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Une conférence sur le cidre par M. lecomte de Marsy (1895). Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.I.2019) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi surl'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : Norm 850) de l'Annuaire des Cinq Départements de laNormandie, 62e année, 1896 publié à Caen par H. Delesques. Uneconférence sur le cidre par M. le comte de Marsy _____
« Nous ne voyons pas en ce moment, dit-il, nos rues de Compiègne commecelles de Caen, que je trouvais il y a peu de jours à demi-barrées parles pressoirs mobiles et les concasseurs, les baquets et les autresoutils qu'apportent les ouvriers qui viennent s'installer devant lesmaisons, broyant dans des cuves les pommes déjà à moitié fermentées,les écrasant dans des cylindres et finalement les empilant sur lepressoir en couches séparées par des lits de paille, régulièrementformées et rognées au couteau, comme s'il s'agissait de quelque gâteauaux tranches séparées par des confitures. Un grand tour de vis sur laplaque carrée qui pèse sur cette composition, et, sous l'influence dela presse, le jus de la pomme coule dans les baquets, dans les tonneauxet quelque peu aussi dans la rue. « Malgré la vigilance de quelques vieillards, coiffés d'un képi portantl'inscription SALUBRITÉ, les rues sont encore plus sales pendant lafabrication du cidre que dans le reste de l'année ; on parle de lamalpropreté des Marseillais et des Bretons, nous voudrions pouvoirgarder le silence sur ce que nous voyons dans les principales voies deCaen et aussi dans ces vieilles cours, situées au fond de noiresimpasses, et qui recèlent de délicieuses lucarnes, de charmantsescaliers de la Renaissance, et sont remplies d'amas de haillons àfaire reculer le plus hardi des chiffonniers. « Une fois brassé et mis en tonneaux, le cidre est bu à petits coupspar ses propriétaires, et les rues, balayées hebdomadairement, n'endeviennent pas plus propres. Ajoutons, dès maintenant, que lapopulation qui vit dans ce milieu de décomposition ne s'en porte pasplus mal, et que les gens du bas quartier du Vaugueux ont la prétentionde vivre autant que ceux qui sont sur la colline de Vaucelles. « Ce n'est guère qu'à la fin du XVe siècle que le cidre devint d'unusage général en Normandie et dans le nord de la France, où il paraîtavoir été introduit de la Biscaye et de la Navarre, où cette boissonétait depuis longtemps répandue sons le nom de pommade. « Le cidre a été l'objet de nombreux ouvrages, mais le plus ancien et àcoup sûr le plus célèbre, bien qu'à cause de sa rareté on ne puissedire qu'il a été le plus répandu, est le De Vino et Pomaceo, traitéen deux livres, publié à Paris, en latin, en 1580, par un médecinnormand, Julien Le Paulmie r; ce volume fat traduit en français l'annéesuivante, sous le titre de Traité du vin et du cidre, par son ami etancien élève, Jacques de Cahaignes, professeur et médecin de Caen,connu par diverses autres publications et notamment par les Éloges deses concitoyens. « Aujourd'hui, notre ami M. Emile Travers, ancien président del'Académie de Caen, archiviste de l'Association Normande, vient dedonner, pour la Société des Bibliophiles normands, une nouvelle éditionde cette traduction, précédée d'une préface sur la vie et les ouvragesde l'auteur et d'une analyse du Traité du vin et du cidre. » Nous laisserons de côté la vie de Le Paulmier, très mouvementée et dontl'éditeur a fort bien élucidé les obscurités, et nous arrivons àl'ouvrage proprement dit, qui seul peut intéresser les agriculteurs denotre temps. Paulmier débute par un parallèle contre la bière, le vin et le cidre.Il repousse absolument la première de ces boissons et, comme il tient àêtre impartial, il admet la supériorité ou la préférence du vin sur lecidre, « mais seulement pour les malades qui ont besoin d'êtreeschauffés et desséchés ». « Depuis cette époque, il paraît avoir conçu l'idée de le répandre dansle public d'une manière plus étendue par une traduction française, etil confia ce soin à son élève Jacques de Gahaignes. Celui-ci paraphrasaplutôt qu'il ne traduisit le livre de son maître et il l'enrichit d'uncertain nombre de remarques, dont les unes sont le fruit de sesobservations personnelles, tandis que les autres paraissent être lerésultat des nouvelles réflexions de Le Paulmier, qui mourut pendantl'impression de ce nouvel ouvrage. « Je passerai sur les premiers chapitres du livre dans lesquels LePaulmier établit un parallèle entre la bière, le vin et le cidre. Ilrepousse absolument la première et n'admet la préférence du vin sur lecidre que pour les malades qui ont besoin d'être « eschauffés etdesséchés ». Quant au cidre, il est bon pour tous et à tout âge ; maispour les enfants et les jeunes gens, il doit être trempé d'eau, etc'est seulement aux personnes âgées de plus de cinquante ans qu'il estpermis de boire du bon cidre sans eau, « en sobriété toutefois, tantexcellent soit-il. » « Si les procédés de fabrication n'ont guère changé depuis troissiècles et s'ils se bornent surtout à des perfectionnements dans lesappareils, et à une meilleure disposition des machines et de leursrouages, il est un point fort intéressant que traite Le Paulmier avecde grands détails, c'est le choix des pommes. Il n'en énumère pas moinsde soixante-quatre espèces, et ce n'est pas un des moindres intérêts dela préface de M. Travers, que cette liste remise par lui en ordrealphabétique et dans laquelle il s'est livré, à l'aide des travaux deM. de Brébisson et de Louis Dubois, à une identification de cesvariétés, désignées le plus souvent sous des noms vulgaires, et quiparfois ne sont pas les mêmes dans des localités différentes etéloignées seulement de quelques lieues. « Nous y trouvons ainsi avec leurs qualités et leurs provenances, caril en est des crus de cidres comme des crus de vin, l'Acoup-Venant, laPomme d'Adam, l'Amelot, l’Amer-Doux, l'Ameret ou Dameret et le Bequetavec lequel il offre de grandes ressemblances, la Barberie ou Biscaye,produit des greffes introduites du pays basque, au commencement du XVIesiècle, dans le Cotentin, par Guillaume Dursus, qui y acheta le fief deLestre et dont les greffes prirent le nom de greffes de Monsieur deLestre, et même simplement de greffes de Monsieur, le Capendu et leCoqueret, le Blanc-Doux, le Freschin, encore très estimé de nos jours,l'Hérouet, le Marin-Onfroy, très répandu dans toute la Normandie etl'Ouest, le Muscadet, « le plus plaisant à boire, et qui ne ressentaucunement la pomme, réjouit et nourrit autant que le vin pour le moins», l'Ozane, la Peau de Vieille, la Roussette ou Oignonnet, le Trochet,le Saint-Gilles, le Tard-Fleury; j'en passe et non les moins bons. « Le Paulmier ne laisse pas aussi que de parler du poiré, mais il estloin de le priser autant que le cidre. « Le meilleur poiré, dit-il,n'est pas moins éloigné de l'excellence des meilleurs cidres, qu'est lameilleure bière des bons vins. » « Aussi ne le permet-il aux hommes d'État et de lettres qu'au premiertiers du repas. Mais, il le recommande aux goutteux, avec modérationtoutefois, car « l'ivresse produite par le poiré est plus longue etbeaucoup plus fâcheuse que celle du vin ou du cidre. » « Cahaignes, en commentant ce chapitre, a donné des indications utilessur les espèces de poires qui sont employées pour faire cette boisson,et M. Travers a fait un travail analogue à celui que nous avons cité,en dressant la liste des poires avec des identifications actuelles. « Je me ferais honnir par les bouilleurs de cru si je ne rappelaisque, dès cette époque, on brûlait son cidre pour en faire cetteeau-de-vie, si estimée encore aujourd'hui dans toute la Normandie sousle nom de Calvados, que l'on apprécie quand on la connaît, et dont lepetit verre atteint, dans les hôtels et les restaurants de Caen, desprix que n'obtiennent pas toujours à Paris les plus vieilleseaux-de-vie de la Charente. « Le Paulmier fit mieux que de recommander le cidre comme traitementmédicinal dans ses ouvrages : il en fit venir à Paris, en mit enbouteilles, en y ajoutant quelques drogues pharmaceutiques, telles quele séné, et en fit un élixir qui devait guérir toutes les maladies.Peut-être alla-t-il trop loin dans cette voie, aussi sa conduite luiattira l'envie et la critique de quelques-uns de ses confrères. GuyPatin, notamment, qui fut l'un des plus spirituels, mais aussi des plusmalicieux médecins du commencement du XVIIIe siècle, en a tracé leportrait suivant : « Ce Paulmier était un Normand qui avait servi Fernel pendant douze anset qui, en récompense, le fit passer docteur... C'était le même quiétait un Normand dessalé et qui avait bon appétit et se vantait ici queFernel, en mourant, lui avait commis force secrets, sed hoc de patriâ (c'est ici un trait de son pays), car vous savez mieux que moi qu'unhomme qui est Normand de nation et médecin de profession a deuxpuissants degrés pour devenir fourbe ». « Quel que soit le jugement porté sur lui par ses contemporains, LePaulmier a vu juste dans la question de l'emploi du cidre pour laguérison de certaines maladies et notamment des affections des reins etde la vessie. « Un médecin caennais de grand mérite, le docteur Denis-Dumont, mort ily a peu d'années, a remis en valeur les vertus curatives du cidre et ila jugé favorablement en ces termes l'œuvre de son devancier : « Cet ouvrage, écrit il y a plus de trois cents ans, est plein de vuesingénieuses, d'appréciations justes, de préceptes excellents et quifrappent d'une pénible surprise quand on songe aux préjugés de toutgenre et aux détestables pratiques que nous conservons encore malgréces trois siècles écoulés. « Le vieux livre n'a qu'un défaut, celui de faire du cidre une boissonincomparable, une espèce de panacée, douée de toutes les vertus ;exagération excusable, en somme, de la part d'un homme qui, pourcombattre une foule de préventions ridicules, avait à lutter contre laFaculté tout entière. « Il est un autre nom normand qui a plus d'une fois tenté ma plume enécrivant ces lignes, c'est celui du sire de Gouberville qui, dans laseconde partie du XVIe siècle, a fait faire de grands progrès àl'agriculture et à l'horticulture. Si vous vous êtes intéressés àJulien Le Paulmier, je vous demanderai une autre fois la permission devous parler de ce gentleman-farmer, qui a laissé un curieux journal, etque M. Eugène de Beaurepaire a su faire revivre dans une étude des plusattachantes ». [ANNEXE] Au fil des pages de l''Annuaire des Cinq Départements de la Normandie, 62e année, 1896 Les cidres qui se tuent. Le cidre se répand un peu partout. La preuve : dans le Journal desDébats, M. de Parville, le critique scientifique bien connu,rapportait que tout récemment on lui avait vendu 3 piastres unebouteille de cidre mousseux, d'origine américaine. La fabrication du cidre bouché, dont on s'occupe beaucoup àFrancfort, et qui parait être en grande prospérité dans certainesvilles d'exportation en Allemagne, ne doit pas seule réclamer notreattention. Il faut aussi s'occuper et s'occuper sérieusement de labonne préparation et au besoin de l'amélioration des cidres de boissonusuelle en fût. Une des maladies les plus fâcheuses des cidres de cette catégorie estle changement désagréable de 1a couleur de la boisson après quelquesinstants de séjour dans les carafes, qui fait dire, pour employer unelocution vulgaire, que le cidre se tue. Grâce aux recherches de MM. Léon Dufour et Lucien Daniell, nous savonsmaintenant à quoi nous en tenir sur les causes du noircissement descidres. Cet aspect désagréable du cidre est dû tout simplement autanin. Plus le cidre est riche en tanin, plus il noircit vite. Lescidres acides, au contraire, ne noircissent pas. De cette doubleobservation découle une règle très simple dont l'application remédieimmanquablement à l'inconvénient signalé. Lorsqu'un cidre se tue ounoircit, il convient de l'additionner de 10 à 15 grammes d'acidecitrique par hectolitre : la dose peut être portée à 25 grammes et mêmeà 50 grammes pour des cidres exceptionnellement riches en tanin et quise tuent par conséquent exceptionnellement vite, d'une manière intense. Le cidre, même à cette dose, n'est pas désagréable, et M. de Parvilleajoute même qu'il doit être hygiénique, l'acide citrique jouissant depropriétés bactéricides de premier ordre. Il n'est donc plus permis deservir du cidre noir, puisqu'avec un petit cristal, d'un prixinsignifiant, on peut conserver à notre boisson nationale cette couleurd'un jaune doré si agréable à l'œil. A propos de pommes. La récolte des pommes, d'une abondance exceptionnelle l'an dernier, adonné lieu à un mouvement de transports sur les chemins de fer qui apris l'administration au dépourvu, et qui était absolument sansprécédents. Presque partout, les wagons ont manqué et les transports àfaible distance ont éprouvé des retards considérables. Quand depareilles récoltes viendront à se reproduire, il y aura lieu, pourl'administration, de prendre des mesures pour servir plus exactement lepublic et éviter des recours en dommages-intérêts qui ne font l'affaireni des transporteurs ni des destinataires. L'extension prise par le commerce des pommes a été certainement trèsavantageuse et il faut convenir que si nos cultivateurs n'avaient paspu brûler leurs vieux cidres, ni expédier par le chemin de fer unegrande quantité de leurs pommes, l'abondante récolte de 1895 aurait étésans profit pour eux. On a remarqué avec une certaine surprise que des quantitésconsidérables de pommes avaient pris le chemin de l'Allemagne et, commece pays n'est pas sur le point d'abandonner l'usage de la bière pourl'usage du cidre, on s'est demandé quel était le but de cetteconsidérable importation. Des renseignements, qui paraissent sérieux,nous ont fait connaître que beaucoup de pommes françaises étaientdestinées à la fabrication du cidre bouché ou cidre en bouteilles,dont Francfort fait un grand commerce d'exportation. Pourquoi, s'il enest ainsi, les producteurs français ne s'appliquent-ils pas avec plusde soin à la fabrication du cidre bouché, en diminuant la facultéd'explosion et le caractère par trop tumultueux de ce liquide doréchanté par l'avocat Le Houx et par Le Vavasseur ! On signale bienquelques améliorations, mais il y a encore de grands progrès à réaliserde ce côté. Il serait notamment assez intéressant de savoir par quelprocédé et par quel tour de main les Allemands sont arrivés à maîtriserle cidre incoercible et ultra-mousseux de Normandie. La chose n'est pasindifférente et la solution de ce petit problème ne nuirait pas, onpeut l'affirmer, au commerce du cidre en bouteilles. Un autre progrès serait aussi à réaliser dans la tonnellerie normande.Les grands tonneaux en usage aujourd'hui peuvent convenir au commerceet à la consommation locale : ils conviennent moins aux expéditions unpeu éloignées et notamment aux expéditions à destination de Paris.Combien il serait désirable de voir se généraliser l'emploi de ces tonnelets d'origine ancienne et de forme si originale en usage dansla vallée d'Auge ! Avec des récipients de ce genre, les transports àlongue distance ne présenteraient aucune difficulté : les convenancesdes clients seraient satisfaites et le commerce des cidres prendraitdans peu de temps une très notable extension. On dira peut-être que la question de la tonnellerie est assezindifférente avec l'usage d'acheter des pommes et de faire brasser soncidre qui tend à s'établir dans beaucoup de localités. Nous n'encroyons rien. Beaucoup de personnes, pour une infinité de raisons troplongues à déduire, ne pourront jamais songer à brasser leur cidre. Ilfaut d'ailleurs observer que, lorsque le fermier est honnête, le cidrefabriqué sur place est toujours de qualité supérieure, par cette doubleconsidération que le cultivateur brasse quand les pommes sont àmaturité et qu'il peut mélanger les espèces comme il convient. C'estune double condition qu'il est assez difficile de réaliser quand onopère soi-même sur des pommes achetées plus ou moins loin. Il est vraique le fermier abuse souvent de l'eau, et que cette mixtion exagéréerétablit la balance. Mais, nous le répétons, un cidre honnêtementbrassé à la ferme a beaucoup plus de chances d'être excellent que celuibrassé à domicile. Il dépend des cultivateurs, par la loyauté de leurslivraisons, de convaincre tout le monde de cette vérité. |