenoueire et i répétit pus de cinquante fouais :

-    Frappante, Moussieu, frappante !

Il avait biau dire, ça ne me frappait pas.

-    Et c'est soigné, qu'i disait co, ç'estsoigné, fignolé.

-    Pour ce qui est d'être fignolé, ça sepeut; mais quei qu'ous voulez, je ne peux pas vous dire que ça meressemble, piésque je trouve que ça ne me ressemble pas.

Il appelit Philarète, san commis (j'avais oubellié de vous dire qu'is'appelait Philarète), et Philarète dit que le poltrait me ressemblaitcomme deux gouttes d'iau.

-    C'est' vous tout craché, qu'i dit.

La femme deu photographe vint étou, tout êcreignée, et o dit commePhilarète, ben entendu.

Je n'en dêmordis pas pour cela. Le poltrait ne me ressemblait pas,c'était pas mei, je pouvais tout de même pas leux dire que c'était mei.

Je payis ; mais je regrettis ma monnaie. L'argent est trop mal-aisé àgagner au temps d'asteure pour qu'an n'ait pas deu de la vei s'n allerpour rin.

N'y avait pus qu'à m'en retourner do les poltraits qui ne meressemblaient pas. Devant que de parti, je dis au photographe que,piésque l'agrandissement n'était pas fini, valait mieux le laisser «dans ce par où ». Oui, mais, i ne voulit pas en entendre causer.J'avais commandé, j'avais siné sus un registre. Y avait rin à faire.

Quand je rarrivis cheux nous, je montris le poltrait à nos gens, ettout le monde dit : « C'est pas tei, Jérôme... c'est pas tei, papa...c'est pas vous, bourgeois ».

O n'avaient pas bésoin de le dire : je le savais bé.

-    Ça ne te ressemble pas en tout, que ditla bourgeoise. T'ouvres le nez comme si tu te pensais: quei que ça sentdonc par là ? Et ta tête est tout de travers, comme si t'avais leteurticou. Et queues moustaches ! An dirait un gendarme. Ah ! man pauv'Jérôme, tu n'es pas russi. T'as l'air de quioqu'un qui ferait descêtres. Combé que ça t'a coûté ?

-    Bé de l'argent! j'aimerais mieux qu'ofût dans ma pou¬chette que dans celle deu photographe. Mais qui qu'avoulu que je fasse tirer man poltrait ? Dis, qui qui l'a voulu ? Tusais bé que c'est pas mei.

Not' cousin Philbert, qui vint nous vei à la Saint-Michet, dit:

-    I n'est co pas si mauvais, tanpoltrait. C'est pas tei, certainement: mais y a, quand même, un air defamille. Le front, par exemple, c'est l’ci de défunt Gliaume, tongrand-père; le nez, c'est le nez des cousins de Vassy, et le coupd'yeu, c'est le coup d'yeu de touton Thôdose, de Truttemer; le bas dela figure, c'est l'ci deu père Clément, de Clairefougère.

La bourgeoise en convenait. Olle y kériait p'têt' un brin, et piez ovoulait faire plaisi à Philbert.

-    Oui, mais à la fin des fins, que jedis, c'est-i mei, oui-t-ou non?

-    Pour te dire la vérité, que ditPhilbert, c'est pas tei. Y a quioquc chose, mais c'est pas tei.

Un mouais aprez, Moussieu Touvy, le marchand de vaches, passit par lamaison et la bourgeoise li montrit l'agrandissement.

-    Reconnaiss'ous ce Moussieu-là, qu'o lidemandit ?

-    Oui, qu'i dit, c'est le Président de laRépublique.

Et i ne riait pas.

I repassit par la maison quioque temps aprez; i regardit un bon momentl'agrandissement de man poltrait et i me dit qu'i n'n'avait envie.

-    J'avons un buste de la République à lamairerie, qu'i dit, et c'est mei qui l'ai acheté quand o m'ont nommémaire; mais je n'avons rin sus les murs, et le Président y ferait boneffet; ça ferait pendant.

-    Dites-m'en un prix, que je dis. An afait d's affaires pus d'un tour... et i n'est pas dit qu'an ne piésseco s'entendre anhui.

I marchandit longtemps. Ah! c'est bé un marchand de vaches ! Ça duritquasiment aussi longtemps que pour eune bête à cornes - un brin moinstout de même.

C'était ès frais de la commeune. I me payit l'agrandissement un bonprix. Je rentris à pus prez dans m'n argent. Mais man poltrait est coreà faire.

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   1.   Fressaie : sorte dechouette.
   2.   Morceaux brisés.
   3.   Nous chanter quelque chose.




UN GROS RHEUME


J'attrapis ce rheume-là en revenant de Tlnchêbray.

Le temps s'était renferdi et i faisait vent - d'excès de vent - et jen'avais pas de tricoe sous ma blaude. J'étais comme un yaçon (glaçon)quand j'arrivis cheux nous.

Je fis eune baudée. Je mangis ma soupe sitôt qu'o fut trempée etj'allis me coucher. Je bus pus de deux heurcs devant que de merêchauffer et de m'endormi. Le lendemain, je me mins à êternuer et àtoutre.

Félicie vint me vei et o me fit de la tisane des quatre fleurs do deumiet. J'en bus pus de deux pots et j'en fus pas pus avancé. Là-dessus ome fit prendre deu sirop d'hysope, qui était souverain pour le rheume,qu'o disait, et qui n'eut pas pus d'effet que la tisane.

An essayit core les bains de pieds; je n'en voulais pas, et je dis àFélicie que je n'avais pas besoin de me soigner les pieds, où que lerheumc n'était pas. Mais olle y tenait; o m'espliquit que ça feraitd'sccndre le sang et que ça me soulagerait. Je prins des bains do despoignées de gros sé, de la braise et de la moutarde. J'en avals lespieds rouges comme des écréviches qui sortent de la castrole, ct toutdoulants. Et je toussais co bé pus.

Quand le médecin vint vei notre voisine, la mère Girette, qui avaiteune défluxion de poitrine, je li mandis de passer par cheux nous. Ivint, i me tapit dans le dos et sus l'estomac, il êcoutit par devant etpar derrière :

-    C'est un rheumc que t'as, qu'i dit.

Je le savais parjous bé ! C'est pas li qui me l'appernait.

-    Oui, mais, quei qu'i faut faire pourm'en dêfaire ? Je n'arrête pas de toutre, y a des fouais que l'en sueet que j'en êtouffe. An dirait que j'ai la tinque . Y a-t-y rin à faire?

-    Y a qu'à toutre, qu'i dit, C'est rin,ça passera. Je veux bé te faire eune ordonnance, mais ça t'avancera pasà grand'chose, Tiens-tei chaudement; ça passera.

Ça passera !... ça ne passait pas. Je continuais à toutre jour et nuit;an m'entendait jusque deu haut deu bourg. C'était tout de même tristede rester là tout l'hiver à railloter dans les tisons. Félicie vint come vei, et o me dit:

-    Veux-tu que je te refasse de la tisanedes quatre fleurs et deu sirop d'hysope?

-    Non, que je li dis, ous savez aussi bêque mei que ça ne sert à rin. Ne me faites ni sirop ni tisane : je neles beirais pas, j'en ai mal au coeur rin que d'y penser.

Quioques jours après, je rencontris le père Brousset, qui était benenrheumé étou, et je li demandis ce qu'i faisait et pernait pour sonrheume.

-    Pas grand'chose, qu'i dit,quioquefouais un flippe( ), quioquefouais un jambinet( ), quioquefouaisles deux coup sus coup, quioquefouais pour quatre sous de mèche audiable, que je suce en me couchant.

-    Oui, mais, que je li dis, ça vousdésenrheume-t-i ?

-    Je n'en sais, ma fei, rin, qu'i dit. Tupeux toujous essayer.

J'essayis. je prins des flippes et des jambinets: c'est de quei de bon,et pus net au coeur que les quatre fleurs et l'hysope - je sucis étoudc la mèche au diable. En vérité, je creis bé que je toussais co pusque devant. Je continuis quante même de prendre des lambinets etsurtout des flippes - pace que c'est de quei de bon,

-    Sav'ous ce qu’y faut faire, que me diteune fouais le gars à Bulot, qui n'est pas médecin, mais qui avait eul'idée de l'être dans les temps - et qui est certainement pas bête, quia de l'instruction et de la sortie... Sav'ous ce qu'y faut faire ? Fautprendre un remède héroïque.

-    Héroïque ? que je dis.

-    Oui, héroïque, qu'i dit. Oh! c'estmauvais - j'aime mieux vous préveni - d'excès mauvais, - mais, s'ousvoulez. Je vais vous en faire un qui vous cnlèvera votre rheume tout desuite - comme do la main.

J'étais décidé à prendre n'importe quei pour me désenrheumer, Je prisdonc le remède héroïque, Oh! la, la, mes êfants!

Y avait là-dedans deu gros sé, de la puette, de la terpentine et co béd'autres drogues pus mauvaises les eunes qué les autres. De ma vie jen'avais bu - et je ne beirai - quioque chose de pareil. Ah! la, la, mesêfants. queue mouvée ! A la première verrée, je crus que le coeurallait me manquer.

-    Attention, Prosper! que me dit le garsBulot, serrez les dents,

Je les serris. Fallait bé. Mais quand j'eus prins la deuxième verrée etque je vis Bulot m'en verser eune troisième, je li fis signe que jen'en voulais pus. - Je li fis signe, car j'étais en train de serrer lesdents, et je vous garantis que fallait serrer du.

-    Allons, Prosper, qu'i disait, allons,courage ! Les deux premiers verres ont passé, les deux autres vontpasser étou. Le chemin est en pente, o vont d'scendre comme l's autres!

-    Oui, mais, que j’dis - quand le secondverre fut en place, j'ai peux qu'o n'aient l'idée de remonter devantque d'être au bas de l'êcalier,

-    Eh! non, qu'i dit... Bévez eune bonnegoutte devant et aprez chaque verre, et o vont passer.

J'avalis donc les deux autres verrées entre quatre gouttes. Fallut cotout de même serrer les dents. Piez je vis la table, les chaises et lebuffet qui avaient comme qui dirait envie de danser à l'entour de mei.Je crus que j'allais m'êvénoui; le gars Bulot le crut étou. Il ouvritla croisée, je me retrouvis mieux, mais co pas bé crâne.

-    C'est un remède de cheva, que disaitBulot; mais c'est souverain.

-    Un remède de cheva, que je dis ! Jen'en donnerais pas à notre jument : olle en crèverait.

-    Je sais que c'est mauvais, qu'i dit, etje vous avais prévenu, mais c'est souverain, vous verrez.

Je n'ai pas vu.

J'allis me coucher; et, en attendant d'être guéri, je fus malade commei n'est ni possible ni permins de l'être, J'avais le feu dans le ventreet dans le corps, et je me demandais si Bulot ne m'avait pas fait boirede la poison. Je restis dans cet état-là deu mékerdi au venderdi; et jeme pensis pus de cent fouais en mei-même que j'avais eu bé tort de meplaindre de mon rheume qui n'tait rin à côté deu remède héroïque.

Bulot avait biau me dire: « C'est un moment à passer, la réaction vaveni. Ous allez vous trouver nettyé, balayé, ramoné, tout neu », jecontinuais à toutre.

Je n'avais pas de force, pas d'appétit, je passais ma journée àrailloter - et j'étais gelé au coin deu feu. Je revins ès flippes et èsjambinets, c'est de quei de bon et ça passe bé, mais ça ne guérit pas.

Je bus étou eune bouteille de vin blanc qu'an fit bouilli do deuchiendent et de l'absinthe. C'est un remède que m'avait indiqué notrecherpentier - et je m'enveloppis dans deux grosses couvertures delain-ne, comme le cherpentier m'avait dit de le faire... Ça devait medésenrheumer dans la nuit, Je t'en fiche! Ça ne fit rin. Au moins, çane me rendit pas malade comme le remède héroïque au gars Bulot.

Félicie me dit:

-    Man pauv' Prosper, ton rheumes'enracine et ses racines vont loin. Tu ne t'en dêferas que do eunethapsia. Y a que la thapsia qui piésse se faufiler jusqu'au bout desracines de tan rheume. Si tu veux, je t'achèterai eune thapsia.

Je m'informis de ce que c'était que la thapsia, et le gars Bulot me dit:

-    C'est co bé aut' chose que la potionhéroïque. C'est un remède pière que le mal.

C'était vrai étou.

-    Combé qu'y a de verres à prendre, queje demandis à Bulot.

-    Ça ne se beit pas, qu'i dit, ça se metsus l'estomac.

Quand je sus que ça ne se beiveit pas, je laissis Félicie me mettreeune thapsia sus l'estomac.

Ah! mes êfants 1 Ah! la, la, la! Ah! oui, c'est core eune drôled'invention que c'té-là! Ce que ça m'a fait souffri ! Ça me brûlait, çame cuisait, ça me dévarait nuit et jour. Je me grattais, je m'arrachaisla piau. Parait que c'est eune invention des Arabes. Oz éraient mieuxfait de la garder pour eux. Oui, bé sûr, c'est un remède pière que lema. Je ne sais pas s'il a jamais guéri les Arabes, mais i ne me guéritpas, moi - pas pus que la potion héroïque - et le reste.

Je ne voulais pus de remèdes, ni en dedans ni en dehors, mais Félicie,qui ne perdait pas courage comme mei, disait que piésque rin n'avaitfait d'effet, fallait prendre asteure de quei mûri man rheume,J'essayis co des sirops qui étaient d'excès sucrés et gras et qui nepassaient pas aisément, vu que je seis malaucoeureux, - et qui nemûrirent pas pus man rheume que ne l'érait fait un verre de bon beire,- p'têt' co moins.

Piez Félicie, qui avait toujous de l'espoir, me fit des laits de pouledo deu jaune d'oeu bé battu, trouais pierres de sucre et eune bonnegoutte. C'est bon au goût, mais pour ce qui est de mûri un rheume, jet'en fiche. Man rheume ne mûrissait pas, i ne voulait pas mûri.

M. Le Chertier, le marchand de bestiaux, passit par cheux nous pour veinotre tauret que j’avais envie de vendre parce qu'i devenait malin; et,quand i m'entendit coutre, i me dit:

-    Ous avez là un vilain rheume, Prosper.

-    Oui, Moussieu Le Chertier, et je nepeux pas m'en dêfaire, que je li dis. Rin n'y fait,

-    Av'ous essayé le remède deu chapiau ?

-    Parjou, non, que je li rêponis, ct jen'en ai jamais ouï causer.

-    C'est bé commode, qu'i dit, 1 suffitd'avei un chapiau - un chapiau ordinaire. An se couche - dans un lit,un lit ordinaire, - un oriller ou deux sous la tête, selon qu'an aimequ'o seit haute ou non, et on met un chapiau sus le pied deu lit. Eunefouais couché, an prend une êcuellée de lait tout chaud, toutbouillant, do trois pierres de sucre et un petit pot de bonneiau-de-vie naturelle, et an regarde le chapiau.

-    Si le chapiau est toujous là, tout seu,au mêmc endreit, an reprend eune êcuellée - ou plusieurs - jusqu'à cequ'an veie au moins deux chapiaux. An en veit quioquefouais bé pus dedeux, mais i suffit d'en vei deux pour être guéri.

Y en a qui mettent eune chandelle au pied deu lit, en place de chapiau.Je ne vous le conseille pas: c'est dangéreux. I pourrait vous arriverun accident comme à notre cousin Philarète, de Truttemer-le-Grand. O liavaient mins eune chandelle et il avait bu trouais quatre êcuellécs dece qu'i fallait. San père li demandit :

-    Veis-tu deux chandelles, Philarète ?

-    Ah! popa, qu'i dit, j'en veis bé pus dedeux, j'en veis pus de trente-six.

San père se pensit : « Le v'là tiré d'affaire ». I laissit quante mêmela chandelle sus le pied deu lit, pour que l'effet continuit, et id'scendit manger eune bouchée.

Quand i remontit, il 'tait temps ! le feu était dans la paillasse etPhilarète avait un pied de grillé.

-    Et san rheume ?

-    San rheume était guéri; mais il eut malau pied durant des années, et i cloche co. Y a pas grand chose, s'ousvoulez, mais ça se veit tout de même, i cloche. Tout cela à cause de lachandelle. C'est pourquoi je vous conseillerais putôt le chapiau.

J'essayis co le remède deu chapiau, j'en mins un, un vieux à hauteforme, sus m'n édrédon, et je bus... Je ne me rappelle pus combé dedémions ( ) de lait tout bouillant, bé sucré et ben iaudevisé... si béque je tardis pas à vei pus de chapiaux qué n'y en a cheux unchapelier. Ah! oui, j'en vyais! - et ça mouvait, ça dansait ! Ous ériezdit des bandes de lapins. Je les veis core en dormant, je les veis coreasteure quand j'y pense, Ah! oui, bé sur que j'en vis! Mais ça ne medésenrheumit pas.

Je n'en fus pas surprins n'tou. Quei qu'ous voulez qu'un chapiau qu'estsus le pied de votre lit piésse faire sus un rheume qu'ous avez dans lecorps. Ça n'a pas de bon sens ! C'est des bilouineries et faut être benalordé pour y creire.

Je fis co veni des remèdes de Paris, des remèdes qui guérissaienttoutes les maladies, à en creire le Journal, - des remèdes par desherbes et des plantes qu'an ne trouve pas là au travers, des plantesqui ne poussent que dans le fin fond de l'Amérique.

Y a des gens que ça guérit et qui donnent leux noms, leux adresse, leuxpoltraits ct deux mots comme quei o sont guéris. C'est des gens qui onteu pus de chance que mei.

Le père Brousset, qui était enrheumé comme mei, passit eune fouais parla viette deu Petit-Clos, derrière le vieux plâtris, et i me demandit :

-    Tous-tu co, Prosper?

-    Oui, que je dis, je tous co. Et vous,quei qu'ous en dites ?

-    Mei, qu'i dit, je seis guéri. Je meseis guéri do de la mèche au diable et do des grosses boules de gommeque le Parisien avait laissées en partant. I m'en reste eune demieboite. La veux-tu ?

-    Parjou, que je dis, j'ai déjà essayétant de drogues, que je peux co ben essayer les boules deu Parisien.

J'en prins, Ça n'tait ni bon ni mauvais et ça n'empâtait pas comme lessirops - et, au bout de la semaine, je me trouvis mieux.

Quand la boîte fut finie, j'allis en queri eune autre à la pharmacerie,et pour être sûr d'avei le même médicament, je portis la boite vide, Jela montris au commis et je li demandis s'il avait de quei comme celapour le rheume. I s'êgalit de rire et i passit la boîte au pharmacien,qui fit de même.

-    J'ai c't article là, que dit lepharmacien, mais ça ne se prend pas pour le rhume, Mait' Prosper.

-    J'en ai pourtant prins et je voudraisco ben en prendre.

-    Av'ous lu ce qui est sus la boîte ?qu'i me demandit.

-    Ma fei, non, que je dis.

-    Eh bé, qu'i dit, lisez! Ous savez lire ?

-    Oui, et sans leunettes, Dieu merci !

I me repassit la boîte et je lus ce qu'y avait marqué dessus : «Suppositoires à la Glycérine ».

-    Je ne peux pourtant pas, qu'i dit. vousle donner pour votre rhume.

-    Donnez-m'en pour tout c' qu'ousvoudrez, mais je vous en supplie, donnez-m'en.

I finit par m'en donner eune boite qui me coûtit dans les trouaisfrancs dix sous; et, ce qué y a de curieux, c'est que je medésenrheumis do ce remède-là, qui n'est pas fait pour le rheume.


LE MÊLE ET LA GRIVE

La vieuille Manon vint me vei le dimanche d'après le jour Cension et ome dit:

-    Piésque té v'là êtabli à ton compte, tudevrais te marier. Les filles ne manquent pas, et j'en connais co pusd'eune qui feraient t'n affaire. Je te bérouetterai, si tu veux, et labérouette ira comme en chemin dreit : c'est mei qui te le dis.

O m'en nommit des venues, qui demeuraient dans la paroisse et dans lesenvirons. A l'en creire, je n'avais qu'à me baisser pour en prendreeune. J'avais le choix.

Je li rêponis que j'avais bé le temps d'y penser, mais que j'ypenserais tout de même.

-    N'attends pas trop longtemps, qu'o dit,et quand t'éras fait tan choix, fais-mei signe.

Parmié celles que Manon m'avait nommées, y en avait deux qui mehaitaient : les deux filles à Criquetot, Philomène et Sophie. Leuxgens, quand j'allais cheux eux, en passant, étaient toujous benaimables pour mei, et les filles ne me faisaient pas mauvaise mine. Jevyais bé que si je demandais l'eune ou l'autre, j'avais des chances dene pas être refusé.

Mais, laqueulle qu'i fallait demander ? V'là ! J'y pensais toute lajournée et, souvent, toute la nuit, vu que je n'en dormais pas; et touten me tournant et en me ratournant, je me disais: - laqueulle?Philomène ou Sophie?

Au bout do deux moueis, j'étais aussi embarrassé que le pre¬mier jour,je n'en sortais pas...

-    I pourrait co bé s'arriver, que je mepensis, que je n'eusse ni l'eune ni l'autre, si je tardais trop.

J'allis vei touton Philbert, de Pontécoulant et je li espliquis lesaffaires. J'aimais mieux li en causer que d'en causer à la bérouettière.

-    Je ne connais pas les Criquetot, qu'idit, leux filles n'tou... Mais, d'abord et d'eune, ont-eu deu bien, cesgens-là.

-    Oui, que le li dis, vingt-huit acres deterre, - pus de la meitié en pré, - et un grand jardin qui rapporte dequatre à six cent barretées( ) de pommes - et bon crû. Oz ont del'argent étou cheux le notaire et, dans le bourg, eune maisondemeurable qui est conséquente, aussi belle que le perbytère.

-    Queulle âge qu'ont les filles ?

-    Philomène èra vingt-quatre ans à laSaint-Michel, et Sophie va sus ses dix-neuf ans. O sont belles fillestoutes deux. Philomène est blonde, Sophie a les cheveux noueirs - dejolis cheveux tout frisés.

-    Les cheveux, les cheveux ! Tout celan’a pas d'importance, que dit touton Philbert. Sont-eu grandes, béportantes, bé bâties ?

-    Philomène est la pus forte. Olle est béplantée, large d'êpaules, et olle a deux trouais pouces da pus que sasoeu. Seulement, faut dire étou que Sophie n'a pas fini de creître, -et piez olle est un brin menue.

-    Olle est menue, que tu dis ! Ah! manpauv' gars, faut pas penser à c'té-la. Si tu prends femme, n'en prendspas eune qui seit menue, - ou bé tu t'en repentirais...

-    O peut co forci, que je dis. Olle estd'un bon tour, a rit toujous et olle a de grands yeux noueirs comme anen veit guère. Des yeux râles.

-    L's yeux, l's yeux ! Tout cela n'a pasd'importance.

-    Je ne voudrais tout de même pas qu'obiclit ou qu'o fût borne.

-    Non, bé sûr, et core, au fond, ça n'apas d'importance pourvu qu'olle y veije bé. Yen a qui veient mieux doun yeu que d'autres do deux.

-    Olle est toujous ben habillée, mieuxque sa soeu - un petit riban par ci, un autre par là, - eune ou deuxpieumes sus le chapiau deu dimanche, ous diriez eune princesse.

-    Man pauv' gars, c'est pas euneprincesse qu'i te faut. Les pleumes, les ribans, les fanferluches etles affiquets, ça ne sert à rin et c'est de la dépense.

-    O ne dépense pas pus que Philomène,p'têt' moins, mais a s'amarre mieux, de l'avis de tout le monde.

-    C'est bon. En v'la assez sus laprincesse. Olle est menue, que tu dis. Olle aime les ribans et a nepense qu'à rire ?

-    Oui, olle est de bonne himeur et olle abon caractère !

-    Bon caractère ! Tu n'en sais rin. Olleest et o sera comme bé d'autres, jolie et aimable à dix-neuf ans etinsouffrable à vingt-cinq. Mêfie-tei de ces jeunesses-là. An veit mieuxce que sera eune femme quand olle a vingt-cinq ou vingt-six ans ; etpiésque l'ain-née a dans ces âges-là, qu'olle est forte ettravaillante, - à ta place je la prendrais.

-    O ne me déplait pas, que je dis, - pasen tout, - et si Sophie n'tait pas là, y a longtemps que je seraisdécidé. Philomène est bonne gent et olle a de l'esprit. Le pèreCriquetot ne fait rin sans li demander s'n avis. Quand l's uns disentd'un sens et les autres d'un autre: « Quei que t'en pense, Philomène? qu'i dit. Quel que tu ferais, tei, Philomène? » Et Philomènedit: « Je ferais ci, je ferais ça. » Et tout le monde dit: « Philomènea raison. »

N'y a qu'eune chose qu'an pourrait li reprocher, o ne rit pas souventet o ne cause guère. Je ne li connais que ce défaut-là.

-    C'est pas un défaut, que dit ToutonPhilbert, c'est eune qualité - et eune qualité râle. Eune femme qui necause guère ! Non, ça ne se rencontre pas tous les jours, bé sûr; et,dépiez que je me connais, je n'en ai co jamais connu.

Prends Philomène et laisse la princesse do ses ribans.

Je prins Philomène.

Je li fis l'amour dépiez la Marsège jusqu’à la Saint-Michet. An fit cequ’i fallait en temps et en heure, les menantises, le contrat. Tout s'arrangit, tout le monde était content, Philomène étou.

O ne causait toujous guère, mais olle 'tait aimable, a riait eunefouais de temps en temps et o me donnait des petites tapes d'amitié...ça me faisait plaisir.

Touton Philbert vint la vei et i me dit que je ne pouvais pas êtremieux rencontré. I fut ben heureux étou quand i sut que les Criquetotvenaient d'hériter de leux tante Ad'laide qui leux laissait deux fermesconséquentes deu côté de Livarot... et de l'argent... bé pus d'argentqu'an n'érait cru. Ah ! Y en eut un centième denier ! Eune bonne partiede l'argent y passit. Il en restit co tout de même.

An se marit donc. Y eut une belle noce, et Philomène était de bonnehimeur, comme tout le monde - ou à pu prez, - mais o ne causait toujousguère.

Après le mariage, sa langue se dêllit, - o causait, mais co pasd'excès. Je n'avais pas l'idée de m'en plaindre piésque c'est eunequalité.

Je li demandais s'n avis pour bé des choses - mais pas si souvent,p'têt' bé, que ses gens, surtout quand ça n'en valait pas la pein-ne.Ça ne li plaisait pas ; o voulait être consultée pour tout et sus tout.

Quand j'avais été au marché de Tinchébray sans li demander s'i fallaity aller, o me disait :

-    T'érais mieux fait d'attendre à mékerdipour aller à Flers.

Quand j'allais à Flers, j'érais mieux fait d'aller à Condé ou à Vire;quand je mettais ma blaude, j'érais mieux fait de mettre ma veste - etde mette ma blaude quand j'avais mins ma veste.

Pour avei la paix, j'en vins donc à li demander pour la moindre deschoses: « Quei que t'en penses, Philomène? » Et ça li faisait plaisi.Mais ous compernez bé que j'oubelliais de temps en temps, et, dans cescas-là, Philomène était de mauvaise himeur trouais quatre joursd'affilée. Tout ce que je faisais et disais était mal fait et mal dit.

Si bê que pour la faire dire comme je voulais, fallait li dire lecontraire de ce que je pensais. C'était un bon moyen, mais fallait cosavei s'en servi. Et c'était pas toujous commode do Philomène.

Je me rappelle qu'eune fouais, un dimanche la relevée, Je nouspourmenions, lei et mei, sous les pommiers, dans le bas deu jardin, etje vîmes un mêle s'êvoler devant nous.

-    As-tu vu le mêle ? que je li dis.

-    Non, qu'o dit, je n'ai pas vu le mêle,j'ai vu eune grive.

-    Philomène, que je li dis, t'as pas béregardé. C'était un mêle.

-    C'était eune grive, que criaitPhilomène. D'abord, un mêle est noir et il a le bè jaune.

-    Oui, le mâle est noir et il a le bèjaune. Mais la femelle n'a pas le bè jaune et olle est moins noire. Etpiez, si c'était eune grive, olle érait eu des cailles sus la fale.

-    Eh bé ! J'ai vu les cailles, qu'o dit.

Je connaissais mieux les eisiaux que lei, vu que j'avais êté un fameuxnistier (2) dans man jeune temps; mais j'eus biau li dire que c'étaiteune femelle de mêle, o ne vouut jamais en conveni. O soutint quec'était eune grive et qu'o nn' était sûre et certain-ne. Je ne pusjamais l'en faire dêmordre. An brittit, an se fâchit comme si ça nn'avait valu la pein-ne.

À parti de ce jour-là, o se mint à dire et à conterdire pus que jamais.O disait et conterdisait deu matin au soir - et deu soir au matin, caro rêvait, la nuit, o rêvait tout haut. « Je te dis que c’était eunegrive... je te dis que tu n'érais pas dû vendre la grosse brengée. »C'était des diries qui n'avaient ne fin ne bout.

Quand y avait des vendues dans les environs, si j'y achetais un licou,eune liure, un cent de fein, je m'étais fait voler; si je n'y avais pasété, j'avais manqué de bonnes occasions: les viaux -s'étaient vendus àmeitié prix, le boeu pour eune bouchée de pain. la maringotte pour rin.

J'achetis eune fouais, à eune vendue, eune poulinière qui valait pus detrouais cents pistoles (3) et qui ne me revint pas, do les frais, à pusde quatorze cents francs.

-    Combé que tu 1'as payée? qu'o medemandit.


-    Co pas cent quarante pistoles. Tu nevais tout de même pas me dire, de ce coup-là, qu'olle est trop chère,piésque, de l'avis de tout le monde, a vaut pus de mille écus.

Sav'ous ce qu'o me rêponit : « C'est qu'olle a à refaire. T'érais dû temêfier. » Le dimanche, quand a me vyalt me pourmener sous les pommiers,o me disait:

-    Au lieu do rester à t'ennyer et àtônyer, pourquei que tu ne vais pas faire la partie do l's autres aucafé Bidet ? T'es un sauvage, tu vis comme un loup.

J'allais en prendre pour un sou et faire eune partie de trente-et-un,je rentrais de jour, récent comme devant que de parti; et o faisaitquand même la grimace. J'avais été trop longtemps, et je sentais labeisson.

Je rencontrais quioquefouais Touton Philbert et je causions.

-    Ous viez bé, que je li disais. qu'an nesait jamais, quand an se marie, ce que sera pus tard le caractèred'eune femme, qu'olle ait vingt ou vingt-cinq ans, - et qu'i peutchanger et mal tourner à tout âge. Ous disiez...

-    Man pauv’ gars, je te disais ce quej'avais oui dire à défunt Moussieu de Cloqueville, qui était un hommed'esprit. Je kéryais qu'il avait raison et je veis asteure qu'i satrompait. Toutes les femmes, pour en fini, sont les mêmes, qu’y parait:o disent toutes. Y a pas bésoin de se marier pour s'en apercevei. Mavieuille servante, Pauline, est comme cela. O travaille, o soigne béles bêtes, o me soigne ben étou ; mais a dit, o dit, o n'arrête pas. Ans'y fait. Je m'y seis fait. Tâche de t'y faire étou.

Je tâchais.

Le temps passait. Y avait sept ans que j'étions mariés: et je mesouviens qu'un dimanche, après la collation, je me pourmenais dans lejardin do Philomène. Olle 'tait de bonne himeur, et o ne me dit pasd'aller faire la partie cheux le père Bidet. L'année avait êté bonne.Le bestial était cher et j'avais vendu un bon prix deux genissons,trouais genisses ct eune amouillante. J'avions des pommes, y en avaitjoliment, - pus d'eune bonne demie année.

J'avions deux pétiots, deux petits gars qui commençaient à s'êblusser,- un brin malins, mais qui se portaient bé et qui avaient des minesd'augerons(4).

J’érions eu tort de nous plaindre - et je ne pus pas m'empêcher de ledire à Philomène. Olle en convint : olle 'tait de bonne himeur.

Piez v'là qu'en rentrant cheux nous je fus assez bête pour li direqu'an devrait toujous bé corder, comme an le faisait sus le moment, etne jamais britter pour des bilouineries... et j'eus-t'y pas le malheurd'en veni à causer deu mêle et de la grive.

-    C'était eune grive, qu'o dit.

-    C'était tout ce que tu voudras, que jeli dis.

-    Oui, oui, qu'a dit, je veis bé que tucrois toujous que c'était un mêle, mais c'était eune grive, - et je tesoutiendrai toujous que c'é-tait eu-ne grive. Olle avait des caillessus la falle.

-    Mettons que c'était eune grive.

-    I ne s'agit pas de « mettons ». Je tedis et je te soutiendrai jusqu'à la fin de mes jours que c'était eunegrive pace que c'était eune grive. Et tu le sais aussi bé que mei.Solement, t'es entêté comme eune mule et tu ne veux pas en conveni.

Je ne li rêponis pas. Je m'en allis deu côté de la croisée, qui étaitouverte, et je me mins à regarder dans le jardin, sans rin vei, benentendu. C'était l'heure où que la volaille allait se hucher : je nevis pas la volaille.

Philomène vint jusqu'à la croisée.

-    Oui, oui, qu'a répétait, c'était eunegrive. Tu le sais bé et tu mens quand tu dis le contraire.

Je ne disais pas le contraire, je ne disais rin. Ça ne l'empêchait pasde me crier à tue-tête et sous le nez:

-    Oui, eune grive. c'était eune grive.

Je la laissais dire... Ça me portait tout de même sus les nerfs del'entendre crier que c'était eune grive quand je savais que c'était unmêle; - car je connais les eisiaux, et je seis sûr et certain quec'était un mêle. A la fin je perdis patience. J'eus tort et j'en éraideu toute ma vie. Je levis la main... Philomène fut pus subtile quemei... heureusement ! O se baissit vite et je n'attrapis que lacroisée. Je cassis la vitre et je me coupis le poignet. Je n'avals quece que je méritais.

Je saignis si longtemps que Philomène en était tout êpouvantée. O mevoyait déjà à bout de sang. O me versit de l'iau freide sus la coupure,olle y mint des touelles d'éreignée, o me liit et serrit bé un couet(5) au dessus dc la saignée deu bras... Ça saignait co. Olle appelitnotre voisine, la mère Guichon, qui dit qu'i fallait mettre deu sang dedragon, - et qui courit en queri dans notre pits où qu'i n'en manquaitpas. Quand a revint, ça ne saignait quasiment pus, si bé que le sang dedragon restit là sus le bout de la table.

Le soir, je me servis de ma main dreite pour manger ma soupe, maisj'avais le bras gourd et i restit gourd toute la semain-ne.

A parti dc ce moment-là, Philomène ne fut pus la même. O ne disait pus.Les êfants n'en revenaient pas, mei n'tou. Quand je li causais, o merêponait ; « oui », « non », « je ne sais pas », « ça se peut bé ». Jeme pensais que ça se passerait, et ça ne passait pas. Je regrettais letemps où qu'o n'arrêtait pas de dire.

J'eus bé des fouais l'idée d'avei core eune esplication do lei, maisj'avais peux que ça ne tournit ma et qu'an en revint à causer deu mêleet de la grive.

La mère Criquetot vint nous vei le dimanche d'aprez, et durant quej'étais dans la chambre, Philomène, qui me kéryait dehors, li contittoute l'histoire. Et sa mère li dit : « T'as eu tort. »

-    Je le sais bé, qu'o dit ; et si jamaisan en recause, je dirai que c'était un mèle... Mais, ous savez, meuman,c'était eune grive.

I ne fut jamais pus question deu mêle et de la grive. Ça valait mieux,pace que, s'an 'n avait recausé, olle érait co soutenu, bé hasard, quec'était eune grive; et pourtant - je connais les eisiaux - c'était unmêle.

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   1.   Demi-hectolitre.
   2.   Chercheur de nids.
   3.   Pièces de dix francs.
   4.   Mines florissantes commecelles des habitants de la vallée d’Auge.
   5.   Cordon, tresse.




LA MACHINE VOLANTE


Charlot Gabet, de la Fossardière, s'était mins dans la tête de faireeune machine pour voler en l'air comme les eisiaux. An n'avait co pasentendu causer des aréoplanes. Y avait des ballons, mais, comme disaitCharlot, oz allaient où que le vent les menait; et, li, i voulait faireeune machine qui allît dans tous les sens, - comme les eisiaux.

Faut dire étou que, devant que d'in-maginer sa machine volante, ilavait inventé eune soin-nolle pour san pits et eune espèce decrimaillière pour la lampe de Lôpol Riboult, un tiessérand d'à côté decheux li. Do deux bouts de fi de fouet, ous faisiez monter et d'scendrela lampe à la hauteur qu'ous vouliez. C'était quioque chose de bécommode et de bé trouvé. Moussieu Cornière, qui est sciencé comme unprêtre, dit à Charlot, quand i vit la crimaillière à fi de fouet, quec'était « ingénieux » et i li en fit des compliments.

N'en fallut pas pus pour faire tourner la tête au pauvre Charlot, quienterprint tout de suite aprez d'inventer eune machine pour fairemonter l'iau de la rivière jusque cheux li. Y a un bon bout de chemin,et la rivière est à pus de quarante pieds au-dessous de la Fossardière,où qu'i demeure. C'était autre chose que la crimaillière à Lôpol; et bésûr qu'i ne suffirait pas de deux bouts de fi de fouet pour amenerl'iau à la Fossardière.

Charlot travaillit pus de six mouais à s'n invention, et i disait quel'iau, eune fouais que la machine serait dans la rivière, monteraitaussi aisément qu'o d'scendait.

- Ous verrez, qu'i disait.

An ne vit rin. L'iau avait prins l’habitude de d'scendre, o ne voulitpas changer d'habitude; o continuit à s'n aller dans le même sens. Sibé que Charlot. qui devait envyer à l'Exposition sa machine à monterl'iau, la gardit dans son persou. - et quand vint l'hiver, la dêmolit,la cassit et la brûlit.

Il érait dû en rester dans ce par où, et c'est ce que li conseillaitMoussieu Cornière, qui li disait, qu'i parait, que pour des inventionsconséquentes, faut en savei pus long que n'en savait Charlot.

Mais Charlot, qui savait lire, êcrire, siner son nom, s'en kéryait, etn'êcoutait personne. Tout en se chauffant, durant les veillées, do lebois de la machine à faire monter l'iau, il eut l'idée d'en inventereune autre pour voler comme les eisiaux.

Pourquei, qu’i se disait en li-même, pourquei que je ne volerais pasaussi bé qu'un riot, un mogneau ou eune souris-chaude ? Je ne suis toutde même pas pus bête qu'un mogneau ou un mezet. Je sais qu'oz ont d'sailes et que je n'en ai pas; mais je peux m’en faire, et je m'en ferai.

Tout l'hiver, i rêvit â sa machine volante, au coin de son feu. Quandvint le bon temps, il allit s'assire sus un billot, au pied deu peirierde jaunet ; et i restait là quioquefouais pus d'eune heure dc temps àse vei en l'air, en train de voler comme un eisiau.

Quand sa femme le vyait comme cela sous le peirier de jaunet, l's yeuxâ meitié fermés, sans bouger ne causer, o soulassait (1) et disait:

-    Le v'là co dans la lune !

I se rêveillit eune fouais, - il avait entendu ce que disait sa femme,- et tout en la regardant de coin:

-    Je n'y seis pas co, dans la lune, qu'idit; mais i n'est pas dit que je n'y vaïs-je un jour ou l'autre.

I ne pensait qu'à sa machine, il en oubelliait de manger et de beire.Quand il 'tait à table, au lieu de manger sa galette toute chaude, i lalaissait referdi... I ruminait et causait tout seu enter' haut et bas.

-    A quei que tu penses, Charlot ? que lidisait sa femme.

-    A rin.

-    Tu mens:  je veis bé que tupenses co à t's inventions. Tu t'éluges, tu finiras par en perdre latête. Mange ta galette durant qu'olle est chaude. Estelle, dis à tonpère de manger eune bouchée.

Estelle donnait eune petite tape sus l'êpaule de Charlot et lui disait:

-    Allons, mange, popa. Chaque chose enson temps.

Charlot rêponait : « oui. oui », mais retombait tout de suite dans sesrêvasseries.

Il avait maigri : i ne pesait pas pus de cent livres. I n'n était pasfâché, au contraire, i se figurait qu'i volerait pus aisément. In'avait jamais été bé gros. Il 'tait haut sus pattes, ct co pas mieuxbâti que ne fallait : les êpaules hautes et de travers, des bras quin'en finissaient pas, la figure secque, mal rasée, un grand nez pointuet deux petits yeux noirs qui mouvaient, mais pas d'accord, - ibiclait. Charlot n'tait pas bel homme, bé sûr.

Pour en reveni à sa machine volante, il y pensit bé des mouais devantque de la commencer. Il y pensait au coin deu feu, à table, sous lepeirier de jaunet et jusque dans son lit. Il arrivit pus d'un tour dese lever à min-nuit ou eune heure deu matin, pour êcrire sus un cahierqui était sus la cheminée do un cryon, derrière le chandelier.

Sa femme se rêveillait :

-    Quei que t'as, qu'o li disait?

-    J'ai eune idée. et je vais la mettrepar êcrit durant que j'y pense.

Aprez qu'il eut fini de marquer ses idées dans le cahier, i fit descarculs, des multiplications et des divisions do la preuve par neuf etdes règles de trouais qui n'avaient ne fin ne bout: o li nn' avait lesang à la tête.

Il avait tué un mogneau, l'avait p'sé, li avait mesuré les ailes. et is'était dit:

-    I me faudra d's ailes en proportion deman pouaids, comme pour le mogneau. I se fit donc des ailes de trouaisquatre mètres de long et à pu prez aussi larges. - bonne mesure pourêtre pus sûr. Quand sa femme le vit peser et mesurer le mogneau, o sedit:

-    Ce coup-là, c'est fini. Il est tout afait perdu.

Charlot, qui la regardait de la queue de l'yeu et qui n'avait pas de maà deviner ce qu'olle avait dans l'idée, s'êgoulit de rire. Ça nerassurit pas Clémence, au contraire, o le crut perdu sans rémission.

Là-dessus, Charlot espliquit à sa bourgeoise qu'il allait faire eunemachine pour voler comme les eisiaux.

-    Piésque les mogneaux volent, piésqueles poules et les ouaies volent étou quand tin les accourse, je ne veispas pourquei que je ne volerais pas. Je ne seis tout de même pas pusbête qu'un mogneau ou qu'eune ouaie, qu'i dit.

-    Ah! parjou, si, que se pensit Clémence.

Mais o ne dit rin. O savait bé que ne faut pas contrarier les gens quiont la tête haute, de crainte de les faire co hausser. Charlot avaitrencontré Moussieu Cornière et il avait dit deux mots de la machinevolante; sus quei Moussieu Cornière avait dit que faudrait un moteur.

-    Oui., oui, que dit Charlot, faudra unmoteur. Je le sais bé. Il avait bé jeu au fond de li-même, et se disit :

-    Y en éra un. Il est trouvé, le moteur.C'est mei qui serai le moteur.

Le lendemain de la Quasimodo, i s'enfermit et s'embarrit dans le vieuxfournil, au bas deu jardin, pour n'être dêtourbé ni par Clémence ni parEstelle. I se fit deux grandes ailes do eune vieuille bâche et quioquesvieuilles pouches. - et deux douzain-nes de lattes.

Il avait acheté deu poujat et eunc alène; i se fit deu ligneu et icousit solidement la bâche. I cloutit bé les lattes do des petitespointes; et comme il avait acheté, ès vendues deu père Gauquelln, desangles et des sourfaix, i s'en servit pour s'attacher les ailes auxdeux côtés deu corps, et à ses bras et à ses jambes.

Pour remplacer la queue de l'eisiau, i nn' avait fait eune do un grandparapluie d'autrefouais, qui avait de grosses balein-nes. Pour fairealler le parapluie qui servait de queue, y avait un cordiau sus queique Charlot devait tirer, eune fouais parti en l'air.

Clémence et Estelle venaient de temps en temps regarder par la petitecroisée qui était au bout deu fournil, pour vei ce que foutinaitCharlot.

Il 'tait là parmié la bâche et les pouchcs, et le grand parapluie, - etle fil de fer, et les agrafes, et les melles... I causait tout seu, isuff1ait, i chantait; ou bé i tirait la langue, mettait sa goule decoin quand ça n'allait pas comme il érait voulu. Piez i sciait, ihôchait, cousait, cloutait, chiquetaillait, verloupait, fallait vei !

Clémence en avait la mort dans l'âme; et olle t 'tait co bé pus au d'soquand o vyait rire Estelle.

-    Tu n'as pas honte! Ton père a perdu latête, et ça te fait rire.

-    D'abord, meuman, i n'a pas perdu latête. Et p'têt' qu'il éra pus de chance do cette mécanique- là que dosa machine à faire monter l'iau. Je ne creis pas tout de même quis'apperche jamais deu soleil comme Icare.

-    Comme qui ?

-    Comme lcare. C'est un conte, meuman, unconte à dormi debout, que j'ai lu, y a longtemps dans un livre quem'avait prêté Sophie Janvier. Icare était enfermé do so père Dédaledans un labyrinthe; et pour s'en êchapper, o se firent des ailes qu'ose collirent sus le dos do de la cire. Le père se tirit d'affaire, i sesauvit: mais le gars était si fier de voler comme un eisiau qui s'nallit tourner et ratourner à l'entour deu soleil, si bé que la cirefondit et que les ailes se dêcollirent. Icare chut dans la mer et s'ynyit. Tu veis bé que c'est des contes de bonne femme.

-    Je veis bé, que dit Clémence, je veisbé; mais ne va pas conter c't' histoire-là à ton père. I creirait quen'y a qu'à ne pas s'appercher deu soleil pour voler sans danger commeun eisiau.

Charlot travaillait toujous à sa mécanique et i nn' érait oubellié defaucher san fein si Clémence ne l'y avait fait penser. A la mi-juilleti ne li restait pus à faire que la partie de dessous pour le cas oùqu'i viendrait à chei, car valait mieux penser à tout. Il avait toutcarculé, la machine irait bé ou i serait bé seurprins... I se fit donceune sorte de bonnet do eune vieuille paronne (2) pour ne pas se toquerla tête contre un abre ou un mur et i l'arrangit de manière à ne pas sebôgner les yeux. I préparit étou un oriller do des couets pour sel'attacher sus le ventre et l'estomac et un cadre do des ressorts desommier qui l'empêcheraient de se faire deu ma en tombant, - s'itombait.

Le jour de la Saint-Clair y avait eune assemblée au bourg comme tousles ans. Clémence et Estelle dirent qu'oz allaient à vêpres. O prinrentleux matines et Clémence dit à Charlot:

- Viens-tu quant et nous?

Charlot dit qu'il avait mal ès dents et qu'il aimait mieux rester à lamaison.

O ne le rêforcirent pas. Les v'là parties en grande toilette, surtoutEstelle. Olle avait eune belle robe blanche à pouais bleus, êchancréepar devant et par derrière. - y avait co putôt de l'excès - dessouliers vernis, des chausses de souaie et un chapiau de paille toutcouvert de ribans. Quand Estelle avait dix douze ans, c'était l'êfantla pus vilaine de la paroisse. Olle 'tait êpaisse, mal bâtie, la figuretoute pleln-ne de grain-ne de Condé; et olle avait eune creignassejaune qui tirait sus le rouge. Le père Riboult, qui demeurait tout àcôté, disait de lei en riochant :

-    Ah! oui, c'est eune belle gouléed'êfant !

Mais o s'était êblussée, olle avait forci, olle 'tait devenue eune despus belles filles des environs et o le savait bé. Y avait un crochetierdeu côté de Saint-Sever ou de Villedieu-les-Poêles qui l'avaitdemandée, qu'i parait; et o n'avait pas voulu de li. C'était eune bellefille qu'Estelle, même sus semain-ne, quand olle 'tait en sabots àcollet et tout êcreignée ; et ses gens étaient fiers de lei. Olle 'taitfière étou: et olle 'tait contente d'aller faire s'n effet àl’assemblée.

Sitôt que Clémence et Estelle furent parties amont la route et queCharlot se vit tout seu, i se dit que c'était le moment d'essayer samachine volante. Les Riboult étalent partis à la fête étou: i nerestait que le père Thanase. qui faisait, bé sûr, sa mérienne, commcd'habitude. C'était le moment ou jamais d'aller faire un tour en l'air.

I faisait bon temps, pas de vent. Charlot se disait que tout irait d'uncharme. I se vyait déjà à cent pieds de terre, i volait par ci, par là,au-dessus des âbres, au-dessus de l'assemblée, tout à l'entour deuclocher. Les gens levaient la tête et le regardaient tout êfarés. etEstelle criait :

-    Tiens, v'là popa !

Et Charlot li rêponait :

-    Oui, me v'là !

Charlot s'n allit queri la grande êchelle deu tas et i montit samachine sus le fournil. Piez i se mint les ailes et la queue, et laparonne, et le cadre à ressorts et l'oriller, - tout ce qu'i fallait. Is'enlicoutit et se liassit dans tout s'n équipage, et ça li demanditcore un bout de temps.

Le père Riboult, qui venait de monter dans sa chambre pour fairemérienne, aperçut Charlot qui s'attifait en eisiau, - et i se dit,comme Clémence :

-    De ce coup-là, y a pus de rémission, ilest tout à fait perdu.

Charlot battit d's ailes, - tirit do le cordiau sus le parapluie quiservait de queue. Ça qu'allait... ou à pu prez. La queue ne faisait pastout à fait comme elle érait dû faire ; mais Charlot se disait qu'olleallait faire mieux eune fouais qu'i serait en l'air.

En attendis, les volailles s'êchappaient dans le fond deu jardin et lechien abayait.

-    Veux-tu te taire, qué li disaitCharlot. Veux-tu bêtot te taire, sale bête.

Le chien abayait co pus fort.

Le père Thanase, qui était toujours à sa croisée, se demandait ce quiallait se passer. Charlot avait eu d'abord l'idée d'êpandre devant lefournil le reste d'eune barge de sarrasin, et des râtelures, et desferluches: mais i s'in-maginait que s'y tombait i tomberait bé pusloin. I regardait par dessus la haie et i se disait:

-    Si je passe, comme je l'espère,par-dessus le pommier de Guillot-Roger, j'irai au moins jusque dans lechamp d'en face, et si je cheis, je cherrai dans la pagnolée.

I n'allit pas jusqu'à la pagnolée, pas même jusqu'au pommier deGuillot-Roger. I dêmarrit en sécouant les ailes et en saquetonnant dole cordiau le grand parapluie qui train-nait derrière li; et Il 'taitsi ben enquercanné qu'i partit de biais et s'n allit tout de suitefaire le bonscul dans la mare tout à côté deu fournil. Y avait pus dojusée que d'iau; il y chut à plat ventre, sus eune couvée de borots,qui n'eurent solement pas le temps de s'êvoler. I nn' ô'crasit deux, labore n'eut pas de ma.

Le père Riboult d'scendit de sa chambre, passit par eune brèche dans lahaie et arrivit grand train. Il attrapit eune rame qui se trouvait làjusténément et il aindit Charlot à se tirer de la confiture.

Il 'tait inregardable, le pauvre Charlot, et il eut bé deu ma, toutligoté comme il 'tait dans s'n équipage, à se remettre debout. Quand lepère Riboult le vit là, devant li, do ses ailes cassées et toutesbouillonnouses, et le grand parapluie qui traîn-nait dans la mare, ilen restit jugé, il avait quasiment peux. I dit par aprez :

-    Parait quo le diable est bé villain,mais i ne peut pas l'être pus que ne l'était Charlot en sortant de lamare.

Sitôt que le père Riboult se retrouvit capable de causer, i demandit àCharlot s'i ne s'était pas cassé bras ou jambes.

-    Non, qu’i dit, j'avais prins mesprécautions; les ressorts m'ont sauvé !

-    T'érais pu étou te dêpendre la courée.

-    O n'est pas dépendue, olle est où qu'ifaut.

-    Tu n'as pas ma dans les membres, nidans le corps ?

-    Je n'ai ma en place.

-    T'as ma au nez, tout de même, piésquetu saignes.

-    C'est rin, qu'i dit... En vousremerciant, père Thanase. Je m'en vais me dêcrasser et me changer.

-    T'en as bésoin et t'éras ben à faire,man pauve gars. I te faudra pus de deux biées d'iau.

Charlot s'n allit comme i put jusque sous la cherreterie; et il eut bédeu ma à se dêbarrasser de la machine volante qui n'avait pas volé. Ili fallut eune bonne demie-heure pour se dêsenlicouter et sedêsempâturer.

Piez i se nettyit de la tête ès pieds, i fit eune baudée et serehannit. I se tâtit ct se retâtit; il 'tait poché de partout et toutdoulant, mais rin de cassé, pas de nerfs de forcés, pas de ma dans leventre, la courée à sa place. Il avait eu de la chance.

I se regardit dans la glace : son nez ne saignait pus, et l'accident,pour en fini, avait eu son bon côté. Le nez dc Charlot, devant qu'ichût dans la mare, était tout de travers et il 'tait quasiment dreitasteure, ce qui prouve, comme i disait, qu'à quioque chose malheur estbon.

Dix ou douze ans aprez, quand Charlot vyait passer en l'air lesaréoplanes, i disait :

-    Ces gars-là m'ont volé m'n idée; et ozont fait leux mécanique pace qu'oz avaient les ôtils qu'i fallait etqui me manquaient à moi, vu que je n'avais qu'un mauvais sciot, euneverloupe tout usée et un vieux vimberquin. Et o n'ont co russi qu'àmeitié. Si j'avals êté ôtillé comme eux, j'érais fait ben autre chose,j'erais fait eune machine bé pus commode, qui n'érait bésoin nid'essence ni de moteur, - pas pus qu'un eisiau. Mais quei qu'ous voulez? je n'avais pas les ôtils qu'i fallait.

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   1.   Soupirait.
   2.   Collier




LEXIS


Rosalie était usée, o n'en pouvait pus: o s'était retirée cheux sesgens à la Lande. Olle avait êté cheux le notaire et olle avait laissétout san fait, à fond perdu, à sa soeu et à son biau-frère pour lagouverner. Olle 'tait quasiment demeurée (1) : o n'allait pus que dodeux bâtons, et o n'allait pas loin.

Le grand Lexis, cheux qui qu'olle 'tait depiez pus de quarante ans,s'en dêconnut bé. O savait soigner les bêtes et o le soignait ben étou.O n'tait pas eune grande cuisinière; mais o n'tait pas maladreite et osavait amarrer ce qu'i fallait à Lexis. Et travaillante ! et êconomepour li comme pour lei ! y en a pas êpais de servantes comme Rosalie autemps d'asteure. Ah! oui, bé sûr, le grand Lexis s'en dêconnut bé !

I print eune autre servante, qui était grande, bé bâtie, et qui avaitêté êlevée dans la culture, à ce qu'a disait; mais fainiante, d'eunegrande vie et maladreite comme y en a pas. A pein-ne s'o savait fairela soupe de graisse !

I la renvyit au bout de quinze jours; et durant qu'il en cherchait euneautre, i print un domestique qu'il avait eu dans le temps comme pâtour,et qui s'entendait à soigner le bestial. Mais i li fallait eunepersonne pour le ménage et la cuisine.

An li indiquit la Brucharde, de Cerésier, qui était eune femmesérieuse, capable, et qui avait êté cuisinière cheux un médecin deCondé et cheux un chanoin-ne dans le pais d'Amont.

Il allit la vei à Cerésier et o s'entendirent. Lexis li dit ce quefallait qu'o fit : le ménage et la cuisine, mais pas de la grandecuisine comme cheux les médecins et dans les perbytères.

O le soignait bé, et comme i voulait: les repas prêts à l'heure et benamarrés, la maison bé balyée, le lit bé fait, pas un pli dans lesdraps, - des souliers cirés tous les jours et qui relisaient, fallaitvei ! Quand Lexis se péliait pou les couler, i s'y vyait comme danseune glace. Par exemple, fallait pas li demander autre chose que lacuisine et le ménage. O ne faisait pas de lavées et o n'allait dans lecourtil que pour y queri de la légueume. O n'érait jamais eu l'idée derêtouper (2) la haie ou de repiquer eune planche de porette.

L'ancien pâtour faisait quasiment l'affaire; mais i n'tait pas matina,fallait le rêveiller. Il 'tait travaillant, mais core un brin bilouin :il 'tait jeune. Ça qu'allait pas trop ma, mais ça revenait à pus cherque deu temps de Rosalie. La Brucharde était payée un bon prix, etpiez, si o faisait de la bonne cuisine, o n'êpernait pas le beurre.Lexis le vyait bé; mais i ne disait rin. I se pensait étou en li-mêmeque s'i dépensait putôt pus qu'a devait, i nn' avait le moyen. Etc'était vrai.

I n'tait pas malheureux. Ça ne durit pas. Un samedi la relévée, durantque la Brucharde était au bourg pour faire sa boucherie, ManonFrottier, qui est la pus grande bérouettière (3) deu pays, vint veiLexis, comme en passant, et o causirent un moment. Le grand Lexis, quin'est brin bête, devinit bé que Manon ne venait pas cheux li pour licauser deu temps ni s'informer deu prix des pommes. O ne restit paslongtemps n'tou sans li dire que piésque la Brucharde faisait bé s'naffaire, i ferait bé de la prendre pour femme. O continuerait à bé lesoigner, à li faire de fa bonne cuisine, - et i n'érait pus à la payer.

Le grand Lexis li rêponit :

-    Je me contente de la Brucharde commeservante, mais je n'en veux pas comme femme. Surtout, Manon, n'allezpas li mettre c'te idée-là dans la tête, - ou bé le fricot s'enressentirait.

Lexis ôfrit eune goutte à Manon, qui acceptit tout de suite, sans sefaire rêforcer, et qui s'n allit sans qu'y eût rin de fait et en vyantbé que n'y avait rin à faire.

Manon Frottier n'avait pas eu besoin de mettre c'te idée là dans latête de la Brucharde : olle y était depiez longtemps. Quand o sut queLexis ne voulait pas de lei, o changit de figure. O continuit à fairede la bonne cuisine et à bé balyer la maison; mais o n'tait pus debonne himeur : o groussait et mulait (4) deu matin au soir.

La semain-ne d'aprez, o se fâchit pour rin. O voulait se fâcher, o sefâchit. Lexis li avait dit, comme i finissait de dîner:

-    Dêpêch'ous de me donner deu café: ilest temps que je parte.

-    Je ne peux pas aller pus vite, qu'orêponit. Et piez, qu'o dit, en dênouant les couets de son tabélier, jeveis bé que je ne fais pas votre affaire. J'aime mieux m'en aller.

-    Comme ous voudrez, que dit Lexis, etquand ous voudrez. Tout de suite, s'ous voulez.

-    Eh bé ! c'est cela, qu'a dit, je m'envais tout de suite.

I la payit donc, et o s'en retournit à Cerésier.

C'est Lexis qui fit la soupe, au soir; et en se couchant dans son litbé fait, i se demandit qui qui le ferait le lendemain.

I fit co la soupe le lendemain matin; et quand il l'eut mangée, i s'nallit tout dreit au bourg, cheux l'épicière, et li demandit s'oconnaissait eune personne pour remplacer la Brucharde. L'épicière liconseillit de prendre la nièce au cherpentier, qui avait êté servante àFlers, cheux des épiciers en gros, et qui était revenue cheux ses genspace que les épiciers en gros venaient de faire de mauvaises affaires.

O s'appelait Sidonie et olle avait de vingt-cinq à trente ans. Olle'tait belle fille, forte, travaillante et toujous de bonne himeur. Oriait et chantait toute la journée. O faisait la cuisine aussi bé quela Brucharde et balyait co mieux que lei. O frottait et essyait jusquedans les racoins, olle êcurait les castroles, qui relisaient comme del'or; et les vitres des croisées étaient si bé nettyées qu'ous ériezdit qué n'y avait pas de vitres. N'y avait pas un migrot (5) de pain,pas un brinot (6) de poussière à traÎn-ner dans la maison. O dépensaitbé moins que la Brucharde qui était bonne cuisinière, mais qui étaittoujous à mettre et à remettre deu beurre. C'était la mort au beurreque cette femme-là !

Sidonie était deu matin étou. La première levée, - et la dernièrecouchée! O faisait les lavées, o repassait, cousait, ramarrait. Ojardinait, olle affourait les bêtes, o soignait les pirotes, lespoules, les bores et les borots (7), o serrait les pommes, o minçaitles orties et les choux verts. Et toujous de bonne himeur, toujous del'agrément do tout le monde, si bé qué Lexis se demandait de temps entemps si o nn'avait pas un brin trop d'agrément.

La bérouettière repassit quioque temps aprez par cheux Lexis et lirecausit co de la Brucharde, qui s'était mins dans la tête qu'i nepourrait pas se passer de lei. I n'tait pas malaisé de vei qu'i s'enpassait bé. Sa maison était tenue comme o ne l'avait jamais êté, mêmedeu temps de la Brucharde : an érait dit un château. Des bouquets susle buffet, des cadres sus les murs, un tapis sus la table. Si bé queManon Frottier, qui était venue pour recauser de la Brucharde, comprinttout de suite qu'a ferait mieux de se taire ou de causer pour euneautre.

Tout en trinquant do Lexis, qui li en avait ôfert pour un sou, o li dit:

-    T'as de la chance. Lexis. T'es co mieuxrencontré que do la Brucharde; et piésqué t'as Sidonie, faut la garder.Tu n'en retrouverais eune comme lei là au travers, ni en place, pacequé y en a pas.

-    Ça se pourrait co bé, que dit Lexis.

-    Et tu sais aussi bé que mei, que ditManon en le regardant de coin, qué n'y a qu'un moyen de la garder.

-    Je le sais bé.

-    Si tu veux, Lexis, je vais li en direun mot.

-    Je seis trop vieux.

-    Comment, trop vieux ? An creirait àt'entendre que t'es vieux comme Mathieu-Salé. T'es pas vieux, t'esjeune, t'es fort, tu te portes bé. S'o te plaît, marie-tei do lei. On'est pas riche, mais t'es riche pour deux.

-    O ne voudrait solement pas de mei, quedit Lexis.

-    Laisse-mei li en causer.

-    Allez-y doucement, si en cas, pace qués'o ne prenait pas bé la chose, je me retrouverais co dans l'embarras.

-    Compte sus mei, Lexis. Je sais ce quej'ai à faire.

La bérouettière but sa rincette, et la v'là partie pour le courtil, oùque Sidonie était en train de sercler eune planche de porette.

Ah! ça ne traînit pas. Ça ne durit pas cinq minutes. Sidonie voulait bé.

An était au mois de mai, i faisait un temps superbe, les pommiersétaient fleuris, y avait bonne apparaissance; et les eisiaux, lesmêles, les grives, les cadronnettes et même les m'zets (8) et lesmogneaux chantaient dans les âbres comme o n'avaient jamais chanté. Legrand Lexis était debout sus le sieu de la porte, et quand i vit reveniManon et Sidonie, i ne fut pas longtemps à deviner ce qui s'était passé.

Sidonie était toute rouge et comme gênée; la bérouettière n'était pasgênée, lei. O se marchait, se rengorgeait et levait le nez comme ladéfunte comtesse de Trucheville; et ses petits yeux p'tillaient,fallait vei !

Oz en reprinrent pour un sou, o causirent... et le mariage se fit unmouais aprez, la veille de la Saint-Jean. Yeut eune belle noce: pus dequatre-vingts personnes; et pus de soixante le lendemain au recroc.

Lexis était heureux, Sidonie était heureuse. Ça ne durit pas.

Sidonie ne restit pas, quand o fut mariée, ce qu'olle 'tait deu tempsqu'olle 'tait servante. I li fallut eune belle chambre do eune armoireà glace où qu'an se mire de la tête ès pieds, et des toilettes ! deschapiaux à pleumes et à fleurs, et des robes à la mode, et des chaussesen souaie, et des petits souliers vernis do des talons hauts de deuxpouces et demi trouais pouces ! - An se demande comment qu'eune femmepeut marcher do cela sans s'êteurtre (9) les pieds !

Piez o trouvit bétôt qu'olle avait trop d'ouvrage et o print euneservante. Piez c'était des fêtes tous les dimanches et souvent sussemain-ne. C'était bé de la dépense pour Lexis et ça ne li haitait (10)pas.

Sidonie avait des cousins de l'autre côté de Pont-d'Ouilly et deFalaise, qui venaient la vei quasiment tous les huit jours, desfainiants et des mangeards que fallait régaler, aberver et coucher. Ledoublier était sus la table deu matin au soir: la table ne desservaitpas. C'était des dîners, des collations, des soupers, des beiries etdes diries (11) qui n'avaient ne fin ne bout.

Ah! oz en faisaient des vies ! O jouaient de la musique, o chantaient,o faisaient des parties de trente-et-un, jusqu'à des deux trouaisheures deu matin.

Tout cela n'était pas fait n'tou pour plaire à Lexis, qui était matina,mais qui n'tait pas deu soir, - et qui tenait à sa monnaie. Icommençait à regretter le temps où que Sidonie n'était que sa servante.

A force de tourner la broche, i ne li restait pus que trouais quatrepetits côs; et à force de tirer au fausset le milleu beire, il avaittellement baissé dans le tonniau qu'i commençait à plati. Et Sidonie,qui versait l'iau-de-vie comme si ça qu'avait êté de la beisson, avaitêté si souvent au baril pour rempli les carafes, qu'i n'en restait pusguère.

Lexis en dit deux mots à sa bourgeoise, mais o n'eut pas l'air decomprendre : olle 'tait jeune. Les fêtes, les fricassées, les chansons,les beiries et les parties de trente-et-un continuaient. Sidonie, enrevenant un jour deu courtil, trouvit Lexis comme acrasé sus sa chaire,la tête entre ses deux mains.

-    Quei que t'as, man pauvre Lexis ? qu'oli demandit. Es-tu malaise ?

-    J'ai que je seis ruiné. Le banquetierButelot vient de faire faillite. Je perds tout ce que j'avais, - pus decent mille francs. Et faut que je paie, après-demain, vingt millefrancs cheux le notaire, car je deis co vingt mille francs sus le prixdes prés Collet. Si je ne trouve pas quioqu'un pour me les prêter, queiqui va être fait de nous ? Faudra faire nos vendues.

-    Tu m'as ôfert des bagues, des pendantsd'oreilles et eune montre en or. An les vendra, qu'o dit; car, dans lefond, c'était eune bonne gent, mais c'était jeune.

-    Ça n'ira pas loin, que dit Lexis.

Dans la soirante, les cousins arrivirent, toujous de bonne himeur,toujous prêts à se régaler; mais Sidonie qui, lei, n'tait pas de bonnehimeur, leu contit ce qui venait de s'arriver, et o dirent que c'étaitbé malheureux et qu'o nn' étaient au d'so.

Et quand Lexis leu demandit de li prêter vingt mille francs, o lirêponirent qu'oz éraient bé voulu, mais qu'o ne pouvaient pas. Ça sepouvait co bé. Et p'têt' ben étou que s'oz avaient pu, o n'éraient pasvoulu.

O mangirent eune bouchée tout de même et burent deu café et eune bonnegoutte et o répétirent bé des fouais qu'oz avaient bé deu et qu'ozétaient au d'so de ne pas pouvei li prêter de l'argent. O ne firent pasde parties de trente-et-un ce soir-là. O s'n allirent de bonne heure, -et o ne revinrent pas.

Lexis eut co l'air ben à plaindre durant quioque temps; piez i dit àSidonie que ses affaires s'arrangeaient putôt mieux qu'i n'avaitcompté, et qu'au bout d'un ou deux ans, en êpernant bé, i pourrait seretrouver à l'aise.

Sidonie se remint à travailler comme dans le temps qu'olle 'taitservante; et quand oz eurent un héritier, l'année d'aprez, Lexis dit:

-    Quand i n'érait que la meitié ou letiers de ma forteune, ce gars-là ne serait pas à plaindre.

I ne put pas tout de même s'empêcher de se dire en li-même:

-    A moins qu'i n'ait des cousins dePont-d'Ouilly et de Falaise !

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   1.   Impotente.
   2.   Réparer une haie, boucherles brèches.
   3.   Personne qui se charge desdemandes en mariage.
   4.   Boudait.
   5.   Miette.
   6.   Petit brin.
   7.   Canes et canetons.
   8.   Les mésanges.
   9.   Se tordre.
  10.   Plaisait
  11.   Bavardages. radotages.




LA TERRE TOURNE


Après la première messe, an avait êté, comme d'ordinaire, au CaféClichard, manger des tripes et en prendre pour un sou. An n'tait pasloin d'eune dizain-ne. Y avait Cinot Mouilleron, Lôpol Tripet, JélienCostard, les Touillot, de la Mare, Moussieu Billon et le maÎt' d'êcole.

An causit des récoltes, deu bestial, de la secqueresse et de béd'autres choses; et le maÎt' d'êcole, qui en sait pus long que nous, -et c'est pas malaisé, - en vint à nous dire que c'est pas le soleil quitourne autour de la terre, mais la terre qui tourne autour deu soleil;- et, co bé mieux, qu'o tourne sus lei-même tous les jours, eune foispar jour, comme qui dirait eune boule qui virevousterait en l'air.

Moussieu Billon, qui n'en sait pas pus long que mei là-dessus, commesus le reste, mais qui voudrait se faire passer pour un savant, prenaitde grands airs, se rengorgeait et secouait de temps en temps la têtepour approuver. Ça me donnait jeu, et j'avais bé deu ma à m'empêcher derire.

-    Voyons, Moussieu Billon, que je li dis,y kéri'ous à ces histoires-là ?

-    Certainément, qu'i dit, j'y croueis, etj'y croueis parce quc c'est de la science et que c'est dêmontré.

-    Jean Guerlin y kériait étou, que jedis, ou - putôt - il y crut eune fouais, le jour que je le ramenis deCondé. I nn' avait, j’eus bé deu ma à le monter en voiture. Et comme ans'en revenait au grand trot et qu'i vyait couri les âbres et lesmaisons:

- La terre tourne, qu'i disait, les maisons passent... Quand la mienneva veni, arrête ta jument, je vais rentrer.

I nn' avait, il 'tait brûlé, incendié, perdu: et comme sa maison nepassit pas, fallut le reconduire jusque cheux li. Et si sa bourgeoisen'avait pas êté là pour rn'ainder à le descendre, je creis que je n'yserais pas arrivé.

P'têt' bé que si je me trouvais parti pour la gloire, je creirais étouque la terre tourne. En attendis je n'y creis pas; et s' ous mepermettez, Moussieu Billon, je m'en vais vous espliquer pourquei. J'aiapprins tout cela dans le temps que j'allais à l'école, et je n'enkeryiais déjà rin, pas pus qu'à l'histoire du Petit Poucet. Comment !que je me disais, - et je me le dis co -  comment, v'là lesoleil qui se lève là-bas, deu côté de Cerésier, piez qui monte et s'enva par Flers et Landisacq et qui se couche à dreite de Tinchébray... (iva bé pus loin en êté : à la Saint Bernabé il arrive à Clairefougère.)Je le veis aller, les étoiles étou : la poussinière est lo as’soir etolle est là-bas à deux heures deu matin,

Je veis la terre, je seis dessus, et je veis bé qu'o ne bouge pas, àmoins que n'y ait un trembellement de terre, - et c'est râle, Dieumerci ! Je n'n'ai senti qu'un d'piez que je me connais et i ne duritpas. I paraît que l'haorloge des Bouvet s'arrêtit, mais i n'yen eut pasd'autre là au travers.

S'an veit que la terre tremble, an devrait vei qu'o remue et qu'otourne; et s'o tournait sens dessus dessous, comme ous dites, av'ousjamais pensé à ce qui s'arriverait quand le dessus serait dessous. lesâbres, les blés, les pagnolées (1) tiendraient pace qu'oz ont desracines, Mais nous, quei qu'i serait fait de nous ? Je serionspromptement êgouttés. Et la mer ? Et les rivières? Et l'ètang de laMotte ? Et la mare ès Révérend ? Tout s'égoutterait, i ne resterait quede la vase et les anguilles. Espliquez-mei, s'ous pouvez, comment qu'ise fait que ce qui ne tient pas à la terre ne s'égoutte pas quand olleest sens dessus dessous.

Le maît' d'êcole dit qu'il allait me l'espliquer.

-    Sav'ous, qu'i me demandit, sav'ous ceque c'est que la force centrifuge et la force centripète ?

-    Non, que je li dis; et si je l'ai sudans man jeune temps, je l'ai oubélié, comme à pus prez tout ce quej'ai apprins à l'êcole.

I dit qu'il allait nous faire vei tout cela do un siau d'iau. La femmedeu maçon, la grande Nastasie, qui vient laveciner et donner un coup demain, le dimanche, au père Clichard, s'n allit vite queri de l'iau aupits des Térouille, de l'autre côté de la route. Le mait' d'êcole printle siau, qui était tout plein d'iau fraîche, i le soupesit; et i ditqu'il allait le faire tourner sens dessus dessous, à bout de bras, - enfaisant le moulinet, - et que l'iau ne cherrait pas pus quand o seraiten haut que quand olle 'tait en bas, - à cause de la force centrifugeou centripète, - je ne me rappelle pus laqueulle.

V'là donc qu'i se plante devant l'auberge et qui se met à tourner lesiau à bout de bras. I ne tournit pas longtemps. L'anse deu siau liêrussit (2). Y eut trois vitres de dêfoncées, mincées; et Nastasie euteune êpaule ben abîmée.

Le mait' d'êcole ne recommencit pas san tour de physique... D'abord lepère Clichard n'érait pas voulu; et tout le monde fut d'accord pourdire que valait mieux en rester dans ce par où.

Le vitrier remint les vitres et le maÎt' d'êcole les payit. C'est liétou qui payit le médecin qui vint ramarrer l'êpaule de Nastasle et quivoulait à toute force la mettre dans eune dégouttière durant un ou deuxmouais. Nastasie ne voulit pas en entendre causer : o kéryait, qu'iparait, que c'était dans eune dégouttière sus le haut de la maison.

Olle aimit mieux aller cheux l'ossier, de l'autre côté de Vassy. I liramarrit l'êpaule, mais il eut bé deu ma, Nastasie étou. Oz étaientquatre à la teni, et an l'entendait braire à pus d'un quart de lieue.

Quand an se retrouvait au café Clichard, il 'tait co souvent questionde la terre qui tourne, et je soutenais, comme de juste, qu'o ne tournepas; et je disais au mait' d'êcole que ce qu'i faisait tourner, li,c'était la tête az êfants en leux contant toutes ces bilouineries-là. Ise fâchait, i recommençait ses esplications: la force centripète ettout ce qui s'ensuit; et i voulait co faire le moulinet do un siaud'iau.

-    C'est toujous pas mei qui vais allervous en queri, que criait Nastasie,

Le père Clichard s'apperchait :

-    Moussleu Pichenet, qu'i disait au mait'd'êcole, s'ous tenez absolument à faire votre tour de physique,faites-le à cinquante pieds de la croisée et de Nastasie.

___________

   1.   Trèfles.
   2.   Echappa.




LE PIGEON


Cinot avait fait forteune dans le pais d'Amont. An ne sait pas bé queutrafic qu'i faisait. I vendait un brin de tout, qu'i paraît: del'épicerie, de la quincaille, des pièges à taupes, des faucilles, despierres à raffiler. Eune chose sûre et certain-ne, c'est qu'il avaitfait forteune à couri les foires et marchés par là-bas. I s'était donnébé deu ma et il avait ben êperné, à ce qu'i disait, mais il avait gagnégros. Il 'tait riche comme Crésu. Il avait de grandes herbages dans laManche et deu côté de Saint-Pierre-sus-Dives, et pus de cinquante acresde terre là au travers.

Comme i pernait de l'âge et qu'i devenait putôt gourd, i s'en revintdans le pays et il achetit le bien de défunt Profichet, le marchand debestial. I se fit bâti eune belle maison, d'excès conséquente, co pusconséquente que le château au baron Bridet. Et c'est meublé, faut vei !D's escaliers manifiques, larges à y passer un tonniau de beire, - dodes tapis et des statues, et des chambres cirées, où qu'an manque dechei à chaque pas. Je m'y êtalis, mei. Ah ! c'est biau. An dirait unpalais.

Eh bé ! Cinot s'ennyait là-dedans. I me l'a dit bé des fouais.

-    Je m'enneye, qu'i disait, je regrettequasiment le temps où qué je vendais des pièges à taupes, des béhauts(1) et des pierres à raffiler. J'avais bé deu ma. Mais ça me faisaitplaisi de gagner de la monnaie, et je n'avais pas le temps de m'ennyer.

SI bé que ce fut qu'i se mint dans la tête de faire le commerce deubestial. I n'y entendait rin, pace qué pour connaître les bêtes, commeon dit, faut être êlevé parmié. Il y mangit de l'argent. Il achetiteune demi-douzain-ne de boeufs et eune vingtain-ne de mauvaisgenissons. Ça tournit ma : la baisse vint, il y mangit bé de l'argent.I ne s'entêtit pas, heureusement.

Là-dessus i se mint à êlever des mouches à miet. C'est eune partiecomme eune autre, et c'est pas sorcier, qu'i paraît ; et y a desbilouins qui s'y entendent, mais Cinot ne s'y entendait pas. Il avaitdes ruches plein son jardin ct ça bourdonnait, ça vronchait. Ça piquaitétou. Les pétiots à la Chipette, qui sont toujous à couri où que nefaudrait pas, étaient piqués à pus prez tous les jours, - la têteenflée comme des citrouilles. Et Cinot li-même, quand il allait àl'entour de ses mouches à miet, était piqué étou pus souvent qu'à sontour. Il 'tait maladreit, i n'y entendait rin. I n'avait pas êté élevédans les ruches. I fut piqué eune fouais au bout deu nez, qui enflit,fallait vei. An érait dit eune grosse truche.

I revendit ses ruches et i perdit gros. Ben entendu, i ne voulait pasen conveni, mais il est sûr et certain qu'i perdit pus de trois quatremille francs.

Piez, comme i s'ennyait toujous, i dêcidit d'avei eune bande depigeons. Tout le monde se pensait là au travers, et je me pensais étouen mei-même:

-    Cinot va co manger de l'argent.

I fit bâti un grand pigeonnier - un colombier comme i dit - et ilachetit deux trois cents pigeons. Ah ! yen avait ! Les gens, là autravers, n'étaient co pas pus contents que cela. O disaient que lespigeons de Cinot allaient faire la fin des récoltes. O se plaignaient.Mais parait qu'oz avaient tort. Cinot gardait ses pigeons dans lepigeonnier deu premier de mar au quinze d'avril et de la Saint-Michelau quinze d'octobre: et y avait rin à dire, rin à faire. C'est la louei! Cinot me le fit vei, comme à bé d'autres. C'était dans le Code :articles 423, 24 et 25.

I continue à êlever des pigeons, i dit que ça li rapporte, et surtoutla crotte de pigeon, - sau' vot' respect. Faut le creire piesqu'i ledit. S'i n'y gagnait rin, i ne continuerait pas. Ah! i'nn(3) a, despigeons ! de toutes les sortes ! de toutes les couleurs ! Il a despigeons voyageurs étou, - et y en a un qui a eu un prix. Les journauxen ont fait mention. Et c'est à un de ceux-là qu'il arrivit eune drôled'histoire.

Le grand Poudrette, qui est chercutier à Argentan, était venu vei lepigeonnier et les pigeons de Cinot.

-    Tiens! que li dit Cinot, en v'là un quia été à Rome et qui en est revenu tout de suite et tout dreit. Tu peuxl'emporter demain à Paris et l'y lâcher, i sera là dans le colombier àla soirante, En v'là un autre, tu veis, le gros cendré... i n'a quetrouais mouais, i n'est pas co sorti. Eh bé ! je te gage cent francsque si tu le lâches demain à Argentan, i reviendra tout dreit.

-    C'est bé de l'argent, que ditPoudrette, mais tant pière ! Je gage tout de même.

Poudrette emportit le pigeon à Argentan, dans un panier, et i lelâchit. Oui, mais comment ! Ous allez vei queu tour de canaille. Devantque de le rucher en l'air, i le pleumit de la tête à la queue. Lepigeon n'avait pus que les étaux. I n'est tout de même pas permins defaire des coups comme cela ! Cinot ne le sut que par aprez, ben entendu.

Deux jours après, v'la Poudrette qui revient.

-    Eh bé! qu'i dit, et ton pigeon, Cinot ?Est-i revenu ?

-    Non, que dit Cinot, je ne l'ai pas covu. L'as-tu lâché comme il 'tait convenu ?

I v’yait gricher Poudrette, et i commençait à se mêfier.

- Je l'ai ruché en l'air, que dit Poudrette, en li disant: « Va t'entrouver Cinot, si tu peux. » Bé hasard qu'i n'a pas pu. Il 'tait tropjeune, il a dû s'êguérer... à moins qu'un mouchet ne l'ait happé etmangé.

-    C'est p'têt' tei qui l'as mangé.

-    Je te dis que je l'ai ruché en l'air. Yavait des témoins étou, ct v'là un papier comme quouei je l'ai bé ruchéen l'air.

I li montrit le papier do les sines (3) des deux témoins et leuxadresses.

-    Mon pauvre vieux Cinot, que ditPoudrette, t'as perdu. Tu me deis cent francs.

-    Je ne te deis rin en tout, que ditCinot. Le pigeon n'est pas core arrivé, mais i n'est pas dit qu'i nereviendra pas. Donne-li le temps. Il est jeune, il a pu s'êguérer,comme tu dis : mais i retrouvera sa route. Il est d'eune espèce à nepas se perdre. Donne-li le temps.

-    Je veux bé, que dit Poudrette. An enrecausera la semain-ne qui vient.

Poudrette revint huit jours aprez.

-    Eh bé, qu’i dit, et ton pigeon?

-    Il est là, que dit Cinot, il est là d'àmatin. Mais dans queul état ! Nu comme un ver. Il a dû être pleumé parquioque bête. Les pattes toutes couvertes de durillons et d'écorchures! Il  a dû faire à pattes un bon bout de la route. I faitpitié, mais il est là. Viens le vei. Tu me deis cent francs, Poudrette.

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   1.   Coffin : étui où lefaucheur met sa pierre à aiguiser.
   2.   Le « n » est doublé à causede la prononciation.
   3.   Signes, signatures.




JOSÈ ET ROSALIE


Les Minot et les Gaveret demeuraient à la Brardière et leux jardins sejoûtaient (1). Le père Minot était un vieux grousseton (2), qui n'taitaimable do personne, mais surtout do les Gaveret. I leux en voulaitd'être deu pais d'Ava. C'était pourtant de bonnes gens, i n'érait paspu dire le contraire, et i ne le disait pas n'tou, mais oz étaientvenus deu Pais-de-Bas : o ne li haitaient pas. Quand les Minotbattaient leu sarrasin, les Gaveret ne venaient jamais leu donner uncoup de main, et les Gaveret se passaient des Minot pour toutes leuxcorvées. O ne se seraient pas prêté un faucillon ou eune bérouette.

Minot avait eune fille de vingt ans, qui s'appelait Rosalie, et Gaveretavait trois grands gars. Josè, qui était l'ain-né, trouvait Rosalie desan goût, et i n'érait pas mieux demandé que de se marier do lei. Maisi se pensait bé que ça n'irait pas tout seu do un bonhomme comme lepère Minot.

Josè ne déplaisait pas à Rosalie et oz en vinrent à se causer de tempsen temps quand o se trouvaient ensemble à tirer de l'iau. Pace que fautvous dire qué y avait un pits enter les deux jardins, et les Gaveret yavaient dreit comme les Minot. Y avait deux soin-nolles (3), aune deucôté des Minot et eune autre deu côté des Gaveret. C'était un pitsmito-yen. Si bé qué p'tit à p'tit, sitôt que Josè vyait veni Rosalie dosan siau, il accourait do le sien. Et o causaient.

I passait même quioquefouais par-dessus la petite boise qui était àcôté deu pits, et i montait le siau à Rosalie qui li disait: « Merci,Josè ».  Il érait bé porté le siau jusqu'à la maison; maisfallait pas y penser à cause de Minot qui érait groussé, et qui liérait p'têt' chanté sottises. Et tout érait êté perdu.

La mère Minot, eune bonne gent et qui avait de l'agrément do tout lemonde, vyait bé ce qui se passait; et quand olle entendait ouigner (4)la soin-nolle deu pits, o savait bé que Josè était par là, et quitirait sus la chain-ne.

Quand Rosalie allait êtendre eune lavée, olle avait soin de l'étendresus la haïe enter' les deux jardins; et quand o serrait les pommes,c'est le long de la haïe qu'oz étaient le mieux ramassées. Olle ymettait le temps étou. A ce moment-là Josè ne manquait pas de tônyer(5) de l'aut' côté de la haïe, tout en faisant mine de ramasserquioques quéroins, ou de tondre, ou de rêtouper.

La mère Minot soulassait (6) souvent, mais o ne disait rin. Le pèreMinot, li, groussalt deu matin au soir. Il en voulait pus que jamais èsGaveret et se demandait pourquei qu'o n'taient pas restés dans le paisd'Ava.

Josè et Rosalie se vyaient tous les jours et bé des fouais par jour.Rosalie en faisait des vyages d'iau ! An érait dit qu'olle allait laqueri pot à pot. La chain-ne n'était pus rouillée, et la soin-nolle neouignait pus. Le père Minot ne décolérait pas.

I dit à la vieuille servante, Catherine :

-    A parti d'anhuit, c'est tei qu'irasqueri l'iau,

-    Je n'n'ai pas la force, que li ditCatherine; et ous le savez bé, qu'o dit.

-    Je ne peux pourtant te garder à rinfaire, qu'i dit.

-    Comme ous voudrez, qu'o dit.

Et o se minrent à britter (7).

-    Eh bé! que dit Minot, piésqu'i 'nn estainsi, c'est mei qu'irai queri l'iau.

Il y allit, et ous pouvez être sûrs et certains que Josè ne se trouvitpas là pour li donner un coup de main. Minot n'allit pas longtempsqueri de l'iau; et Rosalie y retournit sans se faire périer. Et olleallit pus souvent que jamais le long de la haïe pour êtendre lalainsive et les lavées, pour serrer les pommes quand y en avait et mêmequand y en n'avait pas, ou ramasser les orties - respect de vous - pourles cochons, ou chasser les volailles ès Gaveret. Olle avait toujousquioque chose à faire deu côté de la haïe.

Si bé que sa mère, qui n'avait co rin dit, se pensit en lei-même qu'il'tait temps d'en causer à Minot.

-    Tu veis aussi bé que mei ce qui sepasse, qu'o li dit. M'est avis que tu ferais bé tout de même, pour enfini, de laisser Rosalie se marier do Josè.

Minot se fâchit. I tapit et retapit sus la table à en faire sauter lacarafe et les moques à café ; et i dit core un coup qu'i ne donneraitpas sa fille à un gars d'Ava.

-    Prends garde de casser la vaisselle,que li dit sa femme, et êcoute-mei eune demie minute... Quei que çapeut faire qu'i seit d'Amont ou d'Ava ? Il est biau gars, bon gars,travaillant, adroit, pas bête en tout, et il a de la conduite. Piez lesGaveret sont riches. Oz ont acheté la terre de la Poterie, - vingt-cinqacres de bonne terre, - et la grande prairie deu moulin de laMotte-Hervé qui vaut eune ferme à lei toute seule. Oz hériteront deleux oncle de la Grandfougeraye, qui est co pus riche qu'eux. Si bé quechacun des gars Gaveret éra meitié pus de bien que Rosalie. Josè plaità Rosalie et Rosalie li plait. O corderaient ben ensemble. C'est unparti pour ta fille comme o n'en retrouvera pas. Si tu ne veux pasqu'olle êpouse Josè, o 'nn éra deu toute sa vie, - et tu t'enrepentiras étou. C'est mei qui te le dis. Tu ferais bé d'y penserdevant que de dire « non ».

Minot ne dit pas non. I se versit eune goutte et i la but toute d'uncoup.

-    An verra, qu'i dit, an verra l'an quivient,

Piez i s'n allit en groussetonant faire un tour sous les pommiers.

En attendis, la mère Minot décidit dé s'n esto de laisser veni José veiRosalie quand Minot était parti. O kéryait que Minot ne tarderait pas àdonner son consentement, mais i tardit. I compernait bé que José éraitde quei et co bé pus que Rosalie; mais il en voulait à Gaveret d'êtreriches, autant que d'être venus deu pais d'Ava. Comme s'i s'était mêfiéque le gars venaiit faire l'amour à Rosalie:

-    Surtout, qu'il avait dit, qu'i ne mettepas les pieds cheux nous, ou bé je li tire un coup de fusil.

Et i montrait le fusil qui était pendu au-dessus de la cheminée.Rosalie en avait été épouvantée, mais sa mère li avait dit:

-    T'as pas bésoin d'avei peux. D’abord ya pus de dix ans que le fusil n'a êté chergé, - et piez faut pas creiretout ce que dit tan père quand i n'est pas de bonne himeur.

Josè avait pus d'atouts dans san jeu qu'i n'y en fallait pour gan-gnerla partie. Il avait pour li trouais femmes : la mère Minot qui étaitmaline, Rosalie qui était fûtée et Catherine qui n'tait qu'à meitiébête; et comme oz avaient toutes trouais la tête dans le même bonnet,Minot avait biau dire et grousser, i n'tait pas de force.

Eune fouais, Minot, qu'o kéryaient parti pour un bon bout de temps,rentrit dix minutes après pour dire qu'il avait un guibet dans l'yeu etque ça li faisait bé ma. Eune chance que sa femme le vit veni. O s'nallit vite au-devant de li... Il 'tait temps, car Josè était là.

-    C'est un guibet que t'as dans l'yeu,que tu dis? que dit la mère Minot. Dans lequel ?

-    Dans le gauche, dans l'ci qui pleure.Le veis-tu ?

-    Je ne veis rin. Mais d'abord ne remuepas. Et ferme le dreit durant que je vais chercher le guibet dans legauche.

Si bê que Minot ne put rin vei durant deux minutes: et José enprofitit, comme ous pensez bé, pour se sauver.

Eune autre fouais que José était co là en train de jastoiser (8) et depélier des draps do Rosalie, Minot arrivit tout d'un coup. La mèreMinot n'eut que le temps de dire à José :

-    Cache-tei vite derrière mei.

O levit le drap à bout de bras, l'êtendit devant lei et dit à Minot:

-    Tu ne veis pas un endreit usé, là, dansle mitan deu drap ?

-    Je ne veis rin, que dit Minot.

-    Attends, qu'o dit, je vais mettre ledrap de manière que tu piésses regarder à la leumière.

Et durant que Minot tournait d'un sens o tournait de l'autre, si bé quelei et Josè avaient asteure le dos deu côté de la porte. Minotcherchait l'endreit usé et ne le trouvait pas.

-    Je ne veis rin, qu'i disait.

I ne vyait pas n'tou Josè, qui ne manquit pas de s'êchapper grand trainet sans faire de brit.

Ce fut Catherine qui le tirit d'embarras un jour que Minot s'en revintco à un moment où qu'o ne l'attendaient pas. Olle 'tait sus le sieu dela porte, heureusement !

-    Le vy'ous ? Le vy'ous là, MoussieuMinot, là, là ?

-    Quei qu'y a à vei ? que demandait Minot.

-    L'êcurieux. Ous ne le vyez pas lo, dansle haut deu peirier de jaunet, sus la branche, la grosse branche...dans le haut... à gauche.

O s'apperchit deu peirier.

-    Tenez, Moussieu Minot, mett'ous là àcôté de mei. Le vy’ous asteure ?

Olle avait fait se mettre Minot à côte de lei, de manière qu'i tournitle dos à la maison et qu'il eût, comme lei, le soleil dans l's yeux. Yérait eu un êcurleux dans le peirier qu'an érait pas pu le vei.

Minot ne vit pas l'êcurieux. I regardait pourtant bé tout en cilletant.I ne vit pas n'tou Josè qui s'êchappit, do ses deux sabots dans sesmains.

D'ordinaire, quand Minot revenait cheux li, an le vyait par la croiséeouvri et fermer la barrière, et Josè avait le temps de se couler dansla cave en passant par la laverie. Piez i s'n allait par derrièrejusqu'au Vieux-Chemin, où qu'i d'scendait par eune brèche qui étaitfaite comme esprez dans la haïe d'êpines et de houx.

Mais Minot rentrit un soir bé pus vite qu'o n' l'attendaient. Il avaitété donner un coup de main ès Filoche de la Biossière, qui avaientabattu deux foutiaux (9) et un peupélier. Oz avaient fini dans larelevée et o firent eune collation soupante, si bé que Minot s'enrevint à la soirante. O ne l'entendirent pas ouvri la barrière et ilarrivit, quand Rosalie le reconnut au pas.

-    V'la popa, qu'o dit, sauve-tei !

Josè se sauvit dans la cave, comme d'habitude, en passant par lalaverie.

Eune fouais dans la cave, i se dit qu'il allait s'échapper core un couppar le fond deu jardin; mais la porte de la cave était barrée. Fallutqu'i restît là parmié les pipes et les tonniaux, à se demander quand etcomment qu'i pourrait s'n aller.

Durant ce temps-là Minot tirit ses souliers et coulit ses sabots.

-    Je seis bé lassé, qu'i dit : je vaismanger m'n êcuellée de soupe et me coucher. Est-eu prête, la soupe ?

-    Je la trempe dans cinq minutes.

-    Je beirais ben un verre de beire enattendis, qu'i dit. J'ai sei.

Et comme Catherine, qui avait êté faire des commissions au bourg,rentrait justénément, il li dit:

-    Va queri à beire.

I faisait déjà noir, mais Catherine n'eut pas bésoin de chandelle : osavait où qu'était la quenelle.

Quand Josè l'entendit veni, i crut que c'était Rosalie et il embrassitCatherine au bout deu tonniau, comme o ne l'avait jamais êté, - depiezbé d's années, en tous cas. O fut surprinse et poussit d's ébraitscomme s'an l'avait assazinée. Josè ne fut pas longtemps à vei qu'ilavait fait erreur.

-    Tais-tei, grande bête, qu'i li dit.

Les Minot avaient entendu les êbraits.

-    Quei qu'i se passe dans la cave, quedit le père Minot ?

I print la chandelle pour aller vei.

Catherine revint au moment et dit que, comme o se baissait pour trouverla quenelle, y avait un gros chat qui li avait sauté sus l's êpaules etqu'olle avait eu bé peux.

-    T'es eune grande bête, que li dit Minot.

Catherine se pensit en lei-même:

-    An vient déjà de me le dire.

Durant que Minot bévait deux trouais verres de beire, Catherine, - sansfaire mine de rin - print la clé de la cave pour aller ouvri la portequi donnait sus le jardin.

-    Où que tu vais? que dit Minot.

-    Je vais dêbarrer la porte, qu'o dit,pour laisser sorti le chat qui m'a fait tant de peux que j'en ai co lessangs tournés.

Durant que Rosalie et sa mère se regardaient et que Minot riait de toutsan coeur, olle allit ouvri la porte. Josè li dit merci, mais, cettefois-là, i ne l'embrassit pas.

La mère Minot avait bé recommandé à Catherine de ne pas causer de c'tehistoire-là, et Catherine avait permins de ne pas nn' ouvrir la bouche.Le dimanche d'aprez, Catherine, à la sortie de Vêpres, s'n allit veiMarotte Bernay, l'ancienne servante deu curé de Gaugeville. Ocollationnirent, o burent deu café; et leux langues s'en donnirentcomme d'habitude. Catherine conti l'histoire à Marotte, ben entendu, enli recommandant de n'en pas causer. Le lendemain, n'y avait pus queMinot dans toute la paroisse à ne se douter de rin.

I rencontrit Filoche, le jeudi, au marché de Condé ; et Filoche se fiteune pinte de bon sang à tout li conter de bout en bout. Filoche riaità s'en teni les côtes; Minot riait étou, mais i riait jaune.

-    N'y a qu'eune chose à faire, que ditFiloche, c'est de les marier. Ta fille ne pourrait pas être mieuxrencontrée.

Minot groussit et dit que Josè était un horsain, un gars d'Ava.

-    Quei que ça fait, que dit Filoche, quiseit d'Amont ou d'Ava ?

-    C'est ce que dit la bourgeoise, que ditMinot.

I groussit co.

-    An verra, qu'i dit, an verra.

Il eut bé soin de ne rin dire à sei femme de ce que li avait contéFiloche - et i groussit moins que d'ordinaire. I ruminait en li-même lemo-yen d'attraper Josè.

Deux trouais jours après, i partit à la soirante et dit qu'il allait aubourg, reteni le cherpentier pour r’li-yer ses tonniaux. Sitôt que Josèle vit d'scendre le chemin vécina, i vint vei Rosalie. Minot n'allitpas loin. I redoublit par le Vieux-Chemin, remontit dans le jardin parla brèche et attendit un moment sous la cherreterie, au bout deupersou, pour vei si Josè ajambait la boise. Y avait longtemps qu'il'tait passé !

Minot s'n allit tout doucement dans la cave. I ne faisait pas de brit;mais i se jetit dans eune bérouette, s'y empâturit et manquit de cheitrouais quatre fouais d'affilée.

I ne put pas s'empêcher de grousser, et Rosalie le reconnut à lavoueix. O dit à Josè :

-    Cache-tei vite, qu'o dit.

Josè érait eu le temps de se sauver par la porte de devant; mais ikéryait. et Rosalie étou, et la mère Minot étou, que Minot allait setrouver là en sortant de la cave. I ne pensit qu'à se cacher, comme lidisait Rosalie. I regardit vite à l'entour de li. Il érait été malcaché sous la table, y avait pas de place dans le buffet, qui étaitplein de vaisselle, ni dans le bas de l'haorloge, qui était grande,mais pas core assez.

-    Coule-tei vite dans le four, que ditRosalie.

Pace qu'i faut vous dire que y avait, cheux les Minot, un vieux four etque la goule donnait sus la cheminée, derrière la crimaillère. LesMinot pernaient leux pain cheux le boulanger, comme tout le monde, etle four ne servait pus qu'à ramasser aune vieuille poêle à bouillie, unsaleux êgoulé, des pots fendus ou cassés et eune grande marmite àfondre la graisse qui n'avait pus que deux pieds.

Josè ajambit le fouyer, se coulit dans le four, et Rosalie le refermitsus li.

Eune chance que Minot mint co quioque temps à se retirer de labérouette !

I rentrit par la laverie. Rosalie et sa mère étaient là, tranquillescomme Baptiste. O 'nn' avaient l'air, au moins. Rosalie s'aperçut queJosè avait laissé sa casquette sus eune chaire - et o s'assiézit vitedessus.

Minot restit là un moment sans rin dire.

-    Tu n'as pas êté jusqu'au bourg ? que lidit sa femme.

Minot ne rêponit solement pas. I regardait à l'entour de li, et i nevyait rin, - pas même la casquette.

Josè n'était pas à s'n amain dans le four, i s'y trouvait à l'êtreit,vu que c'était un four comme y en avait dans bé des fermes là le longau temps d'aut'fois, où qu'on ne cuisait qu'eune demie fournée. I s'yétait coulé vite, vite, la tête en premier, ben entendu; et i faisaitnoir... comme dans un four, - c'est le cas de le dire. I voulit seretourner bout pour bout, de manière à se mettre la tête où qu'il avaitles pieds, pour entendre ce qu'allait dire le père Minot.

I se retournit donc tout doucement, sans faire de brit: et il avaitquasiment russi, quand v'là-t-i pas qu'i renversit la grosse marmitequi n'avait pus que deux pieds.

Minot comprint tout de suite que José était là. Il ouvrit la goule deufour et i vit le gars, tout êfaré, - y avait de quei ! et la figuretoute talbotée, - inregardable !

O restirent là un petit moment en face l'un de l'autre. Piez Minot dit :

-    Quei que tu fais là, Josè ?

Josè ne perdit pas la tête, i rêponit :

-    Je venais vous demander Rosalie enmariage.

-    Oui, conte ton conte et creis qué je técreis, que dit Minot. Tes venu cheux mei, et tu sais bé que tu n'as pasle dreit d'y veni, piésque tu te caches. Eh bé ! ça ne va pas se passercomme cela.

I print son fusil, qui était pendu au-dessus de la cheminée.

-    N'aie pas peux, que dit Rosalie, in'est pas chergé.

-    Voul'ous me donner un coup de main, queje sorte du four, que dit Josè.

-    Non, je ne veux pas.

-    Si en cas, que dit Josè, je vais meretourner core eune fouais, mais c'est pas eune petite affaire.

Rosalie et sa mère voulaient l'ainder, mais i se retournit promptementen renversant toute la poterie et toute la marmiterie et i sortit lespieds en premier, pus talboté que jamais, fait comme un varou (10). Yavait de quei rire : et pourtant personne ne riait.

-    Va-t'en, grand bâte-la-vache (11), queli dit Minot. Tu sais bé que tu n'éras jamais Rosalie.

-    Pourquei ?

-    Pace que je ne veux pas. M'est avis queje seis le mait' cheux mei.

Rosalie se rassiézit sus la chaire où qu'était la casquette à Josè et ose mint à pleurer et à crier, qu'an l'érait entendue de l'aut' bout dela paroisse. La mère Minot criait moins, mais o pleurait co pus.

Quand Rosalie eut prins sus lei-même, o dit que c'était tout de mêmemalheureux d'être traitée comme eune esclave et d'être martyrisée commeolle l'tait. Olle allait en dire bé d'autres, mais o sc remint àpleurer et à crier, que c'en était eune pitié. Sa mère l'embrassit, liessyit l's yeux, et la rembrassit co.

-    Viens embrasser ta fille, qu'o dit àMinot.

Le père Minot ne bougit pas. I groussait, un brin moins tout de même.

-    Viens embrasser ta fille !

-    Je l'embrasserai quand ce grandtalboté-là sera parti.

-    D'abord, que dit la mère Minot, José nepeut pas s'n aller fait comme il est. Laisse-li au moins le temps de selaver et de se donner un coup de brousse.

-    Qui s'en vaï-je se laver cheux li !

La mère Minot dit secquement :

-    Non, i va se laver là et tout de suite.

Minot groussit, mais i ne tint pas tête à sa femme.

Josè se lavit donc et la mère Minot le broussit de haut en bas.

-    Où qu'est ma casquette ? que dit Josè.

 Et i la cherchit, et la mère Minot étou.

-    Hélos ! que dit Rosalie, je ne merappelais pus que j'étais assise dessus !

O se mint à rire, tout en pleurant, et sa mère fit de même.

Minot, li, groussait co.

-    Moussieu Minot, que dit Josè, ous avezdit qu'ous ne vouliez pas de mei comme gendre... Faudrait tout de même,piésqu'ous me renvyez, me donner des raisons.

-    Assiéz'ous tous les deux, que dit lamère Minot à s'n homme et à Josè - et on va causer.

O s'assiézirent et Rosalie causit la première.

-    Je sais bé que t'es le mait', popa, etje ne veux pas te teni tête. Si tu ne veux pas que je me marie do Josè.ce sera à t'n idée. Je resterai vieuille fille, mais pas bé d's années,car j'érai tant de pein-ne qué, bé sûr, j'en mourrai.

-    Ne dis pas cela, Rosalie, que criait lamère Minot !

Tout le monde pleurait, excepté Minot; mais il avait bé deu ma à s'enempêcher.

-    Allons, allons, Rosalie, qu'i dit, fautpas te monter la tête.

-    Embrasse ta fille, qué dit co la mèreMinot, embrasse ta fille.

Minot fit le tour de la table et il embrassit Rosalie. Josè en érait béfait autant. I n'osit pas.

La mère Minot fit deu café. O burent, o trinquirent, o s'arrangirent.Les menantises (12) ne tardirent pas. Deux mois aprez y eutl'enregistrement à la mairerie et, le lendemain, le mariage à l'église,- eune noce superbe, pus de cent personnes. Tout le pais d'Ava étaitlà. Eune fête à tout casser. Le père Minot était de bonne himeur et ifit bonne mine ès gens d'Ava comme az autres. I ne groussit pas detoute la journée, ce qui ne li était pas arrivé dépiez bé d's années.

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   1.   Se touchaient.
   2.   Individu grincheux.
   3.   Manivelle.
   4.   Grincer.
   5.   Flâner
   6.   Soupirait.
   7.   Se quereller.
   8.   Plaisanter.
   9.   Hêtres.
  10.   Malpropre, désordonné (le même motque garou dans loup-garou)
  11.   Imbécile.
  12.   Fiançailles.



RESSEMBLANCE


Notre jument avait chu à genoux en d'scendant la côte de Saint-Pierre.O trotte bé, pourtant, et o lève bé les pieds, mais y eut un caillou,bé hasard, qui li roulit sous le pied. Je la tenais bé, heureusement,et c'est tout juste qu'o bitit la terre. Olle 'tait êcorchée, olleavait eu ne petite goutte de sang au genou gauche - eune toute petitegoutte, pas pus grosse qu'eune tête d'êpingue. Je ramenis la jument aupas, je li lavis le genou et je la mins à l'êcurie.

Notre voisin, Jean Bouvard, qui vint la vei, me dit:

-    C'est rin, qu'i dit; i n'y paraîtrapas. O ne sera pas tarée, ou je serais bé seurprins. Tu ferais bé toutde même de li mettre deu « réparateur» - deu réparateur Claquet...non... Bouquet ou Fiquet. C'est un nom en « quet » à ce que je creis.T'en trouveras à Flers. Et si tu veux savei au juste dans queuepharmacerie, va-t'en trouver de ma part Moussieu Quentin-Becquot,marchand d'iau-de-vie, rue de la Boule; i s'n est servi pour san chevaet i 'nn a êté content.

Mé v'là donc, le lendemain, parti pour Flers. Je prins un billetd'aller et retour au train de médi et demi, de manière à m'en reveni auquart moins de trouais heures. Je trouvis Moussieu Quentin-Becquot quime dit que le médicament en question s'appelait le réparateurRoussicaut - c'était pas un nom en « quet », comme ous vyez, maisc'était l'ci qui fallait - et qu'oz en vendaient à la grandepharmacerie moderne de la place Thiers. I me dit étou que fallaitprendre eune petite bouteillée de teinture Nigra et un petit pot deMoscosine - pour mettre sus le genou de la jument aprez que leréparateur érait fait s'n effet. I m'espliquit que la Moscosine étaiteune espèce d'onguent pour raplati le poil sus le genou de la jument,pace qué, quand l’êcorchure serait guérie, i se pourrait co bé que lepoil repoussit de travers et qu'i restit comme qui dirait un êpi.

Je m'n allis à la pharmacerie de la place Thiers et j'y trouvis ce qu'ifallait, - excepté la Moscosine. Oz en manquaient.

-    S'ous voulez, que me dit le commis, anva vous en faire veni. Ça ne demandera pas pus de huit ou dix jours.Mais j'avons là quioque chose de bé milleu, qui fait d'excès bé, et quiest meitié moins cher. C'est la Moscosa.

-    Ma fei, que je dis, piésque c'estmilleu et moins cher, donnez-m'en.

Je prins donc un pot de Moscosa do le réparateur et la teinture Nigra.j'en avais en tout pour trente-deux francs, six sous. C'était bé del'argent pour pas gros de marchandise. J'avais core eune bonne heuredevant mei et je m'n allis tout doucement deu côté de la gare. Quandl'heure fut venue ou à pu prez, je passis sus la vouaie, et je restislà à attendre le train de Montsecret. Juste à ce moment-là v'là que jeveis accouri eune femme do un parapluie sous un bras, un pétiot susl'autre et deux êfants accrochés à sa cotte. O se jette sus mei, om'embrasse :

-    Qué que t'en dis, Exupère ? qu'o medit, et qué qu'en dit touton Baptiste ?

-    Attention! que je li dis, je ne seispas Exupère et touton Baptiste n'est pas de mes connaissances.

-    Allons! qu'o dit, ne fais pas la bête.Embrasse-mei et embrasse tes pétiots. Embrasse Aristide.

Aristide, c'était l'ci qu'olle avait sus le bras.

-    I n'est pas crâne dépiez quioquesjours, qu'o dit. Il a les vers. Embrasse-lé donc. Embrasse Vital étou,- et Stéphanie.

Je voulais li dire core eune fouais qu'o se trompait, mais o disait etdisait tellement, qué n'y avait pas moyen de placer un mot. O riait, opleurait et recommençait à dire - et fallut attendre un bon momentdevant que de pouvei m'espliquer. Quand o fut à bout d'halein-ne :

-    Ous faites erreur, que je li dis. Cesêfants-Ià ne sont pas à mei. Je ne les connais pas et je ne vousconnais pas. Lâchez-mei, s'i vous plaît.

O ne me lâchit pas.

-    Ne fais pas la bête, Exupère, qu'odisait, et prends le parapluie. Tu veis bé que j'en ai assez de porterAristide et de train-ner les autres.

Je ne prins pas le parapluie, ben entendu, et je li dis co qu'o setrompait.

Mais o tenait à s'n idée. J'avais biau li répéter:

-    Lâchez-mei, s'i vous plaît.

O ne me lâchait pas.

Les gens s'arrêtaient: yen avait bé quinze ou vingt à l'entour de nous.Deux d's êfants me tenaient par eune jambe, et lei me tenait par lecou. O pleurait, les êfants étou. Je n'étais pas à m'n affaire, je vousle garantis. O continuait à m'appeler Exupère et les pétiots criaient:« Popa ! Popa ! » Non, bé sûr que je n'étais pas à la noce.

Le sous-chef de gare, qui passait par là, dit:

-    Circulez!

Je n'érais pas mieux demandé que de circuler, mais y avait pas moyen. Ome tenait.

Un gros et grand moussieu, qui était là, dit au sous-chef:

-    C'est un individu qui ne veut pasreconnaître sa femme et s's êfants. C'est honteux, qu'i dit.

Eune bonne femme s'apperchit de mei étou et o dit que c'étaitabominable. J'érais voulu li espliquer qu'y avait erreur, mais lein'tou ne voulait rin entendre. I vint un gendarme - et, quand je le visveni, je me pensis bé que je n'étais pas au bout de mes pein-nes.J'essayis de m'espliquer, mais la femme s'espliquait étou, o causaitdurant que je causais et o criait à vous casser l's oreilles. Legendarme ne compernait rin. I se fâchait : « Silence », qu'i disait.Mais allez donc faire taire eune femme qui a envie de causer ! Touteune gendarmerie n'y suffirait pas.

J'avisis à ce moment-là un de nos voisins, Ernest Boutrais, l'adjointde la commune.

-    Tenez! que je dis au gendarme, v'làMoussieu Boutrais, l'adjoint de Champoret, qui demeure comme mei auvillage de la Bagotière. I va vous dire et certifier que je seis vieuxgarçon, que je n'ai ni femme ni êfants et que je m'appelle EtienneFafin.

Je savais bé que Boutrais était eune sale bête, mais je ne l'érais pascru capable deu tour de kénaille qu’i me jouit. I dit au gendarme qu'ine me connaissait pas, et i s'n allit en grichant.

Tout cela pas qu'an est pas ben ensemble, à cause d'un dreit de passagepar le haut de son pétis (1). Y a là eune viette par où que je pouvonsmener notre bestial dans la pièce d'à côté qui a toujous fait partie denot' petit bien. Voulait-i pas nous empêcher do passer ! Il avait minsdes piquets à la brèche deu pétis, et des ronces sus la boise; et inous avait chanté sottises quand j’avions arraché les piquets et tiréles ronces. Si bé qu’on avait êté au Juge de Paix, qui li avait ditqu'il 'tait dans son tort. C'est pour se revenger qu'i dit qu'i ne meconnaissait pas. Ah! la kénaille ! Ça li coûtera pus cher qu'i ne creit.

Je dis au gendarme que Boutrais n'était qu'un menteux; mais le gendarmese demandait lequeu qu'i falIait creire. Et ça se comprend. Ah ! lakénaille de Boutrais !

Le gendarme dit à la femme et à ses trouais pétiots de s'assire sus unbanc; et i li dit, et à mei étou, qu'il allait core essayer d'«élucider » l'affaire. Je ne demandais pas mieux que de le laisser «élucider », pourvu, tout de même, que ça ne durit pas trop longtemps,car il 'tait l'heure deu train ou à pu prez.

-    Av'ous des papiers, qu'i me dit, despièces d'identité ? qu'i dit,  pour me prouver comme quoi ousêtes Etienne Fafin.

Je li rêponis que je n'érais jamais eu l'idée de prendre des papierspour veni de la Bagotière à Flers, - à moins de trouais lieues. Je liespliquis pourquei que j’étais venu, je li montris le réparateur, lateinture Nigra et la Moscosa que j'avais achetés à la pharmacerie de laplace Thiers. Mais i secouait la tête et il avait l'air de dire que çan'tait pas assez pour « élucider ». La femme qui était assise sus lebanc do ses pétiots s'était levée. O sautit sus mei et me reprint parle cou :

-    Embrasse mei, qu'o dit, embrasse-mei,Exupère, et je te pardonne.

Le gros moussieu, qui était toujous là, dit que c'était ce que j'avaisde mieux à faire. Y avait de quei perdre la tête. Je me demandais,piésqu'o soutenait que j'étais Exupère, si je ne ferais pas bé d'enconveni, pour me tirer d'affaire. J'érais êté quant et lei et lesêfants au Café deu Gros Chêne, an 'nn érait prins pour un sou, - piezje li érais dit que j'allais queri deu tabac ou des bêrioches pour lespétiots... n'importe quei.. j'érais toujous bé trouvé le mo-yen dem'êchapper, quitte à m'en reveni à pied jusqu'à la Bagotière.

Le chef de gare arrivit à son tour, - un grand bel homme, qui avait copas l'air pus commode qu'à devei ; - et quand le gendarme l'eut mins aucourant de ce qui se passait, i demandit à la femme d'où que s'n hommedevait veni, et o li rêponit qu'i devait veni de Condé.

-    Eh bé! qu'i dit, le train de Condé neva arriver que dans cinq minutes.

Olle érait dû se penser que, piesque le train n'tait pas là, Exupère nepouvait pas y être n'tou. Mais o ne voulit pas en dêmordre. O me tenaitpu le cou, l's êfants pu les jambes, en m'appelant : « Popa » et enpoussant d's êbraits. Jamais de ma vie ni de mes jours je n'ai entendude quei de pareil.

Heureusement qu'Exupère arrivit, chergé comme eune mule - eune grandevalise et trouais quatre gros paquets. Il en fit eune tête en vyant sabourgeoise qui s'accrochait à mei ! Piez i se mint à me regarder dansle blanc d's yeux. Je crus bé un moment que ça qu'allait tourner ma.Mais le chef de gare li dit que c'était la faute à sa femme, qui avaitla berlue.

Durant qu'i l'embrassait et la rembrassait, sans qu'olle eût l'idée deme dire un mot d'escuse, je montis vite dans l’train de Montsecret.J'arrivis juste: i partait. L'emplo-yé rouvrit eune portière et mepoussit dans le wagon vivement et co putôt brutalement. Je tombis detout man poids sus eune marchande de poisson de Granville, qui se mintà crier comme un fersouaie (2). Je m'espliquis, comme de juste, je lifis d's escuses, mais o ne décessit pas de grousser jusqu'à Montsecret,- et p'têt' co ben aprez.

I paraît que Boutrais, dépiez ce jour-là, raconte l'histoire, à samanière, ben entendu, et qu'i m'appelle Exupère. Ah! la kénaille ! Çali coûtera pus cher qu'i ne creit.

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   1. Enclos où passent les bestiaux.
   2. Effraie, sorte de chouette.



LA MÈRE  PIEUPIEU


C'était eune bonne gent que la mère Pieupieu, et olle avait eu bé deumalheur. Olle avait perdu s'n homme, qui avait êté tué en tirant deusable dans la carrière ès Simon; et san gars, qui était un grand béjène(1) et un fainiant, était parti de l'autre côté de Paris, - et an n'enavait pas rentendu causer.

Olle 'tait ben allante, la mère Pieupieu, travaillante, cœurue. Ofaisait des journées cheux l's uns et l’s autres, a faisait des lavées,olle 'tait bonne lainsivière.

Durant l’êté, o travaillait à la ferme des Brulard, et y avait personneà relever, comme lei, les javelles derrière les faucheux. Olle 'taitforte comme un homme. Olle aimait bé le café et eune bonne gouttededans, - comme toutes les lainsivières. L'âge vint, - et les douleurs,des douleurs dans tous les membres. O forcit co quioque temps. Piezfallut arrêter. Eune chance qu'olle avait un coin de courtil derrièresa maison. Olle y faisait cinq ou six ryons de truches, eune ou deuxplanches de porette, et des pois, des choux de pomme et des chouxverts. Olle avait assez de choux pour mettre dans sa soupe; maisfallait de la graisse étou - et deu pain, et c'est coutageux au tempsd'asteure.

Piez olle avait les membres si gourds qu'a ne pouvait pus se servi d'unlouchet. C'est son voisin, le petit Croche-Patou, qui li faisait sancourtil, - et pour rin, comme de juste.

Le père Brulard occupait co la mère Pieupieu eune fouais de temps entemps. O gardait la maison et les pétiots, - l's êfants au garsBrulard, - quand tout le monde était dans les champs. O n'tait paspayée, mais olle 'tait nourrie et bé nourrie: deu bon pain, de la bonneché, deu bon beire, - c'est bon crû cheux les Brulard, - et deu café etde l'iau-de-vie, de la bonne iau-de-vie que bouillait le père Brulard.

Faut dire étou que la mère Pieupieu avait d'excès bon appétit. O bévaitet mangeait de tout - et biaucoup. Mais le père Brulard n'était pasregardant, i la rêforçait et li versait deux trouais bonnes gouttesdans sa moque de café et co quioquefouais eune rincette.

Ça qu'allit bé durant que le père Brulard fut là; mais quand i seretirit là-bas de l'autre côté de Truttemer et que san gars print laferme à san compte, an ne dit pus à la mère Pieupieu de veni garder lamaison. Le père Brulard li envyait, les jours qu'o ne venait pas, eunegrande êcuellée de soupe et p'têt' co bé eune ossaille et un reste dechantet(2). Sa bru trouvit que c'était bé deu train, - et de la dépense.

Si bé que la mère Pieupieu allit chercher sa vie; et comme o n'allaitpas vite, o n'allait pas loin et ne rapportait quasiment rin dans sonbissa. Faut dire étou qu'an n'est pus habitué à donner ès chercheuxcomme au temps d'autrefois. Les pauvres sont râles asteure, si râlesqu'an a bé deu ma à creire qu'yen a co. La mère Pieupieu périssait defaim et de misère. Les douleurs l'avaient reprinse, olle 'taitquasiment demeurée; et v'là que, pour fini, a tombit malade.

An kéryait qu'o n'tait qu'enrheumée : o n'arrêtait pas de toutre, jouret nuit. Et pas de feu, pas de bois !

Le petit Croche allait la vei au matin, devant que d'aller en journée;i retournait cheux lei à la soirante, - quand i s'en revenait; - et lafemme à Bréquet li apportait de la soupe. Mais a n'tait pas riche, etolle avait ben à faire do ses k'nailles, qui étaient des varous commean n'en veit guère. Et a nn'avait six ! - quasiment sept : olleattendait le septième pour la fin de mar.

Le petit Croche, qui vyait que la mère Pieupieu était bé malade et quén'y avait personne pour la gouverner, eut la bonne idée d'aller dire cequi nn' était ès dames de la Ronceraie.

Sitôt qu'a surent dans queul état qu'olle 'tait, o firent veni lemédecin, qui dit que c'était de la bronchique et de la faiblesse. MmeLequeux rapproprit lei-même la maison. O balyit dans tous les coins etracoins, a broussit, frottit, essyit partout, - jusqu'ès vitres, qui nel'avaient pas êté dépiez bé d's années. Ous n'ériez pas reconnu lamaison.

Deux heures aprez, le domestique apportit deu bois, deu linge et eunequantité de provisions. N'y avait qu'eune chose à craindre, c'est queça n'arrivit trop tard.

Félicie, qui s'entend à gouverner les malades, n'avait co pas bougé,mais quand i li fut dit que les dames de la Ronceraie étaient venuesvei la mère Pieupieu, a vint vite étou. O rebalyit la maison, qui n'navait pas besoin, o voulit rattiser le feu et o l'êteignit d'abord enrapperchant les tisons. O fut pus d'un quart d'heure à le ralleumer.Piez o fit de la tisane d'hysope; et la mère Pieupieu en but deuxverrées et dit que ça n'tait pas mauvais. Il érait co fallu beire parlà-dessus eune verrée d'iau freide pour que l'hysope fît s'n effet, àce que dit Félicie, mais la mère Pieupieu n'en voulit pas.

O ne voulit pas n'tou d'un lavement au miet que li proposit Félicie.C'était un de ses grands remèdes.

Deu jour au lendemain tout le monde vint vei la mère Pieupieu. An lienvyit en deux jours pus de soupe et de fricot qu'a n'érait pu enmanger en trouais sernain-nes. Moussieu Rombet, qui avait fait forteunedans le commerce des vins et de l'iau-de-vie et qui avait acheté lechâteau deu baron Tarche, Moussieu Rombet vint li-même quant et sa dameet ses deux demoselles, et i dit que c'était eu ne pitié et qu'ilallait s'occuper de la mère Pieupieu.

Madame Rombet et ses demoselles retroussirent leux manches et seminrent, à leux tour, à balyer, à brousser et à essyer, - et à changerles meubles de place. O refirent le lit, tapirent sus 1's orillers,remuirent la couitte... La mère Pieupieu trouvait que ça n'avait ne finne bout. Piez y eut un accident. Madame Rombet montit sus eune chairepour êpousseter la corniche de l'armoire; et comme la chaire étaitvieuille et que Madame Rombet était p'sante, la chaire dêfoncit. MadameRombet passit en partie à travers et roulit jusque devant le fouyer.Olle érait pu se casser un membre. O n'eut pas de ma. Olle eut bé de lachance ; - et la mère Pieupieu étou, car o li donnirent eune chairetoute neuve en place de la vieuille.

Les dames de la Ronceraie avaient envyé trouais quatre brassées debûches, deux bourrées, eune potée de beurre, un pain de cinq livres eteune bouteille de vin. Moussieu Rombet fit apporter eune demie corde debois, quinze fagots. trouais tourtes de pain frais, toute eune grandepanerée de bouteilles de vin rouge et blanc, un rognon de viau et deuxgros pots de confitures de gradilles... De quel ragoser (3) eune gentbé portante et toute sa famille !

La mère Pieupieu remerciit bé Moussieu Rombet et sa dame et sesdemoselles, et, sitôt qu'o furent partis, o se levit, o s'embarrit et omangit. O jetit un coup d'yeu sus le rognon de viau, et s'il avait êtécuit, o y érait bé goûté. En attendis, o se coupit l'entamemcnt d'eunedes tourtes et mangit de bon appétit eune beurrée qu'o fit d'scendre enbévant deux grands verres de vin rouge. Piez o passit ès confitures, eto les trouvit si bonnes qu'o les mangit do eune quiller à soupe et qu'ovidit les deux potées. Olle 'tait d'eune grande vie.

Pour que tout cela ne restît pas en route, a bévait de temps en tempsun verre de vin: et quand la première bouteille fut vide, o but laseconde. Y avait deu bon feu dans la cheminée, o se chauffit eunepause, et olle allit se coucher.

Félicie vint vei le lendemain matin ce qu'en disait la mère Pieupieu.La porte était barrée. Félicie tapit et retapit, la mère Pieupieu ne lirêponit pas. Le petit Croche arrivit là-dessus et trouvit le mo-yend'ouvri la croisée en la sécouant. I dêbarrit la porte et Félicieentrit. La mère Pieupieu dormait. Y avait sus la table un reste detourte, deux bouteilles vides, eune troisième entamée, et eune quillerà soupe dans un pot à confitures.

Félicie essayit de rêveiller la mère Pieupieu; mais olle eut biau lasécouer, la pincer, o dormait toujous. Le petit Croche fit de même etla piquit do eune êpingue. O ne bougit pas. Moussieu Rombet et sesdemoselles vinrent sus le coup de dix heures. Sa dame ne vint pas àcause dé s'n accident : o ne s'était rin cassé, mais olle 'tait cotoute doulante. - Quand o virent les bouteilles vides, a devinirent béce qu'i s'était arrivé, et o furent au d'so de vei que la bonne femmene se rêveillait pas.

Moussieu Rombet, qu'avait eune grosse voix, criait de toutes ses forces:

- Madame Pieupieu ! Madame Pieupieu !

Ses demosellcs criaient étou tant qu'o pouvaient, comme s'oz avaientcrié « au feu ». Mais la mère Pieupieu n'entendait rin, o dormait. Odormait co à deux heures de relevée quand les dames de la Ronceraievinrent vei étou comment ça qu'allait. Le médecin vint à son tour et idit qué, plésqu'o dormait, fallait la laisser dormi.

-    Tout de même, Moussieu le Docteur, quedit Félicie, qui était r'vénue, v'là dix-huit heures qu'o dort ! C’estpas ordinaire.

Le médecin dit, comme lei, que bé sûr c'était pas ordinaire. Piez ilallumit sa pipe et s'n allit.

-    Laissez-la cuver son vin, qu'i dit enpartant.

Les dames de la Ronceraie dirent étou que valait mieux la laissertranquille. Quand Félicie se trouvit toute seule do la femme à Bréquet,o dit en joignant les mains sus s'n estomac :

-    An ne peut tout de même pas la laisserdans c't' état-Ià. C’est eune pitié, olle est capable de passer sans serêveiller.

O la repincit, la repiquit par ci, par là - et combé de fois ! O lacatouillit sous les pieds do eune pleume d'oie. La mère Pieupleu nebougit pas: o ne sentait rin. Félicie li mint deu p'tun dans le nez :la bonne femme n'êternuit ni ne s'êveillit.

Félicie causit co deu lavemcnt au miet; mais la femme à Bréquet dit queça ne ferait pas pus d'effet que le pétun dans le nez. Si bé qu'oz enrestirent dans ce par où. Y avait vingt heures que la mère Pieupieudormait.

Olle avait l'air de reposer, o respirait bé, o ronflait de temps entemps, o n'avait pas l'air d'être malade.

Moussieu Rombet revint do ses demoselles et dit qu'il avait téléphoné àun grand médecin de Caen, qui se trouvait justénément à Condé, et quec'ti-Ià, qui en savait bé pus long que l's autres, rêveillerait bé labonne femme.

Oui, mais quand il arrivit, la mère Pieupieu ne dormait pus. O venaitde s'rêveiller de lei-même; et olle avait dit tout de suite à Félicie :

-    Je meurs de sé.

Félicie li donnit à beire, et li demandit s'o voulait manger. O dit queoui. Et olle 'tait assise dans son lit, en train de manger eune grandeêcuellée de soupe de graisse do des choux et des truches, quandMoussieu Rombet entrit do le grand médecin de Caen. Félicie leux contitcomme quouei la mère Pieupieu avait bé mangé et bé bu, - et sans doutepus que n'érait fallu.

-    Bien, bien, très bien, que disait lemédecin.

Il espliquit à Moussieu Rombet que ça qu'avait fait eune réaction -eune forte réaction, qu'i dit, et ci et ça, - des grands mots qu'ann'entend pas tous les jours là le long. Moussieu Rombet, certainément,n'en compernait pas la meitié, mais i faisait mine de comprendre :

-    Oui, oui, qu'i disait en sécouant latête.

Y paraît que le grand médecin de Caen li fit payer la visite pus dedeux cents francs... pour n'avei rin fait, piésqu'olle 'tait rêveilléequand il arrivit. C'était pour le dêrangement. Comme disait le petitCroche:

-    Je voudrais bé me dêranger à ce prix-làeune ou deux fois la semain-ne.

La mère Pieupieu fut guérie en moins de huit jours. Olle a co quioquedouleurs quand le vent est d'amont, mais c'est rin au vu d'autefois. Ova bé, et a ne chome de rin. C'est à qui li apportera deu bois, deucidre et de la ché, - et deu vin, mais o ne li en donnent pus qu'eunebouteille à la fois.

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   1.   Ignorant et sot
   2.   Pain entamé, portion d'unpain.
   3.   Rassasier.



HECTOR

Tout pétiot, Hector était un êfant comme en n'en veit guère là le longni en place. Il 'tait fort, d'excès fort, joli comme un coeur, frisé, ise portait comme un charme, et an ne l'avait jamais entendu pigner. In'avait co pas deux ans qu'il eut le prix au concours d's êfants, àSaint-Quentin. Ses gens n'avaient pas donné son nom, sa mère ne voulaitpas en entendre causer. O disait que ça dérait pas être permins defaire des concours pour les pétiots comme pour les bêtes. Et olle avaitquasiment raison.

Oz allirent tout de même à la fête; et quand un des gros moussieux del'endreit, qui avait mins le concours en train, vit le pétiot desLandouis, i dit :

-    C'est c'ti-là qui mérite le prix etc'est li qui l'éra.

Mais quand les femmes qui étaient là do leux êfants sus les bras surentqu'i n'tait pas sus la liste deu concours, o r'clamirent comme dejuste, o dirent qu'i n'avait pas le dreit d'avei un prix. Y avait làdes dames de Saint-Quentin qui n'taient pas de c't avis-là, de sorteque tout le monde se mint à crier et à se chamailler. Ça qu'allait malfaire et oz allaient co p'têt' bé se donner eune peignée.

Le Maire vint les séparer et les rasséguérier (1). Il eut bé deu ma.

Landouis li dit:

-    Je ne sommes pas venus pour leconcours. Je sommes venus faire un tour sus le champ de foire, histoirede vei les baracles, les ménégiens et les loteries.

Hector était déjà loin à ce moment-là, - sus le bras de sa mère quil'emportait, - et d'un bon pas ! Le Maire la fit reveni, et touts'arrangit. O donnirent les prix comme si le pétiot ès Landouis n’avaitpas êté là : et o li donnirent, à li, un prix hors concours, bé pusbiau que l's autres, et qui était eune pendule dorée et à globe, qu'ozachetirent cheux l'haorloger de la rue de Falaise.

Oui, bé sûr que c'était un biau pétiot !

Et, après le concours, y eut des dames et des moussieux qui vinrent levei jusque de Bériouze et dé Sourdeva. O l'embrassaient, o lechérissaient, o le chatouillaient, fallait vei ! Et i se laissaitfaire, i riait toujous. Y en avait qui li donnaient des bonbons, destambours, des musiques et jusqu'à des pièces de cent sous. Lephotographe de Tinchébray li fit san poltrait pour rin; et un Parisienli en fit un autre, co bé pus conséquent et en couleurs... An érait ditque le pétiot était en vie et qu'il allait causer. C'était li toutcraché.

Sitôt qu'i fut d'âge à aller à l'êcole, i y allit. Il appernait d'excèsbé : au bout de deux ans, i savait lire, êcrire et compter,l'octographe, la règle de trouais et la preuve par neuf. A dix ans, il'tait le premier dans la première division.

Le curé print Hector comme curotin. Et queu joli curotin ! Fallait levei, le dimanche, do sa soutane rouge ct san surplis tout raide et toutplissé ! I chantait comme un rossigno, et on entendait sa voueix audessus de celle des chantres, à la Grand' Messe et à Vêpres.

Après ses commeunions, il allit co quioque temps à l'école ; il apprintla jôgraphie, l'arpentage, le cubage et la machine a vapeur. Il 'taitsciencé comme un prêtre. Il êcrivait comme un notaire, il avait eunebelle boule à rouler.

Il 'tait toujous joli garçon - et bon garçon, - aimable do ses gens etdo tout le monde.

Quand il arrivit à ses dix-huit, dix-neuf ans, ça fut co ben autrechose. Toutes les filles de la paroisse s'y pernaient de manière à setrouver sur sa veie à la sortie de l'église; et quand i leux disait «bonjou » ou un petit mot en passant, o ne savaient où se mettre et onn' étaient tout heureuses jusqu'au dimanche d'aprez.

Il avait asteure eune forte voueix. C'était pus là le temps où qu'il'tait curotin. Il 'tait chantre, et quand il entonnait le « Magnificat» à Vêpres. tout en tremblait dans l'église.

Quand il allait à noce, toutes les filles le voulaient pour cavalier,et i fut cause sans le voulei, de bé des fâcheries. Pour tâcher demettre la paix parmié ces cotillons-là, il en pernait eune pour aller àl'église, eune autre en revenant, et core eune autre à la soirante,quand oz allaient se pourmener en attendant le souper.

Hector était fort étou, fort comme un Turc. Déjà, deu temps qu'il 'taità l'êcole, fallait le vei litter do les petits gars dé s'n âge! I lesmettait tous dessous, - et en riant, sans brutalité.

Quand il eut ses vingt ans, ça fut co ben autre chose. L's hommes lespus solides de la contrée n'éraient pas pus se coupler à li, i l'sérait mins sus le dos deu premier coup. C'est ce qui arrivit à ThôdorePoupet, qui avait passé pas loin de dix ans dans l'armée, qui avait étésergent et qui connaissait la canne et le chausson. I voulit litter doHector, et o s'n allirent avau la route, jusque dans le pré ès Conte.

Y avait pus de cinquante personnes à les regarder. O ne regardirent paslongtemps. Hector attrapit et serrit dans ses bras le grand Thôdore,qui avait cinq pieds six pouces de haut et qui ne p'sait pas loin dedeux cents (il 'tait bé pus conséquent qu'Hector), et i vous l'êtendittout de suite sus l'herbe comme eune javelle de blé.

En revenant deu service, Hector était co pus fort, et co pus bel homme.Dreit comme un I ! Ses voisins n'oubelliaient pas qu'il 'tait là quandoz avaient à charger un tonniau de beire. 1 ne se faisait pas périer, ivenait tout de suite et de bon cœur.

Il 'tait aimable, il avait la manière de faire plaisi az uns comme azautres, - aimable do les vieuilles filles comme do les jeunes, - unvrai boute-en-train dans toutes les fêtes et ès batteries de sarrasin.

Ah! s'il avait voulu se marier! Il 'tait seul d'êfant, ses gens avaientun joli bien - oz éraient pu vivre de leux rentes.

Y avait co bé des filles de la paroisse à le regarder deu coin de l'yeuà la sortie de l'église; mais y en avait moins. Pus de la meitiés'étaient mariées.

Ses gens disaient souvent à Hector:

-    Tu devrais tout de même penser à temarier.

-    J'ai le temps, qu'i rêponait, j'ai béle temps.

La minotière, qui était veuve, érait bé voulu d'Hector. Olle avait déjàde l'âge, mais olle 'tait co belle femme, - et olle 'tait riche. Otrouvit le moyen de faire dire ès Landouis par eune personne deconfiance que si Hector lei demandait en mariage, y avait bé deschances qu'o ne dit pas « non ». La mère Landouis fit rêpondre à laminotière qu'Hector était co jeune et qu'i ne pensait pas à se marier.

Moussieu Bergault, le grand quincaillier de Tinchébray, l'érait bévoulu pour gendre, et sa fille qui était eune des pus belles filles delà le long et p'têt' co bé la pus riche n'érait pas demandé mieux qued'êpouser Hector.

Les Bergault étaient venus le dimanche d'aprez la mi-août vei lesLandouis en passant ; et aprez la collation, la fille s'était pourmenéesous les pommiers do Hector; et les voisins qui 1's avaient vus, pardessus la haïe, en train de rire et de jastoiser, s'étaient dit:

-    Cette fois-là ça y est.

Hector, quand on li en causait, ne disait ni oui ni non.

La fille à Moussieu Bergault ne li déplaisait pas, et li plaisaittellement, à lei, qu'o refusit dans le moment un notaire de l'autrecôté de Sainte-Honorine.

Moussleu Bergault érait voulu que son gendre vint demeurer à Tinchébrayet se mint dans la quincaille; mais Hector aimait mieux vivretranquille sus sa terre et continuer à êlever deu bestial. Hector éraitpu garder les herbages, à ce que disait Moussieu Bergault, et veni veipaître ses bêtes à cornes deux trouais fouais la semain-ne; et lesLandouis disaient étou que ça se pouvait. Hector, li, ne disait rin ;et pour en fini, i ne se décidit pas.

L'année d'aprez, y en eut eune autre qui se mint en tête de l'êpouser ;et ça seurprint tout le monde. C'était la baronne de Brousseville. Olle'tait veuve et riche comme Crésu : quinze ou vingt millions deforteune, qu'an disait. Olle avait cinquante ans et olle en portait bépus. Olle avait biau se peinturer la figure et mettre des belles robesde soueie - olle en changeait tous les jours et quioquefouais pussouvent - c'était eune vraie vision, - à faire peux à eisiaux.

Olle invitit Hector à aller la vei. Hector 'y allit : i ne se mêfiaitde rin. Olle 'tait peinturlurée pus que jamais et olle avait eune robeà queue - eune queue de trouais pieds ! - et à un moment qu'Hector nefaisait pas attention, i pilit dessus. Mais o se mint à rire et o lidit que ça ne faisait rin. Olle emmenit Hector dans le salon et le fitchanter durant qu'o faisait aller le piano, piez o li ôfrit à diner,piez o s'n allirent se pourmener dans les jardins et o li serritlei-même des bouquets. O le rinvitit si souvent que les gens encausirent, et qu'Hector commencit à se mêfier.

Les neveux de la baronne, qui étaient banquetiers à Paris. surent bêtotétou ce qui se passait. O vinrent cheux les Landouis et o leux endirent !  mais co pas  tant qu'oz éraient voulu, carla mère d'Hector, qui avait la tête prez deu bonnet et la langue bienpendue, se fâchit tout de suite et leux en dit, lei, bé pus qu'o n'envoulaient. O leux dit, pour fini, qu'olle avait d'fendu à Hector deremettre les pieds au château; et qu'o mourrait de honte d'avei pourbru un vieux quercan comme c'te vieuille folle de baronne. Ah! O leuxfit vei qu'o n'avait pas sa langue dans sa pouchette. Les banquetierséraient co voulu r'pliquer, mais y avait pas moyen de placer un mot. Os'n allirent comme des péteux.

Oz essayirent de faire interdire leux tante. Oz allirent à Damfront, àCaen et p'têt' co ben autre part, mais ça ne leux servit à rin.

La baronne ne fut pas interdite. O vendit son château de Brousseville,se retirit à Paris; et, devant que de se mouri de chagrin de ne pasavei êpousé Hector, o déshéritit ses neveux et donnit tout son fait àun hopita.

La minotière s'était mariée do son domestique: les filles de laparoisse et d's environs qui comptaient sus Hector se lassirentd'attendre et finirent par se marier étou d'un côté et de l'autre. Lafille deu quincailler avait épousé un grand bilouin qui demeurait àcôté de cheux lei, qu'o connaissit dêpiez s'n êfance et qui avait été,comme lei, êlevé dans la quincaille.

Hector avait pus de trente ans. I se portait bé, il 'tait toujours belhomme; mais i ne se mariait pas. Ses gens et ses amis li disaientsouvent qu'il 'tait tout de même temps d'y penser...

-    J'ai le temps, qu'i disait, j'ai bé letemps.

En attendis i perdit père et mère, et, quand i se trouvit tout seu dansla grande maison, i se demandit s'i n'érait pas mieux fait de prendrefemme. Il avait un domestique et eune servante, qui étaient mariés,pour l'ainder à soigner le bestial et pour faire son ménage; mais çan'allait pus comme deu temps où que ses gens étaient là do li.

L'âge venait. Hector était toujous dreit et solide, - bonne mine, bonappétit; mais i commençait à se senti gourd, et ses cheveux devenaientgris ou s'n allaient. Quand il 'tait rasé, bé peigné, et qu'il avait saveste deu dimanche, il 'tait co bel homme, mais i n'tait pus jeune. Eti le vyait bé li-même.

Il 'tait moins gai étou, i se forçait co quioquefouais pour retrouverun brin de sa bonne himeur, mais ce n'était pu de la vraie bonnehimeur. An ne l'invitait pus n'tou d'un côté et de l'autre comme dansle temps.

I se pourmenait souvent dans le courtil, les mains derrière le dos, lenez baissé et en causant tout seu.

Sa servante n'en revenait pas, et, eune fouais qu'o rencontrit ManonFrottier, o li en fit part.

-    S'i cause tout seu, que dit Manon,c'est qu'il a envie de se marier. Je me doutais bé que ça finirait parlà un jour ou l'autre.

-    Il est heureux comme il est, et il estdéjà vieux pour se marier, que dit la servante, qui tenait à sa placeet qui avait peux de la perdre si Hector pernait femme.

Manon Frottier, qui était bérouettière, n'était pas de c't avis, benentendu. O vint dans la relevée trouver Hector et li ôfrit de lichercher chaussure à son pied. Hector se mint à rire et li dit:

-    Si j'ai bésoin de vous, Manon, qu'idit, je vous ferai signe ; mais ne vous dêrangez que si je vous enveiequeri.

L'affaire en restit dans ce par où. Hector continuit à tônyer dans lecourtil, les mains derrière le dos. Et i causait tout seu pus quejamais.

Quioque temps aprez, un venderdi, i se mint sus son dimanche, et lev'là parti sans dire où qu'il allait.

La servante se pensit :

- I va chercher femme ou bé i perd la tête.

Pour lei c'était la même chose. C'est souvent cela étou.

I s'n allit par les bau chemins et les viettes jusque cheux MademosellePaillet, qui demeurait au village de La Houpetière, à l'autre bout dela commeune. Il entrit comme qui dirait pour li dire bonjou en passant;et il eut co la chance de la trouver toute seule, Naïse, sa servantc,était en train de sercler eune planche de sersifis.

O causirent deu temps qu'i faisait, deu prix des pommes, deu bestialqui ne se vendait pas et de bé d'autres choses...  Tout encausant, Hector regardait Mademoselle Paillet. Olle 'tait ben habillée,- eune belle robe grise et un petit tabellier à fleurs, et tout celaétait net ct propre, - rin ne grigeait (2). I la trouvait putôtvieuille tout de même, pus vieuille qu'à l’ordinaire. Piez i se pensitqu'il faisait p'tet' le même effet.

I li fit des compliments sus sa maison, qui était, à ce qui dit, eunedes pus belles et des pus conséquentes d's environs, piez petit à petitil en vint à li dire que c'était eune position bé retirée pour eunegent comme lei, qui n'avait que Naïse comme compagnie.

-    M'est avis, Palmyre, qu'i li dit, - cari l'appelait toujous par son nom de baptême, et o se tutoyaient - ozétaient d'eune âge et oz avaient été au catéchime ensemble - m'est avisque tu deis t'ennyer de temps en temps... T'érais dû te marier.

O se mint à rire et o li dit que le conseil venait putôt tard, etHector li réponit qu'i n'tait jamais trop tard pour bé faire.

Il est sûr et certain que si Hector l'avait demandée quand olle avaitvingt ou vingt-cinq ans, o ne se serait pas fait périer. Mais il avaitpassé bé de l'iau sous le pont de la Houpetière dépiez ce temps-là.

-    Et eune supposition que je tedemandisse asteure, que dit Hector en riant.

Palmyre se rembreunit tout de suite; et o jetit à Hector un coup d'yeuqui li fit à pu prez l'effet d'un coup de trique. Hector ramarrit leschoses comme i put; i dit que c'était histoire de causer... et qu'ijoçait (3). ll et qu'l serait au d'so de li faire deu. Palmyre li ditétou qu'o ne li en voulait pas... Olle ôfrit à Hector un petit verre depreunelle qu'olle avait faite lei-même do de la toute vieuille...Hector li en fit des compliments, comme fallait, - mais i n'tait pascapable de goûter à ce moment-là. O se séparirent là-dessus en amiscomme devant.

Hector s'n allit de la partie cheux le grand Victor Lamare. I cherchaitfemme et i voulait en trouver eune devant que de rentrer cheux li.

Tasie, la fille de Victor, était un brin jeune pour li, cet olle 'taitloin d'avei de la forteune comme Palmyre: mais olle avait de quei toutde même ; Piez c'était eune belle et bonne fille, travaillante et quiavait de l'agrément.

I trouvit le grand Victor à côté deu pits, en train d'aberver sajument, et li dit tout de suite pour quei qu'il 'tait venu. I n'y allitpas par quat' chemins : i voulait en fini. Victor n'y allit pas n'toutpar quatt' chemins : i rêponit à Hector que Tasie était trop jeune etque ça ne se pouvait pas. Hector n'en demandit pas pus long, I donniteune poignée de main à Victor et s'n allit grand train devant que lajument eût fini de beire.

I ne rentrit pas cheux li. I voulait trouver femme premier que derentrer.

I montit la côte et s'n allit tout droit cheux Clément, le cherpentier,qui demeurait au Mesnil-Blot, dans eune vieuille cassine do un plâtrisau bout. Clément avait toute eune poussinnée d'êfants, - pas loin de ladouzain-ne - et 1'aîn-née, Charlotte, qui avait dans les dix-huitdix-neuf ans, était, de l'avis de tout le monde, la pus jolie fille dela paroisse - eune belle et forte fille comme an n'en veit guère. Ah! on'avait pas bésoin de faire des frais de toilette pour être belle. Lesfilles deu notaire avalent biau porter des robes de soueie, deschapiaux à pleumcs ct à ribans et des petits souliers vernis quicultaient, o ne faisaient pas d'effet à côté de Charlotte Clément, mêmequand olle 'tait dans son tous-les-jours, do eune cotte de droguet eteune paire de sabots à collet.

Ses gens n'avaient rin et avalent bé deu ma à gan-gner 'eux vie. Lepère cherpentait et r'liait les tonniaux, la mère allait à journées,faisait des lavées et toute espèce de grosse ouvrage, Charlotte faisaitle ménage et soignait les pétiots. Bé sûr qu'o ne demanderait pas mieuxque d'êpouser Hector.

Clément, qui travaillait dans le plâtris, fut tout surprins en vyantarriver Hector qui n'avait jamais mins le pied cheux li. Hector liespliquit tout de suite pourquei qu’i venait; et Clément en restit toutjugé, les bras li en tombirent. I dit qu'i voulait bé, li, et que seifille voudrait ben étou.

1 s'n allit queri Charlotte, qui était dans le fond deu jardin do l'sêfants. Mais o ne vint pas : o dit qu'o ne voulait pas d'Hector,qu'olle avait donné sa parole à Ugène, le savetier de Pontherembout etqu'o n'en voulait pas d'autre que li. La mère Clément, qui rentrit aumoment, eu biau la périer et la suppellier, o ne cédit pas. Tout cela àcause d'Ugène, un bégaud et un maladreit qui n'avait jamais puapprendre à faire eune paire de souliers et qui les ramarralt fallaitvei comme ! un fainiant qui était pus souvent à tendre des laçons et àpêcher la téruite qu'à tirer sus le ligneu !

Les Clément dirent à Hector:

-    O ne veut pas, olle est alordée (4),

La mère Clément dit co :

-    O changera p'têt' d'avis; et si en cas,an vous le ferait dire.

-    Non, que dit Hector, ne vous dêrangezpas. Piésqu'o ne veut pas, c'est eune affaire entendue.

Il arrivit cheux li pour la soupe, et sa servante trouvit qu'il 'taitde bonne himeur. O ne vyait pas qu'i s’forçait.

Le lendemain i se pourmenit dans le courtil quasiment toute la journée,les mains derrière le dos. Le surlendemain i dit qu'i partait en voyagepour quioques jours; et i partit sans dire où qu'il allait.

Durant ce temps-là, les gens avaient apprins qu'il avait demandé enmariage, le même jour, la fille au grand Victor et celle à Clément et,bé hasard étou, Mademoselle Paillet. Ah! Il en fut dit ! An ne revitpas Hector au bourg; et quand i revint de voyage, au bout d'eunehuitain-ne de jours, i vendit tout son bien, sa terre, sa maison et sonmobilier. Et, sitôt que ses vendues furent faites, i s'n allit sansdire à revoir à personne et sans dire où qu'i se retirait.

Les gens surent par aprez qu'il avait acheté eune maison dans le paisd'amont, de l’aut' côté de Caen. Il 'tait toujous vieux gars, i vivaittout seu, comme un loup, et i passait d's heures à se pourmener danssan courtil, les mains derrière le dos.

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   1.   Apaiser, remettre d'accord.
   2.   Ne faisait de plis.
   3.   Plaisantait.
   4.   Toquée.




CASIMIR


Le père Simon demandit à sa femme:

-    Où qu'est Casimir ?

-    Je n'en sais, ma fei, rin. Je l'ai vutônyer, ya un moment, deu côté de la grange.

Casimir était leux domestique: un grand biloin, fort comme un boeu,bête comme eune oie et qui n'tait bon que pour la grosse ouvrage.

Le père Simon allit jusqu'au sieu de la porte et i l'appelit :

-    Hé! Casimir !

-    Aouh !

-    Où que t'es ?

-    Dans la grange.

-    Quei que tu fais ?

-    Rin.

-    Comment! Rin ?

-    J'ai fait tout ce qu'ous m'avez dit defaire. J'ai fini.

-    As-tu rêtoupé la haïe au fond deujardin ?

-    Oui.

-    As-tu fait la litière ?

-    Oui.

-    As-tu abervé la jument ?

-    Oui.

-    L'as-tu êtrillée et broussée comme ifaut ?

-    Oui.

-    As-tu monté dans le tas pour tirer deufein ?

-    Oui.

-    Viens-t'en par là. J’ai bésoln de tei.

Casimir s'en vint tout doucement - I n'tait jamais pressé - et le pèreSimon li dit :

-    Tu vas tirer tes sabots, couler tessouliers et passer eune blaude propre, piez t'n aller queri un viaucheux Moussieu Bidy à la Grand-Poterie, de l’aut' côté de Vieux-Mesnil.Tu pourrais aller au raccours par le bout de l'étable à Moigneau etprendre la viette deu pré Robert, qui te mènerait ès Champs-Paissonsqui sont en gachère et qui donnent sus la ruette ès Dames qui longe lebas deu jardin à Moussieu Bidy; mais je te connais, tu t'éguérerais.Vaut mieux suivre la route. Tu vas demander ton chemin au bourg. C'estbé commode à trouver. Cheux Moussieur Bidy, à la Grand-Po-te-rie. C'està main gauche, à moins de trouais quarts de lieue, - et y a un cheminvécina. T'as bé comprins. Répète que je veie.

Casimir répétit. Il avait comprins.

-    Attends ! Je n'ai pas fini, que dit lepère Simon. Tu vais aller tout dreit et t'en reveni tout dreit. Tu vaisdix-heurer devant que de parti. La baronnette est haut, le vent estd'amont, i va faire chaud. Si t'as sei, eu peux arrêter à Vieux-Mesnilen al-lant pour beire eune chopine ou eune pinte, et manger un demigarrot. Mais reviens tout dreit. T'entends bé ? Tout dreit. An vat'ôfrl à beire et à manger cheux Moussieu Bidy, an va te rêforcer. Neprends rin, - rin en tout. Je connais Moussieu Bidy, i te saoulerait.Tu vais te livrer deu viau brengé que je li ai acheté et t'en revenitout dreit, - tout dreit. Et pour le cas où que t'érais sei enrevenant, mets dans ta pouchette eune demie douzain-ne de peires deJaunet. Répète que je veie si t'as comprins.

Casimir rêpétit co. Il avait comprins.

-    Si an t'ôfre de monter dans eunechérette le long de la route et d'attacher le viau au cul de lachérette, remercie poliment, - seis poli, Casimir, - mais ne monte pas,sans quei i pourrait t’arriver ce qui arrivit à la mère Quatre-Écus. Os'en revenait de Sourdeva do un biau béton qu'o menait par un lien.

Gliaume Patry, qui était en voiture, rattrapit la mère Quatre-Ecus etla fit monter. Oz avaient attaché le viau derrière. I commençait àfaire nuit. Le cheva n'allait qu'au pas à cause deu viau ; mais Gliaumeavait bu bé deu café dans la journée, la mère Quatre-Écus étou. Si béqué Gliaume oubelliit le viau, et i touchit san cheva qui se mint àtrotter. La mère Quatre-Écus s'était endormie et ronflait à côté deGliaume. Le cheva passit deu petit trot au grand trot et le viau avaitbé deu ma à suivre. I ne suivit pas jusqu'au bout : quand oz arrivircntà Tinchébray, i ne restait pus que le lien deu viau au cul de lachérette. Ne ris pas, Casimir. I érait pu t'n arriver autant.Rappelle-tei l'histoire deu faisan.

Le père Simon n'eut pas bésoin de la conter. Casimir n'avait pasoubellié le coup qu'o li avaient joué le jour où que le cousin Chartierde Sous-le-Mont de Cerésier li donnit un lièvre et un faisan pour lepère Simon. I les apportait ben enveloppés de paille dans eunebourriche, - et la queue deu faisan dépassait par un bout. Mais Casimirqui avait sei, comme il li arrivait co souvent, entrit à l'auberge dela Brévaudière. Et i s'y trouvit les deux gars Fosseret de la Gricherieet le domestique à Moussieu Marogne, le marchand d'iau-de-vie. O firentbeire Casimir: et, durant qu'i bévait et feumait, o li subtilisirent lelièvre et le faisan. Casimir ne s'aperçut de rin : les pleumes deufaisan dépassaient co.

Oui, mais quand le père Simon dêfit la bourriche, i n'y trouvit qu'unchat crévé, - sau' vot' respé, - eune moitié de brique, eune grossetruche et les pleumes deu faisan piquées dedans. Non, bé sûr queCasimir n'avait pas oubellié l'histoire; et i ne tenait pas en toutqu'an li en causît.

Casimir fit dix-heures, mint sa blaude, coulit ses souliers; et le pèreSimon li fit co ses recommandations. Piez i li donnit un lien pourramener le viau.

-    Cache-lé sous ta blaude, qu'i dit.

-    Le viau sous ma blaude? que dit Casimir.

-    Le viau sous ta blaude! Non, grandbéjène... le lien qué v'là, lé lien que je te donne pour ramener leviau. Si Moussieu Bidy t'en donne un, laisse c'ti-là sous ta blaude.Bidy peut bé mc faire cadeau d'un lien: 1 m'a vendu le viau assez cher.As-tu comprins, Casimir?

Casimir clignit de l'yeu ct se mint à rire: il avait comprins.

Le v'là donc parti grand train amont la route pour Vieux-Mesnil, do ungros bâton noutu et le lien sous sa blaude. I faisait chaud et Casimirallait vite, si bé qu'il eut sei devant que d'arriver au bourg. Ilentrit dans la première auberge, but eune pinte de mauvais beireiauloux et su comme vesne de loup. Mais Casimir avait sei, i vidit sapinte quante même. I demandit son chemin pour la Grand-Poterie et vingtminutes aprez, il 'tait chez Moussleu Bidy qui li ôfrit de beire unverre de beire et de manger eune bouchée, comme avait dit le pèreSimon. I le rêforcit, sa bourgeoise étou. Mais Casimir rèponit :

-    Merci, non, merci. Donnez-mei le viauqué je m'en vais-je tout de suite. Je seis pressé. Donnez-mei le viau,- et un lien, s'i vous plait.

-    Comment ! un lien ! que dit MoussieuBidy. J'ai vendu le viau assez bon marché pour te le livrer sans lien.S'i te  faut un lien, va dans la grange et fais-en un enpaille. C'est tout ce que je peux t'ôfri.

Si bé que Casimir fut obligé de tirer de dessous sa blaude le lienqu'il avait apporté.

-    Ah! que dit Moussieu Bidy, t'es puskennaille que je ne kéryais.

C'était la première fois que Casimir entendait un compliment de c'teespèce-là. Il en fut tout aise.

il s'n allit de la partie en train-nant le viau. I passit devant lesauberges deu bourg et i les vit bé. I les regardit deu coin de l'yeu,mais an li avait dit de s'en reveni tout dreit : i n'arrêtit pas, imangit ses peircs de jaunet.

En arrivant au carrefour des Longs-Pérlaux, il arrêtit devant le caféPringault. Il 'tait mort de sei, le viau étou. Oz en jonflaient tousdeux. Y avait au bout de la maison, à côté deu pits, eune grande augeen pierre toute pleine d'iau. Casimir allit à la porte de l'auberge etdit à la mère Pringault :

-    Servez-mei eune pinte de beire durantque je vais aberver le viau.

Il abervit le béton et revint à la porte :

-    Apportez-mei la pinte et un verre, qu'idit. Jc n'enter' pas, je seis pressé.

-    Entrez et assiéz'ous deux minutes, quedit la mère Pringault. Y a un anniau à côté de la porte où qu'ouspouvez attacher vot' viau.

Casimir fut core un moment devant que d'entrer. I restait là à segratter la tête.

-    Si ça ne vous fait rin, qu'i dit, jevais entrer et m'assire et ous allez me passer le lien par la croisée.Ça se peut: le lien est long.

I se rappelait comment qu'o li avaient subtilisé le faisan et le lièvreà l'auberge de la Brévaudière. I se méfiait, et i se pensait en li-mêmeque c'était co pus sûr de teni le viau do san lien que de l'attacher àl'anniau.

Il entrit donc à l'auberge, et la mèrc Pringault, qui riait de tout sancœur, li passit le lien par la croisée.

Casimir se trouvit là en pays de connaissances, do l's ouvrierscherpentiers de Moussieu Maziêre qui étaient venus faire un hangar dansl'herbage ès Basselin, les marchands de bestiaux.

-    Tiens! té v'là Casimir! Qué que l'endis ? Qué que tu fais là le long ?

Et o ne manquirent pas de se moquer de li pace qu'i tenait le lien desan viau par la croisée.

-    As-tu peux qu'an te le vole, ton viau ?S'il 'tait dans eune bourriche et que sa queue dêpassit, ça se pourraitco bé.

Pace que faut vous dire que tout le monde avait su dans la contrée letour qu'oz avaient joué à Casimir à la Brévaudlère. Les cherpentiers lion ôfrirent pour un sou. I but, i feumit, mais i se mêfiait ; i nelâchit pas le lien.

Quand i se levit pour parti, i regardit par la croisée... et qué qu'ivit au bout deu lien ? - Un âne. Y avait pus de viau. Y avait un âne.Il en restit tout jugé, comme ous pensez. Y avait de quei étou : et,deu coup, i lâchit le lien.

Les cherpentiers, ben entendu, avaient co l'air pus êtonnés queCasimir. O disaient que c'était, bé sûr, un tour de sorcellerie. I nemanquait pas de sorciers ès Longs-Périaux, sans causer de la mèreMourette qui souff1ait les brûlures et touchait le carret. Olle 'taitbé capable d'avei changé le viau en âne. C'était un vieuil âne toutpelé, maigre comme un clou, et qui baissait le nez, l'air aussi d'soléque Casimir.

-    C'est un grand malheur, - an ne peutpas dire le contraire, - que dit un des cherpentiers, mais il érait copu être pus grand. Veis-tu, man pauv' Casimir, que t'aies êté changé enâne! Tu n'érais jamais pu emmener le viau.

-    Et piez, que dit un autre, si l'âne nevaut pas le viau, 1 vaut mieux que rin. I peut rendre service au pèreSimon.

Casimir ne les êcoutait solement pas. I vyait bé qu'o riochaient etqu'o se moquaient de li. I sortit de l'auberge, regardit tout àl'entour de la maison, par-dessus les haïes... I n'aperçut pas le viau.

-    Emmène l'âne, et monte dessus, que ditun cherpentier, ça va te dêlasser. Et si l'âne se rechange en viau,n'oublie pas de d'sccndre car le père Simon ne serait pas content de tevei arriver à califourchon sus eune bête à cornes.

Casimir emmenit l'âne, mais i ne montit pas dessus.

Quand le père Simon le vit do l'âne qu'i train-nait par la longe:

-    Un âne! qu'i dit. C'est un âne qu'ot'ont livré cheux Moussieu Bidy ?

-    Non, que dit Casimir, o m'ont bé livréun viau, mais v'là ce qui s'est arrivé.

Et i contit l'histoire de bout en bout.

-    Je t'avals pourtant dit de t'en revenitout dreit et je t'avais d'fendu de t'arrêter az auberges.

-    Je sais bé; mais je tenais le lien parla croisée.

-    Nous v'là bé ! que disait le pèreSimon. Je n'avions qu'un âne et j'en avons deux asteure. Qué qu'i êtéfait deu viau ?

Casimir n'en savait pas pus long là-dessus que le père Simon. I dittout de même - comme les cherpentiers, - qu'un âne valait mieux querin... qu'un âne pouvait rendre service.

-    Eh bé, rends-mei le service d'attelerla jument... et tout de suite. Je vais aller ès Longs-Périaux... et sije n'y retrouve pas le viau, je repasserai par la gendarmerie.

Casimir attelit vite et le père Simon partit tel qu'il 'tait, - dansson tous-les-jours, un vieux chapiau de paille, eune vieuille blaude delacet et eune culotte toute rapiécetée. Il emmenlt quant et li Casimir,qui était mort de faim et de sei, et qui n'eut solement pas le temps demanger eune croûte et d'avaler un verre de beire.

Comme o montaient la côte, o rencontrirent le gros Cinot, le rétameux,qui leux fit signe d'arrêter. Oz arrêtirent et Cinot leux dit qu'ilallait queri s'n âne.

-    C'est votre imbécile de domestique quil'a prins et emmené, qu'i dit. Il avait bu do les cherpentiers ct il'tait saoul, brûlé, incendié perdu. Fallait étou qu'i 'nn eût eunefameuse gestée pour prendre un âne pour un viau.

Sus quei Casimir dit que c'était des menteries, qu'il 'tait récentcomme un homme à jeun.

-    I n'a pas bésoln d'être saoul pour êtrebête, que dit le père Simon ; mais où qu'est le viau ?

-    Cheux la mère Pringault, dans l'êcurieoù qu'était m'n âne.

-    C'est bon, j'y vals mei-même, car sij'y renvyais Casimir, i serait capable, ce coup-là, de me ramener eunebique.

Durant que le gros Cinot allait queri s'n âne qu'oz avaient laissé sousles pommiers, le père Simon allit queri le viau qui l'attendait dansl'êcurie.

Les cherpentiers se trouvirent là, ben entendu, et o contirentl'histoire à leux manière. Quand oz avaient vu Casimir emmener l'âne enplace deu viau, o li avaient dit, - à ce qu'o dirent :

-    Quel que tu fais donc là, Casimir ? Tute trompes de bête. C'est un âne que t'emmènes. Tu confonds, Casimir.

I leux avait rêponu que c'était un viau ; et i n'avait pas voulu endêmordre, - à ce qu'o disaient.

Piez o s'êgoulalent de rire: o riaient à s'en teni les côtes. La grossemère Pringault riait comme eux: o 'nn était sécouée de la tête auxpieds, o 'nn était noire. Et le père Simon, qui était content d'aveiretrouvé san viau, riait étou - et de bon cœur. N'y avait que Casimirqui ne riait pas.


Casimir restit co longtemps dans sa place. Il 'tait bé soigné, bénourri, ben abervé, - y avait deu bon beire cheux les Simon ! - mais ine gan-gnait pas grand' chose; et chaque fois qu'i demandait del'aoucomentation, le père Simon li disait:

-    Ça ne se peut pas, Casimir. Je te paiedéjà trop cher; je ne peux pas donner pus à un bâte-la-vache incapabled'aller queri un viau.


L'APLATIBO


Lôpol arrivit cheux Coralie au moment qu'olle allait faire sa galette.Olle avait dêtrempé la fIeu de sarrasin do le lait bèclé (2) dans eunegrande terrine, et o battait un blanc d'oeu dans eune êcuelle do eu nefourchette en fer. O n'arrêtit pas et o dit à Lôpol :

-    Assis-tei, Lôpol, assis-tei, qu'o dit.

Lôpol print eune chaire et s'assiézit. Piez i se mint à toutre deuxtrouais fouais, comme s'il avait êté enrheumé...

-    V'là deux temps chaud, qu'i dit. Yavait de la bérouée à matin, mais le temps s'est vite renclairci; etsus le coup de huit heures i faisait déjà chaud. Quand j'ai regardé leco, j'ai cru qu'il 'tait sus Landisa et je me seis dit : c'est del'orage, i va co en veni. Mais je me trompais, je pernais la queue deuco pour son bè. Le vent est d'amont. An entend les trains. C'est deubon temps, les blés vont êpier.

Coralie, tout en battant le blanc d'oeu dans s'n êcuelle, se pensaitque Lôpol ne venait pas la vei pour li dire qu'i faisait bon temps; etLôpol se pensait ben étou que Coralie devait se le penser.

-    A perpos, Coralie, que dit Lôpol, jevoulais te dire un petit mot en passant. I paraît que le pèreCourteille va vendre les Champs-Paissons. O sont loin de cheux li et ise vieuillit. Il est doulant, il a le sang à la tête et l’s yeux lipleurent. An dirait que c'est l'iau-de-vie qui li ressort par là. Ah !i 'nn a bu étou. Y a dix ans i 'nn érait avalé trouais petits potsd'affilée sans cilleter. I ne beit pus, i ne peut pus. Il est usé. Il aeu comme qui dirait un coup de sang le jour Cension. Je l'ai rencontrélundi sus la place deu Crochet à Tinchébray et i m'a dit qu'il allaitvendre les Champs-Paissons et les trouais vergées de pré qui sontau-dessous. Tu sais aussi bé que mei que c'est de la bonne terre, et jeme seis dit que je ferions bé d'acheter les Champs-Paissons tei et mei- à nous deux ensemble - enter' nous deux.

-    Comment enter' nous deux, qué ditCoralie, qui continuit quante même à battre le blanc d'oeu.

-    Oui, enter' nous deux... mais ilfaudrait d'abord qu'an se marie pour bé faire.

-    Par ainsi, que dit Coralie, tu viens medemander en mariage ?

Olle avait arrêté de battre le blanc d'oeu : il 'tait monté; et durantqu'o mouvait tout ensemble dans la terrine:

-    Dé c'té manière-là, que dit Lôpol, anferait de ton bien, deu mien et des Champs-Paissons tout un aplatibo(1). J'érions eune belle propriété d'un tenant comme an n'en veit guèrelà le long. T'as de l'argent, Coralie, t'as de l'argent cheux lenotaire.

-    Quei que t'en sais ? C'est-i li qui tel'a dit ?

-    Non, c'est pas li. Je le sais tout demême... Mais pour en reveni ès Champs-Paissons, si je les achetons,faudrait que tu donnes pus de la meitié deu prix.

-    Pourquei ?

-    Pace que j'ai pus de bien que tei, etque si tu paies les deux tiers ou les trouais quarts desChamps-Paissons, je nous trouverons sus le même pied, comme faudraitpour nous mettre à ménage.

-    T'arranges tout cela à t'n idée, Lôpol.

-    M'n idée est bonne, Coralie. N'en causepas. Sans quei le père Courteille ouvrira l'yeu. S'i savait que c'estpour faire un aplatibo, i nous demanderait vingt mille francs de pus.Piez enter' nous, Coralie, - vaudrait mieux que tu te maries. T'as unjeune domestique. Les gens causent. I ne manque pas de mauvaiseslangues là au travers, tu le sais aussi bé que mei.

-    Si en cas, que dit Coralie, tu n'éraispas dû attendre pour me le dire. Et je gagerais que, sans l'aplatibo,tu nn'érais jamais ouvert la bouche. T'es malin. Lôpol, mais pas coreassez. Tu voudrais que je te paye les Champs-Paissons et que je m'envais-je remplacer ta vieuille servante qui n'est pus bonne à rin. J'yveis clair. Si j'achetions les Champs-Paissons de meitié, meitié parmeitié, an pourrait p'têt' vei... Et core à eune condition... àcondition que tu prennes eune autre servante, pace que mets-tei bé dansla tête que je ne voudrais pas avei pus de ma cheux tei que je n'n aicheux mei.

-    Eune servante! au prix où qu'o sontasteure ! Ça ne se peut pas, Coralie. Ça serait eune ruine.

-    Je voudrais étou que tu mettes eunepompe à ton pits qui est d'excès fond. C'est pas mei, en tous cas, quitirerais de l'iau à un pits comme c'ti-là.

-    Eune pompe ! C'est coutageux. Queuxfrais !

-    Y a core autre chose, que dit Coralie.Si an se mariait. an se marierait sous le régime de la séparation; etla meitié des Champs-Paissons serait à mei, comme de juste, piésquej'en érais payé la meitié de ma monnaie. Mais, d'abord et d'eune,mets-toi bé dans la tête que je n'entends pas être ta servante.

-    T'aimes mieux être la servante deProsper, ton domestique. Veux-tu que je te dise, Coralie, tu finiraspar te marier do li.

-    Ça ne te regarde pas, - et c'est mandreit.

-    C'est vrai. T'aurais tort tout de même.

-    T'as tort étou de me dire des raisons...

-    Réfléchis, Coralie.

-    C'est tout réfléchi. Restons-en dans cepar où, et laisse-moi faire ma galette.

Lôpol s'n allit de la partie en baissant le nez et en se pensant qu'yavait bé des chances pour qué l'aplatibo ne se fit pas co tout de suite.

I continuit à vivre en vieux gars do Norine, sa vieuille servante, eunebonne gent, et qu'i ne payait pas cher, mais qui ne li rendait guèreservice. O demeurait dans eune petite cassine qui était à lei, à un bonquart de lieue de là, au village de la Foutelaie. Olle arrivait tousles matins cheux Lôpol en temps et en heure pour êfleurer le lait, etbarreter quand i fallait, et aller au douet. O s'n allait après ledix-heures pour affourrer sa volaille et sercler san coin de courtil:et o ne revenait qu'à médi ou médi et demi pour li faire à dîner. Larelevée, o s'en retournait co cheux lei; o revenait pour la collationet repartait à la breune quand olle avait trempé la soupe à Lôpol etmangé la sienne. O ne faisait la lavecinée que le lendemain.

Et do tout cela, y avait guère do semain-nes qu'o ne partît d'un côtéou de l'autre. Olle allait vei sa soeu à Vieussoui, sa nièce àSaint-Germain: olle allait vei la chanoin-ne Poulard, cheux qui qu'olleavait été servante à Vire et qui s'était retirée à Truttemer ; olleallait passer un jour ou deux cheux eune vieuille dame de Damfront quiavait perdu la tête, et cheux bé d'autres qui ne tenaient pas à savisite comme o le kéryalt ou faisait mine de le creire.

Piez c'était des vyages à n'en pus fini. Olle allit eune fois jusqu'àJérusalem. C'est la vieuille dame de Damfront qui li avait donné dequei y aller, qu'i paraît. Lôpol faisait la grimace et groussait, maisfallait ben en passer par là.

Quand i li reprochait d'être toujours sus route :

-    Marie-tei, Lôpol, que disait Norine.Sans quei, qué que tu deviendras quand je te manquerai ?

-    Eh ! parjou ! je deviendrai ce que jedeviens la meitié deu temps, quand t'es partie.

Lôpol ne se mariait pas. Il avait pensé à Coralie à cause desChamps-Paissons et de l'aplatibo. Mais o n'avait pas êté raisonnable.Eune servante! i ne veyait personne asteure qui li convint. Valaitmieux ne pas se marier. Et pourtant, le soir, après la soupe, i sedemandait quioquefois ce qui serait fait de li quand Norine ne seraitpus là,

Six mois après que Coralie avait refusé Lôpol, olle héritit dé s'noncle Tiennot et qui li laissit sept acres de bonne terre et un grandpré. Olle eut, moins d'un an aprez, eune succession bé pu conséquente,qui li vint de sa cousine Perpètue de Villers-Bocage. O n'taient pasben ensemble, o ne se vyaient quasiment jamais; et quand o se vyaient,c'étaient des diries et des disputes qui n'avaient ne fin ne bout. Opassaient d's heures à se chanter sottises, comme il arrive co souventdans les bonnes familles.

Perpètue li laissit tout san fait : trouais grandes terres et eunebelle maison en pierres de taille et bé meublée de haut en bas. Deulinge plein les armoires ! Pus de quatre-vingts paires de draps ! Et del'argent ! Y en avait partout. O trouvirent pus' de deux mille francsen or au fond d'eune terrine cassée, sous la cendre, et tout euneliassée de billets de banque dans le fond d'un vieux cabas. De l'argentpartout - sans compter l'ci qui était placé.

Coralie en eut un centième dénier à payer ! Olle 'tait asteure dix foispus riche que Lôpol, pus riche que le baron, p'tet' pus riche que leboucher. Fallait vei comme tout le monde li faisait des croupettes etdes rabis (3) ! Lôpol se dit bé des fouais qu'il érait mieux fait d'enpasser par où qu'o voulait quand i l'avait demandée. Mais qui qu'eraitjamais cru que Perpètue li érait laissé tout san fait ?

Il eut co l'idée tout de même de la redemander; et comme i n'osait pasy aller li-même, il y envyit la brouettière. Mais o n'eut pas pus dechance que nn' érait eu Lôpol. Coralie se trouvait trop riche pour li.Olle avait acheté les Champs-Paissons à lei toute seule, et olle avaitdeux servantes, deux ! sans compter le domestique qui était devenu pusfainiant que jamais et qui passait son temps à la chasse, à la pêche ouà courir les auberges.

La forteune avait tourné la tête à Coralie. Olle êpousit sandomestique, qui avait douze ans de moins que lei et qui n'avait pas lesou.

Ça qu'allit bé pour commencer. Olle 'tait contente d'avei Prosper, etProsper était content d'être riche. Coralie avait acheté eune auto àProsper pour le tirer d's auberges. Il en profitit pour s'n aller -tout seu - ès foires el marchés; et il y trouvait, ben entendu, d'samis qui ne demandaient pas mieux que d'être régalés. I bévait etfaisait beire, i jouait et i perdait. Coralie, qui se lassait de fournila monnaie, faisait la morale à Prosper, mais i ne l'êcoutait pas.

Dans les commencements, i rentrait au soir, i rentrait tard, mais irentrait. Il en vint à rester parti trouais quatre jours d'affilée. Ah!il en faisait eune vie ! Coralie se fâchit. Y avait de quei étou. Omenacit Prosper. Rin n'y fit.

Coralie avait demandé la séparation de biens. Il 'tait temps! Letribuna n'eut pas besoin de se monter. Prosper, en revenant de Flers,jetit s'n auto contre un âbre et an le rapportit la tête fendue. Ireprint connaissance dans la nuit, i demandit pardon à sa femme et aubon Dieu et se mourut le lendemain. II eut un grand enterrement quicoûtit co bé de l'argent, mais c'est la dernière qu'i dêpensit. Coraliepleurit Prosper comme s'i nn' avait valu la pein-ne, piez a payit lesdettes qu'il avait faites et les billets qu'il avait sinés de tous lescôtés. Ça fut co ben autre chose que le centième dénier pour lasucession de Perpètue. Si Prosper avait vi deux ans de pus, i ne seraitpas resté grand chose à Coralie de toutes ses liassées de billets debanque.

I li en restit tout de même, sans causer de la terre; et Coralie étaittoujous un bon parti. Si bé que Lôpol la redemandit co. Ça ne haitaitqu'à meitié à Coralie. O ne dit pas "oui" tout de suite; o ne dit pas"non" n'tou; mais comme olle avait besoin de quioqu'un de sérieux etd'intéressé pour faire valei san bien, et qu'o savait bé que Lôpoln'était pas un mangeard, - au contraire, - o finit par dire qu'ovoulait bé. Les gens causirent co. Lôpol et Coralie les laissirentcauser, - et Lôpol se vit bêtot à la tête de l'aplatibo.

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   1.   Assemblage en tas (pourablativo)
   2.   Caillé.
   3.   Révérences.



NARCISSE A LA GUERRE


Narcisse, le gars à la Guichonnière, avait êté au Maroc; et quand irevint au pays il en contit ! I contit tout ce qu'il avait fait là-baset p'tet' co bé pus qu'i nn'avait fait. Un soir qu'an 'tait à soupercheux le père Jélien de la Poucheterie, aprez la batterie de sarrasin,i nous dit qu'il avait passé eune fouais un mauvais quart d'heuredurant qu'i faisait la guerre ès Marocains.

-    O m'avaient envyé, qu'i dit, enreconnaissance, do un autre gars de ma compagnie, un nommé SosthèneGuermot, natif de Larchamp. Je dévions allei vei s'i n'y avait pas deMarocains de l'autre côté de la butte. Le capitain-ne nous avait bérecommandé de ne pas aller tout dreit pace qué y avait là des creux oùqu'o pouvaient se cacher. Je fimes donc le grand tour et je ne vimesrin en tout.

I faisait chaud, d'excès chaud, et je périssions de sé.

-    Les cidres sont-eu bons par là-bas, quedemandit Prosper Loquet ?

-    Les cidres ! Y en a pas, man pauvregars !

-    Qué qu'ous béviez donc ?

-    Deu vin... quand an nn'avait... ou del'iau. Mais l'iau était râle et ne valait rin. Et o nous avaientd'fendu d'en beire. C'était de la poison. Les chevaux n'en voulaientpas.

J'avions bu le vin qu'o nous avaient donné, et j'érions bè voulu êtrerevenus au camp pour beire n'importe quei. Mais i fallait s'enretourner par où qu'n 'tait venu, j'avions un bon bout de chemin àfaire. Et i faisait eune chaleur ! La terre, ou putôt le sable et lescailloux, nous brûlaient les pieds à travers nos souliers. J'étionscuits. An 'tait à la fin de juin, et je me pensais en mei-même :

- C'est le temps des feins là-bas, cheux nous. Nos gens sont en trainde faucher, de faner et de faire des mulons. I fait chaud là-bas étou,que je me disais, mais pas tout de même comme dans le bled. Piez obeivent quand oz ont sei, - et de la bonne beisson. - et tant qu'oz enveulent. O dix-heurent et o collationnent à l'ombre, sous les aunes etles saus, au bord deu russiau. L'iau m'en serait venue à la bouche sij'avals été aut' part. Mais o ne m'y venait pas dans le bled. J'avaisla langue sacque et raide comme un caipiau (1).

Le gars de Larchamp, qui avait quioquefouais de bonnes idées, mais quien eut eune mauvaise ce jour-là, dit que je sérions bé bêtes de ne pasnous en retourner au raccours. Comme cela, qu'i dit, j'arriverons enheure et en temps pour la soupe.

Nous v'la partis bon pas à travers le sable et les cailloux. I faisaittoujous d'excès chaud, et j'avions le soleil dans l's yeux. Jemarchions sans rin vei et sans rin entendre. J'avions monté eune côteet je la redévalions quand j'entendis deux coups de fusil qui p'tirentpas bé loin de nous, à main gauche. C'est sus nous qu'oz avaient tiré,et Sosthène tombit raide mort.

Je me dêtournis à meitié, et ça me suffit pour vei accouri trouaisgrandes kennailles de Marocains... O tirirent co quat' cinq coups defusil, tout en courant et en poussant d's êbraits. Je kéryais bé quej’allais y passer étou. O couraient bé, mais je courais co mieuxqu'eux. Je l's entendais veni. Je ne voulais pas en premier tourner latête de peux de perdre m'n avance. Piez je ne pus pas y teni puslongtemps: je regardis derrière mei et j'en vis un à guère pus de centpas. Quand i vit que j'arrêtais, i levit san fusil pour tirer sus mei,mais je fus pus subtil que li. Je tiris le premier et je le tuis.

Les deux autres étaient co loin. Je repartis en courant, mais jecommençais à me lasser. Piez le sable était si épais par endreits quej'y enfonçais jusqu'ès jarrets. J'arrêtis core et je vis derrière meile second des Marocains à pas bé pus de cinquante pas. I s'arrêtit étouet i tirit pus vite que mei. I me manquit. Je ne le manquis pas, mei.Je le tuis raide comme le premier. Le trouaisième arrivait grand train.Je le veis co : un grand diable, haut dc cinq pieds six pouces, - aumoins.

Au moment qu'il allait tirer sus mei, j'avisis à main dreite eunedizaine de soldats français qui accouraient de man côtê au pasgymnastique; mais oz étalent loin, bé pus loin que le Marocain. Je neles attendis pas. Je visis le grand diable...

-    C'est eune vieuille histoire que jeconnais, que dit Cinot, tu tiris et tu le tuis comme l's autres.

-    Non, que dit Narcisse, c'est li qui metuit. I fut tué étou par les camarades qui arrivirent tout de suiteaprez ; mais j'étais déjà tué.

-    Tu bêtasses, que dit le père Jélien. Tuferais mieux de te taire que de nous conter des contes à dormi debout.

-    Permettez, père Jélien, que ditNarcisse, je ne bêtasse ni ne joce. Attendez eune minute et ous allezvei que j'étais tué, tué raide et que je ne vous conte pas desmenteries.

Les camarades s'n allirent vite queri le toubib qui était à un quart delieue de là. Le toubib montit à cheva et il accourut au triple galop.Je n'en vis rin, mei, comme de juste... Je ne pouvais rin vei : j'étaistué; mais l's autres me le contirent par aprez. I m'examinit de bout enbout, tout en fumant sa pipe, qu'i parait, et i trouvit le creux par oùqu'avait passé la balle qui m'avait tué... là, tenez, à trouais poucesde l'êpaule. Y est co, le creux, et s'ous tenez à le vei, je ne demandepas mieux que de vous le montrer.

-    Oui, mais, que dit Thomas Serpette, quéque ça prouve ?

-    Que t'as reçu un coup de fusil. V'latout. Rin ne peut prouver que t'étais tué piésque te v'là. Tu bégaudes(2).

-    Ah! je vous en prie, que dit Narcisse,laissez-mei fini.

Le toubib tirit de sa pouchette eune pince do quel qu'i m'attrapit lalangue... qu'i paraît, pace que, mei, je ne sentis rin, - Je ne pouvaispas, j'étais tué. Piez lé v'là qui se met à tirer sus la langue, et quitire, qui tire. L's autres keryaient qu'il allait me l'arracher. Je nesentais rin - heureusement ! Au bout d'un quart d'heure, le toubib dit :

-    Rin à faire, qu'i dit. Il est fichu. Jem'en vais. Il est l'heure de dîner.

1 remontit sus son cheva - un biau cheva gris do eune queue d'excèslongue, - o train-nait à terre - et i s'n allit dîner au triple galop,comme il 'tait venu. Devant que de parti il avait donné sa pince àl'infirmier, un nommé Gobiche, natif de Douai-en-Flandre, et i li avaitdit :

-    Tu peux continuer à li tirer la langue.Je te souhaite bonne chance.

L'infirmier me rattrapit donc la langue do la pince, et i se mint à latirer, à la sécouer, à la saquetonner de gauche et de dreite. Comme medirent l's autres par aprez, fallait qu'o tint bé, ta langue, sans queii te l'érait arrachée. C'était un gars solide que Gobiche, bé pus fortque le toubib. I tirit longtemps, et i n'y allait pas de main morte, ilen suait.

-    S'i faut rester deux heures à tirer,qu'i dit, j'y resterai, qu'i dit.

Durant qu'i tiraillait et saquetonnait comme un enragé, l's autres mecatouillaient sous les pieds, me versaient de l'iau-de-vie dans legosier et me fourraient deu pétun dans le nez. Au bout d'eune heure jeremuis. O me reminrent deu pétun dans le nez, et, deu coup, j'êternuiscinq six fouais d'affilée.

-    A tes souhaits, que dit Gobiche ens'essyant la figure do son moucheux de pouchette.

-    Ça prouve que tu n'tais pas tué, quedit le père Jélien. T'étais êvénoui, v'là tout.

-    Evénoui ! Je vous dis que j'étais tué.Et la preuve que c'est pas des menteries, c'est le creux qu'est là, etma langue qui est restée êpaisse. Olle est co bé pendue, Dieu merci,mais olle est pus de meitié pus êpaisse qu'o n'tait devant. Je causeco, je chante co, mais je ne peux pus suffler, mei, qui dans le tempssufflais comme un mêle. Et si le toubib et Gobiche et l's autresétaient là, o vous le diraient comme je vous le dis.

-    Oui, mais o n'y sont pas, que dit lepère Jélien.

-    O n'y sont pas, mais v'là le journal deCasa qui y est, que dit Narcisse, et qui conte l'histoire de bout enbout, comme je vous l'ai contée. - et où qu'ous pouvez vei et lire qué« grâce à l'énergie et à la persévérance de 1’infirmier Gobiche, lesoldat Guichonnier a été rappelé à la vie ». Eh bé ! si j'ai êtérappelé à la vie, c'est donc que j'étais tué; et je le serais co si nec'est que Gobiche me rappelit à la vie.

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   1.   Copeau.
   2.   Tu dis des sottises.




LES  CLOUS

Le père Bidouillet était resté à l'ancienne mode. I portait des blaudesen toile de Flandre, des culottes à pont et des gros souliers do descourettes en cuir et qui p'saient pus d'eune livre et demie châque, etqu’i graissait, le dimanche, do eune couenne de lard.

Eune fouais que san neveu Philéas devait aller vendre un genisson àVaucoudray :

-    Dis donc. Philéas, que li ditBidouillet, piésqué tu vais à Vaucoudray, achète-mei donc des clouspour mes souliers, deux hectos de clous Ticot, s'y en a co.

-    Oui, tou - tou, oui, touton, que ditPhiléas, c'est enten -  c'est entendu.

Pace que faut vous dire que Philéas béguait un brin. Quand i faisaitbon temps, y avait co pas bé deu ma, mais sitôt que le vent tournaitd'ava, i béguait d'excès. Philéas s'n allit donc à Vaucoudray; et quandil eut vendu et livré san béton, il entrit à l'auberge deu Mouton-Blancpour en prendre pour un sou et s'informer où qu’i pourrait trouver deuclou Ticot. I rencontrit là deux gars d'amont Fresnes, Sosthène etTiennot, qui le renseignirent.

-    Ous pouvez en acheter, que li ditSosthène, cheux la veuve Poupot, dans la rue Basse, la trouaisièmcmaison à main gauche, enter' la chaircuterie et la halle au beurre, enface de cheux le bourly-ier. S'o n'a pas de clous Ticot, ous fériez béde passer cheux Moussieu Tocquogny, sus la place. I vend cher, mais ivend bon. Et dans le cas où qu'i nn'érait pas, allez cheux la mèrePihouitte, n° 53, Grande-Rue, - et, en cas de bésoin, jusqu'au n° 97,cheux l'avocat Gergouille. C'est un cordonnier en grand, qui fait legros, le demi-gros, - et le détail étou, - pour obliger les gens. Itient de tout, même des clous pour les sabots à collet, - et i donnedes consultations à bon compte. I sait le code par cœur, qu'i paraît,et il a la langue bé pendue. Il en remontèrerait à bé d's avocats.

Philéas tirit de sa pouchette un canepin et un bout de cryion, et ilêcrivit l's adresses. Piez i payit san café et ceux des deux garsd'amont Fresnes; et i descendit à la rue Basse. Mais la veuve Poupot netenait pus la quincaille : o vendait de la légume. Durant que Philéasétait cheux la veuve Poupot, Sosthène et Tiennot s'n allirent cheuxTocquogny. Sosthène entrit et Tiennot restit sus le sieu de la porte,comme qui dirait pour monter la garde.

-    Est-ce qu'ous - qu'ous, que ditSosthène, est-ce qu'ous qu'ous - qu'ous ériez des clous ti - ti, desclous ticot ?

-    Je nn'ai pas des venues, que ditTocquogny, mais j'en ai co.

Il appelit son commis et li dit:

-    Ugène, qu'i dit, averre (1) donc laboîte à clous... là, dans le haut... à dreite des pièges à taupes.

Ugène avrit la boîte et fit vei les clous à Sosthène, qui dit :

-    I m'en fau - fau - rait qui seient bé -bé, bé longs et bé poin - poin. bé - bé pointus.

-    Pernez deu numéros trouais, que ditTocquogny, o sont longs, comme ous vyez, et pointus comme des agulles.

-    C'est-i, ti, c'est-i ce qu'ous, c'est-ice qu'ous avez de pus - pus, de pus pointu, que dit Sosthène enrangeant les clous sus le comptoir, la pointe en l'air ?

-    Oui, que dit Tocquogny. I ne se faitrin de pus pointu. Ça s’enfonce dans le bois et dans le cuir comme dansde la graisse.

-    Eh bé ! que dit Sosthène, qui nebéguait pus, assis-tei dessus, père Toc-Toc.

Et i se sauvit en s'êgoulant de rire.

Tocquogny manquit bé d'en avei un coup de sang. Il 'tait grand et gros- et gras à fendre do eune érête. C'était le pus bel homme deu conseilde Vaucoudray. Il avait eune grosse tête toute rouge. excepté le nezqui tirait sus le violet, surtout la rélevée. Tocquogny êtouffait.

Le commis li dênouit vite sa cravate et allit queri de l'éther, mais ise trompit de bouteille: i rapportit de l'ammoniaque, que lequincaillier, qui ne se mêfiait pas, respirit de tout san coeur. Si béque ça li fit pus d'effet qu'à devei.

Prosper Thuroult, de Clairotte, qui entrit au moment, tirit sa touineet nn'ôfrit deux brins à Tocquogny, qui ne péteunait pas, mais qui selaissit faire; et il en print eune fameuse nézetée. I li en descenditpus de la meitié jusqu'à la luette, et il êternuit huit, dix foisd'affilée. Ça le dêgagit.

Tocquogny n'avait co pas fini de s'essyer l's yeux que Philéas arrività san tour et dit :

- Est.ce qu'ous - qu'ous... est-ce qu'ous ériez des clous ti - ti, desclous Ticot ?

Tocquogny était tout prêt à en chei à la renverse et i restit là un bonmoment sans rin dire, durant que le commis se coulait vite la tête sousle comptoir pour rire à s'n amain. I nn'ètait malade. Le quincailliern'tait pas en train de rire, li ! Le sang li avait remonté à la tête. Inn'était noir. L's yeux li sortaient de la tête; et quand la parole lirevint, i béguait si tellement à san tour que Philéas crut qu'i leredéganait :

-    Ah ! gué - qué, ah ! quénaille, quecriait Tocquogny. fi - fiche-mei le camp, ou je t'a - t'a, ou jet'acrase !

Il avait attrapé un louchet, il allait taper. Philéas se tirit de saveie, comme de juste, - et promptement.

Philéas ne fut pas mieux reçu cheux la mère Pihouitte. Sosthène y avaitdéjà passé... Il avait êgaillé sus le comptoir eune poignée de clous,la pointe en l'air, et li avait dit à la quincaillière :

-    Assiéz'ous dessus, et s'o n'enfoncentpas, forcez, forcez, mère Pihouitte.

La mère Pihouitte avait de l'agrément do tout le monde. O nn'eut pas doPhiléas. O li chantit sottises. Ah! oui, bé sûr, o li en dit ! Et o lien érait dit co bé d’autres, mais Philéas ne restit pas à l'êcouter. Ilêchappit tout êfaré. I se demandait ce que les quincailliers deVaucoudray pouvaient ben avei pour être si mal leunés, et pourquoi qu'one voulaient pas li vendre de clous; et i se pensit que c'était pas lapein-ne de pousser jusque cheux Gergouille.

Mais c'était à deux pas, i y allit tout de même: et i trouvit l'avocatassis sus un tabouret - pas sus les clous, comme venait de li direSosthène.

Philéas tirit poliment sa casquette et dit core un coup :

- Est-ce qu'ous - qu'ous èriez des clous...

-    Des clous Ticot ? que dit Gergouille.Oui, j'en ai : en v'la ! Et si t'as bésoin de quioqu'un pour te 1'senfoncer quioque part, mé v'là étou. Ah ! quénaille ! tu t'es couplé àpus malin que tei.

I sautit sus Philéas, l'attrapit pa' le collet et li dit en leregardant dans le blanc d's yeux :

-    Je te tiens et je ne te lâche pas.

De ce coup-là, Philéas se fâchit. D'un grand coup de poing il envyitdinguer Gergouille qui bonsculit par dessus san tabouret et roulitjusqué dans le fond de la boutique.

Le garde-champêtre, qui tônyait par là justénément, entendit Gergouillepousser d's êbraits. Il entrit, relevit l'avocat, qui geignait co etqui était poché, piez i s'assiézit enter' les deux et leux dit:

-    Espliqu'ous.

O s'espliquirent. Gergouille en dit long, Philéas en dit moins, mais ily mint un moment ; et comme i béguait pus que jamais, Gargouille disaitau garde-champêtre :

-    Ous ne vyez pas que c'est eune mauvaisebête qui fait la bête comme l'ci qui est venu devant. O sont de mècheet d'affût. Et i va en veni d'autres, bé hasard. s'ous ne mettez pasc'ti-là à la souette.

Mais le garde-champêtre - eune chance côre ! - connaissait Philéas, eti dit à Gergouille :

-    Non, i ne fait pas la bête, comme ouskérlez, ous êtes dans vot' tort.

Gergouille fut core un bout de temps devant que d'en conveni. Il envoulait étou à Philéas à cause deu coup de poing qu'il avait reçu dansle creux de l'estomac.

Ça s'arrangit tout de même. O s'allirent par cheux la mère Pihouitte etpar cheux Tocquogny, et o s'espliquirent co ; et le garde-champêtre l'semmenit à l'auberge quant et li. O s'espliquirent co bé des fouais et otrinquirent; et quand fallut payer o tirirent tous leux porte-monnaie,excepté Gergouille qui n'avait pas le sien, - qu'i dit par aprez, -mais qui fit mine de le chercher dans toutes ses pouchettes. Pour enfini, c'est Philéas qui payit, et ça s'amontit côre assez haut.

Philéas s'était remins en route : il avait fait un bon quart de lieue :

-    Hélos! qu'i se dit, j'ai oubé - bé-,j'ai oubélié les clous ti - ti, les clous Ticot.

I redoublit, et i nn' achetit deux hectos cheux Tocquogny, qui lidonnit bon poids, - et eune grande poignée de main par dessus lemarché. Si bé qué touton Bidouillet eut tout de même ses Clous Ticot.

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   1. Averre, pour : avre ; impératif d'avrer:atteindre, avoindre.




EUNE TÊTE DANS LA MARMITE


Nathalie avait êté cuisinière dans le grand monde, - dans desperbytères, cheux des chanoin-nes et jusqué cheux eune marquise, s'ivous plait, dans le pais d'amont.

O connaissait s'n affaire, et, toute vieuille comme olle 'tait, olleallait co de temps en temps faire la cuisine ès noces, ès batteries desarrasin et ès fêtes à courée (1). Et ce qu'o russissait de première,c'était les tripes de pieds de cochon, sau' vot' respect. Olle ymettait le temps, par exemple. O vous pernait ses pieds, a nn'arrachait tous les bouts de poil, o les passait à la flambe, lesbroussait, les lavait et relavait et l's essyait, piez o les mettait,quand oz étaient nettyés et rappropris à s'n idée, dans eune marmite dodeu sè, deu poivre, d's échalottes, deux brinots de thym et de laurier,un clou de giroffe, un verre de vin blanc ou un petit pot de lavieuille de vin. O portait sa marmite cheux Torquet, le boulanger, etça cuisait et mijotait au four toute la nuit. Et c'était de quei de bonet de ben amarré (2), - de délicat et de goûtu.

Le baron Zabulon, qu'i était banquetier à Paris, était venu eune fouaisdîner cheux le notaire de Gaverolles, - un grand diner qui durit toutela relevée. I mangit des tripes à Nathalie, - et il en reprint trouaisfouais. Et aprez qu'il eut mangé deu dinde et de la pintarde, iredemandit des pieds de cochon, et i finit la platrée. Il allit veiNathalie à la cuisine, et i li fit des compliments à n'en pas fini, -si bé qu'o ne savait pus où se mettre. I li donnit son vin: deux piècesde cent sous.

-    De ma vie ni de mes jours, qu'i li dit,je n'ai goûté rin de millieu. C'est à s'en lécher les babines.

Et i nn' avait de fameuses babines, le baron Zabulon.

Il érait bé voulu de Nathalie comme cuisinière. Mais, comme o li dit:

-    Ça ne se peut pas, man pauv' MoussieuZabulon, je seis vieuille, je seis gourde, ça ne se peut pas.

Nathalie faisait toujous sa marmitée de tripes quand ses gens dePontécoulant venaient la vei : et an peut dire qu'o venaient autantpour les pieds de Nathalie que pour lei et sa sucession. Eune fouaisque Nathalie avait porté ses tripes au four comme d'habitude, olleallit les queri le lendemain de bon matin; et en rentrant cheux lei,quand a dêcouvrit la marmite pour vei si ça sentait bon comme fallait,- qué qu'a vit en place des pieds de cochon ? Eune tête! eune tête defemme, qui nageait dans eune marmitée d'iau !

O nn' eut les sangs tournés. Y avait de quei étou, - et a manquit dechei (3) à la renverse. Eune chance qu'a se rattrapit à eune carre dela table où que se trouvait eune carafe d'iau-de-vie. Olle en printvite eune bonne goutte, - et ça la sauvit. Olle en tremblait co tout demême de tous ses membres.

O retournit cheux Torquet.

-    Sav'ous ce que je viens de trouver dansma marmite, qu'o li dit ? Eune tête coupée, - eune tête de femme. Venezvei.

Torquet y allit vite, tel qu'il 'tait, - tout dêhanné (4), - et i vitla tête,; les cheveux, eune creignasse (5) jaune, - d'un jaune quitirait sus le rouge, - et la raie au mitan, C'était ben eune tête defemme.

-    Faut préveni le maire et les gendarmes,que dit Torquet; et en attendis, ne bitez (6) pas à la tête, Thalie,n'y a qu'eux qu'aient le dreit d'y biter, et core, je n'en seis pas sûr.

Y avait pas bésoin de faire la recommandation à Nathalie. Olle 'taittoute acrasée, a nn'oubelliait de tremper sa soupe de graisse quibouillait grand train d'piez longtemps.

Le boulanger, qui n'avait sus li que sa cheminse et eune mêchanteculotte toute rapiécetée, s'n allit quante même préveni le maire.

La nouvelle s'êbritit promptement dans toute la commeune de Gaverolles.Eune heure après, dans le fond des villages, les gens en contaient cobé pus qué n'yen avait : a disaient que Nathalie avait êté assazinée,qu'an avait retrouvé sa tête dans la marmite et le reste dans lesaleux. Ah! il en fut dit et conté! Le maire envyit le jeune de sesgars queri les gendarmes. O n'taient pas matinas. O n'avaient pasgrand'chose à faire n'tou. Oz étaient là dans eune petite contrée quileux plaisait. C'était tous des gars deu pays: y avait pas un horsainparmié eux, et a laissaient tout le monde tranquille. N'y avaitalentour d'eux que de bonnes gens, qui n'taient pas souvent en d'faut,qui ne faisaient la fraude qu'à coup sûr, et qui ne se dénonçaient paspus souvent qu'à devei.

Quand le gars arrivit à Grauménil, i n'eut pas bésoin de rêveiller lesgendarmes. Oz étaient debout, tout prêts à s'n aller cheux Francis, lebarbier, qui avait êté volé durant la nuit. Mais sitôt qu'o surent qu'yavait un crime à Gaverolles, o sautirent tous sus leux vélos, - exceptéun, qui avait la goutte, qui restit pour garder la gendarmerie, - et unquart d'heure aprez oz arrivirent cheux Nathalie. O regardirent latête. Le brigadier y bitit deu bout deu deigt; et core, i fut dit paraprez que, tout brigadier qu'il 'tait, i nn'avait pas le dreit.

S'oz avaient retiré la tête de la marmite, oz éraient vu tout de suiteà qui qu'olle 'tait; mais comme c'était d'fendu par la loi, fallait s'yprendre autrément.

-    Ous avez des filles, que je creis, quele brigadier dit au boulanger.

-    Oui, que dit Torquet, j'en ai sept.Trouais de mariées: Mélanie à Bériouze, Sidonie à Sourdeva et Stéphanieà Vieussouis.

-    Et l's autres?

-    Oz attendent leu tour.

-    Où qu'a sont ?

-    O sont en haut.

-    En ét'ous sûr ? Et'ous sûr qué n'y enait pas eune dans le tas qui ait perdu la tête ?

Le boulanger s'apperchit deu bas de la montée :

-    Clémence, Florence, Prudence, Hortense,ét'ous lo ?

-    Oui, qu'o rêponirent.

Et a d'valirent grand train, tout êcreignées (7), tout êfarées, commede juste. Les quatre Torquettes avaient leux têtes en place. Piez an'avaient pas les cheveux jaunes: oz étaient toutes quatre noires -respect de vous - comme des taupes.

-    Ous avez deux hommes d'ainde, que lebrigadier dit core au boulanger.

-    Oui, que dit Torquet, j'ai Calebasse etCappadoce.

-    Vot' Calebasse est un gars de chien,qu'i paraît.

-    Ah! Parjou, oui.

-    I beit.

-    Comme tout le monde - et p'tet' un brinpus. Ous compernez, Moussieu le brigadier, an a sei à la goule deu four.

-    Il a d's antécédents étou.

-    Ça se pourrait co bé, que dit Torquet.

-    D'où qu'il est ?

-    Je n'en sais rin.

-    D'où qu'i vous a dit qu'il 'tait ?

-    Je m'en rappelle solement pas. Tout ceque je peux vous dire c'est qu'il est travaillant et matina. I boulangebé - et i s'entend core un brin à la pâtisserie, - i fait joliment labérioche. Pour ce qui est de la beisson, il est capable, comme béd'autres, de rentrer eune fouais de temps en temps do eune bonne gestée(8) ; mais je ne le creis pas capable de couper la tête à eune femme etde la couler dans eune marmite. La main sus la conscience, Moussieu leBrigadier. Je ne le creis pas.

-    Appelez-mei Calebasse et Cappadoce, quedit le brigadier.

Torquet l's appelit, et Calebasse arrivit tout de suite; mais Cappadocene vint pas. O fouillirent tous les coins et racoins deu fournil - et yeut pas moyen de le trouver.

-    Piésqué Cappadoce a êchappé, que dit lebrigadier, c'est li bé sûr, qui a coupé le cou à c'té femme-là. Quéqu'ous en pensez, Torquet ?

-    Je ne l’en creis pas capable, qué ditle boulanger. Cappadoce est bon comme le bon pain bérlé. C'est un garsà ne pas faire de ma à un guibet... C'est-à-dire que si s'en trouvaitun dans un verre de beire, i l’avalerait tout de même, pace qué, commedit l'autre, ça ne bosse pas dans le corps d'un âne... I n'est pasmalin en tout, - il est bontif, doux comme un mouton - fort comme uncheva et bé des fouais pus bête... Pas pus de raisonnement qu'un êfantde deux ans ! Il est innocent.

La femme à Felucheux, la petite Lônore, d'scendit à ce moment-là aubourg de Gaverolles et o dit qu'o venait de vei Cappadoce qui sesauvait le long deu bieu au-dessus deu douet Guerdon. I pleurait commeeune fontain-ne, à ce qu'o dit, et i s'était coulé dans eune touffée desaus.

Les gendarmes le trouvirent où qu'avait dit Lônore, et revinrent quantet li cheux Torquet.

Le brigadier li demandit :

-    C'est-y tei qu'as fait le coup ?

-    Oui, qu'i dit, c'est mei.

-    Et qui que c'est que c'té gent-là qui asa tête dans la marmite à Nathalie ?

-    C'est Valentine, la blonde au barbierde Grauménil.

Le brigadier demandit d's esplications à Cappadoce; mais y eut rin à entirer. I pleurait à siaux, et i rêponait n'importe quei, tout à latraverse. Ça n'avait ni queue ni tête.

Là-dessus le brigadier enterprint Calebasse, - et c'est par li qu'osurent comment que tout s'était arrivé.

Calebasse et Cappadoce allaient souvent beire au café deu Boeu-Gras, enface de cheux Francis, le barbier de Grauménil, qui avait dans sadevanture eune femme en cire do un grand chignon retroussé parderrière, à la mode de ce temps-là.

Calebasse, qui était eune mauvaise bête, disait à Cappadoce, qui enétait eune bonne, - un pauvre innocent:

-    Tiens! qu'i li disait, en li donnant uncoup de coude, v'là la belle blonde qui est core à la croisée d'enface. V'là Valentine qui te reluque. O te cligne de l'yeu.

C'était pas des raisons à dire à un innocent comme Cappadoce. La veillede toutes ces histoires-là, durant que Francis était parti à lasoirante quant et sa femme, - celle qui n'tait pas en cire - pour allerfaire la partie cheux l'espert géomètre, Cappadoce vint tônyer par là.Il entrit cheux le barbier qui avait oubellié de barrer sa porte. Ilattrapit Valentine, il enlevit Valentine qui n'en fit ni pus ni moinsque s'olle 'tait consentante. I la coulit sous sa blaude et larapportit à Gaverolles.

Pour être juste, faut dire que Callebasse avait bé recommandé àCappadoce de reporter Valentine, mais Cappadoce n'avait pas voulu. Etau dernier moment, comme il avait perdu ce qui li restait de cervelle,i mangit la meitié des tripes à Nathalie, jetit le reste dans la haïedeu courtil et mint Valentine dans la marmite do eune bidonnée d'iaupar dessus. Ça n'avait pas de bon sens; mais qué qu'ous voulez ?Cappadoce était innocent. L'ci qui était fautif là-dedans, c'étaitCallebasse. Et, comme li dit le brigadier :

-    C'est tei, kénaille qué t'es, que jedevrais emmener et mettre à la souette.

Heureusement que le maire s'en mêlit; et l'affaire en restit dans cepar où, si ce n'est tout de même que fallut que les gens de Cappadocepayissent des dommages-intérêts: cinquante écus pour Valentine et neuffrancs quinze sous pour les pieds à Nathalie.

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   1.   Fête où l’on mange lespoumons, le foie , etc. du cochon
   2.   Préparé.
   3.   Tomber.
   4.   Dépouillé, déshabillé.
   5.   Crinière.
   6.   Toucher
   7.   Dépeignées.
   8.   Cuite.



L'HAORLOGE A SÉRAPHINE

Séraphine avait êté femme de chambre au château de Prébinet durant pusde quarante ans; et o s'êtait retirée au bourg de Blussy, dans lamaison qué li avait laissée sa tante Perpètue. Olle avait un biauménage. eune belle armoire à glace où qu’an se vyait de haut en bas. Leplancher de la chambre et de la salle était tout ciré comme dans unchâteau, et an s'y vyait quasiment comme dans la glace. Séraphinepassait d's heures à balyer jusqué dans les petits recoins, piez ofrottait, broussait, essyait, à n'en pu fini, le buffet, l'armoire, leschaires, tout. Y avait pas un migrot de pain, pas eune poussière àtrain-ner. Tout relisait.

Séraphine était d'excès propre étou sus lei-même. - propre comme un souneu - et ben habillée, comme eune parisienne. Le dimanche o mettaiteune robe de soueie noueire; et fallait la vei s'n aller à lagrand'messe en se trimoussant et en sautant de ci et de là, quand yavait de la boe, comme un eisiau qui va s’êvoler. Olle avait eu dans letemps un chat et eune cadronnette; piez, comme le chat avait mangé lacadronnette, o s'était dêfaite deu chat et nn'avait fait cadeau àPalmyre, la servante deu perbytère. Si bé qu'o n'avait pus que s'nhaorloge pour se désennyer.

L'haorloge à Séraphine était la plus vieuille, bé hasard, de notrepetite contrée. Olle 'tait pendue contre le mur... pas Séraphine. -l'haorloge - et o n'avait en tout et pour tout qué le cadron, les deuxpoueids en plomb et le balancier. Olle allait bé, - à condition qu'anla remontit tous les jours, et Séraphine n'y manquait pas. O pernaitsoin dé s'n haorloge comme d'un êfant, o l'êpoussetait, l'essyait,fallait vei ! Olle aimait s'n haorloge, o la flattait, o li causait, eto nn'était si fière qu'o refusit de la vendre à un moussieu deGranville qui li demandit à l'acheter.

I li en dit pourtant un bon prix, et il ôffrit co, par dessus lemarché, eune pendule dorée do un globe. O ne voulit pas.

-    Ous avez tort, qu'i dit.

Et i s'n allit en jetant un coup d'yeu, - un drôle de coup d'yeu, deucôté de l'haorloge.

La nuit d'aprez l'haorlogc se mint à sonner :

-    Eune, deux, trouais...

-    Est’i déjà trouais heures ?, que se ditSéraphine.

L'haorlogc continuait à sonner :

-    Quatre, cinq, six...

-    I devrait faire jour, que se pensaitSéraphine.

-    Sept, huit, neuf, dix, onze, douze...

-    Est-ce qu'i ne serait que minuit ?

-    Treize. quatorze, quinze...

Séraphine comptait toujous.

-    ... Vingt-deux, vingt-trouais...

Séraphine en tremblalt de tous ses membres.

-    … Cinquante-six, cinquante-sept...

Séraphine était épouvantée, olle en gnaquetait (1).

Olle allumit sa chandelle. Olle y mint pus de cinq minutes, et i lifallut sept huit allumettes.

L'haorloge sonnait toujous; mais Séraphine ne comptait pus: o nn'avaitpus la force, - ni l'idée.

Piez l'haorloge se mint à geindre. C'était san dernier soupir. Lebalancier ne bougeait pus: il 'tait raide. Séraphine étou. O fit venil'haorlogcr qui dêpendit l'haorloge.

-    C'est de la vieuille ferraille, qu'idit, de la rouille et de la poussière. Faut en faire vot' deu. Y a rinà faire. J'y travaillerais jusqu'à la fin de mes jours qu'o n'iraitpas. Je perds mon temps et vous votre argent. Je m'en vais.

Séraphine le payit... Et la v'là toute seule, au d'so, en face de savieuille haorloge. Le lendemain o rencontrit Polydore, l'aubergiste, eto li contit ses malheurs, ben entendu.

-    A vot' place, que dit Polydore, jeferai vei votre haorloge au grand Charlot. I n'est pas haorloger dé s'nétat, mais i s'entend à tout; et c'est li qui a ramarré dernièrement lamontre au curé de Montsecret. Les haorlogcrs de Flers et de Condé sel'étaient passée d's uns az autres durant pus de deux ans, et on'avaient jamais pu en veni à bout: et d'piez que Charlot l'a médecinéeà sa manière, o va d'un charme.

Séraphine fit veni le grand Charlot qui dêmontit l'haorloge, - etvivement co ! Séraphine en avait ma dans le corps.

-    Av'ous de l'huile, qu'i dit?

-    Je n'ai que de l'huile d'olive - pourla salade - que li rêponit Séraphine.

-    C'est bon, c'est bon. Passez-meil'huile d'olive.

Séraphine li apportit l'huilier. Charlot huilit tout. Ah! I n'êpernitpas l'huile : toute la burette y passit. I remontit l'haorloge, larependit contre le mur et montit les poueids.

-    J'allons vei ce qu'o va faire, qué ditCharlot.

I donnit un coup de pouce au balancier.

-    En avant, arche ! qu'i dit en riant.

Séraphine ne riait pas, lei; olle 'tait là, toute jugée, en face dé s'nhaorloge. O n'osait solement pas respirer.

-    Tic-tac, tic-tac, que fit l'haorloge.

-    Eh bé, vous vyez, que dit Charlot, lav'là partie.

Séraphine était heureuse à s'n êvénoui. O ne le fut pas longtemps.L'haorloge allait, mais olle allait à reculons. La grande aiguille, enplace d'aller de gauche à dreite, était partie dans l'autre sens, -dans le sens que ne fallait pas.

-    Vous vyez, que dit Séraphine ?

-    Je veis bé. O fait la mauvaise tête.Attendez ! Attendez un petit moment.

I restit là un moment sans causer.

-    Ya que demi ma, qu'i dit. J'avais peuxque la grande aiguille allit d'un sens et la petite aiguille del'autre. Mais la petite emboîte le pas à la grande. O vont dans le mêmesens. Laissons les aller comme o veulent. L'haorloge va, 's pas ? Lepus malaisé est fait. O va, et s'o ne se met pas à aller, dé s'n esto,deu côté que faut, ous me le ferez dire. Au plaisi, MademoselleSéraphine.

L'haorloge allait, et olle allit, - toujous dans le sens que ne fallaitpas, - jusqu'à la soirante. Piez o se mint à braire comme eune gent àqui qu'an érait arraché eune dent, piez à rire, mais à rire ! às'égouler de rire !

Séraphine en était malade. Le balancier, durant ce temps-là, sebalançait comme s'il avait été fou, i montait quasiment jusqu'auplafond.

-    Ma pauvre horloge est ensorcelée, quese disait Séraphine, c'est le Granvillais qui l'a ensorcelée.

Olle érait échappé s'olle avait eu ses souliers, mais olle 'tait enchaussons. O restit là, - la mort dans l'âme, - aussi malade qué s'nhaorloge.

Au bout de deux trouais heures l'haorloge s'arrêtit, piez o repartit,mais toujours à rebours. Le grand Charlot devait reveni le lendemain,mais il 'tait au château de Trucqueville à ramarrer le calorifère, -pace qué Charlot était core un brin fumiste. Piez quand o l'eurent auchâteau, o le gardirent pour remettre en état eune roe de cabriolet, -pace qu'i s'entendait étou à la carrosserie. Si bé qué, quand i revint,huit jours aprez, l'haorlogc n'allait pus en tout. Charlot se fâchit, itraitit l'haorloge de vieuille rosse, de sale bique... Ah ! I li en dit! sans compter des serments comme Séraphine nn' avait entendus de savie.

I redêmontit l'haorloge, la huilit co bé, mais les aiguillescontinuaient à aller a rebours.

-    Y a un remède, que dit Charlot, et n'yen a qu'un. C'est de repeindre les chiffres deu cadron dans le sens oùque les aiguilles vont asteure. Je m'en cherge. Nous v'là tirésd'embarras... A moins que l's aiguilles ne repartent dans l'ancien sensquand les chiffres éront changé de place. Oz en seraient co bé capables! Je ne le creis pas tout de même.

Charlot apportit le lendemain deux potées de peinture, eune de blanc eteune de noueir - et i fit les chiffres comme il avait dit : eune heureen place dé onze heures, deux heures en place de dix, - et ainsi desuite. C'était de l'ouvrage bé faite, Séraphine en convenait ; mais one put pas s'habituer à compter 1es heures dans ce sens-là. Ça licassait la tête.

Un dimanche que le grand Charlot était venu vei ce qu'en disaitl'haorloge, i trouvit Séraphine acculée sus eune petite chaire à côtéde la croisée, les mains jointes et en train de soulasser. O faisaitpitié.

-    J'ai eu bé tort, qu'o dit, de ne pasvendre m'n haorloge au moussieu de Granville, qui m'n ôffrait deuxcents francs et eune pendule à globe.

-    S'ous voulez la vendre, que ditCharlot, i ne manquera pas d'amateurs. Je me cherge de vous en trouver.

-    D's amateurs pour une haorloge qui va àrebours !

-    Raison de pus, Mademoselle Séraphine,raison de pus piésqué c'est pus râle. Donnez-mei eune petitecommission... ce qu'ous voudrez... mettons dix pour cent... et je vousfais vendre votre haorloge un bon prix. Combé qu'ous en demandériez, devotre haorloge, Mademoselle Séraphine ?

-    Bé dame, je ne sais pas, mei ! Combéqu'ous kérlez qu'o peut valei…  à votre estime ?

-    O ne vaut sou. Je n'en voudrais pourrin. Mais un amateur peut vous la payer cinq cents francs comme centsous.

-    Cinq cents francs ? Je ne peux pas, «en conscience », en demander cinq cents francs.

-    « En conscience ! » Ous pouvez demanderce qu'ous voulez - et l'amateur vous en dire ce qu' i veut. Ous êteslibres, tous deux. « En conscience ! » Y pas de conscience là-dedans:c'est un marché. Faut en demander mille francs. C'est ce que je vais endemander, s'ous voulez que je me cherge de la vendre.

Le grand Charlot s'n allit vite cheux un nommé Moussieu Pouche, quiavait sa maison toute plein-ne de vieuilleries et qui avait déjà eunedouzain-ne de vieuillcs haorloges.

-    J'en ai assez, qu' i dit. J'en ai trop:je ne sais pus où les mettre.

-    Ous pourriez en avei cent, - et mille,- que dit Charlot, qu'ous nn'ériez pas eune comme celle à MademoselleSéraphine.

I contit à Moussieu Pouche que l'haorloge à Séraphine était la plusvieuille de toute l'Europe, et qu'olle avait êté fabriquée par lesTurcs ou les Chinois deu temps de Charlemaigne, p'tet' dePépin-le-Bref. Y en avait eu eune autre... en Pologne, cheux le roi dePologne. O fut volée par les Boches durant la guerre - et cassée,mincée dans un accident de chemin de fer.

I n'en restit que le cadron, que dit Charlot; et core, il 'tait bécabossé, qu'i paraît. O l'ont mins dans un musée, - et il en valait lapein-ne. Figur'ous, Moussieu Pouche, que les chiffres deu cadron vont àrebours.

-    Comment à rebours ?

-    Oui, faut compter de dreite à gauche.L’s aiguilles n'allaient pas, deu temps de Pépin-le-Bref, comme o vontdans l's haorloges d'asteure. Oz allaient dans l'aut' sens.

-    C'est curieux, que dit Moussieu Pouche.

-    D'excès. Ous pourriez même dire «inkériable », et pourtant c'est sûr et certain. Je vous le ferai veisus l'haorloge à Séraphine, quand ous voudrez, - et le pus tôt sera lemieux, vu qué y a déjà bé d's amateurs à tônyer à l'entour. MademoselleSéraphine en demande mille francs. O les vaut. Mais je vous l'érais àmoins s'ous 'n aviez envie. O me connaît: o me demanderait moins qu'àun horsain. O me ferait, bé sûr, eune bonne diminution... Ous medonneriez eune petite commission... mettons dix pour cent sus ladiminution. S'ous payez l'haorloge huit cents francs, - eunesupposition, - en place de mille, ça vous fera eune pièce de vingtfrancs.

C'est eune haorloge râle, Moussieu Pouche, la seule dé s'n espèce,comme i ne s'en fait pus depiez Pépin-le-Bref. C'est eune occasion.

Ah ! i li en dit ! I nn'avait eune platine, le gars ! Et i finit par limettre la tête sous l'aile, comme an dit co quioquefouais.

Moussieu Pouche payit l'haorloge cinq cents francs, et Séraphine ne sefit pas périer en tout pour donner cinquante francs à Charlot, comme ilavait êté dit. Moussieu Pouche li en donnit autant, comme il 'taitconvenu, si bé qu'o furent ben aises deu marché tous les trouais; etl'ci qu'i fut co le pus content, c'est l'ci qui fut volé.

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   1. Claquait des dents.


HISTOIRE DE SOULIERS


Sosthène dit à Tiennot :

-    Rapelle-tei bé ce qui est réglé etconvenu: je m'appelle Rasyphe et tei Thôdule.

O s'n allirent tout dreit cheux Hébert, le marchand de chaussures enface de la halle au beurre; et « Rasyphe » dit à Madame Hébert quiétait dans la boutique en train de bâter (1), qu'il avait bésoin d'eunepaire de souliers.

-    Queue sorte de souliers qu'ousvoudériez ? que li demandit Madame Hébert. Des souliers solides ?

-    Oui, s'ous voulez, mais pas troppésants n'tou. Je seis de noce de mardi en huit. C'est not' cousinWilfrid de Quincu sus Clairefougère qui se marie do la jeune des fillesau père Coupiche de Cambuzot...

Sosthène - ou Rasyphe, comme ous voudrez - n'avait pas de cousin àQuincu, ben entendu; et le père Coupiche de Cambuzot ne mariait pas safille pour la bonne raison qu'i n'avait pas de fille et que même n'yavait jamais eu de Coupiche à Cambuzot. Sosthène était un menteux, et is'entendait à menti.

-    Ous compernez, Madame Hébert, que je nepeux tout de même pas aller à noce do deux godillots comme ceux quej'ai dans les pieds. Donnez-mei quioque chose dé moins p'sant et debon, car je ne veux pas de camelote... J'aime mieux vous le dire toutde suite, Madame Hébert, comme je vous l'ai dit bé des fouais, je n'enveux pas. Ous m'avez bé servi dans par asteure, je le sais bé, - etm'est avis que je le mérite étou : y a pus de vingt ans que je mechausse et me fais rensumeler cheux vous. C'est cheux vous, MadameHébert, que nos gens m'achetaient mes « caucaus » comme an dit, quandj'étais pétiot... Pour en reveni à ce que je vous disais, je tiens à laqualité. J'aime mieux payer vingt sous de pus et avei de la bonnemarchandise - et qui seit à man pied.

-    Assiéz'ous, que dit Madame Hébert,assiéz'ous.

Et durant qu'o s'assiézaient, olle aveindit (2) des souliers quiétaient là dans leux boites en carton derrière le comptoir; et onn'apportit eune brassée à « Rasyphe », tout en li faisant l'article,ben entendu.

« Rasyphe » essayit les souliers, i l's essayit tous, l's uns aprez l'sautres.

-    Ceux-là sont d'excès grands, qu'idisait, mes pieds bartant dedans. Je mettrais quasiment mes deux piedsdans un soulier. Il en print une autre paire, de jolis souliers, lebout pointu.

Mais il ahannit bé à les couler.

-    Je ne pourrais pas les garderlongtemps, qu’i dit. Je ne seis pas à l'aise là-dedans. Ah! la, la!miséricorde! J'ai l's orteils en bouillie. J'en seue.

Et i tirit de sa pouchette un grand moucheux à carriaux pour s'essyerle front.

-    Madame Hébert. trouvez-mei, s'i vousplait, quioque chose d'un brin moins êtreit. Thôdule, donne-mei donc uncoup de main pour tirer ces souliers-là. Je ne vais pas me chevi (3)tout seu... Attention ! doucement, Thôdule, ne vas pas m'arracher lepied quant et le soulier !

« Thôdule » tirait du, mais i tirait de coin comme un grand maladroitqu'il 'tait.. P'tet' co ben étou qu'i le faisait exprèz... I tirait sidu qu'o manquirent de faire le bonscul tous les deux, et que si «Thôdule » avait continué à tirer et à saquetonner (4) comme i faisait,« Rasyphe » érait co bé pu attraper eune êteurse.

-    Permettez, que dit Madame Hébert,permettez...

O se mint à tirer comme eune gent qui a la manière et l'accoutumance ;et le soulier vint, - pas co sans ma, - mais i vint.

-    O sont putôt justes, que dit MadameHébert, mais, ous savei… ça se fait.

-    Eh bé, je vous garantis que ceux-là nese feraient pas : j'en ai co l's orteils tout doulants.

Madame Hébert s'n allit queri tout un chergement de souliers. « Rasyphe» en essayit co quioques paires, et à force d'essayer, il en trouviteune paire à san pied.

-    En v'là qui vont, qu'i dit. Je seis àm'n amain (5) dedans, j'y remue l's orteils.

Madame Hébert n'êtait pas au bout de ses pein-nes.

-    V'là ce qu'i me faut pour la mesure,que dit « Rasyphe », mais je voudrais quioque chose de moinsconséquent. Ces souliers-là ne me haitent (6) guère... O vont, mais obossent trop, o pèsent pus d'eune livre chaque. C'est des souliers deterrassier. O n'iraient pas pour la noce ni même pour le recroc (7).

-    C'est des bons souliers, que disaitMadame Hébert, des souliers de fatigue, comme en faut à la campagnepour l’hiver.

-    Oui, mais justénément, en hiver je metsmes sabots à collet et mes galoches. C'est pas pour l'hiver que j'aibêsoin de souliers, c'est pour asteure, pour aller à noce... de mardien huit... Ous compernez, Madame Hébert ? I me faudrait de la chaussurepus ligère.

- Eh bé, si en cas, que dit Madame Hébert, pernez des souliers bas.

Olle aveindit co eune douzaine de boites.

- Ah! je vous donne bé deu train, que disait « Rasyphe » comme s'ilavait été au d'so.

« Rasyphe » recommencit à essayer et, à la douzième paire :

- J'ai trouvé, ce coup-là, qu'i dit. V'là de jolis souliers, vernis etqui cuittent. V'là ce qu'i me faut pour la noce.

Piez i se ravisit. Ses chaussettes li tombaient sur les souliers. Ça neferait pas bon effet un jour de noce.

- Bé sûr que non, que dit Madame Hébert, mais dans ce cas-là an met des« fixe-chaussettes ».

O li montrit eune Image pour li espliquer ce que c'était, et comme i necompernait pas, o li en mint eune paire dans les mains.

- C'est des jerretières. que dit « Rasyphe ».

I ne les essayit pas. I dit que ça le gênerait, que ça li catouilleraitle mollet, qu'il 'tait d'excès catouilleux. I ruminit un moment, piez idit que, tout compte fait, valait mieux qu'i print des souliersordinaires.

Madame Hébert continuit à déballer des souliers ordinaires, et «Rasyphe » à l's essayer sans rin trouver qui li convint.

- C'est tout de même de la malchance, qu'i disait en soulassant (8), 'spas, Thôdule ?

- Oui, Rasyphe.

- Y a de quei perdre patience.

- Ah! pariou, oui, que se pensait Madame Hébert.

Y avait longtemps qu'olle avait perdu patience; mais o se donnait ben àgarde de le laisser vei, - comme faut dans le commerce.

-    A perpos, Madame Hébert, que dit «Rasyphe », Mademoselle Virginie est-eu là ?

-    Non, olle est en course.

-    Je vous le demandais... Toutsimpellemont pour... pour savei, pace qué, la dernière fouais, c'estlei qui me servit, 's pas Thôdule ?

-    Oui, Rasyphe.

-    Ec o me trouvit ce que me fallait deupremier coup. Olle a le coup d'yeu... et o connaît mes pieds. Et...comme cela... olle est à la course. O ne va p'tet' pas tarder. Enattendis, je pourrais core essayer quioque paires de souliers.

Durant qu'il esssayait co, Virginie rentrit, à bout d'halein-ne. MadameHébert li fit signe de se cherger de « Rasyphe ». O nn' avait assez, onn' était élugée (9).

-    Ah! Mademoselle Virginie, que dit «Rasyphe », ous allez me tirer d'embarras.

I tirit sa touine.

-    En voul'ous deux brins, Mademoselle ?

-    Merci, jé nn' use pas, qu'o li rêponitsecquement.

C'était eune gent de haute futaie que Virginie, ossue, large d'êpaules,forte comme un cheva, toujous en noir, le bé pincé, et l'yeu du,quasiment mauvais. Olle 'tait mal leunée les trouais-quarts deu temps;et pace qu'olle 'tait restée vieuille fille, olle en voulait à tout lemonde, - comme bé d'autres, - de n'avei pas trouvé chaussure à sonpied, même dans la boutique à Hébert.

«  Rasyphe » espliquit tout deu long à Virginie ce que lifallait pour la noce de son cousin Wilfrid de Quincu sus Clairotte, quiêpousait la jeune des filles au père Coupiche de Cambuzot :

-    Eune belle grande fille dans votregenre, Mademosellc Virginie. 'S pas, Thôdule ?

-    Oui, Rasyphe.

-    Et qué qu'ous d'sirez comme souliers ?

-    N'importe queue sorte de souliers,pourvu qu'o me vaïjent.

Madame Hébert s'était sauvée, toute rouge, comme s'olle allait avei uncoup de sang.

-    V'là ce qui vous faut, que dit Virginie.

« Rasyphe » coulit les souliers.

-    O sont êtreits, qu'i dit. Piez fautvous dire que j'ai l's orteils doulants.

Virginie allit li queri des souliers pour pieds sensibles, mais ozétaient, l's uns trop longs, l's autres trop courts. Y avait ci, yavait ça.

-    Donnez-mei vot' pied, que dit Virginieen s'accouvant à côté de li, je vais prendre vot' mésure.

-    C'est pas des souliers sus mesure queje voudrais, c'est des souliers tout faits, tout prêts à couler... Ouscompernez ?... et à man pied, comme de juste.

-    C'est deu quarante-quatre qu'ouschaussez, deu quarante-quatre, grande largeur. J'en avons.

-    Voyons, Rasyphe, que disait Thôdule,dêpêche-tei ! V'là la trente-septième paire que t'essaies. Tu ne vaistout de même pas rester là deux heures de temps à couler et à tirer dessouliers.

-    Tu sais que j'ai bésoin de soulierspour la noce... Le sais-tu, oui-t-ou non, Thôdule ?

-    Oui, Rasyphe,

-    Eh bé, je vais essayer jusqu'à ce soir,s'i faut, mais je ne veux pas m'n aller dessans.

-    V'la quatre paires de quarante-quatre.Essayez-les, que dit Virginie, et s'o ne vous chaussent pas, allez enqueri aut' part !

Ah! o n'tait pas de bonne himeur, Virginie ! Et olle avait biau êtredans le commerce, o ne s'en cachait pas.

« Rasyphe» la regardait deu coin de l'yt'u et il avait ben envie derire, mais i restait sérieux comme un âne, respect de vous, qui beitdans un siau.

Il essayit donc les quatre paires, et à la quatrième i dit :

-    Ceux-là ne vont pas trop ma, - exceptéà la couture... là, vous vyez, sur le dessus... La couture me gêne.

-    La couture ? que dit Virginie, enmettant le deigt dessus, c'té couture-là ne vous gêne pas. Et piez, s'ovous gêne, çà se fera.

-    Mais...

-    Y a pas de « mais », ces souliers-làvous chaussent de première. Les pern'ous, oui-t-ou non?

-    Piésqu'ous me dites que ça se fera à lacouture, je vais les prendre.

Virginie l's avait déjà rempaquetés et ficelés dans leu boite.

-    Et combé que ça peut valei, cessouliers-là, que demandit « Rasyphe » ?

-    Soixante-cinq francsquatre-vingt-quinze.

-    Soixante-cinq francs ! oz ont doncrencherdi.

-    Au contraire. An les vendaitquatre-vingts francs, l'année passée.

-    Soixante-cinq francs, dix-neuf sous !C'est bé de l'argent, 's pas, Thôdule ?

-    Oui, Rasyphe.

« Rasyphe » tirit san porte-monnaie.

-    Ous allez me faire eune petitediminution, Mademoiselle Virginie.

-    Ça ne se peut pas, vous vyez lapancarte : Prix fixe.

-    Je veis bé... mais je seis eunevieuille pratique... Ous n'avez guère de pratiques comme mei.

-    Eune chance ! que se pensait Virginie.

-    C'est cheux vous que nos gens m'ontacheté mes premiers « caucaus ». Ous allez me faire eune petitediminution... Quand ce ne serait que de quarante sous, trouais francs.

-    Ça ne se peut pas. Prix fixe.

-    Eh bé, si en cas, que dit « Rasyphe »en remettant son porte-monnaie dans sa pouchette, an ne va pas faired'affaire. A revoir, Mademoselle Virginie.

 Piez quand i vit qu'olle avait l'air tout êfarouée (10), ileut un bon mouvement. I redoublit et se rapperchit de lei.

-    Mademoselle Virginie, qu'i li ditenter' haut ct bas, i me ferait deu de m'n aller comme cela, et de vouslaisser de mauvaise himeur. J'aime mieux vous dire tout de suite ce quien est et nn'avei le coeur net. J'avais gagé do not' voisin Thôdule,qu'ous vyez là sus le sieu de la porte... j'avais gagé quatre demis etquatre petits pots de la bonne que j'essaierais quarante paires desouliers sans en prendre eune. J'ai gan-gné, s' pas Thôdule ?

-    Oui, Rasyphe.

-    J'ai gan-gné les quatre demis: et y ena un pour vous, Mademoselle Virginie, s'ous voulez veni quant et nousau café de la Pie.

Virginie n'allit pas à la Pie.

______________

   1.   Tricoter des bas.
   2.   Atteignit
   3.   En venir à bout
   4.   Tirer brusquement dans tousles sens
   5.   À mon aise
   6.   Plaisent
   7.   Repas du lendemain
   8.   Soupirant.
   9.   Ennuyée
  10.   effarouchée.



RAGUFINE


Ragufine était eune gent capable: o puçait, o bartait, o blêtait (1), osciait, olle érait fauché en cas de bésoin. O nn' abattait de l’ouvrage! et de la grosse ouvrage ! Olle 'tait forte comme un cheva. Olle 'taitputôt d'eune grande vie et o n'avait pas peux d'eune bonne goutte. Olleavait un petit bien, - quasiment la tenue de deux vaches, - et del'argent étou. Olle avait ben êperné... piez olle avait eu la sucessionde sa tante Aglaé de Ménil-Ciboult, dans les dix mille francs, qu'i futdit. Oui, mais v'là ! il 'tait venu, quioque temps aprez, un horsain,eune espèce de moussieu qui faisait le gros et qui avait la langue bêpendue, - et qui li dit que fallait pas laisser dormi s'n argent, maisla placer, la faire fructifier, comme i disait.

-    Je vous la placerai, vot' monnaie, qu'idit, à huit deu cent, - et l'intérêt payé d'avance,

Ragufine se mêfiait. I l'embobelinit tout de même - pour deux millefrancs. I payit l'intérêt tout de suite. C'était pas malin n'tou. I s'nallit de la partie et Ragufine ne l'a jamais revu, ni ses deux millefrancs. Olle érait mieux fait de laisser dormi s'n argent que de lafaire rêveiller par ce gars-là.

Ça fait que Ragufine après ce coup-là gardit sa monnaie cheux lei; etpour ne pas mettre tous l's oeufs dans le même panier, comme ditl'autre, o la cachit dans pus d'un endreit, - jusque dans le fond d'unpot à crème et dans la doublure d'eune vieuille cotte, - en attendisqu'olle achetit un coin de terre,

O s'était bé juré de ne pus prêter ne placer. O se laissit co tentertout de même deux ans aprez. Sa cousine Pélagie s'était mariée do lebarbier deu bourg, un nommé Racahout, qui se mint dans la tête d'allerà la ville pour être coiffeur; et, comme les Racahout avaient bésoin dequioques sous pour se commencer, o leux pretit huit cents francs pourun an à cinq deu cent. Au bout d'un an Racahout payit l'intérêt,l'année d'aprez i ne payit rin en tout.

Si bé qué Ragufine s'n allit à Vaucoudray r'clamer ce qui li était dû;et comme o partait pour la gare, la mère Coqueleu li dit :

-    Dites donc, Ragufine, pièsqu'ous allezà Vaucoudray, ramenez-nous donc Bébert, man petit-fi qui est cheux lesPiquois, au bout de la ville, route de Falaise. Ça se peut i, Ragufine ?

-    Ça se peut, mère Coqueleu. Je m'encherge.

-    Eh bé, si en cas, v'là trouais francspour son billet.

En sortant de la gare de Vaucoudray, olle  avisit un grosmoussieu qui s'apperchit de lei et qui li dit poliment, en tirant seichapiau :

-    S'i vous plait, Madame, qu'i dit,soufflez-mei donc dans l'yeu. Je deis avei là, dans le coin, eunepoussière qui ne veut pas s'n aller et qui me fait d'excès ma.

-    C'est p'tet' un guibet, que ditRagufine.

-    Ça se pourrait co bé. Regardez, qu'idit. C'est-i un guibet ? Le vy'ous ? Tirez-lé, si en cas, do le coin devot' moucheux, ou do le bout de vot' deigt, comme ous voudrez.

-    Je veux bé, qu'o dit; mais, enattendis, ne vous frottez pas l'yeu qui vous fait mal. C'est l'autreque faut frotter.

I se trouvit là, à côté deu gros bonhomme, un gars mal miné, qui avaitl'air d'un bégaud (2), et Ragufine li dit:

-    Tenez mei donc, s'i vous plait, man sacet man parapluie, qu'o dit, durant que je vais chercher le guibet.

-    Regardez bé, que disait le bonhomme.C'est-i un guibet, eune poussière, un migrot de cherbon ?

Ragufine ne vyait ni guibet. ni poussière, ni cherbon.

-    Eh bé! qu'i dit, soufflez, soufflezfort... pus fort.

O souff1it de toute sa force: eune ventée à renverser un chêne! et osoufflit si longtemps qu'o nn'était tout alouinée (3).

-    Ça deit être parti, qu'i dit... Je seissoulagé.

La pauvre Ragufine l'était étou. Quand o se tournit pour reprendre sansac et san parapluie, le gars n'tait pus là,

-    Eh bé, qu'o dit, me v'là bé. Leconnaiss'ous ce pucetier-là, qu'o demandit au bonhomme.

Il dit que non, et que fallait couri cheux le commissaire de police. Etdurant qu'oz y allaient :

-    Attendez-moi là eune minute, qu'i dit.Je vais queri deu tabac.

I tournit à main dreite, et i ne revint pas. Ragufine comprint qu'il'tait de mèche et d'affût do l'autre. Eune chance co qué toute s'nargent n'tait pas dans le sac et qu'o nn'avait d'autre dans lapouchette de sa cotte de dessous. Olle eut bé regret à san sac, quiétait tout neu, et ès quinze francs neuf sous qui étalent dedans.

O contit ses malheurs à Racahout qui li dit :

-    Je vais m'n'occuper, qu'i dit. Jeconnais le commissaire, je l'ai tenu par le bout deu nez bé desfouais... I me deit co trouais barbes. Je cours cheux le commissaire.

Ragufine dit que ça ne pressait pas. Ça pressait, mais olle avait peuxqu'i n'êchappit comme l'autre... pour aller queri deu tabac; -censément. o tenait Racahout, o n'allait pas le lâcher. Racahout fitmine de ne pas entendre. I vyait bé que l'orage apperchalt, i voulaitse tirer de là un moment.

-    J'y vais, qu'i dit.

I sautit dehors, ct lé v'là parti en courant comme un lièvre.

I n'allit pas loin, et revint écouter au coin de la porte. Ragufineespliquait à Pélagie qué li fallait s'n argent, toute s'n argent ettout de suite.

-    Ça ne se peut pas, ma pauvre Ragufine,que disait Pélagie, ça ne se peut pas. Je n'avons pas le sou, lecommerce ne va pas. Y a la crise, y a la concurrence. Il est venu à lafin de mar un grand débaltafrisé - de l'autre côté de Falaise, qu'iparait. - Il a ouvert boutique sus la place deu Marché, à côté de laGrande Pharmacerie… Deux salons ! do des glaces tout alentour où qu'anse veit de haut en bas. Deux salons ! et y en a un pour les femmes, quivont s'y faire onduler !

-    Onduler! que dit Ragufine qui kéryaitqué n'y avait que la tôle a être ondulée.

Fallut que Pélagie li espliquit qu'y avait étou des tignasses onduléeset qui donnaient ès dames et ès demoselles un faux air, respect devous, de chiens caniches. Racahout rase bê, que dit Pélagie, i rase depremière, mais i n'est co pas de ces pus adreits ès ondulations, -surtout ès permanentes... qui durent huit jours... Et ça fait que legars de Falaise nous a enlevé pus de la meitié de nos pratiques. C'estpourquei, je vous en supplie en grâce, attendez core un bout de temps:et, si l's affaires ne reprennent pas, je vendrons le petit pré quinous reste et je vous rendrons les huit cents francs.

Là-dessus o se mint à souleuser et à pleurer: et olle embrassitRagufine cinq six fouais d'affilée, Racahout qui rentrit au momentn'eut pas besoin de se forcer pour pleurer comme Pélagie. Il embrassitRagufine sus les deux joes, - et bé des fouais. - et o se la passaientpour l'embrasser et la rembrasser. Si bé que Ragufine enn' était êfaréeet se demandait quand que ça qu'allait fini. O ne s'attendrit pasquante même, o dit co que li fallait s'n argent; mais o se perlait benen lei-même qu'o n'allait pas la ravei.

Ragufine dînit cheux Pélagie; et comme o n'avait pas dix-heuré, olleavait appétit. O mangit eune bonne bouchée. Autant de prins sus leshuit cents francs,

Au café, Pélagie ne servit pas d'iau-de-vie; et comme o vyait queRagufine n'en revenait pas :

-    Ya des semain-ne que j'en n'avons pus,qu'o dit, o se remint à pleurer comme eune fontain-ne,

Ce coup-là Ragufine s'attendrit, o se levit.

-    Donnez-mei eune bouteille ou eunetaupette (4) qu'o dit.

Et la v'là partie à grandes ajambées cheux l'épicière d'en face, etolle en rapportit eune chopine de celle de cidre. Olle en versit et enreversit à Racahout et à Pélagie - et à lei étou comme de juste, On'tait pas gent à s'oubelier, la chopine y passit et, tout en beivant.- et en pleurant eune fouais de temps en temps, - o causèrent.

-    Je ne voudrais tout de même pas, quedit Ragufine, vous laisser dans le malheur... Penser qu'ous n'avez rinà mettre dans vot' café ! Y érait moyen de s'entendre, que je creis.Gardez co quioque temps mes huit cents francs. J'en ai bêsoin, maisj'en trouverai autre part; ct s'ous mo demandiez trente ou quaranteécus de pus un jour ou 1'autre je tâcherais de vous les trouver d'uncôté ou de l'autre,.. pace qué, comme je vous le dis, la main sus laconscience, ça me fait deu de vous vei dans le malheur, sans eunegoutte à mettre dans vot' café ! Solement s'ous ne me rendiez pas mn'argent l'année qui vient, ous me paieriez do vot' pré. J'érais le préde la Mare. I n'est pas grand et y a bé deu jonc. Qué que t'en dis,Pélagie ? Qué qu'ous en dites, Racahout ? Si je sommes d'accord,v'n'ous en quant et mei cheux le notaire siner un papier comme queic'est entendu et réglé.

Oz allirent donc au notairiat et oz en passirent par où que voulaitRagufine. Fallut siner.

Ragufine était pus d'a meitié reconsolée d'avei perdu san parapluie etsan sac et les quinze francs neuf sous qui étaient dedans, sans compterles trouais francs pour le billet à Bébert; et piez o se pensait enlei-même qu'olle avait bé des chances asteure d'avei le pré de la Mareà bon compte.


*
*  *


En sortant deu notairiat, Ragufine s'n allit queri Bébert cheux lesPiquois, à l'autre bout de Vaucoudray; et comme o passait sus laGrand-Place, o rencontrit Clodomir, le voiturier, qui li proposit de laremmener.

-    Parjou ! Je veux bé, qu'o dit; et ça setrouve bé, vu que man billet de retour est dans le sac, do les quinzefrancs neuf sous, sans compter les trouais francs pour le billet deBébert. Mais... à perpos, ér'ous de la place pour Bébert étou ?

-    Oui, y a de la place pour vous deux.Trouv'ous au Canard Blanc au quart moins de sept heures. Je seronsrentrés à la soirante. Faut rentrer de jour : j'ai oubélié ma lanterne.

Quand Ragufine arrivit cheux les Piquois pour prendre Bébert, i n'taitpas là, et o ne savaient pas où qu'il 'tait. I n'tait pas commode àteni, Bébert; et Piquois li-même avait bé deu ma à s'en chevi. Il avaitêchappé eune fouais jusqu'à la Lande-Huguet. I quérouinit (5) toute lamatinée dans le jardin ès Côtard; et le curé le trouvit, à trouaisheures de relevée, en train de manger de la laitue.

-    Olle est bonne, ta surelle, que li ditBébert.

Il en fit bé d'autres. O li avaient d'fendu d'aller à l'entour deutonnet et de toucher à la quenelle. Raison de pus pour y aller: ifaisait tout à la rebours de ce qu'an li disait. Il y allit et mint lebeire avau la cave. Pus de cinquante pots de perdus! et deu cidre depremière, quasiment deu pur jus ! I cassit la montre à Piquois, pourvei, comme i dit, la petite bête qui était dedans, il avalit lespilules à la grand'mère et eut des tranchées à faire péri un cheva; igrippit dans la vigne à l'espert geômètre, i chut do la vigne et sepochit, il érait pu se casser le cou. Voulut-i pas étou apprendre ànager au matou de Mademoselle Clopin dans la cuve où qu'o lavait sesbouteilles ? Enfin i leux en fit vei de toutes les sortes. Non, bé sûr,qu'o ne chômaient pas d'occupation do ce mogneau-là!

Piquois appelit Bébert et Bébert ne rêponit pas. Il 'tait monté dans leclocher de l'église Saint-Jacques et le custos n'y trouvit le gârs quequand i se mint à sonner le tocsin. Il avait êté vei, qu'i dit, commentque c'est fait, les cloches, et comment que ça sonne. Ah! oui, an peutdire que les Piquois n'eurent pas deu de s'en dêfaire. I les faisaittourner en bourriques.

Ragufine fit la collation cheux les Piquois et, au café, Bébert voulutavei sa goutte comme l's autres. Piquois fit mine de li en verser und'gout, mals Bébert ouvrait l'yeu :

-    Pas de moquettes, qu'i dit.

Piquols li en versit quioques lermes de celle de vin.

...Ragufine trouvit Clodomir au Canard Blanc, comme il avait dit, entrain d'en prendre pour un sou. I l'invitit à faire comme li. Bébertvoulait deu café étou et o li en donnirent pour avei la paix. PiezRagufine en ôffr'it eune autre soutée à Clodomir pour sa pein-ne,piésqu'i les remportait.

Il 'tait pus de sept heures quand o montirent en voiture. Ragufineavait prins Bébert sus ses genoux; et comme i s'était endormi tout desuite, Clodomir l'allongit, dans le fond, sus la paille. La nuitvenait... Le voiturier, qui n'avait pas de lanterne, arrêtit à laFougeraye et d'scendit au café Boulet pour en emprunter eune. Et durantque la Boulette li trouvait un bout de chandelle et eune vieuillelanterne qui n'avait que trouais vitres sus quatre, - et eune bé maladecore ! et des toiles d'éraignée partout ! - le voiturier, qui avaitsei, commandit un pot de beire. Et quand le pot fut vide, Ragufine, quien avait bu sa part, en ôffrit pour un sou à Clodomir; et comme Bouletrestait là à les regarder…

-    Assiéz'ous, Boulet, que dit Clodomir,assiéz'ous et faites comme nous.

 Après qu'oz eurent vidé leux tasses, Boulet leux ôffrit uncuiraço. Clodomir dit qu'il aimait mieux un fil, Ragufine goûtit aucuiraço : o trouvit que c'était gras, pas net au coeur.

-    Oui, que dit le voiturier, ça n'a pasde degrés.

Si bé que Boulet qui vyalt que Ragufine faisait la grimace allit querila carafe à celle de cidre et en versit eune bonne goutte dans le verrede cuiraço pour le remonter et le dégraisser. Les Piquois avalent bérecommandé à Ragufine d'avei l'yeu sus Bébert. Si bé que quand oremontit en voiture do la lanterne, où qu'o venait d'allumer le bout dechandelle, o jetit un coup d'yeu dans le fond, où qu'o s'attendait veiBébert. Hélos ! i n'y était pus !

O le cherchirent partout, sous la cherreterie, dans le vieux fournil,dans le douet Ferré, dans la mare ès Pérard, dans le courtil èsGignolles - où qu'il 'tait p’tet' co ben en train de manger de lasurelle. O cherchirent bé: mais autant chercher, comme dit l'autre, unnid de souris dans l'oreille d'un chat.

Clodomir ne se faisait pas de bile, i s'était remins à beire. Ah! Il enmouvit et il en suppit, des soutées !

-    Ça se perd pas, c'té grain-ne-là, qu'idisait; Bébert est là au travers, en train de quérouiner, bé hasard:tâchez de le racoinster (6) et donnez-li eu fie bonne scionnée.

Ragufine était dans tous ses états, o nn'avait ma dans le corps, Quéqu'allait dire la mère Coqueleu ? Qué que diraient étou les Piquois ?

O furent  plus d’eune heure devant que de trouver Bébert dansle tas ès Durand, - couché dans le fein et qui dormait comme un lérot (). Ce fut Olympe, la servante ès Durand, qui le rêveillit en pilantdessus: et Bébert se mit à crier comme un fersouaie. Oz eurent bé peuxtous les deux,

Ragufine, Bébert et le voiturier remontirent en voiture. Ragufinetenait d'eune main la lanterne et le petit gars de l'autre ct o tenaitbon. Clodomir fouettit son quercan. I faisait vent; et, comme imanquait eune vitre à la lanterne, le bout de chandelle s'êteignit,Clodomir ne russit à le rallumer qu'à la cintiéme allumette, - ladernière. I ne restait quasiment pas de chandelle, - guère pus d'undemi-pouce. O ne fit pas long feu; et au moment qu'o s'êteignait, o setrouvirent nez à nez do les gendarmes.

Oz étaient au carrefour de la Forêterie, en face deu café Tripier.Fallut d'scendre et entrer à l'auberge pour donner leux noms èsgendarmes, Clodomir eut bé deu ma à donner le sien: il 'tait parti pourla gloire et il avait la langue putôt épaisse, Ragufine nn'avait pas,lei, olle 'tait récente comme en se levant, et olle 'tait prête às'espliquer. Mais sitôt qu'olle ouvrait la bouche, l'ci qui êcrivaitsus san canepin li criait:

-    Tais'ous!

C'était un gros gendarme, pansu comme un poulain tardi, et qui avait degros yeux de huant, tout ronds, tout noueirs, ct l'air mauvais comme unvipère. L'autre était pus haut de taille, dreit comme un cierge, - belhomme, bonne philomie, - la bouche d'excès large, par exemple.Clodomir, qui a co souvent le mot pour rire, a dit bé des fouais dépiezque ce gars-là avait dû, quand il 'tait pétiot, manger sa bouillie doun sabre. Il avait quante même l'air d'eune bonne pâte de gendarme,comme i s'en trouve co, Dieu merci, au temps d'asteure.

-    Espliqu'ous, qu'i dit à Ragufine.

-    Tais'ous, que dit l'autre.

-    « Espliqu'ous... tais'ous... » Mais,que dit Ragufine...

-    Tais'ous, qu'on vous dit.

Le grand fit signe à Ragufine d'attendre core un petit moment, et quandle gros eut fini sa page d'êcriture, i dit étou :

-    Espliqu'ous.

De ce coup-là o s'espIiquit, o leux contit - tout à la traverse, puexemple, - comme quei et pourquei oz étalent en retard à cause deBébert qui s'était sauvé dans le tas ès Durand, de la lanterne quiétait vieuille et deu bout de chandelle qui était court, et deu ventqui était grand; et o leux disait de temps en temps;

-    Ous compernez ?

O ne compernaient rin ou à pu prez; mais le grand riait de si bon coeurque le gros finit par rire étou. Clodomir, qui vyait que ça faisait bé,essayit de s'espliquer à san tour. I ne put pas; et le gros gendarmecausit de li faire un autre procès pour avei bu pus que devei, et del'emmener à la souette. Ragufine le sauvit, o dit ès gendarmes queClodomir était un homme de conduite, et qui no beivait pas, - qu'ilavait femme et sfants - huit êfants, ct le dernier baptisé de la veille.

-    Pour ce qui est d' « en avei », qu'odit, i nn'a pas en tout. Si bègue un brin, c'est que ça li a fait del'effet, - ous compernez, - d'être arrêté sus route, i nn' a eu lessangs tournés, i ne sait pas dans par où qui nn'est, le pauvre Clodomir.

-    C'est cela, que dit le grand gendarme,mettons que Clodomir est ému.

-    Pour en r'veni à la lanterne, que ditRagufine, la chandelle venait de s'êteindre. Ous pouvez toucher le fondde la lanterne, il est co chaud. Le gros n'y touchit pas, l'autrepassit sa main sous la lanterne.

-    Fectivement, qu'i dit, c'est chaud.

C'était gras étou. Le sui avait jusé par dessous et i nn'avait plein lamain. Ragufine, qui baissait l's yeux au moment, vit eune tache d'unpied de large dans le devant de sa robe de mérinos.

-    Hélos! qu'o dit, ma cotte est perdue.

Le grand gendarme causit eune minute enter' haut et bas do l'ci quiavait un gros ventre, piez i dit en apperchant sa chaire de celle deRagufine :

-    L'affaire n'éra pas de suites, qu'i lidit tout bas.

Ragufine était heureuse. Olle érait ben embrassé les gendarmes, surtoutle grand.

-    Qué qu'an peut vous ôfri ? qu'o leuxdit.

Ragufine contit par aprez qu'o ne voulurent pas se laisser payer àbeire, et que, durant qu'olle en pernait pour un sou do Clodomir, lesgendarmes beivaient à part à la table d'à côté, mais qu'o netrinquirent pas. O causirent, o jastoisirent, v'là tout. Yen eut quidirent que c'était inkériable. Y en eut étou qui dirent qu'oz étaient àla même table et qu'oz avaient fait des parties de trente-et-un jusqu'àdeux heures dé matin.

Il en fut dit, - et bé pus que n'y en avait. Et pour ce qui est d'aveijoué jusqu'à deux heures dé matin, c'était des menteries. Oz arrivirentà minuit cheux la mère Coqueleu qui leux chauffit le café qui restaitd'à médi. Clodomir et Ragufine dirent qu'oz aimaient mieux un verre debeire, la mèrc Coqueleu aillit leux en queri un pot. Le café chauffaitdurant ce temps-là. Quand i fut prêt :

-    Ma fei, que dit Clodomir, autant lebeire piésqu'il est chaud.

Et la mère Coqueleu, pour ne pas le laisser beire tout seu, en versit àRagufine et à lei-même. Quioques jours aprez, le grand gendarme passitpar là et il entrit cheux Ragufine. I revint, - toujous bel homme,toujous aimable et de bonne himeur. I revint souvent... Les genscommençaient à causer.

Raguflne et san gendarme allaient ês noix, o tônyaient le long desviettes et des petits chemins. Les gens trouvaient qué y avait del'excès.

Ragufine n'tait pus toute jeune : y avait pus de trente ans qu'olleavait perdu ses dents de lait; mais o n'était pas faite pour de restervieuille fille, et olle 'tait toute prête à se mettre à ménage s'i setrouvait eune occasion. O se trouvit: et ça finit comme fallait. Ozétaient de la même âge, o se plaisaient, o cordaient, o se mariirent.Et Ragufine ne se plaignit pas trop longtemps d'avei perdu san sac etsan parapluie, et d'avei abîmé sa cotte deu dimanche. Olle avait ungendarme, qui était bel homme et homme de conduite, et capable, à laveille de passer brigadier: et, ce qui li fit quasiment autant deplaisi, l'année d'aprez olle eut, à bon compte, le petit pré de la Mare.

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   1.   Enlever des plaques d’herbe.
   2.   Sot.
   3.   Étourdie.
   4.   Petit flacon.
   5.   Manger des quérouins, despommes vertes.
   6.   Coincer dans un coin.



LA QUÊTE


L'abbé Guiffon était depuis trois ans curé de Rachy-sur-Esque, une desplus jolies paroisses du Bocage Normand. Pays boisé, prairies,herbages, plants de pommiers et, ça et là, quelques vallons étroits oùserpentaient des eaux rapides. Les habitants vivaient à l'aise,élevaient leur bétail, récoltaient leur foin et leurs pommes, etvendaient leurs produits aux marchés voisins. Ils étaient pour laplupart assidus aux offices du dimanche, et il y avait peu de paroissesde la région où les bonnes vieilles traditions se fussent aussi bienconservées.

Cependant l'abbé Guiffon n'avait pas tardé à remarquer que ses ouaillesmanquaient de générosité. Le sacristain, Jean-François, qui faisait laquête chaque dimanche, ne rapportait qu'une somme insignifiante. Mêmeles jours de fêtes carillonnées, la collecte ne s'élevait jamais à plusd'un franc quatre-vingt-quinze centimes, - trente neuf sous ! Et commeJean-François en retirait dix pour sa tournée, il en restait au plusvingt-neuf pour la fabrique.

Le curé n'avait pas manqué d'en exprimer sa surprise à son sacristain,homme sûr, avisé et de bon conseil, en qui il avait la plus grandeconfiance. Jean-François avait hoché la tête.

-    O sont comme cela, Moussieu le Curé, eto resteront comme cela.

-    Vous croyez, Jean-François, qu'il estinutile de leur en dire un mot du haut de la chaire ?

-    Oui. J'ai bé peux que ça ne serve à rin.

-    Comment ! poursuivit l'abbé Guiffon,voilà des gens qui ne se privent de rien, qui vivent comme coqs enpâte, qui roulent en auto, et dont les filles sont habillées, les joursde fête. comme des princesses, - bas de soie, souliers vernis et lereste... Et la plupart ne donnent même pas un sou à la quête dudimanche! Une telle ladre.., parcimonie est inadmissible et révoltante.Vous ne trouvez pas, Jean-François ?

-    Qué qu'ous voulez, Moussieu le Curé, osont comme cela.

-    Ceux qui viennent à la messe basse s'envont ensuite faire une station prolongée à l'auberge. Ils se gorgent detripes et de beefsteak, boivent deux ou trois cafés, copieusementadditionnés d'eau-de-vie... Il me semble que ces gens-là pourraientfacilement vous remettre quelques sous quand vous passez dans leursrangs.

-    Oui, sans doute. O pourraient.

-    Eh bien ! puisqu'ils le peuvent, jejuge convenable et même indispensable de leur représenter qu'ils ledoivent.

-    Je n'ai pas de conseil à vous donner,Moussieu le Curé, mais s'ous leux en touchiez deux mots, faudrait leuxdire la chose en douceur... pace qué j'ai bé peux que ça ne serve à rin.

Le dimanche suivant, le curé dit la chose... en douceur et fit lui-mêmela quête pendant qu'on chantait le « Credo ». Il récolta onze petitssous... et un bouton. Un certain nombre de paroissiens, mécontents desreproches - bien discrets cependant - que leur avait adressés le curé,avaient préféré garder leurs cinq centimes. Ils n'admettaient pas qu'onleur fit des remontrances sur ce point, - comme sur beaucoup d'autres -et à une leçon ils répliquaient tout de suite par une autre.

L'abbé Guiffon fut navré et eut soin de dire à son sacristain quec'était navrant. Jean-François en convint et ajouta une fois de plus:

-    O sont comme cela... Ya rin à faire.

Quand le sacristain - ou le « custos », comme on dit dans le pays -passait parmi les fidèles, chaque dimanche, il continuait d'y trouver àpeu près la même somme, - jamais plus de vingt-neuf sous, dix-neuf netpour la fabrique.

Cependant, le jour de la Toussaint, Monsieur Glume, gros industriel dela paroisse qui mettait rarement les pieds à l'église, déposa dans leplat du sacristain un billet de dix francs. Ce bon exemple ne fut passuivi par les habitants de Rachy-sur-Esque. Ils ne virent dans ce gestequ'une ostentation choquante; et plusieurs paroissiens, bien quefroissés de cette prodigalité inaccoutumée, en profitèrent ens'abstenant de verser leur contribution hebdomadaire de cinq centimes.Le produit de la quête fut ce jour-là de dix francs quarante-cinqcentimes.

L'abbé Guiffon s'obstinait dans son espoir d'amener ses paroissiens àune générosité plus marquée; et, puisque son éloquence avait échoué, ileut l'idée de faire appel à un orateur sacré, renommé dans toute laBasse-Normandie et qui avait opéré des merveilles dans la paroisse mêmede Rachy-sur-Esque. Il y avait prêché une mission quelques annéesauparavant et ramené au bercail mainte brebis égarée. Certain sabotier,entre autres, qui pendant plus de quarante ans avait renoncé à toutepratique religieuse, était revenu à l'église et s'était montré, depuislors, d'une piété édifiante. L'abbé Guiffon pria donc le Père Trubat devenir exhorter ses ouailles à la générosité.

L'éminent prédicateur s'empressa de se rendre à cette invitation, et àla nouvelle de son arrivée, toute la paroisse accourut. L'église étaitcomble. Monsieur Glume cependant était absent. Il eut été enchantéd'entendre le Père Trubat dont il appréciait le grand talent, - sans enêtre néanmoins touché au point de rentrer dans la bonne voie. MonsieurGlume professait en politique des opinions très avancées et en religionun rationalisme primaire et inébranlable. C'était un dur-à-cuire et ils'en faisait gloire. Obligé de partir en voyage pour affaires, il nevint donc pas admirer une fois de plus l'éloquence du Père Trubat. Ilétait avantageusement représenté par Madame et Mesdemoiselles Glume -Solange et Gisèle - et par le jeune Glume - Evariste; - et àl'exclusion de ce rejeton, qui manifestait déjà des dispositionsmarquées à suivre les traces du papa, la famille était prête commetoujours non seulement à goûter l'art oratoire du Père Trubat, maisaussi à se laisser entraîner par sa parole abondante, chaleureuse etpersuasive.

Le missionnaire était de haute taille et doué d'un embonpoint quiajoutait à sa belle prestance. Il avait la voix forte, chaude etvibrante, le visage expressif, sympathique, coloré, et des yeuxempreints généralement d'indulgence et de mansuétude, mais qui savaientau besoin lancer des éclairs. Dès qu'il monta en chaire, tous lesparoissiens, même ceux qui d'ordinaire, au moment du sermon, secarraient ou se rencognaient dans leurs bancs pour écouter pluscommodément leur pasteur, - ou sommeiller plus à l'aise - prirent unetout autre attitude.

Le Père Trubat parla de l'aumône et traita le sujet avec toutel'ampleur qu'il comportait. Il prêcha bien et longtemps; et, quoique ledicton « courte messe et long dîner » résume assez heureusementl'opinion des Bas-Normands quant aux observances dominicales, personnen'eut l'idée de reprocher à l'orateur ses copieux développements et sesmultiples digressions. Le sermon fut goûté de tous jusqu'à la fin, -exclusivement. Après avoir montré que c'est une obligation pour leschrétiens de secourir les malheureux et les déshérités, il crut bon derappeler que la véritable charité se distingue de la bienfaisance,vertu purement humaine, et qu'elle a de plus vastes frontières; et que,si nous devons donner aux pauvres une part de nos biens, nous devonsaussi, pour commencer, en consacrer une partie à la maison de Celui quinous les a prodigués. L'orateur sacré fit allusion au mauvais état dela toiture de l'église, au clocher qui menaçait ruine; et il allaitexposer que le digne et dévoué pasteur de Rachy-sur-Esque avait besoinde sérieuses ressources pour effectuer des réparations nécessaires eturgentes; mais il remarqua que les visages s'étaient tout à couprembrunis et que, d'un mouvement unanime, les fidèles se renfonçaientdans leurs bancs avec tous les signes d'une irrésistible lassitude.

Il n'insista pas; et pour reconquérir - dans la mesure du possible -ces auditeurs qu'il avait tenus jusqu'alors entre ses mains, il terminason sermon par une historiette amusante, qui réveilla un peul'attention et laissa tout le monde sous une impression relativementsatisfaisante.

A peine descendu de la chaire, le Père Trubat fit lui-même la quête, ilpassa lentement, s'arrêta au besoin devant ceux et celles qui n'avaientpas encore préparé leur obole. Les fidèles qui n'avaient rien à offriravaient bien besoin de s'incliner d'un air respectueux et contritdevant l'éloquent sermonnaire, comme ils le faisaient, du reste, devantle curé et même devant le « custos ». Beaucoup s'inclinèrent. Cependantquelques pièces de billon tombaient ça et là dans le plat argenté.

Après la grand'messe le curé s'informa tout de suite du produit de laquête.

-    Voilà, dit le Père Trubat... Deuxfrancs quarante-cinq.

-    Ce n'est pas brillant, déclara l'abbéGuiffon. C'est néanmoins un résultat inattendu et plein de promessespour l'avenir. Songez que même les jours de grande fête - double depremière classe - le montant de la quête ne s'est jamais élevé à plusde vingt-neuf sous.

-    Il est peut-être bon de vous dire,soupira le Père Trubat, que j'ai versé mon obole, - autrement dit unfranc.


LA MARMITE


La mère Quatre-Ecus habitait, au hameau de la Folletière, une vieillechaumière basse, bâtie de granit et de moellon, au milieu d'un plant depommiers. Elle se levait tôt, allait et venait toute la journée,soignait sa vache, ses volailles et son cochon. Le dimanche elledescendait à la bourgade, située à quatre kilomètres de là, assistait àla messe matinale et faisait quelques menus achats. Presque tous leslundis elle allait vendre un petit coin de beurre au marché deTinchebray. Bien qu'âgée de plus de soixante-quinze ans, elle restaitactive et vaillante, et jamais l'idée ne lui était venue de trouver sonexistence monotone. Elle recevait rarement une visite et ne s'enplaignait pas: elle avait fort à faire et n'aimait pas être « détourbée» (dérangée).

Aussi fut-elle plutôt surprise lorsque, par une claire après midi deseptembre, M. Courtignon se présenta chez elle. Ce visiteur, qu'elleconnaissait de vue et de nom, était un percepteur en retraite qui étaitvenu couler ses derniers jours au pays natal. Il avait la passion desantiquités; mais il était plutôt amateur que connaisseur, et il avaitencombré sa maison de vieilleries, presque toutes dépourvues de valeuret d'intérêt. Il avait réuni pieusement des vis de vieux pressoirs, descoffres vermoulus, des pichets en terre de Ger, des lampes à huile, desbassinoires... Sa collection était telle qu'il avait quelque peine àcirculer dans ses appartements; et pourtant sa passion était loind'être assouvie.

S'il venait chez la mère Quatre-Ecus, c'était dans l'espoir d'ydécouvrir de nouveaux trésors. Il avait appris qu'un magistrat, depassage au Theil, s'était rendu à la Folletière l'année précédente et yavait déniché des antiquités rares, entres autres une buire magnifique,bien que fêlée, et une marmite de forme très originale. En entrant ilavait aperçu, rangée au coin du foyer, une petite marmite, dontl'aspect l'avait tout de suite séduit; et, après quelques complimentsadressés à la maîtresse de céans sur sa bonne mine, il lui proposad'acheter le susdit ustensile de cuisine.

- Je voudrais bé, Moussieu Courtignon, dit-elle, je voudrais bé, maisça ne se peut pas. J'ai vendu la pareille, l'année passée, et eunechance que j'ai retrouvé c'té-là dans l'en-bas de la vieuille maison,car y en n'a pus en place. Et core olle 'tait si tellement rouillée quej'ai eu bé deu ma à la raffaiter. Olle est raffaitée asteure, olle estbonne, o fait m'n affaire. Olle est bonne à tout. J'y fais ma soupe,j'y fais cuire le lard, les truches (pommes de terre), la ché deboucherie, la volaille, - tout ! J'y fais man café, et je le passe à lachausse qu'ous vyez pendue lo, à dreite, dans le coin de la cheminée,comme au temps d'autefouais. Et il est bon.

Ma bru m'a ôfert eu ne cafetière, eune castrole et un treipied. Je nem'en sers pas, j'aime mieux ma marmite. J'y seis habituée. Piez o mesert de baronnette. Le soir quand je la veis se couvri de petitsbonshommes rouges, je me dis: i va en veni, i va co, plouvre.

M. Courtignon essaya plus d'une fois d'interrompre cet élogedithyrambique; mais la mère Quatre-Ecus était partie. Elle ne devaits'arrêter que lorsqu'elle serait à bout de souffle.  

- S'pas qu'olle est jolie ? An n'en fait pus comme cela. J'en aicherché à Tinchébray, à Flers, j'ai êté jusqu'à Vire pour en trouvereune. Y en n'a pus, ça ne se fait pus, qu'an me disait, partout. An nevous en ferait pas eune, même sus commande. J'avais tort d'aller siloin, j'en avais eune sous la main. Je me souvins de la marmite à not'grand'mère, et je me dis qu'o devait être dans l'en-bas de la vieuillemaison, là-bas au fond du jardin. Eune chance que je l'y retrouvis, -sans quei je ne me serais jamais reconsolée d'avei vendu l'autre aumoussieu de Paris. Olle est toute pétiote, comme ous vyez, mais bécommode, - haute sus pattes... Pas besoin de crimaillère. An peut fairedeu feu dessous sans qu'o seit pendue. Oui, an peut dire qu'olle estcommode, et jolie, d'excès jolie.

La mère Quatre-Ecus s'était arrêtée pour reprendre haleine, M.Courtlgnon profita de l'occasion pour lui demander:

- Consentiriez-vous tout de même à vous en défaire, si...

- M'en dêfaire ! Qué que je deviendrais sans ma marmite ?

- Si on vous en proposait un bon prix ?

- Je ne la vendrais pas pour tout l'or deu monde. An n'en fait puscomme cela.

- Combien avez-vous vendu la précédente ?

- Je ne m'en rappelle solement pus, je sais que c'était un bon prix, -mais moins qu'o ne valait. Le moussieu de Paris le sait ben étou, ettoutes les fouais qu'i repasse par Le Theil i vient me vei et i me faitdes cadeaux. I m'a donné un châle, eune paire de chausserons que jemets dans mes sabots, - et eune montre, la montre en argent qu'ous vyezlo pendue au clou, au dessus de la cheminée.

- Voyons. si je vous en donnais cinquante francs.

- Ça ne se peut pas. S'ous tenez à en avei eune comme c'té là,cherchez. Ous érez p'tet' pus de chance que mei. Ous en trouvériezp'tet' bé à Paris, dans les grands magasins. Paraît qu'an y vend detout. Et s'ous en trouviez eune, o serait neuve.

- Je ne tiens pas à ce qu'elle soit neuve.

- Mei n'tout J'en aime mieux eune vieille, ben affaitée.

- Voyons, parlons sérieusement. Dites-moi un prix.

- Je n'ai pas de prix à vous dire, Moussieu Courtignon, je tiens àgarder ma marmite.

- Si je vous en donnais cent francs!... Vous auriez de quoi achetertoute une batterie de cuisine.

- Non, je vous dis. J'y tiens. Et piez an m'n a ôfert bé pus qu'ous nem'en dites. Venderdi la relevée i vint un grand moussieu, un juge deCaen, et i m'achetit eune bie (buire), eune vieuille bie qui n'avaitpus d'anse... I m'en bâillit deux cents francs, et i l'emportit soussan bras; il érait bé voulu ma petite marmite étou au même prix. Maisje ne cédis pas. I s’n allit desans.

- Deux cents francs ! Mais c'est de quoi acheter une vache !

- Eune vache ! au prix où qu'est le bestial asteure. Y érait tout justede quei se payer eune brebis.

Deux cents francs ! M. Courtignon n'en revenait pas. Ce serait folieque de débourser une telle somme pour ce vétuste ustensile, barbouilléde suie au dehors et de graisse en dedans. Cependant en la voyantrangée seulette au coin de la cheminée, si accorte, si attrayante dansson costume archaïque et négligé, il songeait:

- J'aimerais mieux la voir chez moi, dans mon musée d'antiquités, quedans le taudis de la mère Quatre-Ecus.

Et comme il n'était pas dépourvu d’imagination, surtout quand ils'agissait de vieilleries, il crut la voir,- il la vit lui cligner del'oeil et lui adresser un de ces sourires ! un long sourire aimable,mélancolique et suppliant qui disait :

- Je suis à vous. De grâce ne laissez pas la pauvre Cendrillon semorfondre dans ce coin misérable. Il ne me siérait pas de vanter mesavantages... Vous me voyez... « Nigra sum sed formosa ». Je vaux bienvos pots cassés, vos fusils à pierre, vos poëlons à longue queue et vosdames-jeannes obèses... Je suis prête à vous suivre. Enlevez-moi, cherMonsieur Courtignon. Quelques chiffons de papier !... Vous n'êtes pas àcela près !

Sous le coup de l'émotion causée par cet appel pathétique, M.Courtignon tira de son portefeuille trois billets de cent francs.

- Tenez, Madame Colas, voici trois billets de cent francs. Rendez-moicinquante francs, et n'en parlons plus.

Les billets étalent étalés sur la table. Les yeux de la mèreQuatre-Ecus s'étaient brusquement allumés; et, si troublé que fût M.Courtignon, il s'en aperçut aussitôt. Maintenant il dominait lasituation. Deux cent cinquante francs pour une marmite, c'était unefolie. Mais il était sûr de l'avoir.

- A vous de décider, Madame Colas.

- D'abord et d'eune, Moussieu Courtignon, je n'érais pas de quel vousrendre. Piez la marmite vaut bé trouais cents francs.

M. Courtignon resta inébranlable.

- Deux cent cinquante francs. Pu un sou de plus. Sinon...

Et il fit le geste de reprendre ses billets.

- Je m'en vais aller vei de l'aut' côté, dit la mère Quatre-Ecus, sij'ai de quei vous rendre...

Pendant l'absence de la bonne femme, la petite marmite clignait del'oeil plus que jamais, et elle souriait d'un sourire de plus en pluslarge... Elle s'extasiait à l'idée de ce brusque et merveilleuxenlèvement.

- V'là tout ce que j'ai, dit la mère Quatre-Ecus. qui rapportaitquelques billets de cinq et de dix francs.

   Elle les comptait en les alignant sur la table.

- Ça nous fait vingt-cinq, trente, trente-cinq et quarante... C'esttout, je nn'ai pus.

- Cherchez; cherchez bien. Cherchez dans votre palliasse, s'il le faut.

- Dans ma paillasse ! Ah ! Moussieu Courtignon, v'là eune raison qu'ousériez mieux fait de garder pour vous. Dans ma paillasse ! Ous savezaussi bé que mei que l'argent ne pousse pas le long des viettes etqu'olle est bé malaisée à gan-gner au temps d'asteure. Non, bé sûr, jen'ai pas d'argent à cacher dans ma paillasse, ni en place. Je vaisregarder si j'ai co quioque monnaie dans le buffet, mais je ne vais pasaller en queri aut'part... Tenez, v'là co quatre francs huit sous.C'est tout ce que je peux vous donner. Et je vais me trouver sansmonnaie ! Si ça ne fait pas le compte, y a rin de fait. Repernez vosbillets et je garde ma marmite.

M. Courtignon savait bien que la mère Quatre-Ecus aurait pu dénicherencore quelques petits billets, sans parler des gros; mais il étaitfatigué de cet interminable marchandage. Puis la marmite lui lançaitdes oeillades si tendres, si suppliantes !

- Allons, dit-il, affaire conclue. Et si j'ai risqué une mauvaiseplaisanterie ne m'en gardez pas rancune.

L'incident ne devait pas avoir de suites. La physionomie de la mèreQuatre-Ecus avait repris une expression presque aimable. Elle proposa àM. Courtignon de « beire » un verre de cidre et de manger « eunebouchée ».

- Y a pas grand'chose à vous ôfri, dit-elle. Y a co tout de même euneossaille, un reste de Livarot bé fait... et deu café. Il en reste d'àmédi.

Ni I'ossaille, ni le livarot, ni le café éventé, fait dans la petitemarmite, ne tentèrent M. Courtignon. Il avait hâte d'enlever son trésor.

- Ous n'allez pas vous en cherger, dit la mère Quatre-Ecus, laissez-lajusqu'à demain; et je vous la ferai porter par le petit gars à Clémence.

- Non, merci, je l'emporte.

- Donn'ous ben à garde de vous talboter.

M. Courtignon prit la marmite, et, tout en la tenant écartée de luiautant que possible pour ne pas se « talboter », partit d'un pas fermeet rapide.

Il descendit un chemin profond, étroit et rocailleux, juste assez largepour la marmite et Courtignon, puis il traversa un herbage que coupaitun sentier faiblement indiqué; et avant de prendre un nouveau cheminmoins rocailleux, mais aussi étroit et aussi profond que le précédent,- et passablement boueux - il constata qu'il était fatigué.

- Vous pesez plus que je ne pensais, Mademoiselle, soupira t-il, en luijetant un regard non de reproche, mais d'affectueuse surprise. Jolie,oui très jolie, mais dodue.

La marmite en eût volontiers rougi. Elle ne le pouvait. Elle n'essayamême pas.

- Et puis, reprit Courtignon, c'est navrant de vous tenir éloignée demoi. Je vous serrerais volontiers sur mon coeur, chère enfant, maisvous comprenez qu'il n'y faut pas songer... pour le moment... Changeonsde main.

Il avait pris la marmite de sa main gauche; il trottinait par leschemins creux, à travers les champs et les prés. Quand il escaladaitles talus, il la tenait à bout de bras; et de même quand ilfranchissait un fourré ou un ruisseau. Il n'était pas encore àmi-chemin. Il changeait de main de plus en plus souvent.

Il s'arrêta pour s'asseoir dans l'herbe, et, tout en admirant«  sa » marmite, - il l'admirait de tout cœur, malgré la gêneet la fatigue qu'elle lui causait, - il eut une idée qu'en son for ilqualifia sur-le-champ de géniale. Comme l'avait fait remarquer la mèreQuatre-Ecus, la marmite était « étreite de goule ». Pourquoi ne laporterait-il pas sur sa tête, comme un casque ? Il n'aurait plus besoinde la tenir à distance. Il cheminerait, les bras libres ou à peu près,puisqu'il n'aurait plus à porter que le couvercle d'une main et sonchapeau de l'autre. Idée géniale vraiment. Nécessité est mère del'invention. L'ingéniosité de Courtignon y était bien aussi pourquelque chose.

Il essaya cette coiffure d'un nouveau - sinon d'un ancien genre, carelle rappelait vaguement certains heaumes du moyen âge. Elle lesrappela plus encore par la suite.

Elle avait la pointure requise, plutôt ample cependant que juste. Cen'était pas un défaut. Courtignon allait ceindre son crâne de sonmouchoir et éviter ainsi les conséquences fâcheuses d'un contactimmédiat.

Il continua de cheminer à travers champs, coiffé de sa marmite.

- Quelle trouvaille! songeait-il, quelle trouvaille au moment voulu !Qu'en dis-tu Margot ? Tu ne t'attendais guère à cette positioninsolite! Pattes en l'air ! Margot pattes-en-l'air ! Honni soit qui maly pense ! Patience ! Tu vas bientôt reprendre ton attitude normale etcoutumière, et trôner parmi maintes beautés, dans une toiletteélégante, digne de toi. Tu auras toute une cour de pichets d'étain, debassinoires d'argent et d'horloges préhistoriques; et je te trouveraiune place d'honneur à côté de l'ophicléide que je me suis offert lasemaine dernière. Tu trôneras sur un coffre de chêne recouvert d'untapis d'Orient. Ah! tu ne regretteras pas le taudis de la mèreQuatre-Ecus, ni ce foyer banal et négligé, encombré de cendre, detisons et d'épluchures ! Que les grandeurs cependant ne te grisent pas,Margot, garde toujours ta grâce simple et rustique, n'oublie pas queton berceau fut une chaumière. Reste modeste parmi les mouchettesprétentieuses, les sabres fanfarons, les lances arrogantes et lespotiches chinoises à l'air perfide et dédaigneux...

<>Courtignon interrompit soudain ce monologue lyriquepour traverser une étroite rivière qui lui barrait le chemin. L'eauétait peu profonde, et quelques grosses pierres, qui émergeaient ducourant, permettaient de passer à pied sec. Ces pierres, de formesirrégulières et plus ou moins bien assujetties, parfois mêmetremblantes, Courtignon les connaissait: et il n'hésita pas un instantavant de s'y aventurer. Il était un peu gêné par son casque: et, enoutre, le chapeau qu'il tenait d'une main et le couvercle de la marmitequ'il portait de l'autre ne lui assuraient pas un équilibre suffisant.

La pierre du milieu bascula. Courtignon qui vit le danger s'élança surla suivante et s'écroula la tête en avant. Le couvercle roula avecbruit et demeura sur place; le chapeau, que Courtignon avait lâché enmême temps, fut emporté par le courant. La marmite, qui avait porté surla rive abrupte et rocailleuse, mais heureusement tapissée de mousse etde ronces, ne souffrit nullement de ce choc inattendu. Elle conservamême ses trois pattes. Ce fut Courtignon qui pâtit le plus del'accident. Sa tête avait pénétré toute entière dans la marmite ; etquand il se fut relevé, ruisselant, il essaya vainement de l'en retirer.

Il était loin de toute habitation: inutile de crier au secours. Il criapourtant, il hurla. A quoi bon ? puisque personne ne pouvaitl'entendre. Du reste sa voix ne portait pas. Elle retentissait pour luiseul à l'intérieur de la marmite, elle l'assourdissait - et ajoutaitencore à son désespoir. Il se hissa tant bien que mal dans le prévoisin, s'affaissa dans l'herbe, hurla de nouveau, et de nouveaus'efforça - sans plus de succès - d'arracher la marmite, dont les bordsétroits descendaient jusqu'à ses épaules.

Il était plongé dans une nuit complète - et brûlante, car le soleiltapait dur sur la fonte: et comme l'air s'y renouvelait à peine,Courtignon se disait que si on ne venait pas à son secours, c'étaitl'asphyxie à bref délai. II avançait cependant, les mains tendues... Oh? ces mains tremblantes, noires, horribles ! Il ne criait plus, ilpleurait et gémissait dans la marmite. Il savait qu'à chaque pas ilrisquait de s'abattre dans un fossé ou un bief, de se cogner contre unarbre: aussi avançait-il lentement, les mains toujours tendues.

Les enfants de la Triquette, troupe déguenillée et vagabonde, rôdaientà ce moment à travers les jachères et les pagnolées.

Quatre garçons et deux filles, - de cinq à treize ans, - tous joufflus,vigoureux et barbouillés. La fille aînée était vêtue d'une camisolejaune sans boutons, et d'une jupe accrochée à ce corsage par deux outrois épingles. De chaussures point. Les garçons portaient des lambeauxde culottes retenus à leurs hanches par une ficelle. Les deux aînésavaient de vieilles vestes, usées et sales, les autres n'avaient pourtout costume que la culotte et un semblant de chemise en toile pourrie,sans col, sans boutons. Pieds nus, - mollets rebondis, bronzés,superbes !

Ils s'arrêtèrent tous les six à la vue de ce personnage grotesque, queleur effarement rendait gigantesque et formidable. Ils s'arrêtèrent -trop épouvantés pour fuir. Puis la fille aînée, après une longue pausehaletante, dit en claquant des dents:

-  C'est le diable, je vois ses cornes.

Le plus grand des gars dit à son tour:

-  Oui, je les vois. C'est le diable.

Et le voilà parti à fond de train. Les autres suivaient à toutesjambes, échelonnés dans leur course en travers des sillons.

Ils couraient, ils hurlaient aussi - pour commencer. Ils se turentbientôt : le souffle leur manquait; et ils durent s'arrêter, le coeurbattant, le visage barbouillé de larmes qu'ils essuyaient de leursmains terreuses.

A ce moment, tout près d'eux, sur un « fossé» apparut le jeune Cabuche,fils d'un fermier voisin.

-    Ah! cria-t-il, j'érais dû m'en douter.C'est co les k'nailles à la Triquette. Qué qu'ous cherchez là le long ?Ous avez co fait quioque mauvais coup là au travers, mauvaisegrain-ne... et c'est, bé hasard, un chien qu'an a choûlé après vous quivous fait galoper comme cela dans la pagnolée.

-    Non, dit le chef de la bande, c'est lediable. Tenez ! lé v'là. An veit ses cornes.

Cabuche, ahuri à son tour, voyait le monstre approcher.

-    Qué que c'est que cela ? Qué que çapeut ben être que cela ? répétait-il.

Il était descendu du talus; et pendant que les enfants s'éloignaient endétournant souvent la tête, il avança dans la direction de Courtignon,qui venait vers lui d'un pas mal assuré et les mains en avant.

-    Hé! là-bas ! cria Cabuche.

-    Au secours ! répondit Courtignon d'unevoix faible et éraillée. Au secours ! Vous m'entendez ?

-    Oui.

-    Vous ne me reconnaissez peut-être pas.Je suis M. Courtignon, percepteur en retraite. J'habite Saint-Laurent.Il m'est arrivé une horrible mésaventure.

Courtignon mit vite Cabuche au courant de la situation.

-    De grâce, ajouta-t-il !, menez-moi toutdroit chez le forgeron, sinon je vais périr étouffé.

Cabuche crut charitable de dire à Courtignon:

-    Si j'essayais co tout de même deretirer la marmite ?

-    Non, gémit Courtignon, pour avoir lamarmite il faudrait m'arracher la tête. Menez-moi chez le forgeron, jevous donnerai vingt francs.

Quand Cabuche et Courtignon arrivèrent au bourg de Saint-Laurent, lejour avait baissé; mais il faisait encore assez clair pour distinguerles deux personnages. Tous les villageois accouraient au seuil de leurshabitations et le franchissaient volontiers. Toute la marmaille de lalocalité, - sans excepter, bien entendu, la bande à la Triquette, -s'était abattue sur la place comme une volée de moineaux, et lesménagères intriguées avaient suivi. On se poussait, on se bousculait,on voulait voir de plus près l'infortuné Courtignon ; et Cabuche,assailli de questions, s'efforçait de son mieux de répondre à tout lemonde.

-    Je vous dis que c'est MoussieuCourtignon... Oui, c'est li, qué je vous dis. I ne peut pas retirer lamarmite, et i va êtouffer, qu'i dit.

Un grand flandrin, qui n'était autre que M. le Maire, avait sans tropde peine fendu la foule.

-    C'est incompernable, criait-il. PiésqueMoussieu Courtignon s'est coiffé de c'té marmite-là, - eune drôled'idée enter' nous! - pourquei qu'i ne veut pas la retirer ?

-    I veut bé, répliquait Cabuche, mais ine peut pas. V'là bé le chiendent.

Courtignon, accroché à son guide, répétait d'une voix sourde etplaintive.

-    Menez-moi vite chez le forgeron.

-    Laissez-nous passer, criait Cabuche.Tir'ous de la veie. Range'ous !.

On ne se rangeait pas. Courtignon, remorqué par Cabuche, se heurtait àchaque pas contre les curieux; et la plupart d'entre eux nes'écartaient qu'après s'être frottés de trop près à la marmite de lamère Quatre-Ecus.

Pour traverser la foule d'où montaient pêle-mêle des soupirs, desexclamations et des rires sarcastiques, il fallut à Courtignon et àCabuche cinq bonnes minutes, - on n'entre pas à la forge comme aumoulin.

En pénétrant à l'atelier on n'y trouva pas l'artisan sur qui Courtignoncomptait pour le délivrer de son casque. Médéric venait de ferrer lapouliche d'un éleveur des environs; et après cette opération,relativement ardue pour le maréchal, et très désagréable pour le jeuneet fringant animal qui la subissait pour la première fois, on s'étaitrendu au cabaret voisin. La femme de Médéric y courut.

-    An te demande, Médéric, viens-t'en vite.

-    An me demande... Qui me demande?

-    Moussieu Courtignon. Il a bésoin detei. Il a la tête dans eune marmite. Faut que tu viennes la casser.

-    Li casser la tête?

-    Non, la marmite. Sa tête est dedanset...

-    Eh bé, qu'i la retire.

-    I ne peut pas. Viens vite la casser,sans quei i va êtouffer.

Bien que Médéric n'aimât point avaler son café comme une médecine, ilvida sa tasse d'un trait, s'essuya les lèvres du revers de la main et,tout en maugréant, emboîta le pas de sa femme. En voyant Courtignoncoiffé de la marmite, en un clin d'oeil il saisit la situation danstoute son horrible simplicité.

-    Vous voyez, Médéric, dit le maire, M.Courtignon a la tête prise dans la marmite. Que faire ?

-    M'est avis, dit Médéric, que devant quede casser la marmite, an devrait essayer de l'arracher. Piésque la têteest entrée, o devrait ressorti.

-    Ous entendez, Moussieu Courtignon, ditCabuche ?

-    Impossible, gémit Courtignon. Cassez,cassez vite la marmite. J'étouffe.

-    Je seis de l'avis de Médéric. La têteest entrée, o peut r'sorti. Mais faudrait p'tet' d'abord retourner lamarmite, comme an fait pour eune « paronne » ( )..

-    Cassez la marmite, suppliait Courtignon.

-    En cassant la marmite, grognaitMédéric, je pourrais co bé casser la tête.

-    Evidemment, dit le buraliste, la tâcheest difficile et délicate. Hum ! hum ! et mieux vaudrait, - si c'estpossible - pratiquer un orifice qui permettrait à M. Courtignon derespirer plus à l'aise et même de prendre quelque alimentation... Peutêtre même pourrait-on scier la marmite... Y a-t-il des instruments,Monsieur Médéric, pour forer ou scier la fonte ?

-    S'y en a, dit le maréchal-ferrant, jen'en connais pas.

Le maire se rapprocha de Courtignon.

-    L'opération est dangéreuse, dit-il;ét'ous prêt à déclarer qu'ous voulez bé ?

-    Oui, répondit Courtignon, j'aime mieuxcourir le risque d'avoir la tête cassée que d'étouffer dans cettesatanée marmite.

Il se laissa entraîner vers l'enclume; et quand la tête et la marmite yfurent posées, Médéric empoigna un gros marteau.

-    C'est ben entendu, Moussieu Courtignon,vous voulez que je tape. S'ous voulez, je veux ben étou. Mais - ouscompernez - je ne tiens pas à avei d's histoires par aprez.

-    Oh ! dit le cordonnier qui aimait laplaisanterie, s'ous li cassez la tête, i ne r'clamera pas.

Médéric tenait le marteau solidement, les mains tout près de la masse,afin de ne pas défoncer la tête en même temps que la fonte - sipossible. Il frappa un coup sec, et tout de suite par une large brècheon aperçut la tête noire et graisseuse de M. Courtignon. Elle n'avaitpas été atteinte; et deux autres coups moins violents achevèrent de ladélivrer.

Un grand soupir s'échappa de toutes les poitrines. Courtignon, hideuxet le visage fendu d'un large rictus, serra les mains du forgeron avecune effusion pathétique:

-    Ah ! Merci ! merci ! Vous m'avez sauvéla vie !

-   Monsieur Médéric, dit le buraliste, mesfélicitations ! Voilà un coup admirable, un coup de maître ! ferme etmoelleux ! un chef-d'oeuvre de force et d'adresse !

Le forgeron. flatté, se rengorgeait, mais avec modération et non sansgrâce, tandis que Courtignon s'obstinait à lui serrer les mains.Médéric, que cette interminable étreinte impatientait, jugea bon des'en débarrasser en disant :

-    Moussieu Courtignon, ous fériez bé devous laver. Ous êtes inregardable.

Il était en effet barbouillé à faire peur, - même à un forgeron.

- Ernestine, apporte de l'iau et deu savon.

On riait maintenant et de bon coeur; et si les rires étaient plusirrévérencieux que ne l'eût souhaité Courtignon, il était trop heureuxpour s'en offusquer. Il se nettoya de son mieux, et ayant repris un airà peu près humain, il mit de côté les débris de la marmite. - afin deles recoller plus tard. Il ne voulait pas perdre cette oeuvre d'art. Ildit enfin d'une voix qui restait éraillée :

-    Mesdames, Messieurs, je rentre chezmoi, je vais dîner. Après quoi, - à huit heures précises, - rendez-vousau Café de la Paix, où je vous convie à un vin d'honneur.

La réunion fut nombreuse, sinon choisie. Tous les hommes valides et laplupart de leurs épouses vinrent au café féliciter M. Courtignon etboire à sa santé - et à ses dépens. La fête fut joyeuse, longue,bruyante; et elle coûta cher, plus cher même que la petite marmite.Courtignon trouva la note très élevée; il eut toutefois le bon espritde n'en rien laisser voir.

Une quinzaine plus tard, la mère Quatre-Ecus, mise au courant de cesévénements, vint rendre visite à l'amateur d'antiquités.

-    J'ai retrouvé, lui dit-elle. eunepetite marmite, tout comme celle qu'ous m'aviez achetée. Olle 'taitdans l'en-bas de la vieuille maison, au fond d'un vieux côfre.

-    Un vieux coffre ?

-    Oui, vieux comme Hérode. Il 'tait vieuxquand j'étais jeune. S'ous nn'aviez envie, an s'arrangerait. Piez y aun vieux rouet étou.

-    Je passerai chez vous dès demain.

La mère Quatre-Ecus n'avait rien de plus à dire. Elle se garda bien derévéler à Courtignon que la nouvelle marmite, qu'elle prétendait avoirdénichée dans « l'en-bas de la vieuille maison », lui avait été vendue,- comme les autres, - par un quincaillier de Tinchebray. Il en restaitencore plus d'une douzaine; et la mère Quatre-Ecus aurait, le caséchéant, de quoi satisfaire plus d'un antiquaire dans le genre deCourtignon, pourvu qu'elle eût le temps d'« affaiter » la marmite et delui donner la patine requise. Quant au coffre et au rouet, tous deuxdisloqués et vermoulus, et également dépourvus de tout caractèreesthétique, elle les avait achetés à une « vendue » en même tempsqu'une douzaine de bourrées. Elle en avait fait l'acquisition pourpresque rien, pour ainsi dire par dessus le marché.

M. Courtignon paya un bon prix ces trois oeuvres d'art que la mèreQuatre-Ecus fit transporter au domicile de l'antiquaire qui, assagi parsa mésaventure, avait pris la ferme et farouche résolution de ne plusse coiffer d'une marmite.


LES SABOTS DE GLIAUME


Gliaume avait reçu la note du médecin. Il l’avait lue et relue enfaisant la grimace, puis l’avait mise dans sa « matine », au bout dubuffet. Le docteur Potame était venu voir trois fois la vieille Doxie,servante de Gliaume, et le total des honoraires s'élevait à la somme dequatre-vingt dix francs. C'était bé de l'argent.

L'année précédente, Doxie, à qui le docteur avait déjà prodigué sessoins, était allée elle-même payer la note. Gliaume l'avait envoyée àdessein, en lui recommandant bien de dire au médecin qu'elle le payaitde sa poche, afin de l'attendrir un peu et d'obtenir une petite «diminution ». Doxie avait marchandé avec autant d'âpreté que si elleeût réellement déboursé la somme réclamée, mais Potame n'avait pasrabattu « eune » centime.

Il avait même eu le toupet de lui compter une consultation de plus.Doxie avait eu la fâcheuse idée de dire qu'elle n'était pas encore « bécrâne» ; et tout de suite, avec son empressement professionnel bienconnu, Potame lui avait fait tirer la langue, tâté le pouls, - etgriffonné une ordonnance. Coût: dix francs en sus, - et autant chez lepharmacien. Gliaume n'avait pas trouvé la plaisanterie de son goût. Onne lui ferait plus le coup. Ah! mais non !

Aussi était-il décidé à aller lui-même payer le docteur. Huit ou dixjours après avoir reçu la note, il la retira du livre de messe où ill'avait serrée, la relut en faisant une fois de plus la grimace, lareplia, la fourra dans son gousset et partit pour Vaucoudray.

Il avait mis sa « blaude » du dimanche, chaussé une paire de grossabots « à collet » bien ferrés de clous bêcherons, bien garnis depaille à l'intérieur; et il s'achemina vers la ville, d'un pas lent,lourd et régulier, tout en balançant les épaules.

Arrivé chez le docteur, il demanda au domestique :

-    Est-i là, le bourgeois ?

-    Oui, vous allez le trouver dans soncabinet de consultations, au premier, - au fond de la salle d'attente,la porte à droite. Vous pouvez monter. Laissez vos sabots au bas del'escalier.

Gliaume ôta ses sabots et monta. Il traversa la salle d'attente etfrappa à la porte du fond.

-    Entrez.

Gliaume se trouva en présence du docteur assis dans un fauteuil, dontson énorme personne débordait. Potame avait depuis longtemps dépasséles cent kilos. Il était grand, gros et gras, il avait un ventre quil'empêchait de voir ses pieds, - et, par suite, de mettre et d'ôter sessouliers. Son domestique était chargé de lui rendre ce service.

Malgré son obésité remarquable, Potame était resté actif, dispos etmême remuant. C'était en outre un chasseur infatigable.

-    Bonjour, Monsieur Barvout, dit-il,bonjour Gliaume. Comment ça va ?

-    Ous êtes ben honnête, ça va core à puprez.

-    Allons, tant mieux, tant mieux.

-    Oui, tant mieux pour mei, tant pièrepour tei, pensait Gliaume.

-    Et quel bon vent vous amène ?

-    C'est point le vent qui m'amène,Moussieu P...

Gliaume fut sur le point de lâcher« Moussieu Potame ». Il se reprit àtemps. Potame n'était qu'un sobriquet. Le docteur avait un telembonpoint qu'on l'avait d'abord surnommé l'hippopotame; et ce vocables'était bientôt transformé en « potame ». Tout le monde l'appelaitPotame, même ses amis; mais quand on s'adressait à lui, on se gardaitbien d'employer ce sobriquet. Le docteur aurait bondi, dans la mesureoù son volume et son poids le lui eussent permis.

-    C'est point le vent qui m'amène,Moussieu Grelat, c'est la note qué v'là.

-    Ah! très bien, Gliaume.

-    Je vais vous payer, dit Gliaume. Quandje dis que je vais vous payer... c'est pas tout à fait cela. C'estDoxie qui va vous payer. Je paie, mais sus sa monnaie à lei. O nepouvait pas veni. Ça fait que je seis venu. Ous compernez ? C'est leiqui paie. Faut pas l'oubellier. Et o se demande s'ous n'avez pas faiterreur pour la troisième visite. Ous êtes venu la vei deux fouais. Latroisième fouais ous êtes venu en passant, mais c'est pas pour leiqu'ous êtiez venu. C'était pour le gars à Delphine qui avait lesmauvaises fièvres.

-    Oui, mais je suis allé voir Doxie. Jelui ai donné une consultation, la troisième.

-    Bé sûr, et je sommes d'accordlà-dessus. Mais piésqu'ous veniez pour le gars à Delphine, ça ne vousfaisait qu'un déplacement. Et piésque c'est Delphine qui vous avaitdemandé de veni, c'est à lei de vous payer le déplacement et pas àDoxie. O ne vous deit que la consultation.

-    Je suis allé la voir trois fois, elleme doit trois visites, - ou plutôt vous me les devez, car c'est à vousde payer pour elle, Monsieur Barvout. Doxie est à votre service depuisplus de trente ans...

-    Dépiez trente-neuf ans, MoussieuGrelat. Olle 'tait cheux nous deu temps de défunt not' père. C'est eunebonne gent, travaillante et propre, et qui s'entend à soigner lebestial. An ne peut pas dire le contraire. Olle a eu la médaille,l'année passée, pour ses trente-huit ans de service, - et o ne l'avaitpas volée, Dieu le sait et le connaît.

-    Vous devriez vous estimer heureux,Monsieur Barvout, d'avoir une servante comme Doxie.

-    Lei étou devrait être bé contente - eto l'est - d'avei eu de bons maitres comme o nn'a eu. J'avons toujousêté bons pour lei. Oui; bé sûr, s'olle est restée trente-neuf ans cheuxnous, c'est qu'o s'y trouve bé. O le sait bé, - et o vous le diraitcomme je vous le dis.

-    Tout cela n'empêche pas, MonsieurBarvout, que c'est à vous de payer les visites du médecin quand votreservante est malade. Riche comme vous l'êtes !

-    Mais je ne seis pas riche ! Je perds del'argent tous les jours. Ous savez aussi bé que mei que le bestial nevaut sou. Je viens de vendre trouais boeufs moins cher qu'o nem'avaient coûté y a deux ans. Ah ! non, bé sûr, je ne seis pas riche.Je ne sais pas si la crise - comme o disent - va continuer; mais si çadure, c'est la ruine pour nous, Moussieu Grelat, c'est la ruine.

Après avoir gémi comme il convenait - et même davantage - sur la misèredes temps en général et sur la sienne en particulier, Barvout payaintégralement la note de Potame.

Il s'exécuta en soupirant:

-    Ous êtes du, Moussieu Grelat, ous êtesdu pour le pauvre monde.

Le docteur ne répliqua que par un sourire.

Au moment où Barvout se levait pour se retirer, Potame lui demanda:

-    Et vous, Gliaume, ça va toujours ?

-    Comme sus des roulettes.

Il eût été malade qu'il n'eût pas répondu autrement. Il n'entendait pasqu'on lui jouât le même tour qu'à Doxie. Il se tenait sur ses gardes.

-    Vous avez une bonne santé Gliaume.

-    Je n'ai été malade qu'eune fouais - ily a vingt ans. Nos gens envyirent queiri Moussieu Chiquetot, qu'ousavez remplacé. I vint tout de suite en tirbury, - y avait pas d'autodans ce temps-là. I m'examinit de haut en bas, me tâtit le pouls, mefit tirer la langue, me tapit dans le dos et dans l'estomac, êcoutitpar devant et par derrière, me tournit, me ratournit et me boulangit debout en bout, pour tâcher de trouver - bé hasard - ce que j'avais dansle corps. Ah! il y mint le temps ! Pus d'eune demie heure! Et pourtanti ne pernait que cent sous.

Là-dessus i m'êcrivit eune ordonnance qu'oz allirent faire rempli cheuxdéfunt Moussieu Craignard, qui était apothicaire où qu'est asteure laPharmacerie Centrale. J'en eus pour vingt-sept francs et trouais sous.C'était bé de l'argent - pus que ne valaient les remèdes. O ne mefirent pas pus d'effet qu'un vessicatoire sus eune jambe de bois.

Si bé que j'allimes trouver la mère Fafin, eune bonne femme quidemeurait de l'aut' côté de Vassy. O me donnit eune poignée d'herbessecques, - ous ériez dit deu rein - de quel faire eune chopine detisane, qué fallait beire devant que de me coucher. Je fis la tisane.J'y mins deux pierres de sucre et je la bus. Je dormis comme un lérot,et, le lendemain, j'étais résous, fort comme un chêne.

O m'avait dit qu'o ne me prenrait rin si la tisane ne faisait pasd'effet. Et, enter' nous, c'est ce que déraient faire étou les médecinset les pharmaciens. Mais piésque la tisane m'avait guéri, je retournischeux la mère Fafin, comme de juste, et je li demandis combé que je lidevais.

-    Ce qu'ous voudrez, qu'o dit. Je lidonnis cent sous et eune panerée de peires de jaunet.

-    Dites, Monsieur Barvout, savez-vouscomment s'appelle le commerce de votre guérisseuse ? Exercice illégalde la médecine. On pourrait la poursuivre devant les tribunaux, votrebonne femme, et la faire condamner sévèrement. Et ce serait justice.

-    Non, ous ne pourriez pas.

-    Pourquoi ?

-    Pour la bonne raison tout simpelmentqu'olle est morte.

-    Ah! sa tisane, ne l'a pas empêchée demourir.

-    Non, Moussleu Grelat, pas pus que lesdrogues des médecins ne les empêchent de s'n aller quand le moment estvenu. Piez faut vous dire q'o n'eut pas le temps d'en prendre. Sansquei o serait core en vie, ce qui li ferait dans les quatre-vingt dixans. Olle 'tait bâtie pour vivre aussi vieuille que Mathieu Salé. Olleavait core êté la relevée sercler dans san courtil. O se portait commeun charme; o bâtait et o cousait co sans leunettes. A la soirante o dità ses gens: « Je ne me sens pas à m'n aise ». O s'assiézit dans unfauteuil à côté de la croisée et o passit doucement en moins d'euneminute. J'allimes à s'n enterrement. Y en avait un monde ! L'égliseétait plein-ne comme un jour de Pâques. Le choeur était plein étou. Pusde deux douzain-nes de curés, sans compter les chantres et les curotins.

-    De sorte, dit en riant Potame, que toutle pays est condamné à ne plus guérir.

-    Non, Moussieu Grelat, non. Olle alaissé son ségret à sa fille et à son gendre qui ne sont pas, Dieumerci, pus maladreits que lei.

-    Ils continuent le métier ? C'est bon àsavoir. Exercice illégal de la médecine.

-    Qué que ça fait, piésqu'o guérissent !

-    Peuh!

-    Je vous dis qu'o guérissent... même desgens que les médecins ne guérissent pas, ... même des médecins -jusqu'à des grands médecins de Paris. Y en a core eu un de guéri, lasemain-ne passée, un gros moussieu qui en savait long pourtantpiésqu'il appernait la médecine az autres. Il avait de l'iau susl'estomac et toutes ses drogues n'avaient servi à rin. Eh bé. i n'a paspus d'iau dans le corps asteure que dans le creux de sa main. O l'onguéri -. et san petit gars étou qui avait le carret. Car o touchent lecarret étou. Le pauvre petit Parisien qui était condamné par tous lesgrands médecins... eh bé, o l'ont guéri. I va d'un charme,

-    Oui, oui, entendu.

Potame s'était levé, résolu à ne pas en entendre davantage; et il sedirigeait du côté de la porte qu'il allait ouvrir pour congédierBarvout aussi poliment que possible. Mais Barvout n'avait pas fini.Tout en se retirant doucement il continuait:

-    Je vous dis qu'o guérissent. Tenez, ousavez p'tet' entendu causer de Fernand Rapier, le petit gars ès Rapierde la Tuilerie. Il avait neuf dix ans. Il 'tait comme innocent, gourdde tous ses membres, i bavait du matin au soir, i béguait, - ettoujours un liron (1) au nez. Ses gens li donnaient des moucheux depouchette. I savait solement pas s'en servi.

Il 'tait mal bâti, mal miné, maigre comme eune âtelle, - et un ventrecomme un poulain tardi ! I n'appernait rin à l'école. C'était eunepitié ! Le médecin de Condé qui était venu vei le petit gars avait dità ses gens qu'y avait rin à faire. Ma fei je le kéryais ben étou.

Ils le menirent cheux le gendre à la mère Fafin qui leux dit: « Sav'ousce qu'il a, c'têfant, qu'i dit. Il est noué. Eh bé! qu’i dit, j'allonsessayer de le dênouer ». I le mint sus la table, le tournit, leretournit, le boïssonnit (2) des pieds à la tête do un torchon et de laterpentine et li tirit sur les membres. I le dênouit. Fernand se porteben asteure. Il a forci et graissé et i ne bègue quasiment pus. I nebave brin, i se mouche et il apprend d'excès bé. I lit le journal à sesgens, et i carecule la pieume à la main, faut vei ! - les quatre règleset la preuve par neuf, il en sait autant que le mait' d'êcole.

-    Oui, oui, c'est merveilleux, dit Potameen ouvrant la porte. Au revoir, Monsieur Barvout. Excusez-moi. Vousvoyez, on m'attend. La porte au fond, n'est-ce pas ? et l'escalier àgauche. Au revoir. Je suis à vous, Monsieur Bacquelin, dit-il, ens'adressant au client qui attendait.

Barvout s'en allait, furieux naturellement d'avoir déboursé sesquatre-vingt dix francs, - pas un sou de diminution ! - et néanmoinsenchanté d'avoir conté à Potame toutes ces histoires qui n'étaientguère que des « menteries ».

En arrivant au bas de l'escalier, Barvout fut tout surpris de n'y pastrouver ses sabots. Il n'y avait là qu'une paire de belles galochesvernies, vraisemblablement celles du client qui venait d'entrer dans lecabinet de Potame.

-    Où que sont mes sabots ? demandaBarvout au domestique qui traversait le vestibule. Ous m'avez dit detirer mes sabots, je les ai tirés, je les ai laissés là au bas de lamontée.

-    Oui, je « m'en » rappelle. Deux grossabots crottés, avec de la paille dedans.

-    Crottés ou non, je les ai laissés là, -et o n'y sont pus. Où qu'o sont ? J'en ai besoin pour m'n aller. Jepeux tout de même pas faire trois quarts de lieues sus mes chaussettes.I me faut mes sabots. Où que sont mes sabots ?

-    Je ne sais pas... C'est drôle.

-    Allons! tâchez de me les trouver... Etpromptement. Faut que je m'en vaïs-je'. Et j'ai les pieds gelés sus labrique. Allons! Vite ! trouvez-mei mes sabots. En attendis, je vaiscouler les galoches que v'là, - si o me vont.

-    Attention! ne prenez pas les galochesde M. Bacquelin.

-    Mais quand an vous dit que c'est enattendis qu'ous me trouviez mes sabots. Solement, trouvez-les - et toutde suite, s'i vous plaît.

-    Oh ! cria le domestique, je devine.Encore une farce de Monsieur Gontran. Je l'ai vu rôder par ici...Joséphine, dit-il, en ouvrant une porte qui donnait sur le vestibule,vous n'avez pas vu Monsieur Gontran ?

Joséphine, cuisinière énorme, presqu'aussi volumineuse que Potame, etdouée d'un teint plus riche, apparut dans l'encadrement - bien rempli -de la porte:

-    Non, répondit-elle, je ne l'ai pas vu,- et je ne tiens pas à le voir. Puis je lui ai défendu de mettre lespieds dans « ma » cuisine.

-    C'est sûrement lui qui a fait le coup,gémissait le domestique. Et ce n'est pas la première fois ! Je vaisvoir dans le grenier, - et dans le hangar, - et dans le garage.

-    Dêpêch'ous, grognait Barvout,dêpêch'ous... qui que c'est Moussieu Gontran ? demanda-t-il à lacuisinière.

-    C'est le fils à Monsieur, un êtreassomant, un être sciant, Monsieur, un fripouillard.

-    Si c'était un effet de vot' bonté, ouspourriez p'tet' aller vei dans le hangar, durant que le domestique estdans le grenier.

-    Je ne suis pas chargée, Dieu merci ! desurveiller Monsieur Gontran. Je suis cuisinière, Monsieur, et c'estbien suffisant. On mange à des heures impossibles. Ce n'est pas unmétier, Monsieur.

Sur quoi Joséphine rentra dans « sa » cuisine et ferma la porte au nezde Barvout.

Le domestique tardait à revenir, Gliaume chaussa les galoches qu'iltrouva plus froides que ses sabots et « un brin justes ». Quand ledomestique reparut, l'air effaré et inquiet, Barvout comprit tout desuite que M. Gontran n'avait été découvert ni au grenier, ni dans lehangar, ni dans le garage.

-    Patientez un peu, dit le domestique, jevais voir dans la cave.

-    Patienter! Je peux pas tout de mêmeattendre jusqu'à demain.

Le domestique resta longtemps à la cave. Ce local sombre lui offritpeut-être un intérêt et des distractions qui l'empêchèrent, - toutautant que l'obscurité. - de poursuivre activement ses recherches. Entout cas, il s'y attarda si longtemps que Gliaume Barvout, qui n'avaitpas sous la main les mêmes distractions, partit en grommelant etchaussé des belles galoches vernies, propriété de M. Bacquelin, anciengendarme.

Le domestique dénicha enfin M. Gontran dans la salle à manger,paisiblement assis devant un bon feu; et il ne vit pas d'abord les grossabots boueux rangés près de la cheminée.

-    Où sont les sabots ? demanda-t-il.

Gontran les prit, et le domestique qui supposait naïvement que Gontranallait les lui remettre avançait une main confiante.

-    Les voilà, dit le garnement, en lesjetant dans le feu.

Le domestique se précipita vers la cheminée et retira du brasier lachaussure de Barvout. Mais la paille avait flambé et les sabots étaientroussis.

-    C'est des vieux sabots, dit Gontran;ils ne sont bons qu'à faire du feu.

-    Je vais prévenir le docteur, dit ledomestique d'un ton sévère.

-    Ce n'est pas la peine. Les sabots n'ontpas de mal, - au contraire ils sont appropriés.

Le domestique n'en courut pas moins informer Potame de ce regrettableévénement. Surpris de ne pas trouver, au bas de l'escalier, lesgaloches de M. Bacquelin. il en conclut tout de suite, - sans avoirrecours à un enchaînement prolongé d'inférences - que Barvout s'enétait emparé, complication nouvelle qu'il lui fallait également porterà la connaissance du docteur.

Il entra dans le cabinet de consultations, les sabots à la main, etexposa les faits, autant que le lui permettaient son émotion et sonessoufflement.

-    Où est Gontran ?, tonna Potame.

-    Il était à l'instant dans la salle àmanger. Je ne sais pas s'il y est encore.

-    Dites-lui de venir me trouver. Je m'envais lui... ou plutôt non... je saurai toujours le rattraper. Il fauttout d'abord retrouver les galoches de M. Bacquelin. Préparez l'auto,Victor, et nous allons courir après cet animal de Barvout. Nous luiremettrons ses sabots, et il vous rendra vos galoches, MonsieurBacquelin. Ah! l'animal ! je profiterai de l'occasion pour voir MmeCligeret, la femme du maire, et son nouveau-né. Je devais passer un deces jours. C'est entendu, Monsieur Bacquelin, vous venez avec moi.

-    Je ne demanderais pas mieux, Monsieurle Docteur, mais vous voyez, je suis en chaussettes.

-    On va vous trouver une paire dechaussures... des pantoufles... des chaussons... Non, je vais vousdonner mes souliers de chasse. Vous y serez à l'aise. Et c'estpréférable... si vous êtes obligé de descendre.

Cinq minutes plus tard l'auto roulait dans la direction de Chagny; maiselle ne put rattraper Barvout. Il fallut se rendre à son domicile.

-    Eh bien! Monsieur Barvout, dit ledocteur en descendant de l'auto, il paraît que les galoches de M.Bacquelin valent les bottes de sept lieues. Vous n'avez pas mis unquart d'heure à rentrer chez vous.

-    C'est, ma fei, vrai. Mais je vais vousdire... j'ai trouvé eune occasion. Moussieu Bétaillis, le boucher, m'arapporté... J'arrive tout juste et j'ai pas core eu le temps de rentrerà la maison.

-    Et les galoches ?

-    J'ai les pieds dedans, comme ous vyez.

-    Je vois bien. Mais je m'étonne,Monsieur Barvout, que vous vous soyez approprié des chaussures qui nevous appartiennent pas.

-    A qui la faute ? An m'avait prins messabots, cheux vous. Je pouvais tout de même pas m'en reveni sus meschausses.

-    Vous pouviez attendre.

-   J'ai attendu... longtemps. Je pouvais tout demême pas rester cheux vous, au pied de la montée, jusqu'à la fin de mesjours. Moussieu Vaubaillon, le chercutier de Flers, deit veni vei un denos cochons, sau' vot' respect. J'avions termé un jour. Fallait que jerentrisse. Et je seis rentré, comme ous vyez.

-    Monsieur Barvout, je viens chercher lesgaloches de Monsieur Bacquelin.

-    Ah! permettez, Moussleu Grelat, je nevous les baillerai que s'ous me rendez mes sabots.

-    Ils sont là, vos sabots. Victor,apportez les sabots de Monsieur Barvout.

Le domestique s'avança, les sabots à la main.

-    C'est pas mes sabots que v'là, s'écriaBarvout en levant les bras au ciel. D'abord y avait de la paillededans, de la bonne paille fraîche, de la paille de guieu, que j'avalsminse dedans au moment de parti pour aller vous payer. Piez o sontbrûlés, ces sabots-là, ous le vyez comme mei. Je ne veux pas de cessabots-là, Je veux mes sabots.

-    Ecoutez, Monsieur Barvout... Ils sontun peu roussis, c'est vrai. On les avait mis à sécher devant le feu...et c'est une attention dont vous devriez nous savoir gré... On lesavait mis trop près du feu, sans doute... Le feu a pris dans la pailleet les sabots ont été roussis. Je n'en disconviens pas... Mais un peude cirage, un coup de brosse, il n'y paraîtra plus. Quant à la paille,c'est un rien. Vous n'en manquez pas. En somme c'est un accident sansimportance  et, - encore une fois - dû à une attention aimablequ'on a eue pour vous.

-    Et qui l'a eue, c't' attention-là ?

-    Je ne sais pas... La cuisinière,peut-être.

-    Ah! bé sûr que non. Et c'est mei quivous le dis. Je sais bé qui qui m'a prins mes sabots - et ous le savezben étou. C'est vot' gars qui a fait le coup. C'est li qui m’a brûlémes sabots, des sabots de première, en cœur de foutiau (3), comme ann'en veit guère là au travers. Et piésque c'est li, donnez-li lascionnée qu'i mérite et payez-mei eune paire de bons sabots, à manpied, - sans quei je ne rends pas les galoches.

- Mais ces galoches ne vous appartiennent pas. Vous n'aviez pas ledroit de les prendre.

Bacquelin. qui s'était approché, ajouta d'un ton solennel:

-    On n'a pas le droit de se faire justice.

-    An n'a pas le dreit n'tou de brûler lessabots d's autres.

Doxie était venue sur le seuil, et, les bras ballants, regardait lessabots roussis.

-    Eh bé! qué que t'en dis, Doxie ?demanda Barvout. C'est-i à mei, ces sabots-là, oui-t-ou non ?

-    O sont ben abîmés si en cas.

-    O sont inmettables. Y en a un étou quia l'air fendu.

-    Comment ça va, Doxie ? demanda ledocteur.

-    Ous êtes ben honnête, Moussieu Guerlat,ça va core à pu prez.

-    O va bé, s'empressa de dire Barvout, on'a pas besoin de consultation.

-    Voyons, Monsieur Barvout, repritPotame, le mal n'est pas irréparable... Un peu de cirage... un coup debrosse... Barvout ne voulait pas en convenir.

-    C'est votre avis, disait-il, ce n'estpas le mien.

Potame promit enfin à Gliaume de lui payer une paire de sabots neufs,si les vieux s'avéraient incapables de continuer leur service.

-    Moussieu Grelat, dit Barvout d'un tonsentencieux, j'ai confiance dans la parole d'un homme loyal... Maisvaut mieux en fini tout de suite et nous arranger à l'amiable… Dans d'shistoires comme c'té-là, le millieu mo-yen d'en sorti, c'est comme ditl'autre - de couper la peïre en deux. Mes sabots m'avaient coûtévingt-cinq francs, o sont en cœur de hêtre, - oz en valaient co pus devingt à matin. Vous n'avez qu'à vei, les talons n'ont pas de ma, o nesont brin usés. Coupons la peire en deux, laissez-mei les sabots,donnez-mei dix francs, - et l'affaire est réglée. Je ne compte pas lapaille.

-    Il ne manquerait plus que cela !

-    Permettez, Moussieu Grelat... sav'ousce que vaut la paille au temps d'asteure ? Cinq et six sous la livre,pus cher que le pain devant la guerre. An n'est pus au tempsd'autefouais où que les visites de médecin coûtaient cent sous, lesconsultations vingt sous, et que la paille ne valait sou.

-    Enfin, Monsieur Barvout, vous medemandez une indemnité de dix francs.

-    Je ne vous demande co pas la meitié dece qu'ous dériez me bailler... et je ne compte pas la paille. Ous allezfaire deux, trouais visites là le long - ous compterez deux, trouaisdéplacements, et i vous restera co de la monnaie quand ous m'érez payé.

Il fallut en passer par là. Potame se décida, après quelques répliquesinutiles, à remettre à Barvout un billet de dix francs.

-    Entrez donc, Moussieux, dit Gliaume enempochant le billet. Doxie va nous en chauffer pour un sou et je vaisvous faire goûter de l'iau-de-vie comme an n'en beit pas tous lesjours. Je vous le garantis. C'est défunt not' père qui l'a bouillie.Entrez donc, Moussieu Grelat, et vous étou, Moussieu Bacquelin.

Potame, qui ne détestait pas le vieux calvados, n'eut cependant pasl'idée de se rendre à cette invitation. Il tourna brusquement le dos àBarvout ; et il se disposait à sortir de la cour, précédé de Bacquelin,qui s'en allait grand train vers l'auto, heureux d'être rentré enpossession de ses galoches et grognant quand même après le sans-gêne etl'indélicatesse du campagnard.

Barvout rappela le docteur :

-    Un petit mot, s'i vous plaît, MoussieuGrelat.

Potame s'était détourné. Il fronçait les sourcils. Il attendait lepetit mot et restait là immobile. Alors Barvout, voyant que la montagnene venait pas à lui, s'avança vers la montagne.

-    Je n'ai pas de conseil à vous donner,Moussieu Grelat; mais piésque c'est vot' gars qui a fait le coup, - àvotre place, je li ficherais eune bonne scionnée.

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   1.   Une « chandelle ».
   2.   Bouchonner
   3.   Hêtre.