Vers une Action Normande
Ils ne font que pleurer
les conséquences dont ils ne cessent
d'entretenir les causes !
Jules LEMAITRE.
VI. — LES MAUX QUIPARALYSENT LE RÉGIME
Voilà bien un chapitre que nous n'aborderons que brièvement et entermes mesurés.
Brièvement, parce que la preuve est faite aux yeux de tous sansexception, que notre machine gouvernementale est d'un modèle tellementimparfait qu'elle devra être reconstruite après la guerre.
Avec mesure — comme il convient dans une France toujours meurtrie,toujours sanglante — de la part surtout d'une jeune revue née de laguerre qui veut, prolongeant l'union sacrée, grouper les forces quiréconcilient, les efforts actifs, contre les malfaisants diviseurs dela politique alimentaire.
Mais, nous avons le devoir, puisque nous voulons faire un inventaireprécis et utile, de dire avec fermeté l'étendue du mal : d'ailleurs,l'admirable, la magnifique tenue de la France en armes, témoigne qu'onlui doit de la traiter en personne majeure, c'est-à-dire avec uneabsolue sincérité.
Or, ce mal est grand et si l'on n'y met pas bon ordre, il grandiraencore bien qu'il ne soit pas espagnol.
Le dix-huitième siècle auquel il faut toujours revenir lorsque l'onaborde ces graves problèmes, le dix-huitième siècle qui, par certainscôtés, pèse si lourdement sur nos actuelles destinées, a produit unhomme qui avait, paraît-il, quelque compétence en matière degouvernements, de constitutions.
Or, je ne serai démenti par personne si je dis que Montesquieu — car,mes lecteurs l'ont reconnu — serait effaré des conséquences tiréesd'une œuvre déjà bien hardie cependant pour l'époque.
Qu'est devenu le grand et sacro-saint principe de la séparation despouvoirs ?
Le législatif n'est-il pas envahissant au point de supprimer — ou quasi— l'exécutif ? ne le voit-on même pas, tout doucement, chercher àsupplanter le judiciaire ?
Le président de la République n'a guère qu'un rôle de figurant : tousses décrets doivent être contresignés par le ministre, et celui-ci estle prisonnier d'un parlement qui a, depuis longtemps, fait appel auxforces, si faciles, mais si dangereuses de la démagogie.
Qui de nous n'a su que, bien longtemps avant la guerre, les députésdans nos arrondissements avaient tendance à se substituer aux préfetset sous-préfets, quand ce n'était pas aux présidents de tribunaux etaux procureurs de la République ! Chacun de nous connaît une petitecirconscription quelque part en province, dans laquelle il ne faisaitpas bon, pour ces fonctionnaires, résister aux fantaisies électoralesd'un représentant du peuple irresponsable.
Enfin, n'est-ce pas avec un peu de tristesse que tous les bons françaisqui se souviennent de Byzance et de ses pauvres querelles, assistent,alors que l'ennemi est dans la maison française, aux péniblesspectacles que nous offre, depuis plusieurs mois, la scèneparlementaire.
La population de notre grand pays commence à réagir et à ne plus selaisser prendre aux duperies de la politique qui consistait à flatterses bas instincts, ses vils appétits, à dresser individus contreindividus, à opposer le particulier au général! Le pays commence àcomprendre ; et c'est pour cette seule raison que le parlement est peupopulaire : — mais symptôme grave — ce dernier, lui, ne comprend pasles causes de cette impopularité ! Son sens moral serait-il atrophié ?Assisterons-nous à ce spectacle d'un peuple trempé dans les tranchées,aux rudes leçons de la guerre, réapprenant à ses bergers les grandsdevoirs de la politique supérieure ? Avouez que ce serait piquant ?—piquant, mais logique : l'épreuve forme les énergies, élève les cœurs —l' « Ignoble Aise », comme disait Roosevelt, fait déserter la route dudevoir, du devoir, clef de voûte d'une démocratie digne de ce nom !
A ceux des lecteurs de
Normandiequi seraient tentés de dire qu'il y a une part d'exagération dans cescritiques, je répondrai — fidèle à notre ligne de conduite — quel'union sacrée est, au contraire, à la base de ces critiques.
J'ai évoqué la grande ombre de l'auteur des
Lettres Persanes. Lorsque nousaborderons le chapitre des causes j'invoquerai jusqu'aux témoignages deBacon et même de J.-J. Rousseau. Pour l'instant, contentons-nous deceux concordants, bien que d'origines si diverses, de Barrés, EmileFaguet, Briand, Sembat, Lysis, Çh, Maurras, sans oublier P. deJouvenel, ancien « leader » du
Matin.
Tout le monde connaît les courageuses campagnes du premier. C'est peude temps avant la guerre que le second publiait l'opuscule fameux :
Le Culte de l'Incompétence et l'Horreurdes Responsabilités. Dès 1912 le souple Briand, dans un discoursprononcé, chez nous, au Neubourg (Eure), parlait des « accès de goutte» de la démocratie française ; un peu plus tard, il dénonçait les «mares stagnantes », les méfaits de la politique d'arrondissement,cependant que Maurras parlait avec compassion du chariot mérovingien del'Etat s'enlisant dans les basses plaines de la politique inférieure.Lysis dénonçait les maux démocratiques en une série d'articles demeurésdans la mémoire de tous ; Sembat soulignait courageusement la crised'autorité dans son livre :
Faitesla Paix, sinon faites un Roi. Tout le monde, enfin, a lu :
La République des Camarades, etpénétré avec M. P. de Jouvenel dans les alcôves de la Bonne Filleentretenant tant et de si bons garçons.
Les maux dénoncés ne sont donc que trop réels et, je m'en voudraisd'insister : aussi bien nous ne nous adressons pas aux sourdsvolontaires.
Résumons ces réflexions en disant que les hautes sphères de l'Etatsouffrent des crises ci-après :
A)
Crise d'Autorité.L'exécutif est annihilé : il a fallu l'exemple de la grande démocratieaméricaine pour que chacun comprît qu'il faut un pilote responsable àla barre. De grâce, que la France ait enfin un gouvernement quigouverne... et que ses dirigeants ne s'approprient plus la plaisanteformule : Je suis leur chef, donc je les suis !
B)
Crise de Continuité.
Excelsior a publié récemment untableau des six douzaines d'équipes ministérielles qui ont eu la chargeredoutable des grands intérêts français depuis moins de cinquante ans.Quel effort efficace, continu, suivi, peuvent bien accomplir cesministres qui ne font que passer et que défendre une vie précaireauprès de collègues qui ne songent qu'à prendre leur place ? On frémitquand on songe que la France change de ministres tous les six mois etque si ceux-ci prennent la place de ceux-là ce n'est que pour suivre unprogramme (quand ils en ont un) diamétralement opposé à celui de leursprédécesseurs. Que d'efforts stériles ! Quel gaspillage, de forces, depensées, d'énergie, cela représente.
C)
Crise de Compétence. Lemal se trouve encore aggravé de ce fait qu'au rebours des Anglais quicherchent à mettre toujours : « The right man in the right place »,nous avons pris pour règle : N'importe qui, n'importe où, pourn'importe quoi. Il y a trop d'avocats, de médecins, de vétérinaires auparlement — pas assez de commerçants, d'industriels, d'hommes aucourant des véritables intérêts économiques du Pays, de compétences, enun mot. Aussi, voyez comme nos lois sont mal faites.
D)
Crise de Responsabilité.Enfin, pour couronner cette œuvre qui est comme une sorte de défi aubon sens, il n'y a bien entendu, personne de responsable dans la raisonsociale Française : si l'on a cessé de plaire à la capricieusemajorité, on s'en va sans rendre de comptes et il est bien convenu,entre camarades, que le fait, d'avoir tenu un portefeuille, (fut-cevingt-quatre heures) dans ses mains, donne droit à des
compensations.
Vous voyez que les fabricants de constitutions auront de quoi faireaprès la guerre !
Par l'examen des malaises qui se manifestent dans les régionsagricoles, commerciales, économiques, nous achèverons l'inventaire desmaux à guérir et nous verrons ensuite en recherchant les causes, queces dernières peuvent se ramener à deux ou trois essentielles etdesquelles découlent toutes les autres. Ce sera l'objet des études àsuivre.
G. VINCENT-DESBOIS.
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RICHESSES MINIÈRES
de Normandie
Dans mon dernier article, j'ai montré de quelle façon et avec quellecomplicité, seize concessions de mines de fer sur vingt et une,accordées avant la guerre, étaient tombées sous la dépendance desAllemands. Ceux-ci, renseignés sans nul doute, sur ce qui se passe cheznous, doivent bien rire en apprenant que même devant les nécessités dela Défense nationale, nous n'avons pas su, non seulement tirer partides aménagements exécutés par eux pour une extraction intensive quinous aurait fourni le minerai dont nous avions besoin pour nosarmements, mais que, ainsi que je l'exposais dans notre numéro denovembre, nous avons, faute d'entretien, laissé détruire cesaménagements et négligé l'exploitation de ce riche bassin normand,alors que, dans les concessions lorraines envahies par eux, ilstravaillaient fiévreusement à l'extraction du minerai sans lequel ilsne pourraient continuer la fabrication de leurs canons et de leursmunitions,
Pendant ce temps, nous dépensons des centaines de millions à acheter etamener en France le minerai étranger.
Aussi, est-ce avec raison, que M. le sénateur Chéron, dans un discoursau Conseil général du Calvados, en 1916, pouvait dire :
« Les mines de fer de Normandie pouvaient approvisionner, aprèsl'occupation du bassin de Briey, tous les hauts fourneaux qu'on laissainactifs pendant de longs mois. Il fallait le coke. L'Angleterrepouvait le fournir. En tout cas, on installe des cokeries en quelquesmois. Il y avait un intérêt primordial à remplacer dans le plus courtdélai les industries métallurgiques du Nord, et de l'Est détenues parl'ennemi. Au lieu de faire venir à prix d'or l'acier d'Amérique, nouspouvions le produire chez nous. »
Malheureusement, cela n'a pas été fait et l'on a pu voir lesHauts-Fourneaux de Caen, situés au centre du bassin minier normand,faire venir des minerais de Portugal et d'Espagne, sous prétexte que lechemin de fer devant relier les mines de la région de Falaise à cesHauts-Fourneaux n'était pas terminé. C'était pourtant un effort facileà faire.
Un seul haut-fourneau existant en Normandie, qu'est-ce qui empêchaitl'expédition du minerai normand dans les usines du centre dontcertaines ont dû arrêter leur production ou, comme les hauts fourneauxde Caen, faire venir de l'étranger la matière première dont ellesavaient besoin ? La pénurie de transport est le prétexte invoqué, maispourquoi ne pas employer au transport du minerai normand, le matérielservant à celui du minerai étranger ?
« Ces négligences, disait encore M. Henri Chéron, sont graves et ilfaut qu'une prompte et énergique intervention du gouvernement rappelleà leur devoir et aussi à l'esprit de guerre les services compétents. »
Quant aux neuf concessions inexploitées au début des hostilités, ellesen sont toujours au même point, et cependant certaines d'entre ellesétaient concédées depuis plus de vingt ans, aussi ne peut-onqu'approuver la Chambre de commerce de Caen qui, dans un rapportprésenté lors de la visite des ministres, en 1916, disait :
« Notre Compagnie émet le vœu que, dans le cahier des charges relatifaux nouvelles concessions accordées, il soit introduit une clause dedéchéance pour tout retard injustifié dans la mise en valeur de laconcession ainsi que pour insuffisance de production. »
Il serait d'ailleurs juste que cette déchéance soit également appliquéeaux anciennes concessions restées inexploitées et à celles qui dans undélai déterminé n'assureraient pas une production suffisante. Il seraitaussi nécessaire qu'une nouvelle législation intervienne pour que lesrichesses nationales ne puissent plus tomber ni directement niindirectement sous une dépendance étrangère.
En ce qui concerne le bassin minier normand, le meilleur moyen dedévelopper son activité serait certainement d'installer, en Normandie,de nouveaux hauts-fourneaux. Cet établissement ne serait pas seulementd'un intérêt régional, mais véritablement d'un intérêt national, car ona pu voir par l'invasion de notre riche région du Nord, lesconséquences épouvantables de la réunion, en une seule région, de toutel'activité industrielle d'un pays. Cette leçon ne devrait pas êtreperdue et il faudrait désormais, que les usines destinées à latransformation des produits naturels fussent établies aux lieux même deproductions.
Parmi les importantes sociétés métallurgiques françaises, plusieurs,avant la guerre, avaient manifesté l'intention de s'engager dans cettevoie, et de tirer profit des richesses enfouies dans le sol normand,entre autres, les Aciéries de la Marine, les Aciéries de Paris etd'Outreau, la Compagnie de Denain-Anzin, de Commentry-Fourchambault,sans compter le Creusot qui est à la tête de la Société Normande deMétallurgie, dont nous aurons l'occasion de parler. Ces usinespourraient avoir un vaste débouché dans les fournitures pour les grandschantiers de constructions navales qu'il est question de créer sur lescôtes normandes. Espérons que ces intentions se réaliseront et que nousverrons bientôt de hautes cheminées s'élever au pays noir normand.
Mais toutes ces usines absorberont-elles la production entière desmines de fer normandes ? On peut en douter, car cette production qui,avant la guerre et dans les conditions restreintes où elle étaitexploitée, donnait déjà 1.200.000 tonnes, peut arriver facilement etrapidement à 5.000.000 de tonnes.
Il faudra donc songer à l'exportation du surplus, soit, dans le nord dela France, où le minerai normand rendu sur place sera plus avantageuxque le minerai lorrain ; soit dans les usines du centre, soit même enAngleterre, qui voit son extraction diminuer chaque année, et où leminerai normand est très recherché pour sa haute teneur, et pourcompléter et améliorer la qualité des approvisionnements qu'elle reçoitd'Espagne et de Suède.
Mais pour faciliter cette exportation, il faudra réorganiser etcompléter nos moyens de transport. Ainsi, pour ce qui concernel'exportation en Angleterre, le minerai amené à Caen est mis à terre,puis embarqué. Donc, double opération effectuée par les soins desociétés possédant les machines nécessaires, mais qui demandent un prixfort élevé. De plus, la pénurie de matériel roulant oblige les naviresà séjourner au port, obligeant ainsi à des dépenses inutiles etréduisant le nombre des voyages qu'ils peuvent effectuer.
Nous examinerons dans un prochain article les moyens de transport dontdisposent les exploitations minières et ceux qu'il conviendrait decréer et qui sont à l'étude depuis fort longtemps.
A. MACHÉ.
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Pour les bons ServiteursAgricoles
En temps de paix, le
Syndicatagricole du Roumois, fondé en 1901, récompense par un diplômed'honneur et une médaille, les collaborateurs agricoles, des deuxsexes, ayant un minimum de dix années de bons et loyaux services dansla même ferme. En temps de guerre, nous l'avons vu récompenser, l'andernier, les cultivatrices ayant obtenu de bonnes récoltes pendantl'absence de leurs maris mobilisés. Aujourd'hui, l’éminent président dece bienfaisant Syndicat, M. Emmanuel Boulet, de l'Académied'agriculture, nous fait connaître sa dernière initiative, aussiheureuse que les précédentes : « ...J'ai le plaisir, écrit-il, de vousannoncer que notre Comité a décidé, en raison des circonstancesexceptionnelles où nous vivons, de récompenser par un Diplômed'honneur, après la cessation des hostilités, les serviteurs qui, bienqu'ayant moins de 10 ans de services dans la même exploitation, aurontfait preuve, depuis la mobilisation de leur maître, de dévouement etd'énergie, en fournissant quotidiennement un travail consciencieux pouraider et mener à bien la culture et la bonne marche de la ferme. Ilreste entendu que, comme pour les serviteurs ayant 10 ans de services,les maîtres devront y ajouter une prime en espèces. » Les maîtresdésireux de proposer, pour cette distinction recherchée, les serviteursdont ils ont à se louer devront adresser leurs propositions à
M. le Président du « Syndicat agricole duRoumois », à Bosc-Roger-en-Roumois (Eure.) N.
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La Vie Rurale Et la Production agricole Au Pays Normand
(Dixième article de la série.)
LES TRANSFORMATIONS DE L'AGRICULTURE DANS L'ORNE. — LESCONSÉQUENCES DE L'ABANDON DE LA TERRE ET DE LA PÉNURIE DE MAIN-D'ŒUVRE.— TERRES DE LABOUR ET HERBAGES. — MODIFICATIONS DANS LES MÉTHODESD'EXPLOITATION ET DANS L'ÉLEVAGE. — L'ACTION RÉGIONALISTE. — POURAMÉLIORER LA SITUATION DES OUVRIERS RURAUX. — MŒURS NÉFASTES ASUPPRIMER. — L'AGRICULTURE ET LES FAMILLES NOMBREUSES. — RÉNOVATIONAGRICOLE ET RETOUR A LA TERRE. Il nous faut examiner aujourd'hui, au moins d'une façon générale, lestransformations et améliorations les plus caractéristiques, subies parl'agriculture dans le département de l'Orne. La question est de touteimportance, car elle met en évidence ce fait indéniable que ladépopulation des campagnes s'est accentuée malgré les progrès del'agriculture, et qu'il faut alors se préoccuper, plus que jamais, desremèdes à apporter aux néfastes conséquences de la dépopulation et del'abandon des campagnes.
Depuis 1908, et jusqu'à la veille de la guerre, un mouvement trèsaccentué de rénovation agricole s'est manifesté, dans l'Orne. Il s'esttraduit d'abord par l'adoption de modes d'exploitation plus en rapportavec la situation, c'est-à-dire avec la pénurie de main-d'œuvre, puison a constaté que les fermes se louaient plus facilement. Mais on nepeut mettre cette amélioration à l'actif des populations rurales del'Orne. L'impartialité veut que l'on attribue une bonne part de cettesituation avantageuse pour l'agriculture de la contrée aux cultivateursde la Sarthe et de la Mayenne, venus en assez grand nombre louer lesplus belles fermes du département et parfois même les acheter, donnantainsi aux Normands un exemple d'initiative, et une leçon qui eût dûporter ses fruits, enrayer la désertion de la terre. Les cultivateursavisés qui sont venus du Maine s'installer en Normandie, prendre laplace des « déracinés », des déserteurs, ont discerné les moyensd'obvier à la pénurie de main-d'œuvre. Ils ont eu recours, notamment, àla transformation des terres de labour en herbages, à l'emploi deméthodes d'élevage plus rationnelles et de machinés agricolesperfectionnées ; enfin, ils ont augmenté l'étendue des exploitations.
La concomitance de la diminution de la population et de latransformation des terres de labour en herbages est mise en évidencepar les chiffres de statistiques suivants :
Années | Population | Terresde labour | PrairiesNaturelles |
1831.... 1861.... 1881.... 1904.... 1913.... | 441.381 424.330 376.000 325.000 307.400 | 333.400 352.514 332.130 270.270 262.000 | 130.850 134 552 151.000 208.630 215.000 |
On voit qu'à la diminution constante de la population coïncidentl'accroissement de la superficie exploitée en prairies naturelles etpar conséquent la décroissance des superficies en terres labourables.Il y a là une observation dont le caractère traduit d'une façonfrappante la transformation subie par l'agriculture d'une contrée sousl'influence des variations numériques de sa population. L'emploi desmachines pour parer au manque de bras vint simplifier la main-d'œuvrede culture. Depuis un quart de siècle environ, les méthodes d'élevagese sont sensiblement modifiées. Au lieu d'entretenir un plus grandnombre de vaches laitières, on a développé l'élevage des veaux etl'engraissement des bœufs à l'herbage, ce qui permit de parer, dans unecertaine mesure, à la disparition croissante des servantes de ferme,devenues aussi rares, sinon plus, que les domestiques et lesjournaliers.
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Dans l'Orne, comme dans les autres départements normands, l'abandon dela terre est un mal contre lequel on doit réagir, ainsi qu'on ne cessede le proclamer, en préconisant des mesures dont l'inspiration est tropsouvent dictée par d'autres considérations que celles relatives àl'intérêt bien compris de l'agriculture et des populations rurales.Pour nous, qui n'avons à aborder, ici, que le côté agricole de laquestion, laissant à d'autres, que nous voulons croire, certes, aussibien intentionnés que nous, le soin de développer, ailleurs, des idéesd'ordre politique ou confessionnel — qui ne sauraient avoir leur placedans ces études en faveur du régionalisme pratique, c'est-à-dire duretour à la terre normande, par la mise en valeur, l'exploitation aumaximum de ses richesses—nous devons, disons-nous, placer au premierplan l'œuvre utilitaire à accomplir dans l'intérêt du pays.
A la base de cette œuvre ayant pour but la prospérité régionale, il ya, nous l'avons déjà dit, et nous ne saurions trop le répéter,l'élément qui, dans l'ordre matériel, domine : le relèvement,l'accroissement de la puissance productive de la terre normande, nonpas par la politique, comme d'aucuns paraissent le croire, mais par letravail, le progrès et la parfaite connaissance des moyens quipermettent d'améliorer la situation des populations des campagnes.
Il faut bien convenir qu'aujourd'hui, l'homme de la terre peut disposerde moyens d'action que, malheureusement, il ne connaît pas suffisamment: le crédit agricole, par exemple, dont l'organisation en France estcertainement la plus parfaite qui existe au monde ; la coopération, legroupement, l'association, qui constituent le grand instrumentd'émancipation des populations rurales et, d'autre part, toutes lesinstitutions de mutualité agricole qui assistent le cultivateur, leprotègent contre les risques professionnels, plus fréquents pour luique pour l'industriel. Il y a tout lieu de penser que la loi de 1898sur les accidents du travail sera appliquée aux salariés agricoles etqu'elle leur donnera la sécurité du lendemain par une garantie efficacecontre les risques de leur métier. Ainsi, l'ouvrier agricole sera, sousce rapport, dans une situation égale à celle de l'ouvrier industriel.Ce n'est pas sans raison, en effet, que l'on a pu considérer lanon-application de la loi de 1898 sur les accidents de travail auxsalariés de l'agriculture, comme l'une des principales causes depénurie de la main-d'œuvre agricole.
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Mais toutes les mesures les plus judicieuses resteraient encoreinsuffisantes pour assurer et hâter le retour à la terre, si l'on nes'efforçait de réformer en même temps, et complètement, dans notrepetite Patrie, comme par toute la France, la mentalité de tant de gensqui, par leur situation sociale, tiennent entre leurs mains lesdestinées, l'avenir de la classe rurale : et par conséquent réformeraussi la mentalité de ceux qui, séduits par le mirage des bellespromesses et par les conseils intéressés, désertent la terre natalepour se jeter, tête baissée, dans les engrenages de la vie urbaine oudu fonctionnarisme qui, trop souvent, ne deviennent, pour eux, que lasource des plus amères désillusions.
Il ne nous en coûte nullement de proclamer — mais à ce seul point devue, et trop heureux si cette constatation peut satisfaire ceux quiveulent absolument que l'action politique soit inséparable de l'actionrégionaliste et de la décentralisation — nous n'éprouvons aucunedifficulté à proclamer, disons-nous, que, si les hommes politiques nepeuvent pas toujours faire le bien, ils pourraient toujours ne pasfaire le mal. Et nous voudrions que notre chère Normandie fûtaffranchie à jamais des obstacles dressés par la politique devant lesintérêts généraux du pays. Car il n'est que trop vrai — on le constatetrop souvent, hélas ! — que la désertion de la terre est non seulementaidée mais provoquée par les élus du peuple qui, pour faire brillerleur crédit aux yeux des électeurs, ne se contentent pas de procurerdes places de bureaucrates, de facteurs, de douaniers, d'employés dechemins de fer, etc., aux fils du cultivateur, du fermier, voire mêmede l'ouvrier agricole ; ils les leur offrent, ils les déracinent sansêtre sollicités, tout, simplement pour rendre plus prestigieux encore —à leurs yeux surtout — leur mandat législatif, et parfois aussi pours'assurer de fidèles et dévoués agents électoraux, en prévision durenouvellement de leur mandat.
Il ne suffirait pas de faire disparaître, ces mœurs si préjudiciables àl'agriculture et, partant, au Pays, en Normandie, comme partoutailleurs, il faut mettre en pratique un ensemble de mesures favorablesà la classe rurale et à son attachement au pays natal, à la terrenourricière. Il faut favoriser les familles nombreuses, encouragercelles qui donnent à la terre le plus grand nombre de bras. Un bravecultivateur de nos amis qui, dans cette Normandie plantureuse, sutconquérir, dans ce métier, une situation fort enviable, nous disaitdernièrement, eu égard aux difficultés de l'heure présente et auxefforts qu'il faut déployer pour le relèvement de la productionagricole : « Voyez-vous, le secret pour gagner de l'argent en culture,c'est d'avoir des enfants. Fermier, je cultive 80 hectares, et deux demes voisins, fermiers également, cultivent chacun environ 120 hectares.De ces deux voisins, qui ont cinquante-cinq ans, l'un a eu deux fils,qui ne sont pas restés dans la culture, et l'autre n'a pas eud'enfants. Depuis dix ans, ils ont certainement moins gagné que moi, etje donnerais à parier que le premier perd de l'argent, tandis quel'autre fait des économies ; et cela parce que l'un ne peut sedispenser d'avoir de bons ouvriers payés très cher, tandis que l'autre— qui est un travailleur émérite — sait utiliser n'importe quel gaminde quatorze ans comme charretier ou comme bouvier. C'est inimaginable,ce qu'il en obtient ; s'il avait eu des enfants à lui, il y a beauxjours qu'il les aurait établis et que, sans abandonner complètement laterre, il pourrait se permettre une « retraite » assurément plus...dorée que celle de bon nombre de fonctionnaires...
« Pour ma part, je n'ai pas à me plaindre : Avec les deux garçons quime restent — l'aîné est au front — et aidé par ma femme et mes deuxfilles, malgré les multiples difficultés qui ont surgi dès le début dela guerre, je peux me tirer d'affaire, et même j'ai pu souscrire audernier Emprunt de la Défense nationale, avec mes économies de l'année.Je n'exagère donc point en disant que le secret pour gagner de l'argenten travaillant la terre, c'est d'avoir des enfants. »
Au demeurant, ce n'est là un secret pour personne, car il est facile decomprendre que la sauvegarde de notre agriculture est, essentiellement,dans le repeuplement des campagnes, son avenir est intimement lié à lamultiplicité des familles nombreuses, à la reconstitution de la famillerurale.
Ce cultivateur, ce fermier qui, dans un de nos centres agricoles del'Orne, sait s'enrichir alors que d'autres se ruinent, raisonne, etparle comme un sage. Et il n'est pas besoin d'être grand clerc, niprofond politique, ni surtout, de faire, intervenir des considérationsd'ordre politique ou confessionnel, pour comprendre la justesse de sonraisonnement.
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Que nos cultivateurs normands méditent ces observations écrites au coindu lion sens ; que ceux ayant des enfants sachent leur éviter lesdéboires qu'entraîne avec elle la désertion du sol natal ; car il estde toute évidence que l'abandon de la terre est le principal et le plusredoutable des maux qui frappent notre agriculture et qui se traduisentpar une diminution sensible de la production.
Nous verrons, dans la suite de cette étude, que dans le département del'Orne, — qui n'est certes pas la partie la moins favorisée de laNormandie — la culture et l'élevage disposent d'éléments de prospéritédont la valeur s'accroîtrait considérablement, sous l'influence d'unevigoureuse impulsion en faveur d'une rénovation décisive, assurée parle retour à la terre.
Henri BLIN,
Lauréat de l'Académied'Agriculture de France.
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LesVieilles Maisons de Lisieux
Comme suite à la
Note de la Rédactionajoutée par nos soins à son beau poème,
Vieilles Maisons, publié dans ledernier numéro de
Normandie,et dédié au bel artiste J.-Ch. Contel, notre excellent collaborateur G.Le Révérend nous écrit :
« Cher Confrère,
« Vous exagérez en assimilant les « bicoques lexoviennes » à la Maisonde Corneille et à la Cathédrale de Rouen. Néanmoins, je n'ai pas ledroit de me fâcher. J'ai dit ailleurs :
« Pour un baiser d'amour, je brûlerais le Louvre. »
« Je le maintiens. Mais je serais désolé d'enlever à nos vieillesmaisons de bois un seul de leurs « derniers adorateurs ». Et pour êtreun « Marinelli normand » il me manque la loi des intolérants etpeut-être l'audace des novateurs.
« Bien vôtre,
« G. LE RÉVÉREND. »
Dont acte ! N.D.L.R. *
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FIGURESNORMANDES

Jules SIEGFRIEDDéputé du Hâvre
C’est un parlementaire normand qui, cette année, en sa qualité de doyend'âge, a présidé l'ouverture de la session ordinaire de la Chambre desdéputés.
« Dans des temps moins réalistes on eût vu un signe du Destin dans lehasard qui a amené comme doyen d'âge un ancien bourgeois de Mulhouse àla tribune de la Chambre, pour y proclamer l'indéfectible fidélité del'Alsace-Lorraine et y annoncer les prochaines réparations. Toute l'âmedes populations martyrisées depuis quarante années vibrait, hier, dansla voix du vaillant doyen. Il n'est pas jusqu'au nom de Siegfried,rappelant, le héros de la légende wagnérienne, qui n'ait ajouté àl'éclat du symbole.
« Le cri de Siegfried retentira profondément dans les huttes des Hunsqui commencent à douter de la protection de leur vieux Dieu et del'infaillibilité de leurs princes. Ils sentent échapper à leur étreintedésespérée les injustes butins. »
C'est dans ces termes que la
Libertérendait compte de l'ouverture des débats parlementaires.
M. Jules Siegfried, on effet, n'est qu'un normand d'adoption ; mais,combien d'enfants légitimes ont, pour leur mère, plus d'amour, que n'ena pour sa petite patrie d'adoption, cet alsacien devenu normand.
Né en 1837, à Mulhouse, d'une vieille famille alsacienne, JulesSiegfried fit ses études dans sa ville natale, voyagea en Angleterre etaux Etats-Unis, puis vint se fixer au Havre en 1862, à peine âgé de 25ans. Il y résida d'abord peu de temps, et alla s'établir à Bombay, dansles Indes anglaises, où avec son frère, il fonda la première maisonfrançaise pour l'achat des cotons.
S'étant à ce moment rendu compte qu'on ne peut réussir dans lesaffaires sans la possession de connaissances techniques générales, ilprovoqua, avec son frère, la création à Mulhouse, d'une Ecolesupérieure de commerce à laquelle ils firent don de 100.000 francs.Après la guerre et dès 1871, il fonda l'Ecole du
Hâvre bientôt suivie de la créationde celles de
Rouen, Lyon,Marseille, Bordeaux.
Nommé en 1869, membre de la Chambre de commerce du Havre, il fut éluconseiller municipal et adjoint au maire au 1 septembre 1870. Révoquépar le ministère du 16 mai, il fut élu conseiller général pour lecanton de Bolbec, et la ville du Hâvre l'appelait aux fonctions demaire qu'il conserva jusqu'en 1886. C’est pendant cette administrationmunicipale que, guidé par le sentiment des souffrances, et des besoinsde la classe laborieuse, il créa les cités ouvrières ; le CercleFranklin, fondé en 1874,sur le modèle des cercles d'ouvriers anglais etaméricains ; l'hôpital Pasteur, établi par pavillons séparés dans unparc superbe ; le premier lycée de jeunes filles, le boulevardmaritime, etc.
Elu député de la Seine-Inférieure en 1885, au scrutin de liste, puissuccessivement au scrutin d'arrondissement, en 1889 et en 1893. Pendantce premier séjour, à la Chambre, M. Siegfried fut membre de laCommission du budget, dont il devint le vice-président ; président dela Commission d'assurances et de prévoyance sociales; il contribuapuissamment à l'adoption des projets de loi sur les Sociétés de Secoursmutuels, les accidents du travail, et déposa un projet de loi en faveurde la protection de la santé publique qui fut repris et voté en 1902.Il fit partie du cabinet Ribot du 1 décembre 1892 au 3 mars 1893, commeministre du Commerce, de l'Industrie, des Postes et Télégraphes et desColonies.
Le 8 août 1897, M. Siegfried fut élu sénateur en remplacement de M. P.Casimir-Périer. Au Sénat, comme au Palais-Bourbon, M. Jules Siegfrieds'occupa spécialement des questions économiques et sociales ; il déposades propositions de loi pour la constitution et le maintien de lapetite propriété rurale et pour la réglementation du nombre des débitsde boisson.
Ayant échoué au renouvellement sénatorial de 1900, il profita desloisirs ainsi accordés par le corps électoral restreint pour retourneraux Etats-Unis, étudier, à quarante ans de distance, la situationsociale et économique de ce grand pays.
A son retour, en 1902, il fut élu député de la première circonscriptiondu Hâvre, et réélu constamment depuis. A la Chambre, il fait partie detrès nombreuses commissions et groupes, en qualité de membre,vice-président ou président. Il est intervenu à différentes reprises enfaveur de la décentralisation communale, de l'extension des espaceslibres dans les grandes villes, de l'expropriation des immeubles pourcause d'insalubrité publique. Il est d'ailleurs peu de questionsfinancières, commerciales et sociales au sujet desquelles il ne soitintervenu avec l'autorité que lui donnaient l'étude et l'expérience,tous ses efforts tendant à la réalisation des améliorations socialesqu'il a poursuivies toute sa vie.
En dehors du parlement, il fut en 1889, un des principaux organisateursde la section d'économie sociale à l'exposition universelle, en mêmetemps qu'il présida le congrès international des habitations à bonmarché et celui des cercles populaires. En 1900, le gouvernement fitappel à son dévouement pour l'organisation de l'exposition d'économiesociale.
C'est à M. Siegfried que l'on doit la loi du 30 novembre 1894 sur leshabitations à bon marché qui permit la fondation d'un grand nombre deSociétés de constructions de maisons ouvrières, et c'est par ses soinsque furent fondées la Société de Crédit des Habitations à bon marché,et la Société française des Habitations à bon marché. Membre du Conseilsupérieur de l'Assistance publique et du Conseil consultatif d'hygiènede France, il est encore vice-président du Conseil supérieur desHabitations à bon marché et président du Comité de direction du Muséesocial, organe d'étude et d'encouragement pour toutes les œuvres dephilanthropie et d'amélioration sociale.
M. Siegfried a publié un ouvrage qui a été couronné, en 1877, parl'Académie des Sciences morales et politiques. :
La Misère, son histoire, ses causes, sesremèdes ; il a encore publié plusieurs brochures sur la questiondes habitations à bon marché, et une étude sur la situation économiqueet sociale des Etats-Unis. Il est officier de la Légion d'honneur.
On peut voir, par ces notes rapides, que l'honorable député du Hâvreest de ceux qui préfèrent l'action à la parole. Cette seule raison, àdéfaut des nombreuses autres, que nous venons de citer, nous faisait undevoir, à nous qui prêchons l'action, de tracer ici le portrait de M.Jules Siegfried dont l'œuvre est considérable et dont la carrièrehonore véritablement celui qui, le 8 janvier, à la tribune de laChambre, a prononcé ces paroles :
« Il faudra enfin que les luttes de parti disparaissent devant lespréoccupations des seuls intérêts de la France.
« Envisageons l'avenir avec confiance : nous aurons encore denombreuses difficultés pendant la guerre et après la paix, mais avec lemerveilleux ressort de notre race nous saurons les surmonter. »
A. MACHÉ.
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* *
L'Inventeur Boche
Ce n'est, pas pour tuer le malqu'il manipule
Les virus sous lesquels la matière se tord.
Une goule effroyable inspire son effort
La Science, dont il a fait une crapule.
D'une hécatombe immense il cherche la formule.
Une pensée unique et l'agite et le mord
Celle de bien nourrir son idole, la Mort,
Dont la faux, colossal aiguillon, le stimule.
L'existence est pénible où se portent ses yeux.
Il infecte l'air pur, ensanglante les cieux,
Et tous les horizons s'allument, de sa haine.
Empereur de l'acide et roi de l'alambic,
Savant lunetté d'or à la tête d'aspic,
Il fait de la nature une vaste géhenne.
Jean MIRVAL.
(Georges LEBAS.)
°°°
Résignation
J'eus trois amours : la fleur,un bon livre, une femme ;
Ils charmaient à la fois et mes yeux et mon âme.
La fleur vient de mourir, la femme m'a quitté,
Seul, pour me consoler, le livre m'est resté.
Dans un vain désespoir et dans la solitude,
Je songeais au suicide ! Oui, je voulais mourir.
Mais, me ressaisissant, j'ai cherché dans l'Etude
La ferme volonté de vivre et de souffrir;
Et j'ai dit au Destin : « Il faut que tu désarmes,
Je ne crains plus les coups dont tu frappes mes jours,
Mes yeux ont tant pleuré que je n'ai plus de larmes,
Mais, si meurtri qu'il soit, mon cœur aime toujours ;
Tant qu'Avril chassera l'Hiver au front morose,
Tant que pour embaumer refleurira la rose,
Résigné, j'attendrai la Mort qui doit venir
Songeant à mon amie, à son cher souvenir.
Décembre 1917
V.-Louis MARTIN.
°°°
Les Activités Régionalistes, le très important courrier trimestriel deM. Georges Normandy, paraîtront dans notre prochain numéro.
*
* *
L’ÉCOLE DE FÉCAMP
Marc Sim Les membres de l'Ecole de Fécamp sont, pour la plupart, de vrais jeunesqui se distinguent de tous les
jeunesdont on parle en ce qu'ils n'ont pas encore de cheveux gris et, parconséquent, en ce qu'ils peuvent être déjà fiers de ce qu'ils savent, —sinon confiants dans le vaste avenir étalé devant eux.
Marc Sim (Marc. Simonin devant l'état-civil) est né au pays de JeanLorrain, le 12 juillet 1888. Ayant fondé fort jeune une famille, il n'apas voulu, à l'instar de son ami René Crevel, préférer le tumulte etles aventures de la capitale au calme ensoleillé des « cours plantées »parmi lesquelles il installe si volontiers son chevalet, et à lasécurité paisible de sa cité natale. Ce sage a modéré ses ambitionsd'artiste au profit de ses devoirs d'époux et de père : il est (àl'instar de Burel, directeur de sècheries) le fondé de pouvoirs d'uneimportante maison d'armements et de salaisons. Ce n'est pas moi qui leblâmerai, certes — surtout à l'époque sévère qui est la nôtre, car ellesera sévère longtemps après la fin du cauchemar présent.
Marc Sim fit ses débuts artistiques, à l'âge de treize ans, sous ladirection d'un artiste rouennais établi à Fécamp : M. Caria. Il eut,plus tard, un autre professeur, ou plutôt un autre conseiller : lemaître fécampois André-Paul Leroux lui-même, dans la maison de qui ilfit la connaissance d'Henry-E. Burel, dont je me suis antérieurementoccupé, et de Caniel dont je m'occuperai bientôt.
Livré ensuite à lui-même, il connut les longs désespoirs et les courtesjoies des artistes qui se cherchent jusqu'au moment où, unissant leurshésitations et leurs enthousiasmes, Crevel, Caniel, Burel et lui-mêmeorganisèrent des sorties dominicales. Ils allaient, la boîte sous lebras, à travers les campagnes cauchoises, campaient à leur guise, enpleine nature, devant un même site, et les heures s'envolaientvertigineusement jusqu'au moment où, le soir venu, ils revenaient versla ville, grisés d'air pur, de lumière et un peu plus savants qu'ils nel'étaient à l'aube.
De temps à autre, André-Paul Leroux — en souvenir, peut-être, des «dimanches de peinture » de sa jeunesse ? — se joignait à eux : la fêtealors était complète. Ôh !
dimanchesde peinture de l'Ecole de Fécamp, quel écrivain fécampois vouscontera par le menu, quel poète fécampois vous chantera dignement ?Sera-ce vous, Geneviève Duhamelet ? vous, André Maréchal ? — ou GastonDemongé, Eugène Leroux, Henry Maugis, Albert Journé — ou vous-même,enfin, Adrien Constantin, mécène de cette Ecole qui fera de plus enplus parler d'elle ?... Il y aurait là de bien jolies pages alertes etsimples, à écrire.
La caractéristique du talent de Marc Sim est à mon sens, une sincéritéabsolue. Il ne créera pas un genre, un
style comme Crevel ; il netransposera ses impressions comme Burel... Il regarde, il copie, il
reproduit de son mieux la naturesans se permettre aucune liberté avec elle. Une étude faite de chic luiapparaît comme un attentat.
Son
métier, déjà fort solide,n'est pas encore assez impeccable pour qu'il s'abandonne entièrement àses émotions. Il sait
choisirles dominantes d'un paysage, il sait faire circuler l'
atmosphère autour des objets, maisil doit encore surveiller son dessin, — et il le surveille en effet.
Qu'il apprenne encore à distinguer la
matièredes objets : l'artiste véritable ne peint pas une meule comme il peintun ciel. Le grain d'une étoffe ne se fixe pas comme celui d'une chair.Le bleu des vagues lorsqu'il est le même que le bleu du ciel rested'une
qualité différente. La
Couleur n'est pas
toute la Peinture.
Marc Sim vit encore et déjà, à l'âge de la bonne Pochade. Je croisqu'il ne tardera pas à entrer dans l'âge du beau Tableau.
Georges NORMANDY.
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Un Honnête Homme
UN ACTE EN PROSE
A Emile LESUEUR, poète, capitaine etblessé de la Grande Guerre, je dédie ce fruit amer de mon printemps. G. N.
PERSONNAGES
GERMAIN DRUARD,
ingénieur.
MARGUERITE,
femme de Germain.
EUSKHE DRUARD,
père de Germain etson associé.
RAYMOND FAVIER,
sculpteur.
MARIE,
domestique des Druard.
Chez Germain DRUARD.— Quatre heures après midi : Luxe solide, assez bourgeois, d'unsalon d'homme d'affaires.
SCÈNE I
GERMAIN DRUARD, MARGUERITE, RAYMOND, MARIE.
(On prend le thé. GERMAIN : élégance anglaise, pantalon passé àl'extenseur, bottines solides et lourdes, rasé, portant seulement lamoustache, cheveux blonds, eu brosse. Allure et ton d'un monsieur quifait la part minima aux sentimentalités et n'oriente sa vie que versles choses
dites sérieuses.RAYMOND lui fait repoussoir : chevelure un peu longue mollementbouclée, barbiche de mousquetaire, mise et port de bon garçon « quiprend l'existence par le bon côté ». Brun et un peu « original ». MARIEva et vient autour de la table servie, puis sort peu après le lever durideau. MARGUERITE : l'épouse qui souffre silencieusement d'être assezpeu le complément conjugal de son mari. Allure d'une chanteuse decafé-concert chic « élevée » par un coup de tête d'amoureux au « rang «de bourgeoise. On sent qu'elle est lasse de l'amour de son « sauveur ».
RAYMOND. - Marie ?... Voulez-vous avoir la gentillesse de me passer lesgaufrettes ?... merci. (
Souriant àMarguerite.) Vous permettez ?... Je continue à faire comme chezmoi, vous voyez.
MARGUERITE. - Entre camarades d'enfance !... Vous et mon mari n'en êtesplus, j'espère, aux petites grimaces mondaines..., car, moi, je necompte pas !
RAYMOND. - Pardon : les femmes comptent..., plus au salon que partoutet plus à l'alcôve qu'au salon..., si j'ose dire !...
MARGUERITE. - Vous avez la réplique hardie ; mais vous n'allez pasmadrigaliser, j'imagine, Monsieur Raymond ? (
Ironique, regardant Germain)... Ceserait ici d'une inconvenance sans pareille !
RAYMOND. – C’est vrai, Germain est là... Mais entre camarades d'enfance!
GERMAIN. (
Un peu sec.) -Camarades d'enfance..., il ne faut cependant pas dépasser, sous ceprétexte, les limites permises...
RAYMOND. - Allons mon vieux !... Sacré tonnerre !... c'est qu'il al'air sérieux, maintenant, ce brigand-là !... (
Rire.)
GERMAIN. - Vous autres, artistes, vous n'attachez pas assezd'importance aux expressions consacrées, aux idées reçues..., auxconventions si tu veux...
RAYMOND. - Vous autres industriels, vous leur en accordez trop. Çàcompense ! Mais je reconnais que le bon ton est de votre côté. Nous,vous savez, nous ne voyons pas les choses sous le même angle...
MARGUERITE. - C'est justement pourquoi, Germain, il ne faut pas prêterà ces petites incartades de langage, plus d'attention que... (
Elle s'arrête sous un regard sévère deGermain.)
GERMAIN. (
Solennel.) - Machère Marguerite, ce n'est pas parce que je t'ai soustraite àl'atmosphère... pernicieuse dans laquelle tu vivais quand tu chantais àla Scala, qu'il sied qu'on se permette, des libertés avec toi. (
Geste protestataire de Marguerite.)Oui, je sais bien, tu vas dire que j'exagère... Il est possible que mesparoles soient brutales, mais je ne sais pas parler une langue dorée,moi... Je suis tout simplement un honnête homme qui fait son devoir,qui l'a toujours fait, qui le fera toujours ! (
Raymond scande ces trois affirmations detrois hochements de tête comiques.) Et d'autre part, naîtreRaymond Favier (sculpteur aujourd'hui soit, mais mon ancien camarade declasse), me connaît trop pour se fâcher de ce que j'ai pu dire...
RAYMOND. - Sûrement, mon vieux ! Quand on a fait ensemble autant debêtises que nous, on est lié indissolublement..., ne serait-ce que parle fil qu'on a donné à retordre aux pions d'autrefois ! Et tu as beauêtre marié à la plus charmante des femmes... (
Comique et cérémonieux.) puis-jealler jusque-là dans mes compliments m'sieur '?... tu as beau êtredevenu l'associé de Druard père (câbles et fils électriques, maisonfondée en 1827)..., tu as beau gagner de l'argent gros comme toi etdevenir aussi solennel qu'un juge qui aurait avalé sa canne auvestiaire, tu ne demeures pas moins mon Germain Druard, sorti deCentrale avec le n°2, le Germain Druard calé en math, mon vieux Germaintout court en deux mots... Et tout ce que tu peux dire..., çà ne mordpas... C'est toujours comme à l'école : Favier (Raymond-Jean-Jacques)est resté l'indiscipline incarnée !
GERMAIN. - L'école et la vie, mon cher Raymond, ce n'est pas tout àfait la même chose : l'une n'apprend pas assez l'autre qui est sigrave...
RAYMOND. - Bah ! Bah ! Bah ! Bah !... La vie est grave !... Il fautêtre sérieux!... Formules courantes, tout ça, qui masquent l'étroitessedu cerveau ou la sécheresse du cœur... Je ne parle pas pour toi... Lesérieux, vois-tu, c'est comme la sculpture : ça ne s'apprend pas... Onnaît avec ça, ou sans ça !... Moi je suis né sans ça : je n'ai pas lesens des affaires.
GERMAIN. - Ni moi ton talent.
RAYMOND. - As-tu fini ?... Voilà que tu madrigalises à ton tour !...
(Contrefaisant Germain.) Je croisque tu vas dépasser les limites permises...
MARGUERITE. (
Espiègle.) Entrecamarades d'enfance... Monsieur Favier !
RAYMOND. - Mais moi je n'envie pas du tout ta tournure d'esprit, tonamour des choses dites sérieuses, ta gravité qui fait de toi unvieillard... à trente ans ! Vive la joie Monsieur Germain Druard,industriel et moraliste, homme et âme d'affaires qui avez muni d'unpetit guichet grillé la porte de votre cœur !... Vive la joie !
GERMAIN. (
Impatienté.) - Ah !tu m'embêtes à la fin !... C'est en blaguant toujours comme ça que tues constamment dans la... (
Hésitation.)
RAYMOND. - Allons, n'hésite pas : dans la purée... la purée noire !...
MARGUERITE. (
A Germain.) Tu nevas pas dire des choses désagréables à Monsieur Raymond !
RAYMOND. – Désagréables ? Ah ! par exemple ! ... Est-ce que vous croyezque c'est la première fois qu'il me sert des discours à la mode de ceuxqui président aux distributions des prix de vertu ?... Je sais par cœurce qu'il allait me dire sur ma pauvreté, mon indifférence, mon manqued'ordre, et patati et patata... Vous connaîtrez ça quand je serai venuplus souvent ici... Il n'y a que six mois que vous êtes mariés, et monvoyage en Hollande a fait encore un trou dans nos relations... Même lespremiers temps, ces jours-ci, je ne le reconnaissais plus. Mais ilredevient lui-même... le sanglier... ; J'en suis heureux.
GERMAIN. (
Riant à demi.) -C'est ça, moque-toi de moi !... Tu ferais bien mieux de m'écouter.Après tout c'est pour ton bien...
RAYMOND.
(Gamin.) - Voui,m'sieur !... Tu veux à toute force me donner des soucis que je n'ai pas: c'est tout de même rigolo !... Puisque je suis heureux comme ça : tune peux pourtant pas m'en faire un crime !
GERMAIN. - Mais oui, c'est entendu : Tu te fiches du tiers comme duquart !... Avec ça que quelques billets de mille de plus dans la pochete seraient insupportables !
MARGUERITE. - Il n'a pas dit cela.
RAYMOND. - Assurément ! Quand l'argent vient : vive l'argent ! Quand ilne vient pas : (
Fredonnant la célèbrechanson de Marinier) « Bonsoir madame la « thu-u-u-u-ne !... »
GERMAIN. - Si je raisonnais comme ça, moi...
RAYMOND. - N'essaie pas ! Tu me plagierais... et très mal !
GERMAIN. - J'aime mieux vivre comme je le fais..., dans un milieuhonnête...
RAYMOND. - Dis donc, toi !
GERMAIN. - ...Dans un milieu rangé, quoi ! et non parmi ce prolétariatde modèles, de femmes légères et de rastaquouères...
RAYMOND. - Bien vrai ?... Alors tu piges encore les artistes comme lespiges le premier bourgeois venu ?... C'est banal. Et puis tu n'as pastoujours dit ça, hein ?..., au temps de notre folle jeunesse !
GERMAIN. - J'ai toujours été sérieux...
RAYMOND. - Voyez-moi cet anachorète ! On renie ses petites farces !
GERMAIN. (
Se montant.) - Maisenfin, sacrebleu ! Favier...
RAYMOND. - Mais sacrebleu ! Druard !... Voyons Germain, je t'en prie...ne te fâche pas..., nous sommes entre nous, voyons..., et nous savonsce que c'est qu'une jolie fille !... Baisse un peu ton faux-col !
GERMAIN. - Je n'aime pas...
RAYMOND. - Enfin que diable ! pour qui cette réserve stupide ? Pas pourta femme, je suppose ? (
Mouvement deMarguerite que Germain cloue d'un regard.)
GERMAIN. (
Catégorique.) Si,pour ma femme !... Ce n'est pas une raison parce que Marguerite estd'une extraction modeste ; ce n'est pas une raison parce que je l'aisoustraite par amour à l'atmosphère pernicieuse où elle vivait...
MARGUERITE. (
A mi-voix.) -Encore...
RAYMOND. (
En même temps que Marguerite.)- Deuxième édition !
GERMAIN. (
Qui n'a pas entendu,continuant.) ...Au monde de la galanterie et du vice, pour qu'onlui manque de respect en se laissant aller devant elle à desconversations libres...
RAYMOND. - Mais je n'ai pas, il me semble...
MARGUERITE. (
Presque en même tempsque Raymond.) - Monsieur Favier n'a jamais...
GERMAIN. - Je sais ce que je dis. Je suis franc ! Je n'ai pas deuxfaçons de penser... Je suis un honnête homme, moi !... J'ai épouséMarguerite pour l'élever d'un rang dans l'échelle sociale...
RAYMOND. (
Railleur.) - D'unseul ?
GERMAIN. - ...Pour l'entourer d'un respect qu'elle ignorait. Le passéest mort pour elle. Je veux qu'on ne connaisse, désormais, que MadameDruard fils, et qu'il n'y ait plus, là-dessus, de méprise possible.
MARGUERITE. (
Nerveuse.) - Jesuis étonnée, Germain, que tu dises des choses semblables à MonsieurFavier...
GERMAIN. - Je veux qu'on sache que tu es une honnête femme maintenant.
RAYMOND. (
Tranchant.) Le «maintenant » est d'une galanterie...
MARGUERITE. (
Presque pleuranted'énervement.) Mais pourquoi rappeler si souvent que c'est auThéâtre que tu m'as connue ?...
GERMAIN. - Il faut mettre les choses au point dès le début de nosrelations mondaines, afin qu'ensuite il n'y ait pas d'équivoque.
RAYMOND. - Ce n'est pas cela que je te reproche, mon cher Germain, si,toutefois, tu me permets de m'expliquer à mon tour avec la mêmefranchise que toi. Mais, tu me parais tomber dans un travers assez..,assez... ennuyeux pour de vieux amis comme moi. Tu as l'honnêteté unpeu janséniste... et un peu brutale. Il te manque la notion desnuances, la conscience de l'imperfection humaine et par suitel'indulgence nécessaire pour les petites faiblesses que... nous tous...
GERMAIN. - Il y a des choses....
RAYMOND. - Oui, oui..., mais il s'agit seulement d'établir un équilibreentre les actes et leur intention. D'ailleurs, tu n'es heureusement pastous les jours aussi... chatouilleux qu'aujourd'hui !
GERMAIN. - C'est possible... Pourtant, en deux mots, avant d'être toncamarade, je suis un honnête homme : cela doit expliquer tout.
MARGUERITE. (
Avec un soupir.)- Oh ! oui, un honnête homme...
(Asuivre.)
GEORGES NORMANDY.
*
* *
Le Prévôt de Malétable
Nous étions deux réservistes « en billet de logement » au presbytère deMalétable, lors des dernières grandes manœuvres de Basse-Normandie.Ayant, durant le souper, complimenté M. le Curé de posséder cettecurieuse bannière de Confrérie de charité que nous avions admirée uneheure auparavant dans son église, il nous promit de nous montrercertain objet pouvant également nous intéresser.
Tandis que nous nous promenions dans son jardin, en fumant l'excellentcigare qu'il nous avait offert, le vénérable curé nous rejoignit etnous présenta, avec précaution, un crâne humain de fort belle taille,en déclarant :
— Voici un crâne, Messieurs, qui a été mis à jour en creusant lesfondations de la nouvelle mairie sur l'emplacement de l'anciencimetière. C'est celui d'un colosse nommé Ambroise Colin, l'un desprévôts de la Charité de Malétable, décédé il y aura bientôt quaranteans. Remarquez donc les saillies de la boîte osseuse et notamment laproéminence du frontal. Et si cela peut vous faire plaisir, je vaisvous rapporter la triste aventure qui lui arriva, à peu près telle queme la raconta souvent mon vénéré prédécesseur :
I. — SÉDUCTION.
Maître Ambroise Colin était un des gros propriétaires de Malétable. Ilfaisait régulièrement trois marchés par semaine, à Regmalard, à Longny,à Mortagne, localités d'où sa jument savait le ramener chez lui, aulever de la lune, sans hésiter aux pattes d'oies de la forêt de Réno,quand, assoupi dans sa carriole, il se trouvait entre deux vins. Ilvivait largement, ayant sa table ouverte à tout venant et les libationsqui s'accomplissaient sous son toit lui attiraient une considérationréelle de la part des paysans, cette respectueuse admiration pour legrand buveur, fréquemment observée en Normandie.
Cependant, lui, si jovial autrefois, devenait de plus en plus triste,d'une tristesse d'ambitieux déçu. Et voici pourquoi :
Il servait dans la Charité de Malétable depuis dix ans, mais commesimple frère. Il était enfin arrivé au grade de premier échevin, sansavoir jamais pu parvenir à la dignité de Prévôt, ou chef de laConfrérie. L'abbé Monsavoir, le curé d'alors, s'était effectivementréservé le droit de choisir son prévôt — droit que lui conféraientd'ailleurs les statuts — et il se refusait à accepter un ferventdisciple de Bacchus aussi invétéré qu'Ambroise Colin. Et chaque foisqu'on lui en parlait, il avait un haut-le-corps :
— Quoi ! Ce riboteur d'Ambroise Colin prévôt ! Mais, mon bon ami, ceserait un scandale !
Plus l'obstacle était grand, plus Colin sentait grandir son désirimmodéré d'honneurs. Aussi harcelait-il Adonis Lejar, le « sacriste »de la paroisse, un gaillard long et sec, à la face enluminée, à lamoustache poisseuse, et dont le regard fixe d'alcoolique semblaittoujours vous demander la charité d'un petit verre. La réputation deLejar comme vide-bouteilles était phénoménale. Le liquides'engloutissait dans ce coffre de campagnard, ainsi que dans un conduitet il pouvait absorber impunément ce qui aurait suffi à tuer deuxmaquignons de Neuilly-le-Bisson. il possédait l'amitié d'AmbroiseColin, dont il savait flatter habilement la vanité et auquel il rendaitde fréquentes visites. Grâce à sa souplesse et à l'ingéniosité de sesexpédients, il passait pour un homme précieux et de bon conseil :
— Eh bien ! mon vieux Lejar, lui dit Colin, à leur première rencontre,as-tu parlé de mon affaire à M. le Curé ?
— Bien sûr, maître Ambroise ; pas plus tard qu'hier au soir, je lui enai touché un mot. Ce ne sera point aisé, mais je crois que j'ai trouvéle joint.
— Viens donc prendre un coup de cidre : nous allons causer plus à notrecommodité.
Une fois assis au café, le sacriste, tout en arrondissant ses bras surla table, autour de son verre, déclara d'un air entendu :
— Oui, maître Ambroise, j'ai conversé avec notre curé et ben dame ! ilne veut pas en démordre... Seulement..., je vais vous dire une idée quim'est venue... Je sais qu'en ce moment-ci, ce qui lui ferait grandplaisir, ce serait d'avoir un dais. Je suis sûr, maître Ambroise, quesi vous lui offriez un dais, il serait si content, si content, qu'ilvous accepterait pour la Prévôté.
— Combien ça coûterait-il ?
— Dame, il faudrait compter cent écus, pour le moins vingt pistoles.
— Bougre, c'est cher.
— Allons, qu'est-ce que c'est que ça pour vous qui êtes riche ?
— Et si ça ne réussissait point ?
— N'en doutez pas, maître Ambroise ! ça réussira, j'en réponds !
Un mois plus tard, le curé de Malétable était dans son cellier à mettreen bouteilles un vin fin de Médoc qu'il avait reçu en cadeau d'un richeparoissien, propriétaire de vignobles dans le Midi, quand sa vieillebonne, Josepha, lui cria de l'extrémité du jardin :
— Eh ! Monsieur le Curé, arrivez donc ! on apporte une grande caissepour vous !
Quel fut l'ébahissement de l'abbé Monsavoir, en ouvrant la caisse,quand il en tira un magnifique dais de velours rouge avec franges d'or,puis, tout au fond, sous les quatre plumets blancs, une pancarte surlaquelle était écrit :
DON DE MONSIEUR ET MADAMEAMBROISE COLIN
Plein d'allégresse, l'abbé Monsavoir rejeta légèrement en arrière sabarrette grasse et verdie, renoua son tablier bleu sur sa vieillesoutane couverte de toiles d'araignées et retourna s'asseoir devant sabarrique, en souriant à la pensée de l'aimable tour que lui jouait lepremier échevin pour le séduire. Et il cherchait quel parti prendre,tout en écoutant les glouglous précipités du vin affluant au goulot desbouteilles et les sons graves de l'Angélus du soir tintant au clocherde l'église, qu'on apercevait au-dessus du mur du verger, à travers lesarbres fruitiers.
La bonne arriva à la porte du cellier, avec une chandelle allumée,annonçant Adonis Lejar qui la suivait.
La grande ombre de ce dernier s'allongea sur les murailles au-dessusdes casiers où reposaient les bouteilles poudreuses et fit se retournerle curé brusquement
— Adonis, s'écria-t-il, serrez-moi la main, mon ami, car c'est un peuvous que je dois remercier, n'est-il pas vrai ?
— Mais, Monsieur le Curé, ce n'est pas moi, c'est Ambroise !
— Sans doute... Cependant, vous êtes de mèche avec lui pour la bonnecause : Enfin, remerciez-le bien..., je suis très content.
Le contentement de l'abbé était d'ailleurs visible. Aussi le sacristese hasarda-t-il à brûler ses feux :
— A c't'heure, Monsieur le Curé, vous ne pouvez plus refuser de luifaire plaisir. Il serait si heureux d'être prévôt ! C'est son ambitionà cet homme ! Il n'en dort point. Je dirai presque qu'il en perd leboire et le manger.
— Plût à Dieu que ce fût vrai ! car, je ne demanderais pas mieuxqu'Ambroise Colin fût prévôt, mon ami, mais ce qui m'arrête c'est que,sous l'empire de la boisson, il ne se connaît plus. Il se livre auxpires extravagances, aux farces les plus saugrenues. Je vous le dis, jecrains du scandale !
— Il se corrigera, Monsieur le Curé, vous verrez.
— Oh ! Adonis, qui a bu, boira. Vous le savez par expérience.
— Je ne vous promets pas qu'il ne boira plus, mais je vous prometsqu'il boira moins.
— Allons ! fit le Curé en soupirant... Tenez, puisque vous êtes là,vous allez goûter mon vin, vous qui êtes connaisseur... Josépha,apportez-nous deux verres.
La cause d'Ambroise Colin était gagnée.
Adonis avait hâte de se rendre à la ferme des Hautes-Fougères pourannoncer à Ambroise l'excellent résultat de son intervention, mais lefumet du Médoc flattait son odorat et c'est tranquillement qu'il but,après avoir trinqué avec l'abbé Monsavoir :
— Il est encore un peu vert, dit-il, mais après quelques années debouteilles il sera supérieurement bon ; seulement on ne peut pastoujours bien juger le vin sûr le premier verre, d'autant que lepremier est plutôt pour faire le passage et que c'est le deuxième verrequi décide...
Le bon curé saisit parfaitement l'allusion, mais fit la sourde oreille.Il dit toutefois :
— Allez Adonis, porter l'heureux message à votre ami et que les cœurssoient à la joie !
Un chaleureux accueil attendait Adonis Leja à la ferme desHautes-Fougères. Il fut félicité, choyé, fêté, par Ambroise Colin et safemme. On but à tire-larigot, à la santé du futur Prévôt, Tandis quechez Lejar, rien ne trahissait l'ivresse, elle se manifestait chezAmbroise qui s'enflammait de plus en plus, en propos bruyants et enrésolutions pompeuses :
— A partir d'aujourd'hui, tu entends, Adonis, à partir d'aujourd'hui,je te promets que je ne bois plus.
Et comme Adonis éclatait d'un rire incrédule.
— Je te le jure !
(
A suivre.)
Paul VAUTIER.
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ÉCHOS ET NOUVELLES
Dans notre dernier numéro nous constations le mouvement industriel quise dessinait en Normandie, et tout spécialement sur les rives de laSeine. Aujourd'hui, c'est avec plaisir que nous signalons la visitefaite, le mois dernier, aux
Ateliers-chantiersde la Seine-Maritime, au Trait près de Duclair, par M. Lémery,sous-secrétaire d'Etat à la marine marchande. Ces chantiers deconstructions navales dus à l'initiative des Etablissements Worms etCie seront en exploitation dès le mois de juin prochain ; ilscomprendront six cales : deux pour chalutiers, remorqueurs et chalands,deux pour navires moyens et deux pour des navires de 170 mètres delongueur jaugeant jusqu'à 18.000 tonnes les premiers lancements sontprévus pour commencement de 1919. Le terrain, d'une superficie de 80hectares environ, sera couvert, non seulement par les cales deconstruction et les nombreux ateliers annexes qu'exige une telleentreprise, mais encore par une véritable ville destinée à abriter lesouvriers et leur famille. Cette cité qui sera édifiée en style normand,sur les plans de M. Gustave Majou, architecte, comprendra lesinstallations les plus modernes.
— Sous le titre :
Société Normandede constructions navales, au capital de vingt millions, va êtrecréée une nouvelle Société de chantiers navals, dont le Creusot, laSociété Normande de Métallurgie, les Etablissements Cail, lesTréfileries du Havre, sont les principaux participants.
— Sur le rapport qui lui a été présenté par l'un de ses membres, la
Chambre de Commerce de Saint-Valéry-en-Cauxa décidé de procéder à l'étude et de s'associer aux démarchesnécessaires pour l'amélioration du port.
— Pendant que nous parlons de questions maritimes, signalonsl'excellente initiative de deux Havrais qui, malgré les périls que faitcraindre la guerre sous-marine, n'ont pas hésité, en pleine guerre, àconstituer une petite flotte pour la pêche au chalut. Leurs bateaux(cinq croyons-nous) ont déjà obtenu d'excellents résultats, quiviendront, en ces temps de vie chère, améliorer l'ordinaire que nousménagent les différentes restrictions. Tous nos compliments à ces deuxhommes d'action : MM. Gaston Lefèvre, président de la Chambre syndicaledes Imprimeurs du Havre, et Maurice Pelfresne. L'un d'eux étaitd'ailleurs, déjà, un fervent de la pêche... en eau douce.
— Le Directeur de l'Office national de la Navigation a fait procéder àun
essai de traction continue d'untrain de bateaux de Rouen à Paris. Un train de six péniches,monté par des mariniers volontaires et tiré par le remorqueur Marne del'O.N.N. a quitté Rouen le 20 novembre, à 9 heures du matin ; aprèsavoir navigué nuit et jour sans arrêt, ce convoi est arrivé àSaint-Denis le jeudi 22 novembre, à 16 h. 30, ayant ainsi franchi endeux jours et 7 h. 1/2 les 213 kilomètres qui séparent Rouen deSaint-Denis. La durée moyenne du parcours entre Rouen et Saint-Denis,en pratiquant seulement la navigation, pendant les heures normales, estde cinq jours dans l'état actuel des eaux et pour un convoi de mêmecomposition que celui qui a effectué le parcours d'essai ; d'autrepart, l'essai s'est fait dans les conditions voulues.
— La
Chambre de Commerce de Rouena approuvé un projet d'assemblée des intéressés de la région, dans lebut d'organiser l'enseignement technique appliqué aux arts, et elle adésigné deux de ses membres pour la représenter à cette assemblée.
— La même Chambre, préoccupée de la raréfaction des matières premièreset de l'impossibilité de livrer à l'étranger certaines marchandisesfabriquées, a demandé que toute décision concernant les importations oules exportations tienne compte des contrats en cours au moment de lamise en vigueur des nouvelles mesures. Elle a également émis le vœu queles importations de graines oléagineuses et d'huile de palmebénéficient d'une dérogation générale au régime des prohibitions, etqu'il soit attribué des licences personnelles aux seules maisons selivrant normalement à des opérations de commerce ou d'industrie.
Une Chambre Syndicale de laMotoculture. — Les principaux industriels intéressés à lafabrication des motoculteurs viennent de constituer une Chambresyndicale dont le siège est à Paris, 59, rue Hoche. Le Comité dedirection comprend des techniciens réputés comme M. le capitaineJulien, administrateur de la Motoculture française, président ; M.Lecœur, directeur des Etablissements de Dion-Bouton ; M. Charles Blum,vice-présidents ; M. Delieuvin, trésorier ; M. P. Trêve, secrétairegénéral. Cette Chambre syndicale se propose d'organiser dans chaquedépartement des démonstrations sur l'outillage nouveau.
Un bel exemple. — Parmiles décorations de la Médaille militaire, publiées par le
Journal Officiel dans les premiersmois de la guerre, c'est-à-dire bien avant que notre Revue vît le jour,on relevait la citation suivante :
« Descours-Desacres, sergent au 319e régiment, d'infanterie, engagé àsoixante-deux ans, pour la durée de la guerre, a, le 23 septembre,dirigé avec un admirable sang-froid, une équipe de brancardiers chargésd'aller relever les blessés à cent mètres des lignes ennemies. Le 30septembre, dans un nouvel engagement où il a reçu trois blessures,s'est efforcé d'organiser la relève des blessés. » Le sergentDescours-Desacres, dont fort heureusement les blessures n'ont pas misles jours en danger, est propriétaire à Ouilly-le-Vicomte (Calvados),et président de l'importante Caisse régionale de Crédit agricole mutueldu centre de la Normandie, à Lisieux. On se souvient qu'au cours de sesétudes sur l'agriculture normande, notre collaborateur Henri Blin arendu hommage au dévouement dont l'honorable président de la Caisserégionale de Crédit agricole mutuel de Lisieux fit toujours preuve àl'égard des intérêts agricoles de cette région. Nous ne pouvionsmanquer de signaler ici le bel exemple de foi patriotique qu'encourageux vétéran, M. Descours-Desacres a donné aux jeunes générations.—
H. B. ____________________
Le Gérant : MIOLLAIS.
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