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Normandie, revue régionale illustrée mensuelle, n°13 - avril 1918.Normandie : Revuerégionale illustrée mensuelle de toutes les questions intéressant laNormandie : économiques, commerciales, industrielles, agricoles,artistiques et littéraires / Miollais, gérant ; Maché,secrétaire général.- Numéro 13 Avril 1918.- Alençon : ImprimerieHerpin,1918.- 16 p. : ill., couv. ill. ; 28 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (05.VII.2014).
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx :41060-nor598).


NORMANDIE

REVUE RÉGIONALE ILLUSTRÉE MENSUELLE
DE TOUTES LES QUESTIONS INTÉRESSANT LA NORMANDIE
Économiques, Commerciales, Industrielles, Agricoles, Artistiques etLittéraires

DEUXIÈME ANNÉE. - N°13   AVRIL 1918

Normandie, revue régionale illustrée mensuelle, n°13 avril 1918.

~*~


Vers une Action Normande

VIII. – LES CAUSES.

France… Sweet heart of the Warld !
                    Prt WILSON.

Nous voici arrivés à la partie centrale et essentielle de nos études :le diagnostic ! Tous ceux qui savent un peu ce qu’est la médecinecomprendront la portée des lignes qui vont suivre. Leur gravité ne nousa point échappé et ce n’est pas à la légère que nous apportons ici, auxlecteurs de Normandie, les conclusions d’une méditation longue etattentive. Dès avant la guerre, nous en avions dégagé le sens général :le cataclysme n’a fait qu’en préciser, par ses rudes leçons, latendance réaliste. Nous nous sommes efforcés d’aborder le problème sansidée préconçue, avec le « doute méthodique » recommandé par le grandphilosophe du dix-septième siècle ; si nous nous trompons, c’est avecla plus absolue bonne foi : et pour donner à chacun un témoignageirréfutable de cette sincérité, nous convions les lecteurs de Normandie à une enquête sur la question, lorsque ces notes prendrontfin.

C’est rien moins que le grave problème de la politique supérieure quenous abordons ici ! Tentative audacieuse, folle peut-être, aux yeux decertains, si l’on songe que nous n’avons aucun livre à notredisposition, que quatre années de campagne ont créé bien des lacunesdans notre mémoire et sans doute un peu rouillé notre cerveau. Nousosons cependant, avec les seules lumières de notre bon sens etl’expérience acquise au cours de ces rudes mois de guerre !

La politique supérieure, c’est-à-dire l’art de gouverner les hommes !Comment aborder ce redoutable problème, source inépuisable decontroverses passionnées… depuis qu’il y a des hommes et qui pensent !

Nous ferons, si vous le voulez bien, comme le médecin nouveau qui estappelé auprès d’un malade gravement atteint et dont il ignore à peuprès tout.

Ce médecin, s’il est sérieux, entrera dans la chambre sans aucune idéepréconçue : il ne commettra pas la faute d’ajouter foi aux récits de la« servante » ou du « parent » venus le supplier d’intervenir et quiprétendent connaître la nature et sans doute les causes de la maladie ;il écoutera, notera pour mémoire et se gardera de toute idée préalable.

Il relèvera les manifestations du mal, les symptômes, les altérationsde l’organisme. Ensuite il s’inquiétera du tempérament du sujet :nerveux, sanguin, bilieux, lymphatique. Il voudra connaître seshabitudes, ses conditions de vie, ses excès ; enfin il sepréoccupera  de son hérédité. Ce n’est qu’alors et après avoirrapproché tout cela de ce qu’il sait par étude et par expériencepersonnelle qu’il dira : Voici la ou les causes du mal pour lequelvous m’avez appelé ; partant, voici la médication, le régime à suivre.

Tâchons de faire comme le consciencieux médecin.

Que voulons-nous savoir au juste ? Les causes des maux que nous avonsrapidement énumérés, et dont souffre la société française ?C’est-à-dire que nous désirons par une méthode que nous voudrions aussiexpérimentale, aussi scientifique que possible, mettre en lumière lesvices, les imperfections de l’organisme social français de ce vingtièmesiècle. Nous voulons, connaissant le sujet, connaissant ensuite sonrégime, savoir pourquoi les choses ne vont pas aussi bien pour ce sujetqu’on le peut raisonnablement souhaiter. Comment y parvenir ? Mais ilme semble, en étudiant le sujet et son régime !

Voyons un peu ce qu’est la société française. Je dis la sociétéfrançaise et non la France pour éviter une confusion avec l’expressiongéographique.

Pour bien savoir ce qu’est la société française, en quoi consistent sanature et ses besoins, je crois sage d’étudier succinctement : 1°l’habitant et son genre de vie ; 2° l’habitation ; 3° les voisins etles « relations ».

Etude très succincte bien entendu et destinée seulement à jeter de laclarté dans notre examen, à empêcher cet examen de s’écarter de laréalité sans laquelle il n’y a pas de sciences ni de règles, ni de loisdignes de ce nom.

L’habitant d’abord : Français, mon compatriote, descendant de ces fiersGaulois qui ne craignaient  qu’une chose : que le ciel leur tombâtsur la tête ! Race ardente, impulsive, prompte à l’enthousiasme et audécouragement : toujours prête à soutenir la cause du faible et àépouser les idées nobles et généreuses. Race où le cœur est souventplacé plus haut que la tête : peuple facile à émouvoir quand on invoquedevant lui les grandes idées de justice et de liberté. Peuple, pour cesraisons, très accessible aux beaux discours, proie facile pour lesrhéteurs. N’est-ce pas un Dieu de nos pères : Teutatès, si j’ai bonnemémoire, qui symbolisait l’éloquence sous les traits d’un vieillardvénérable de la bouche duquel s’échappaient deux chaînettes d’orétincelant ! Peuple resté identique à lui-même puisqu’à notre époqueencore, il fait ses idoles de ceux qui négligeant de s’adresser à saraison, soulèvent les mouvements impétueux de son cœur ardent etgénéreux.

Voilà pour le tempérament : résumons d’un mot : Impulsif. Loin de nousla pensée qu’il n’en vaille pas un autre, qu’il ne soit pas supérieur àun autre. Mais que de dangers il peut présenter pour ceux qui nes’observent pas, qui ne se « méfient » pas et qui sont entourés d’êtreplus froids, plus calculateurs et sans scrupules.

Nous ne serions pas complets si, après avoir noté le tempérament dusujet, nous ne recherchions pas quelle a été sa manière de vivre, àquelles règles morales la nature que nous venons de décrire, a étésoumise, quel a été son milieu vital, son régime en un mot.

Deux lignes d’histoire fourniront la réponse. Nos pères aventureux, lesGaulois, aimaient les expéditions lointaines : l’Asie Mineure, la Grèceet Rome – Rome prise par eux 400 ans avant Jésus-Christ – connurent lefracas de leurs armes, et leur nature prompte à admirer les belleschoses, puisa dans ces expéditions les premiers éléments de la culturegréco-latine. La conquête de Jules César, un demi-siècle avant la venuedu Christ sur la terre, acheva de les convertir à cette civilisationsupérieure. Vifs, intelligents, comme ils l’étaient, ils s’assimilèrentaisément des mœurs, une culture qui constituèrent pour eux un réelbienfait. La beauté grecque faite d’harmonie, d’équilibre et d’un goûttrès sûr de la mesure, d’une part ; l’ordre, la force issus de la PaxRomana d’autre part, exercèrent la plus heureuse des influences, surdes natures que leur caractère impulsif privait précisément de cesqualités précieuses. Puis vint le christianisme qui trouva aussi dansces âmes ardentes, un milieu essentiellement favorable. L’admirableenseignement inclus dans ces deux formules : Ne fais pas à autrui ceque tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même ! et : Aimez-vous lesuns les autres ! devait prendre et prit en effet chez nos pères au cœurgénéreux un essor magnifique. En moins de cinq siècles, grâce à laprédication d’apôtres, tels que saint Martin de Tours, malgré lesinvasions des barbares d’alors, la Gaule devenue la France, scellaitson union avec la religion d’amour, par le baptême solennel de son Roidans cette antique Reims sur laquelle le boche s’acharne comme sur unsymbole redoutable.

Et dès lors, si nous embrassons d’un regard toute la suite del’histoire de France, nous constatons la persistance de cette influencegréco-latine et chrétienne sur l’âme française. Le Moyen-Age, laRenaissance ne sont que la manifestation éclatante de cette doubleinfluence. Le dix-septième siècle la confirme avec toutefois, ce souciparticulier : soumettre le cœur à la sévère discipline de la raison.Dans le domaine politique nous voyons une France remettant le soin deses destinées à des familles liant véritablement leur sort à celui dupatrimoine français. Et nous assistons à ce lent, long, mais magnifiquetravail qu’est la réalisation de l’unité nationale à travers dixsiècles d’histoire rude et difficile. Oh ! certes, tout ne fut pasparfait durant ces périodes qui connurent les pires misères ! mais quin’admirerait la continuité, la patience, la ténacité de ces Capétiens,de ces Valois, de ces Bourbons arrondissant, coûte que coûte,l’héritage royal pour en faire ce chef-d’œuvre d’équilibre etd’harmonie : la Patrie française !

Puis arriva le dix-huitième siècle !... le dix-huitième siècle, causede tous nos maux, disent les fidèles de Ch. Maurras et de son A. F. :le dix-huitième siècle à qui doit aller toute notre reconnaissance,répondent les Républicains qui se prétendent détenteurs de la puretradition révolutionnaire !

La vérité est que le mouvement d’idées auquel ce siècle adéfinitivement associé son nom eut et continue encore d’avoir uneaction décisive et profonde sur les directions morales et politiques dela France.

Sans que nous ayions à rechercher les raisons plausibles ou non de cemouvement d’idées disons – c’est cela qui importe à notre étude – quede lui date un « changement de régime », une « orientation nouvelle »dont les effets n’ont cessé de se faire sentir.

Il est né, ce mouvement d’idées, des réactions de l’individu contre leprincipe d’autorité dans l’ordre moral, dans l’ordre politique. Cen’est pas ici le moment de dire dans quelle mesure il s’explique, parles abus de l’autorité, par les influences venues de l’étranger :notons qu’il fut radical et violent et que la Révolution française avecses excès n’a fait qu’appliquer les principes qu’il avait prêchés.

Sous le prétexte de desserrer les liens moraux et politiques dont seplaignait le sujet devenu le citoyen, les philosophes du dix-huitièmesiècle ont brisé ces liens, libéré l’individu de toute contraintemorale ou politique. A l’idée de devoirs, ils ont substitué celle dedroits. Il est vrai que pour justifier cette émancipation totale etbrusque, ils concluaient à la bonté foncière de la nature humaine.

En réaction de ce qu’avait fait le dix-septième siècle, ilss’adressèrent presqu’exclusivement au cœur, au sentiment de l’êtrehumain, et leur succès fut grand chez une race impulsive comme lanôtre. On s’enthousiasme pour la nature, pour l’humanité ; toutes lesdisciplines forgées par des siècles d’expérience furent rejetéesdédaigneusement. A quoi bon en effet puisque l’être humain naîtfoncièrement vertueux et altruiste !

La France officielle d’avant-guerre n’avait pas d’autre credo et toutle monde est d’accord pour faire remonter au dix-huitième siècle lavolte-face opérée dans les destinées françaises.

Je note donc pour l’habitant et les régimes par lui suivis : natureimpulsive, généreuse, éprise d’idéal, formée à la culture gréco-latineet chrétienne.

Jusqu’au siècle dernier, cet habitant – la société Française – confieses intérêts, ses directions morales et politiques, à une lignée deRois auxquels il est redevable de son unité nationale, et de laconstitution du beau domaine qui est le sien. Puis il fait brusquementvolte-face : il remercie ses mandataires, déclare qu’il est majeur, n’aplus besoin de ces directions morales et politiques ; il ajoute qu’ilest « l’ami du genre humain », que le genre humain est bon, pacifiqueet que pour vivre heureux, il n’a qu’à suivre les libres mouvements,les inspirations naturelles de son cœur. le « Rousseauisme » du Contrat Social aussi bien que celui de l’Emile constituent lesassises nouvelles de l’édifice français.

Nous verrons dans un prochain article ce qu’est l’habitation, ce quesont les voisins, l’entourage, de la « société » française.

G.VINCENT-DESBOIS.

(A suivre.)

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La Vie Rurale
Et la Production Agricole
Au Pays Normand


(Treizième article de la série.)
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XIII

L’INDUSTRIE CHEVALINE DANS L’ORNE. – LE CHEVAL DE DEMI-SANG ET LECHEVAL DE TRAIT. – LA RACE PERCHERONNE ET SES SPÉCULATIONS. – LESCENTRES D’ÉLEVAGE ET LEUR SPÉCIALISATION. – LE COMMERCE DES CHEVAUXPERCHERONS. – LE CHEVAL PERCHERON DE JADIS ET CELUI D’AUJOURD’HUI. – NENÉGLIGEONS PAS LA PRODUCTION DU CHEVAL D’ARMES. – « LE PERCHE AUX BONSCHEVAUX ». – LES DÉBOUCHÉS. ̶  POUR L’AVENIR DE NOTRE INDUSTRIECHEVALINE.

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L’élevage figure au premier rang comme source de richesse agricole dudépartement de l’Orne. De tout temps, l’industrie chevaline a tenu uneplace prépondérante dans l’Economie rurale de cette partie de laNormandie.

C’est donc à l’étude de la production chevaline que nous allonsconsacrer, tout d’abord, cette revue des éléments qui caractérisent lesforces vives mises en œuvre pour l’exploitation du sol. On distingue,dans l’Orne, deux éléments de la production chevaline : le cheval detrait percheron et le cheval de demi-sang. En temps normal, l’effectifatteint 55.000 à 60.000 chevaux, en majorité de race percheronne. Lereste est composé de chevaux pur-sang, d’ailleurs en petit nombre et dechevaux dits de demi-sang, dont on ne peut établir exactement laproportion parce qu’à côté des demi-sang proprement dits, il y a uncertain nombre de chevaux issus de juments percheronnes et d’étalons dedemi-sang. Dans la race de demi-sang, on distingue les animauxd’origine trotteuse et ceux qui, plus étoffés, ne sont pas destinés auxcourses au trot. Les deux catégories sont d’ailleurs élevées côte àcôte et se confondent souvent. Les produits impropres aux courses etceux de modèle plus étoffé, dits bourdons, sont utilisés commechevaux de troupe et les plus réussis ont leur utilisation commechevaux d’officier ou d’attelage de luxe.

Cet élevage se pratique ordinairement dans les cantons du centre dudépartement et notamment dans ceux d’Alençon, Sées, Courtomer, Mortrée,Ecouché, Argentan, Putanges, Le Mesle-sur-Sarthe, Le Merlerault, Exmes,Gacé, Vimoutiers et Trun ; mais on trouve ces chevaux également dansl’arrondissement de Domfront ; ce sont alors plutôt des chevaux deculture pouvant servir à deux fins.

Le commerce des chevaux de demi-sang se fait d’une façon touteparticulière. Les poulains ayant une origine recherchée et capables deservir comme étalons ou comme chevaux de course, sont achetés, souventdès leur naissance, par des éleveurs de l’Orne ou du Calvados. On n’envoit que peu sur les foires. Ceux qui ne sont pas vendus sont gardéspar les éleveurs ; les femelles deviennent poulinières ; les mâles sontvendus à l’administration des Haras. Les chevaux de 3 à 5 ans sontvendus à la Remonte, soit par leur propriétaire, soit par lesmarchands. Tous ceux qui ne sont pas acceptés par l’armée ou quipeuvent être utilisés comme carrossiers de luxe sont vendus aucommerce, le plus souvent dans des fermes, à des marchands spéciaux,parfois aussi, mais plus rarement, sur les foires d’Alençon, de Sées oud’Argentan.

La production des chevaux percherons est de beaucoup plus importante ;c’est une des plus belles sources de revenus pour l’élevage de l’Ornesurtout dans les arrondissements d’Alençon et de Mortagne – pour neparler que du Haut-Perche – où on se livre aux diverses opérations dela production et de l’élevage. Pour être juste, il faut citer égalementl’arrondissement de Domfront, et dans l’Eure, ceux de Bernay etd’Evreux ; enfin, dans la plaine de Caen, depuis plus de vingt ans, lescultivateurs normands entretiennent dans leurs exploitations, à côté dechevaux de demi-sang, un nombre assez considérable de chevaux de grostrait. Les vallées riches et fertiles du Perche sont couvertes deprairies naturelles éminemment favorables à l’élevage du cheval. AAlençon, à Mortagne, on rencontre surtout les poulinières, tandis quedu côté de Regmalard, on ne trouve plus de juments mais leurs produitsentretenus en attendant le moment de les vendre à l’éleveur ou en vuedu travail des champs. Les poulinières accomplissent, pendant lagestation, tous les travaux de la ferme, labours, charrois, etc., on neleur accorde un peu de repos que quelques jours avant la mise-bas. Oncomprend que ces poulinières, payant par leur travail et le fumierqu’elles fournissent, non seulement la nourriture qu’elles consomment,mais encore l’intérêt du capital qu’elles représentent, donnent unbénéfice assez important à leurs propriétaires, le prix de vente dupoulain au sevrage pouvant être considéré comme un bénéfice net.

Dès l’âge de 5 à 6 mois, les poulains changent de propriétaires. C’estsurtout aux foires de novembre et décembre à Sées, Le Mesle-sur-Sarthe,Mortagne, Argentan, Alençon, Domfront, qu’on les trouve en plus grandequantité, parfois jusqu’à 500 et 600, en temps normal. Les acheteursachètent aussi, dans les fermes, les poulains mâles de bonne origine,susceptibles de servir comme étalons. Ils sont conservés pendant un an,deux ans quelquefois, par les éleveurs du Perche, notamment dans lescantons de Mortagne, Longny, Tourouvre, Laigle, Nocé, Regmalard, LeTheil. Tous ceux qui ne peuvent être vendus comme reproducteurs sontmenés sur les foires du pays où on les achète pour la Beauce et lesenvirons de Paris. Les meilleur sont conservés pour être livrés soit àl’administration des Haras, soit aux acheteurs américains quiapprécient hautement leurs qualités et les paient à des prix trèsélevés.

Les chevaux d’âge, c’est-à-dire ceux qu’on a dû conserver dans le paysjusqu’à 5 ou 6 ans, se vendent un peu à toutes époques de l’année, auxfoires du pays. Les meilleures foires sont celles de la Chandeleur(1er, 2 et 3 février) et du 3e lundi de Carême, à Alençon, où on acompté jusqu’à 1.800 à 2.000 chevaux, non compris les poulains ; du 29novembre, à Sées ; du 22 janvier et du lundi de Quasimodo, à Argentan ;du 1er lundi de Carême à Domfront ; du 28 octobre, à Bellême ; du 30novembre, à Mortagne ; du 21 septembre et du 21 décembre à Longny.

Avant la guerre, ces foires étaient très fréquentées par des marchandsallemands, qui s’adjugeaient, à des prix élevés, les plus beauxchevaux, opérant ainsi, suivant le mot d’ordre, la captation de nosrichesses en vue de la conquête économique préparant l’audacieusetentative contre laquelle nos vaillantes légions luttent, aujourd’hui,avec un incomparable héroïsme.

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*    *

La valeur de toutes choses ayant singulièrement augmenté durant cettelongue guerre – les prix des chevaux comme ceux du bétail et desproduits agricoles – on ne peut guère parler des prix de vente deschevaux percherons, si ce n’est pour ce qui concerne le commercechevalin avant la guerre. Le prix de vente des poulains percheronsvariait, d’ailleurs, énormément ; il descendait rarement au-dessous de300 francs, mais on voyait, assez souvent, payer jusqu’à 900 et 1.000francs un bon poulain mâle, de robe noire, susceptible de convenirparticulièrement aux acheteurs américains.

A dix-huit mois, le poulain percheron commence à travailler, à fairedes labours ; il est recherché par les fermiers de l’Eure, de la plainede Caen et du Bocage normand. A trente mois, les sujets entiers, noirs,sont achetés par les Américains, qui les paient 2.500, 3000, 3.500 fr.et au delà. Dans nos régions normandes, le percheron est généralementbien nourri, surtout pour travailler dans les terres fortes ; on luidonne du sainfoin et de l’avoine ; il se prête à tout. A trois ans etdemi ou quatre ans, il a payé sa nourriture par son travail et sonfumier ; et il a conservé toute sa force ; il est alors vendu sur lesfoires locales, à prix variant de 1.200 à 1.800 francs. Le percheronest le cheval marchand par excellence, et ce n’est certes pasl’automobilisme qui en amoindrira l’utilité et la valeur. A l’encontredu cheval de demi-sang, s’il est « corneur » ou s’il a des formescoronaires, il ne subit qu’une dépréciation pour ainsi direinsignifiante.

La production et l’élevage du cheval percheron présenteront toujours unréel intérêt, et cela est si vrai qu’il y a de cela une dizained’années, on vit des pays comme le Calvados qui, jusqu’à cette époque,étaient inféodés étroitement à l’élevage du cheval de demi-sang,abandonner en partie cet élevage pour spéculer sur le cheval de trait.

Evidemment, cette révolution dans l’industrie chevaline de notreNormandie ne saurait faire oublier le devoir qui s’impose à nosproducteurs et à ceux qui ont pour mission de veiller au recrutementdes chevaux d’armes nécessaires à la défense nationale. C’est dire que,moins que jamais, nous ne devons sacrifier la production du chevald’armes à celle du cheval de gros trait.

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Cette observation nous remet en mémoire les impressions que formulait,il y a quelque vingt ans, un hippologue émérite, le colonel Basserie,dans un travail intitulé : « Le cheval Percheron : celui d’hier, celuid’aujourd’hui, celui de demain. »

Il rappelait, notamment, ce conseil de Hugard aux éleveurs du Perche :« Ne pas remplacer par un gros cheval pesant le cheval de trait légerque toutes les nations vous envient, ce cheval dont la Patrie a besoin.»

Le colonel Basserie exprimait le regret que l’éleveur percheron eûtsacrifié le modèle, le prototype de la race pour fournir aux Américainsl’énorme cheval noir, le mastodonte de cinq pieds trois pouces, pesantplus de 1.000 kilog et ne possédant pas l’innervation du coureur rapidepar destination naturelle.

Et M. Régotteau, à la même époque, s’exprimait ainsi : « Percherons,mes amis, faites le cheval noir pour l’étranger, si tel est votreintérêt, mais faites le cheval gris pour nous et pour la Patrie ! »Pour le percheron de l’avenir, le colonel Basserie préconisait lecroisement des juments percheronnes avec le pur-sang anglais ouanglo-arabe de couleur sombre. En réalité, c’est à l’infusion du sangarabe que notre belle race percheronne doit ses brillantes qualitésoriginelles. Avant 1886, cette race comprenait trois types biendistincts : le percheron léger, plus près du sang et le plus apte à lacourse ; le percheron de trait, plus éloigné du sang, c’est-à-dire àtempérament plus lymphatique ; le percheron intermédiaire, tenant lemilieu entre les deux types précédents et représentant bien le modèledu vrai cheval de trait léger.

Le développement de l’automobilisme a pu restreindre l’emploi desmoteurs animés ; c’est une conséquence des nécessités modernes et d’uneévolution que la guerre aura encore accentuée. Malgré cela le « Percheaux bons chevaux » aura toujours des débouchés pour sa production même,si profondément transformée depuis plus d’un quart de siècle, sousl’influence des besoins de l’agriculture, de l’industrie et ducommerce. Les éleveurs de l’Orne ne doivent pas l’ignorer, et tousleurs efforts doivent être dirigés, avec intelligence et persévérance,vers le maintien des qualités du percheron normal, excellent étalonaméliorateur, de tempérament robuste et de grande puissance musculaire.

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Si nous jetons un coup d’œil sur les débouchés offerts aux chevauxpercherons, nous voyons que le commerce, les haras et l’exportation àl’étranger (Amérique, Canada, Espagne, etc., etc.), assurent àl’élevage une large rémunération en rapport avec la valeur de sesproduits.

Le cheval percheron justifie l’estime que lui ont toujours témoignéeles clients du Perche – anciens ou de fraîche date – il sera toujourssuivant l’expression très significative des Américains, « l’honnêtecheval », digne de l’admiration des barbares descendants des grossiersGermains. Le grand agronome boche Thaër, n’a-t-il pas dit, parlant dece qu’il avait vu de plus beau en France : « Ce que j’admire par-dessustout, ce sont vos beaux et vaillants percherons, il n’y a rien au mondede pareil. »

Conservons donc, avec un soin jaloux, cette belle race dans l’intégritéde ses qualités, évitons-lui l’excès de volume et les mésalliances, enla soumettant toujours aux lois de la sélection rigoureuse et pratique; ne cédons pas à l’étranger, même à la tentation des plus hauts prix,nos meilleurs étalons, nos juments les plus fécondes et les mieuxconformées. Avec sagesse, prudence et sagacité, gardons ces précieuxéléments, desquels dépend essentiellement la prospérité, l’avenir denotre industrie chevaline.

Henri BLIN,
Lauréat de l’Académie d’Agriculture de France.

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L’Organisation Economique
Régionale

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Organisez-vous, car à l’heure de la paix, il ne faudra pas être pris audépourvu !

Tel est le cri que nous n’avons cessé de pousser dans cette Revue.Mais nous devons, avec regret, constater que nous n’avons pas étéentendu. En Normandie, en effet, rien n’a été fait en dehors del’effort imposé par les dures nécessités économiques auxquelles laguerre nous oblige à faire face.

Alors que partout en France, dès maintenant, les diverses régionss’organisent pour l’après-guerre, chez nous, on attend la fin de laguerre ! C’est la réponse qui me fut faite par un industriel, membre dela Chambre de commerce d’une de nos grandes villes et d’un Syndicatd’initiative normand, à qui je demandais les causes de la léthargiedans laquelle semblent tomber les différents Syndicats de la régionnormande.

Pour expliquer leur inertie, ils se retranchent derrière ladésorganisation de leurs Comités par suite de la mobilisation de laplupart de leurs membres. Mais ne reste-t-il pas chez eux, assez debonnes volontés pour suppléer à l’absence de ceux-ci ?

Nous sommes très probablement au dernier acte de la tragédie quiensanglante le monde depuis bientôt quatre ans. Eh bien, pendant quenos héroïques soldats subissent les derniers assauts des barbares,nous, les gens de l’arrière ne perdons pas notre temps, travaillonschacun dans notre sphère à préparer l’organisation économique quipermettra à notre agriculture, à notre commerce, à notre industrie, detriompher de la rude concurrence à laquelle il faut s’attendre dès lafin des hostilités.

Ainsi que nous l’avons annoncé, doit s’ouvrir à Paris, le 19 mai, jourde la Pentecôte, le Congrès de la Fédération régionaliste française quiétudiera le très important problème de la division de la France enrégions et s’appliquera à résoudre cette question qui préoccupait déjàNapoléon, lorsqu’il écrivait :

« Il y a en France trop d’influence centrale ; je voudrais moins deforce à Paris et plus dans chaque localité. »

Il est inutile de souligner l’importance de ce Congrès qui ensolutionnant ce problème, préparera l’organisation de nos provinces quise trouveront ainsi prêtes à appliquer les solutions de toutes lesquestions économiques intéressant leur région.

Mais tout en organisant la décentralisation administrative, songeonsaussi, dès à présent, à la réforme économique que d’aucuns prétendentdevoir précéder l’autre.

A cet égard, un exemple nous est donné.

Tout récemment, les délégués des départements du centre se réunissaientà Limoges, sous la présidence de M. Viviani, pour jeter les bases del’organisation économique de cette région.

En exposant le but de cette initiative, M. Viviani, félicitant lesdélégués de diriger leurs efforts vers le régionalisme, dont il demeureun fervent partisan, démontra que par la création de régionséconomiques, on verra passer un large souffle de progrès à travers laFrance, le nouvel organisme que l’on cherche à établir constituant unevéritable révolution économique.

Les organisations actuelles, Chambres de Commerce, Syndicatsd’initiative, Syndicats agricoles, commerciaux, industriels, Sociétésde géographie, Cercles, etc., peuvent servir de base à ce nouvelorganisme.

Les Comités consultatifs d’action économique créés par le ministère dela Guerre et qui fonctionnent déjà dans les régions peuvent aussi êtredes conseillers précieux pour ceux dont la tâche sera d’étudier lesressources, de faire produire, d’assurer les transports. Ils ont unebesogne de la plus grande utilité s’ils veulent bien s’inspirer desproductions agricoles et industrielles de la région où ils fonctionnent.

Mais déjà trop de temps a été perdu. Que ceux que le privilège de l’âgeou des raisons de santé ont éloigné de la fournaise, que tous ceux del’arrière se mettent résolument au travail et préparent à ceux quireviendront après la victoire des meilleures conditions d’existence.

La tâche est urgente, car comme le dit « Un Limousin » : « N’allons pasimaginer que la fin des batailles marquera celle des luttescommerciales, industrielles, maritimes. Tout le peuple allemand a étédressé à l’invasion : ses banques, ses cartels, ses universitésobéissent au même mot d’ordre que ses soldats. La paix ne lui apparaîtque comme la forme économique de la guerre.

» Sur cet autre terrain aussi, nous avons renoncé à l’état de vaincus.

» Pour y triompher, nous aurons à organiser une nouvelle éducationagricole, des concentrations industrielles, des offensives bancaires,une vaste mobilisation générale de l’intelligence et du travail. Onréussit dans la paix comme dans la guerre, en s’y préparant avant d’yentrer. Nos adversaires, nos alliés ont créé des ministères ou descommissariats de l’après-guerre. Au front français, on n’a pas le tempsde s’occuper de l’après-guerre ; à Paris, on n’en a guère le goût ;mais il n’est pas défendu d’y songer en province. »

Nous continuerons dans cette Revue à faire tous nos efforts pourobtenir cette réalisation et nous convions tous les gens de bonnevolonté à nous aider.

A. MACHÉ.

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Fédération des Syndicats d’Initiative
de Normandie
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Au cours de deux réunions tenues au Touring-Club de France, dix-huitSyndicats d’initiative qui avaient répondu à l’appel du Touring-Club etavaient envoyé leurs délégués à ces réunions ont adopté les résolutionssuivantes :

« Les Syndicats d’initiative du pays normand, réunis en assemblée auTouring-Club de France, reconnaissent la nécessité absolue d’établirentre eux une liaison qui leur permette d’étudier et de réaliser encommun les questions qui intéressent l’organisation et le développementdu tourisme dans l’ensemble de la région normande, décident deconstituer immédiatement la Fédération régionale des Syndicatsd’initiative de Normandie comprenant dans sa zone d’action lesdépartements de la Seine-Inférieure, de l’Eure, du Calvados, de l’Orneet de la Manche. »

A l’issue de la réunion, la Fédération des Syndicats d’initiative deNormandie a ainsi constitué le bureau du Comité fédéral :

Secrétaire général : M. Monticone, président du Syndicat d’initiativede Deauville.

Secrétaires adjoints : M. Liégard, secrétaire général du Syndicatd’initiative de Caen et du Calvados, et M. Gaston Lévy, secrétairegénéral du Syndicat d’initiative de Rouen et Haute-Normandie.

Trésorier : M. Schmidt, président du Syndicat d’initiative du Havre.

Le siège social de la Fédération est provisoirement fixé auTouring-Club.


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Le Fourrage de Maître Benen
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Sur le plateau de Vasville, dominant la mer et la vaste étendue desvertes falaises, la ferme de maître Benen étalait, à perte de vue, sesimportantes terres. De grands hêtres, plantés en triple rang autour dela cour, l’indiquaient… C’était la plus jolie ferme de la commune audire des commères des champs :

- La ferme Benen !... Que biel ouvrage !....

Mais, si dans Vasville, tous les gens s’extasiaient devant cettepropriété, c’était, je crois, plus par flatterie que par admiration.

Maître Benen était, en effet, maire du lieu ; de plus, les avoinesexposées par lui au concours agricole d’Yvetot lui avaient valu ladécoration tant enviée du « poireau »… C’est avec fierté qu’il laportait car – et ma foi je le comprends, le brave homme ! – il revoyaiten elle le vert de ses céréales, de ses pâturages….

Au moment où lui arriva l’histoire que je raconte, le bruit couraitdans le pays que maître Benen allait bientôt recevoir les palmesacadémiques…. On expliquait ainsi le nouvel honneur qui devait luiéchoir :

Il venait d’exposer, au marché de Rouen, deux vaches extraordinairement« rapporteuses » ; puis le quatorze juillet, comme maire de Vasville,il avait prononcé, à l’issue de la revue des pompiers, un discours toutrempli de bonnes choses à l’adresse de M. le Préfet… Ce discours qu’ilavait lu en tenant à la main ses bésicles – geste d’orateur – étaitainsi conçu :

« Chers concitoyens et chers administrés !...

» Depuis que j’suis votr’ mare tout va bien dans l’pays : les mères ontde nombreux enfants, les vaches sont tout plein rapporteuses… Leshommes, eux, ont une santé vivante… Je suis cotent de vous…, tout pleincotent.

» Y a bien pourtant une chose qui m’chagrine : est de voir mourir lesvieux d’la commune, ces héros de l’âge qui, à l’exemple de nos chevauxde labour, ont marché jusqu’au bout !...

» Je salue leur mémoire… jusqu’à terre !...

» Chers administrés et chers concitoyens, j’ai une chose importante àvous dire ; c’est que dans quelques jours, le premier août, M. lePréfet viendra passer la saison chez nous ; la plage de Raumont etnotre commune de Vasville devront le recevoir à bras ouverts…. M. lePréfet est, comme qui dirait, notre père à tous… J’ai été chez lui, àRouen, la capitale…, est des glaces partout…, on s’voit la figure dansles planchers… Li, au milieu de tout çu luxe, il est bon comme du painblanc… Il m’a parlé comme j’parle au grand Thibault, le garçond’écurie…, et pi quand y m’a décoré, y m’a embrassé tout comme ilaurait… il aurait embrassé madame sa femme….

» Faut aimer M. le préfet…, parce qu’il m’aime. Il m’aime, et il vousaime puisqu’il a choisi Vasville-Raumont comme station « bain et mer »pour se reposer des fatigues écrasantes de son métier !...

» Qu’un seul cri sorte de vos bouches, chers administrés, et ce cri, ill’entendra !...

» M. le préfet représente, à lui seul, tout : la République, l’Armée,…tout !... Criez : « Vive M. le préfet !... »

Toutes les femmes répondaient avec des voix aiguës : « Vive M. lepréfet ! »

Les hommes se contentaient d’applaudir bruyamment.

…Hélas ! pourquoi fallut-il que M. le maire eût à déchanter si tôt ?

*
*    *

Après ce discours, après ces louanges à l’endroit de la préfecture, une« affaire » aussi pénible que désastreuse devait se produire.

Nous étions à la fin de l’été… les blés venaient d’être rentrés et lesfoins, depuis longtemps, embaumaient les granges.

Un soir que maître Benen devisait devant ses conseillers municipaux –tous fermiers – un ordre arriva : lettre officielle !.... Maître Benen,à qui elle était adressée, l’ouvrit et lut :

« Le Comité de réquisition se rendra demain dans votre commune pourprocéder à la réquisition du fourrage. Monsieur le Maire voudra bien setenir à sa disposition à neuf heures du matin à la mairie. »

Après en avoir donné connaissance à ses collègues, le maire rentra chezlui…

Maître Benen ne dormit pas cette nuit-là !..

Ce pauvre M. Benen !... Il voyait déjà les fruits d’une année entièrede travail s’en aller là, sans bénéfice…

Son fourrage pour l’armée ?... Non ! jamais !... N’avait-il pas, luiaussi, des chevaux à entretenir ?... N’avait-il pas une famille ànourrir ?... Ces réflexions passaient et repassaient dans sa pauvretête où la plus grande confusion d’enfants et de chevaux se faisait,quand, tout à coup, il crut trouver une opportune solution. Il se dit :

- Si j’leurs-y mens aux gens de la réquisition, si j’leur dis quej’avons point de fourrage…, y m’créront point…, y verront que j’leurs-yai menti… et ils découvriront quand même ma marchandise !... Alorsadieu M. le Préfet… ! Adieu les palmes académiques promises…, adieu!.... »

Comme ce problème le troublait, il se leva au milieu de la nuit etparcourut la campagne. Tout baignait dans le silence. Au ciel, la lune,plus tranquille que Benen, semblait ironique ; à peine daignait-elleéclairer faiblement les sentiers raboteux dans lesquels le malheureuxhomme, haletant, s’acheminait. Les grosses meules de paille étaient aumilieu des champs comme des mausolées d’or jaune…

Pourtant, le spectacle de la nature, à cette heure de la nuit, nepouvait parvenir à distraire, ou même à consoler l’homme… Les étoileslui disaient : « Benen, donne ton fourrage !... Benen, tu n’auras pasles palmes académiques ! »

*
*    *

Quand il fut revenu de son échappée à travers champs, Benen se rendit àl’écurie ; il devait y trouver Thibault, le garçon… Il appela :

- Thibault ! Thibault !....

Thibault ne répondit pas.

De nouveau, il cria :

- Thibault ! Thibault !....

Cette fois, la voix puissante du fermier qui emplissait la nuit auraitdû réveiller le gars d’écurie, car les chevaux assoupis sur leurfumier, remuèrent lourdement… Thibault était introuvable !

Alors bien lui prit d’aller dans le grenier de la remise où couchait la« fille de cour », la grande Jeanne. Quelle stupéfaction ! Dans un litfait de paille, la servante et Thibault étaient endormis….

Benen, qu’une surprise un peu jalouse clouait sur place, ne put trouverun mot. Durant cinq longues minutes, il contempla le spectacle.

La fille étendait ses gros bras, bruns comme les feuilles d’automne ;ses jambes retombaient un peu en arrière, et la lourde botte de sescheveux défaits se confondait avec la paille blonde du fourrage… Sousce grand corps de femme, Thibault, tout ratatiné, disparaissait à demi.Une odeur voluptueuse de chair très jeune, de foin, de paille brûléepar le soleil de la veille, s’exhalait, vrai parfum de prix connu desseuls campagnards….

Benen, cependant, ne put s’empêcher d’agir : sa responsabilité depatron lui dictait son devoir. Pour réveiller ses gens, il baisa, commeun gourmand, les bras de la Jeanne, et lui pinça les cuisses ; ellecria et fit ainsi sursauter son amant….

Benen commença alors le sermon :

- Hé ! Thibault !... que fais-tu là ? Je t’y prends, garnement !Pendant que je cherche à arranger mes affaires, toi, tu restes à faire…« causette » et tu laisses mes chevaux dans l’écurie sans y être ! »

Thibault, encore endormi, regarda sa Jeanne comme pour trouver en ellel’excuse valable qu’il devait fournir… La fille, muette, était restéedans l’ombre, occupée à rajuster son caraco…

- Comment, reprit Benen, tu fais…, tu fais…

Il aurait voulu trouver une des phrases qui imposent, mais Thibault nelui en laissa pas le temps ; il était à ses pieds et déclarait :

- Excuse, notr’ Maître ! Qui que vous voulez ? j’sieu démonstratif…. ettout plein embracheux !...

…La réponse était logique mais ne suffisait pas à Benen qui, lajalousie aidant, devenait aussi furieux qu’un taureau espagnol ; ils’empara de Jeanne et la bouscula presque avec violence…. Par bonheur,sa dignité de maire le retint à temps. Thibault, lui, s’entendit sibien insulter, qu’à la fin, et malgré les appels du maître, il s’enalla par les champs jusqu’à la mare de la plaine qu’on connaissait sousle nom de « mare aux grenouilles ». Devant l’eau trouble, qu’un canardsauvage venait parfois stimuler, il médita sa vengeance… Il pensait :

- Comment ! notr’ maître venir mettre son nez dans mes affaires ?... Çàle r’garde-ti cha ?... Si j’aime la grande Jeanne, c’est parce qu’ellem’aime aussi !....

Et sans plus sortir de sa logique…, il ne sortit pas davantage de sacachette.

*
*    *

Le jour venait maintenant. Maître Benen, resté dehors après ladécouverte des amours de ses domestiques, distinguait déjà les arbresde la ferme Angot qui, plus près du levant, avaient leur haute futaiecouronnée de lumière bleue ; le soleil se montrait, d’abord timide etcomme hésitant, mais, bientôt, tel un gigantesque peintre, il redonnaità l’immense palette qu’est la terre, les couleurs jalousement raviespar la nuit. Les pâturages recevaient leur verdure ; les moissons mûresmises en meules, jaunies par de premiers rayons, recouvraient, peu àpeu, l’éclat qui les rapprochait des ors les plus purs.

On entendait, venant des cours de ferme, les longs mugissements surprisdes animaux d’étable que le jour éblouissait….

Aux cris des charretiers qui, en guise de prière du matin, lançaient unjuron retentissant, répondait le hennissement des chevaux de labour.

Une fille revenait des champs où quelques vaches avaient passé la nuit; au bout de ses bras, gros comme des cuisses d’enfant, pendaient degrands seaux en fer blanc remplis de lait : elle venait de traire.Quand maître Benen l’aperçut, il crut reconnaître la grande Jeanne dela nuit et, au lieu de lui reprocher sa faute, il lui tira le menton,et lui demanda où était Thibault.

La fille déclara qu’elle était allée « aux vaches » à quatre heures etque le garçon n’était pas avec elle…. D’habitude, Thibault allaitréveiller la Jeanne, trouvant là l’occasion de l’approcher de plusprès, ce qui n’avait jamais déplu à l’intéressée… Au contraire !...Aussi, ce matin, elle était toute triste parce que son ami l’avaitoubliée.

Non content de la réponse de la servante, Benen voulu, à toute force,trouver Thibault. Il était huit heures, et ces « messieurs de la ville» allaient arriver bientôt.

En vain, il chercha partout, passant et repassant peut-être vingt foisdevant la cachette du gas, près de la mare… Il ne trouva rien.

Thibault, pendant ce temps, méditait une vengeance terrible. Il savaitque Benen avait du fourrage… Il savait que Benen dirait à laréquisition :

- Non, je n’ai pas de fourrage !... » Aussi se proposait-il de prévenirces messieurs, de dévoiler les agissements fourbes et malhonnêtes decelui qui, pour lui, se faisait moraliste.

*
*   *

Dans la petite salle de mairie où Benen était arrivé très en retard,tous les cultivateurs de Vasville, convoqués la veille par le maire,étaient assis. Au-dessus d’eux, l’immortelle République de plâtre,qu’un caillou lancé adroitement pourrait rendre mortelle, plongeait sonregard presque voluptueux dans les faux-cols des hommes ; elleparaissait d’ailleurs sceptique autant qu’indifférente.

… Un son de corne interrompit la conversation banale qui venait des’engager. Benen et ses compagnons se dirigèrent vers la petiteporte-fenêtre et virent s’arrêter l’auto ; trois hommes descendirent ;le premier qui parla fut le président de la réquisition, bel homme,extrêmement distingué, dont la boutonnière se paraît d’un étroit rubanviolet….

Benen pensait :

- Il les a, li, les palmes ! Dans queuque temps j’s’rai comme cha !... »

Les « envoyés », distraits pour un moment de leurs occupationspersonnelles, n’avaient que peu de temps à consacrer au service d’ungouvernement qui – juste retour des choses – leur rendait bien leurquasi désintéressement en les payant très peu… Ils étaient pressés…..

Au maire, peu à son aise, ils remirent des listes à n’en plus finir.

Maître Benen était comme perdu : il allait et venait, distribuant à sescollègues les feuilles de réquisition sans même en prendreconnaissance. Aussi, fut-il surpris de lire, en un moment de répit :

« Réquisition du fourrage.

« Prix : cinquante francs. »

Croyant à une erreur possible, il se retourna vers le président et,sans un mot, se contenta de souligner de son index le mot « fourrage »…Le président lui répondit brièvement :

- Oui, nous réquisitionnons le fourrage, et comme vous êtes maire – àtout seigneur, tout honneur – nous allons commencer par vous.

Benen protesta :

- Mais… je n’ai point de fourrage !.... Mais j’en avons pas fait cetteannée !... Mais j’vous assure…. »

Le président, qu’une ironie légendaire rendait terrible, insista :

- Maître Benen, je vous crois !... Cependant, comme nous y oblige laloi, il nous faut perquisitionner…. Vous savez, c’est une simpleformalité… Montez donc avec moi dans l’auto ; le secrétaire et l’expertvont nous accompagner… »

Et après un ronflement sourd du moteur, que Benen prit pour la voix duRemords, l’auto s’éloigna de la mairie, laissant sur place les autrescultivateurs inquiets sur l’aventure de leur premier magistrat.

*
*  *

La ferme Benen était à trois kilomètres. On y arriva vite.

Benen ne tenait plus !... Il allait du président au secrétaire, del’expert au chauffeur, répétant :

- J’vos assure, j’avons fait brin de fourrage ! »

Pensez-vous !... Le laisser acheter cinquante francs, quand il auraitpu le vendre soixante !... Ce n’était pas possible…, et surtout, cen’était pas normand !....

Les autorités étaient près de la grange lorsque Benen crut apercevoirThibault au coin du mur de l’écurie…. Oui, c’était bien Thibault qui sefaufilait et, devinant le manège de son patron, par rancune, venaitd’ouvrir toute grande la porte du bâtiment au fourrage….

….De loin le président distingua..., puis il regarda Benen avec desyeux qui disaient :

« Tu as du fourrage ! Je l’ai vu… je le vois !... je le verrai…, tul’as eu…, tu l’as…, je l’aurai… »

Alors Benen, confondu, puéril, balbutia une phrase idiote :

- Oui, franchement, M’sieu l’président, j’ai un peu de fourrage…, maissi mauvais qui vous intéresse point…, ça vaut rien… c’est dur comme dubois…, qualité inférieure. Vous en occupez point !... »

Les suppliques n’eurent aucun effet : les visiteurs se dirigèrent versla grange dont Thibault, que Benen maudissait intérieurement, avaitouvert la porte révélatrice.

Monsieur l’expert pénétra d’abord et se trouve en présence d’unequantité considérable de bottes de
fourrage. Il déclara simplement :

- Votre marchandise, maître Benen, nous convient ; mais comme vous avezdit à notre président que sa qualité était inférieure, au lieu de vousla payer cinquante francs, nous vous en donnerons trente-deux. »

Le président approuva et fit établir, par son secrétaire, un bon deréquisition au prix ainsi fixé.

… Benen pleurait maintenant. Il aurait voulu revenir une heure enarrière et dire :

- Oui, j’ai du fourrage !... beaucoup !... et du bon !... »

Hélas ! il était trop tard….

*
*   *

…L’auto de ces messieurs filait, à présent, vers d’autres fermes,emportant, avec une bonne affaire pour la Patrie, l’histoire de maîtreBenen…

Thibault, qui avait écouté derrière le mur, tout fier de lui, rapportale petit scandale à la grande Jeanne et aux gens de la ferme. Tout lepays fut bientôt au courant… et M. le Préfet, de retour de Raumont,trouva dans son courrier le compte rendu des opérations de laréquisition qui n’était pas très élogieux pour le maire de Vasville…

M. le Préfet prit un gros crayon rouge et raya de sang, sur son groslivre des propositions, le nom de Benen (François-Anatole-Damien).

…C’est pourquoi maître Benen qui, pour avoir menti, manqua les palmesacadémiques, conserve seulement, comme décoration, le ruban vert «pomme pas mûre », convenant très bien à son état.


André MARÉCHAL.

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Nous serions reconnaissants à nos Abonnés de vouloir biennous indiquer les adresses de personnes susceptibles de s’intéresser ànotre œuvre de Régionalisme Normand. Un numéro spécimen leur seraenvoyé gratuitement.

Organisez-vous,car à l’heure de la paix, il ne faudra pas être pris au dépourvu. C’estd’ailleurs votre intérêt et celui du pays.

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Cousin ~ Cousine
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- Comment c’est vous, ma cousine,
Qui descendez si matin
Cueillir des fleurs d’aubépine
Au fond de ce vieux chemin ?
- En effet, c’est moi, cousin.
- Vous avez raison, cousine :
Se lever tard n’est pas sain.
Venez-vous sur la colline ?
L’air est doux, le ciel serein !
- J’ai peu de temps, mon cousin.

Permettez-moi, ma cousine,
De soulager votre main
Et d’orner d’une églantine
Votre beau nœud de satin.
- Toujours galant, mon cousin !
- Qu’il est joli, ma cousine,
Votre petit pied mutin,
Pour chausser votre bottine
Il faut avoir le pied fin !
- Turlututu, mon cousin !

- Asseyons-nous, ma cousine,
Sous l’ombrage de ce pin,
Le parfum de la résine
Dispense du médecin.
- Nous nous portons bien, cousin.
- Vous rappelez-vous, cousine,
Le bon temps, déjà lointain !
Où dans la même tartine
Nous apaisions notre faim ?
- Les temps sont changés, cousin.

- Vous souvenez-vous, cousine,
De mon superbe dessin :
Ce cœur percé d’une épine,
Fait sur le mur du jardin ?
- Tout s’efface, mon cousin.
- Entendez-vous, ma cousine,
La source allant au moulin ?
Que dit sa voix cristalline
Dans les herbes du ravin ?
- Elle rit de vous, cousin.

- Je vous aime, ma cousine,
D’amour mon cœur est tout plein,
Il sonne dans ma poitrine
Un véritable tocsin !
- Laissez-le sonner, cousin.
- Un petit baiser, cousine,
Sur vos lèvres de carmin ;
Vous aimez qu’on vous câline
A dit votre vieux parrain.
- Mais finissez, mon cousin !

- Je sais pourquoi, ma cousine,
Vous me trouvez trop vilain,
Pourtant, d’après la voisine,
Nous nous ressemblons un brin.
- Taratata, mon cousin !
- Mais quoi, vous partez, cousine ?
- Il est temps !... Demain matin
Je cueillerai l’aubépine
Au fond de ce vieux chemin ;
Je vous quitte. Adieu cousin !...

Louis BARBAY.


Vision d’Hiver
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Ce matin, le village est sous la neige. Il semble
Que chaque maison dort sous un capuchon blanc.
Pas d’herbe qui tressaille et de feuille qui tremble,
Sur la campagne plane un silence accablant.

Le soleil s’est levé dans un décor polaire,
Comme un feu qui renaît dans un âtre glacé,
Le fugitif rayon dont la plaine s’éclaire
Laisse le jour plus sombre après qu’il a passé.

La route a disparu, brusquement nivelée.
Des chemins creux aux champs nulle trace de pas.
Devant cette splendeur de neige immaculée,
Le corbeau même hésite et ne se pose pas.

Sous les épais flocons frileusement se cache
Le buisson qui n’a pas l’abri des hauts talus.
A ce morne tableau d’hiver, pas une tache…
Le village sommeille et rien ne bouge plus.

Oubliant un moment la tâche matinale,
Le rude paysan à sa terre enchaîné,
Subit à son insu la torpeur hivernale
Comme le champ lui-même où son corps a peiné.

Et, du lit tiède où ses membres las se détendent,
Par la vitre fermée aux grands froids coutumiers,
Il voit les pâles fleurs de givre qui suspendent
Une dentelle blanche au front des vieux pommiers.

Mais l’heure du bien-être égoïste est suivie
D’un trouble dont son cœur a perçu les échos
Et, dès qu’il a repris contact avec la vie,
Il se reproche presque un aussi bon repos.

Car, les deux poings crispés sur sa tête penchée,
Dans l’angoisse qu’on sent venir aux mauvais jours,
Il songe à son grand fils là-bas dans la tranchée
Où l’on dort quand on peut,  ̶  si ce n’est pour toujours !

Paul LABBÉ.


Tempête
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                                A Georges FAYARD.
                                       Bien affectueusement.
                                         C. A.

Tels de lourds destriers partant sous l’éperon
Qui les pousse, écumants, au cœur d’une bataille,
Les flots, précipitant leur formidable taille,
Heurtent, puissants béliers, la falaise qui rompt.

Sans trève, d’un élan irrésistible et prompt,
Roulant les blocs épars que sa fureur entaille
Au pied tumultueux de la haute muraille
Se rue, avec fracas, l’innombrable escadron.

Et, dans l’infini sombre, une clameur immense
S’élève, s’enfle, gronde et meurt et recommence,
Plainte de la Nature allant vers l’Eternel ;

Tandis que, s’enlevant dans l’horreur de l’espace,
Tranquille en cet instant tragique et solennel,
Un vol harmonieux de grands goëlands, passe !...

    Fécamp, 1917.       Charles ARGENTIN.


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Un Honnête Homme

UN ACTE EN PROSE

(Suite.)

___________


GERMAIN.

Réglons donc notre… petit différend. Depuis mon mariage, depuis lascène orageuse et regrettable en tous points…

DRUARD.

…Regrettable… tu l’as dit.

GERMAIN.

Depuis ce temps-là, vous… semblez m’en vouloir.

DRUARD.

T’en vouloir… T’en vouloir !,.. Le mot est peut-être un peu fort, maisenfin certainement j’ai été très… et je suis encore très… froissé, tule sais bien.

GERMAIN.

Oui, je le sais. Mais vous avez eu tort de vous froisser, voilà tout !

DRUARD. (Bondissant.)

Hein ? J’ai eu tort…, moi ? Ah ! par exemple !... Et c’est toi qui osesme le dire encore !... (Un temps). Comment ! je te donne pour mèreune digne baronne de l’Empire, apportant de l’argent encore et un nomnoble dans notre famille… Je t’élève avec des principes de religion, demodération, de… une éducation soignée, quoi !... et toi, au mépris del’autorité paternelle, au mépris du passé de la famille, tu vaschercher ton épouse dans un concert ! Et tu voudrais, qu’après unepareille faute, je…

GERMAIN.

Je prétends, moi, n’avoir commis aucune faute, au contraire !... J’aiarraché Marguerite à l’atmosphère pernicieuse où elle vivait, pour…

DRUARD. (Vivement, coléreux.)

Disons le mot : pour en faire (indignation apoplectique) ta maîtresse!...

GERMAIN.

Peut-être… Mais pour en faire ma femme aussitôt après…

MARGUERITE. (Douloureuse.)

Germain !...

GERMAIN. (Poursuivant.)

…Comme je le devais, car je suis un honnête homme, je le répète, et jen’ai jamais cessé de l’être…

DRUARD.

Et moi donc !

RAYMOND. (Intervenant.)

Je vous demande pardon. Je suis peut-être bien audacieux, mais, étanttémoin de votre discussion… bien malgré moi… il me semble que votredifférend est assez obscur. Jamais (Appuyant sur les mots),l’honnêteté-de-qui-que-ce-soit ne fut suspectée en cette affaire,j’imagine ?... Germain a obéi à son amour et…

DRUARD.

Il ne devait pas lui obéir et prendre…

GERMAIN.

Une excellente fille qui, sans parents…

DRUARD. (Plus brutal que jamais.)

Oui, une fille…, tu l’as dit !

MARGUERITE. (Indignée malgré sa retenue.)

Ah ! Monsieur, je ne permettrai pas…

GERMAIN. (S’étudiant trop.)

Comment, vous venez insulter ma femme ici, chez moi !

RAYMOND.

Bien qu’à la vérité, tout ceci ne me regarde pas, je trouve en effetodieux…

DRUARD. (A Raymond.)

En effet, ça ne vous regarde pas, vous !

RAYMOND.

Oh ! mais… est-ce que vous auriez l’intention, Monsieur Druard, de meprendre à partie ? Je ne suis ni d’âge, ni d’humeur à supporter cesrebuffades et si…

MARGUERITE. (Navrée et suppliante.)

Voyons, Messieurs, vous n’allez pas à cause de moi, vous…

RAYMOND. (Doucement à Marguerite.)

Non, non…, puisque…

GERMAIN. (Catégorique mais trop calme.)

Enfin, mon père, adressez-vous à moi seul, je vous en prie, etfinissons. Vous me reprochez d’avoir épousé Marguerite… Et cela devantelle… Déjà ce n’est pas aimable…

DRUARD.

Ah ! je me moque bien d’être aimable !

GERMAIN.

Ce n’est pas très correct si vous préférez. Ensuite, je le répète, en yréfléchissant vous ne pouvez pas m’imputer comme un crime d’avoir tiréMarguerite de l’atmosphère du vice où je la découvris…

MARGUERITE. (Pleurante et navrée.)

Encore !...

GERMAIN.

…Et de l’avoir épousée…

DRUARD.

Il y a des rédemptions qui ne sont pas de notre compétence, à nous,gens sérieux, qui nous devons aux affaires… Ces rédemptions-là il fautles laisser à tous ces artistes qui…, enfin… En agissant comme tu l’asfait, en te mariant malgré ma volonté, tu t’es conduit en mauvais fils,en révolté…

GERMAIN.

Non, j’ai agi en honnête homme.

DRUARD.

C’est ton point de vue, non le mien.

GERMAIN.

C’est pourtant de vous que je tiens la notion de l’honnêteté.

DRUARD. (Plus violent toujours.)

En tous cas, je suis honteux, et à juste titre, pour notre famille.
    (Marguerite sanglote discrètement.)

GERMAIN.

C’est possible, j’ai fait mon devoir.

DRUARD. (Crescendo.)

En fin de compte, tu me tiens toujours tête !... Tu feras le malheur dema vieillesse, c’est bien sûr ! Et tout cela, à cause d’une chanteuse,d’une théâtreuse de troisième ordre !...

MARGUERITE. (Dressée devant lui.)

Il y en a d’honnêtes, Monsieur !

DRUARD. (Méprisant, ignoble.)

Je n’en connais pas, moi !

   
    (A suivre.)                          Georges NORMANDY.


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ÉCHOS ET NOUVELLES
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La Commission de législation fiscale a admis le projet du gouvernementayant pour objet de frapper d’un droit d’entrée la visite des musées oudes monuments publics. Toutefois, certains monuments de provinceéchapperaient à cette taxe. Ce sont, pour la Normandie : Ancienprieuré de Saint-Gabriel (Calvados) ; Ancienne Abbaye deBeaumont-le-Roger (Eure) ; Château d’Arques, et Château-de-Martainville (Seine-Inférieure).

*
*    *

Voici, enfin, fait accompli… L’abbaye de Jumièges est classée.

Un arrêté ministériel du 15 janvier 1918 déclare qu’une partie desconstructions de l’ancienne abbaye de Jumièges est classée, et unarrêté préfectoral, en date du 30 janvier 1918, le spécifie ainsi :

« ART. 1er. – L’affichage est interdit, même en temps d’élections, surles constructions suivantes qui font partie de l’ancienne abbaye deJumièges : église abbatiale, église Saint-Pierre, salle Capitulaire,grand cellier occidental, caves, souterrains, escalier conduisant aupotager. »

C’est là, évidemment, une question de forme- car il n’y eut jamaisaffichage sur les murs abbatiaux, pas même dans les caves etsouterrains, puisque c’était propriété privée… Bref,réjouissons-nous, avec les amis des arts de notre belle province, etremercions Mme Lepel-Cointet

*
*    *

Un ami vieux-rouennais nous écrit sur une cartoline représentant leJardin de l’Hospice vu du boulevard Gambetta, et en nous envoyant unfilet de Georges Dubosc dans le Journal de Rouen : « Voici une carted’un coin de Rouen qui chaque jour se désole. Les vieux platanes duboulevard Gambetta gisent à terre. Les uns baignent leur têtecentenaire dans le petit bras d’eau qui relie le Robec à l’Aubette ;d’autres déjà sont débités !! » Georges Dubosc nous apprend qu’ilsavaient déjà été menacés en 1839, en 1878, et en 1902. Ils avaient étéplantés en 1776, après délibération des Echevins, et consultationdemandée à l’Académie de Rouen, au poète d’Ornay et à Daubenton.C’étaient les plus vieux arbres de Rouen. Edouard de Bergevin les aimaet les peignit. Ils disparaissent, et c’est dommage pour un des coinsles plus pittoresques de Rouen. Ils ne pousseront plus en « pompeuxpanache » !

                              G.-U. L.


UNE MONNAIE RÉGIONALISTE

C’est du Midi que nous vient cette innovation :

La Chambre de Commerce de Marseille se rendant compte de la difficultééprouvée par le petit commerce, en raison de la pénurie de billion,avait décidé la frappe d’une monnaie d’aluminium. Mais cette monnaien’ayant cours que dans l’agglomération marseillaise, forçait ceux quiétaient obligés de se déplacer fréquemment à posséder un choix desdivers jetons émis par les autres Chambres de commerce de la région.Sur l’initiative de M. Artaud, président de la Chambre de Commerce deMarseille, on tenta un accord entre les diverses Chambres de commerceprovençales. Aujourd’hui, l’accord est fait et déjà circule la nouvellemonnaie régionaliste provençale qui porte les noms des différentesvilles ayant conclu l’accord.

C’est un exemple qui devrait bien être suivi en Normandie où les mêmesdifficultés se présentent pour l’utilisation des coupures émises parles Chambres de Commerce de la région et qui n’ont cours que dans leressort de ces Chambres.

En effet si, partant de Rouen, pour le Havre, par exemple, vousemportez une de ces petites « saletés » remplaçant la monnaiedivisionnaire, dans la capitale normande, vous pouvez être certainqu’elle vous sera impitoyablement refusée. Est-ce que les Havrais n’ontpas confiance dans la garantie rouennaise, ou n’est-ce-pas plutôtqu’ils craignent les microbes véhiculés par ce papier monnaie ?


MUSÉE RÉGIONALISTE D’ÉCHANTILLONS

Nous parlons plus haut de l’organisation économique de la régionlimousine. Or, les Limousins n’ont pas perdu de temps. Voici qu’ilspassent immédiatement de l’idée à l’exécution. En effet, voici lepassage d’un discours à la Chambre, de M. Valière, député de Limoges,qui annonce la création d’un Musée d’échantillons :

Nous avons trouvé le moyen de mettre d’accord des gens qui jusque-là nes’étaient pas rencontrés, qui s’ignoraient totalement, qui supposaientqu’ils avaient des intérêts contradictoires et qui étaient tout surpriset tout heureux après quelques heures de discussion, de s’apercevoirqu’ils devaient s’entendre, pour le profit de chacun comme de tous.

En effet, nous avons dès maintenant décidé de construire à Limoges, unimmense musée d’échantillons.

Personne, parmi les représentants des départements, n’a trouvéextraordinaire que Limoges soit le centre de la région. C’était la plusgrande ville, le centre des relations, c’était là que viendraientnaturellement les étrangers ; c’était là que se produirait l’afflux ducommerce. Il fallait y avoir les moyens d’information les plus completsau point de vue agricole, commercial, industriel et touristique.

Ce grand centre sera doté, je le répète, d’un musée d’échantillons pourlequel, sans aucune hésitation, le Conseil général de la Haute-Vienne,sur ma proposition, a voté une première subvention de 200.000 fr. Laville de Limoges a immédiatement décidé de concéder un terrain d’unegrande valeur. Les départements voisins nous ont spontanément apportédes offres variant entre 50.000 et 100.000 francs.

Nous ne revendiquons pas l’idée, mais nous allons avoir, les premiers,la réalisation d’une grande idée.

A la bonne heure, voilà de la réalisation. Quand verrons-nous pareilleinitiative, chez nous et quelle est la grande ville de Normandie assezgénéreuse pour imiter Limoges ?

Caen ? Rouen ?

La ville de Caen a déjà, à son actif, d’heureuses initiatives.

C’est à Rouen, capitale de la province normande, il nous semble, quedevraient être rassemblées les collections destinées à faire connaîtreles productions de notre pays. Cette ville a, à sa tête, unemunicipalité intelligente et agissante et au Parlement d’actifsreprésentants. Espérons qu’ils ne tarderont pas à suivre un si bel etsi utile exemple.


Jean LEGERON

Nous apprenons avec le plus vif regret la mort d’une figure bienrouennaise ; peintre, miniaturiste, dessinateur, et lithographe detalent, Jean Légeron était plus connu comme caricaturiste. Il avaitfondé avec le regretté sénateur de la Seine-Inférieure, Julien Goujon,une publication humoristique : La Cloche d’Argent, dans laquelle ildéfendait par le crayon et par la plume, les idées patriotiques. Ilfaisait partie de la Société des Artistes rouennais et des Sociétésd’anciens combattants.


NOTRE AGRICULTURE

Au Conseil général de l’Eure, sur le rapport de M. Monnier,il a étédécidé d’accorder des récompenses aux femmes et enfants des mobilisésqui ont assuré l’exploitation des terres. Les 1.200 propositions faitespar les Conseils municipaux ont été agréées par la commission composéede cinq conseillers généraux. Il sera distribué aux lauréats desdiplômes, dont la gravure et l’impression ont absorbé les 2.000 fr.votés à cet effet. Il sera nécessaire de faire éditer 2.000 diplômesafin de récompensertous les candidats qui feront l’objet de propositions ultérieures. Onvoit que le département de l’Eure continue à montrer le bon exempledans l’accomplissement des travaux nécessaires au bon ravitaillement dupays.

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Le Conseil général de l’Eure a également relevé à 8.000francs lemontant du crédit destiné aux concours de pouliches et de poulinières.Il a également voté une subvention de 200 fr. à la Sociétéd’encouragement à l’élevage du cheval de guerre. Seules les difficultésbudgétaires ont empêché le vote de crédits plusélevés.

NOS MINES

Une mission de grands métallurgistes anglais qui a visité dernièrementla Normandie et la Bretagne pour procéder à l’examen de nos gisementsde fer a rapporté en Angleterre la meilleure impression de sa visite,et à la suite de son rapport, on annonce que nos alliés sont décidés ànous acheter, après la guerre, une grande quantité de minerai.

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Dans nos études sur les Richesses minières de Normandie, nous avionssignalé les fouilles entreprises par le gouvernement, pour rechercherde nouvelles couches de charbon dans la région de Littry. Ces fouillesn’ayant encore donné aucun résultat, le conseil supérieur des Mines adécidé de surseoir aux recherches.

Les établissements du Creusot poursuivent leurs recherches, plus àl’ouest, dans la région du Plessis.

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La Société d’Exploitation des Mines de Larchamp a décidé de porter soncapital social de 3 à 4 millions de francs par l’émission au pair de2.000 actions nouvelles de 500 francs.


NOS CHEMINS DE FER

Paris-Le Havre. – M. Evers, ingénieur havrais, a exposé dernièrement,à la salle des Ingénieurs civils, rue Blanche, à Paris, le projetBerlier, du tunnel sous la Seine d’une longueur de 500 mètres, sur lemodèle du Nord-Sud à Paris, pour le doublement de la voie ferrée duHavre à Paris. On sait que c’est la traversée de la Seine maritime quiconstitue la plus grande difficulté, et que c’est sur ce point que lesavis diffèrent. Le gouvernement propose le système du viaduc (pontd’une seule arche de 250 mètres de portée et de 67 mètres de hauteur).Un autre projet de M. Arnaudin, préconise le pont transbordeur. La voie ferrée actuelle date de 1847 ; elle est notoirementinsuffisante pour assurer le service normal des voyageurs et desmarchandises.

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Chemins de fer de Normandie. – Le Conseil général de laSeine-Inférieure vient d’autoriser la Compagnie des chemins de fer deNormandie à augmenter son tarif de 30 % pour les voyageurs et de 20 %pour les marchandises sur ses lignes d’Ouville-la-Rivière à Mottevilleet de Clères à Gueures. L’année dernière, le Conseil général avaitaccordé à cette Compagnie une subvention mensuelle de 8.000 francs.

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Chemin de fer de Glos-Montfort à Pont-l’Evêque.  ̶  Lasituation de cette Compagnie est également critique. Son déficitmensuel depuis le 1er janvier est de 12.000 francs en moyenne, aussi laSociété concessionnaire s’est-elle adressée au Conseil général del’Eure pour qu’il lui vienne en aide, car elle serait dans l’obligationde cesser l’exploitation. Une commission a été nommée qui se réunira à Bernay, avec lesConseillers généraux du Calvados, pour essayer de remédier à lasituation.


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Carnet de Route d’un Architecte
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Une Excursion à Rouen et au Havre en 1893
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J’avais vingt-huit ans quand j’entrepris ce petit voyage ; j’habitaisalors à Paris où je travaillais comme dessinateur chez un desarchitectes les plus remarquables des monuments historiques. C’est luiqui, pendant le long stage que je fis à son agence, m’inculqua le goûtdes arts anciens en m’apprenant mon métier. J’éprouvais donc toujoursune grande jouissance à visiter et à étudier les vieux monuments.

Un soir donc d’un samedi de mai, veille de grande fête, nous prenionsle train, ma sœur et moi, avec notre mère pour cette grande excursion.Je n’aimais guère alors voyager la nuit, ne dormant pas, lisant peu ;je préférais le jour pour regarder par la portière les paysages qui sedéroulaient devant nous. Prenant un train de plaisir, je n’avais pas àchoisir, mais trouvai-je le temps du sommeil bien long. Aussi, dès quel’aube vint blanchir légèrement l’intérieur de notre compartiment, jemis le nez à la portière et ne voulus plus rien laisser passer. Nousétions alors aux environs de Vernon, petite ville très intéressante,que j’eus l’occasion de visiter depuis. Malheureusement, le temps secouvre de nuages sombres, la pluie commence à tomber, et c’est sous cetaspect maussade que je vais voir courir tous ces riants paysagesnormands. Plus on avance, plus le caractère du pays s’accentue, lesplaines sont plus verdoyantes, les vergers plus fleuris ; la Seinedéroule son cours à travers de belles collines boisées. Voici Gaillonqui possédait un magnifique château Renaissance, dont un des plus beauxmorceaux est réédifié dans la cour de l’Ecole des Beaux-Arts, à Paris.Nous passons sous un long tunnel de plus de deux kilomètres  pourrevoir la Seine qui se dirige alors vers le nord, au pied des Andelys.Nous traversons le fleuve à l’endroit où il reçoit son affluent,l’Eure, près de Pont-de-l’Arche. Nous sommes dans la Seine-Inférieure,en pleine Normandie, non pas dans cette basse Normandie, si curieuseautrefois, mais dans celle qui possède les plus beaux monuments, objetde mes préférences.

Nous approchons du terme de notre voyage ; là-bas, perchée sur leshauteurs qui dominent la Seine, une belle église, c’est Bonsecours, audevant de laquelle se détache admirablement le monument de Jeanne d’Arc; un petit détour et Rouen nous apparaît dans toute sa splendeur,assise au bord du fleuve, étageant ses maisons et ses tours au milieud’une nature ravissante : voici sa majestueuse cathédrale, la couronnede Normandie, qui est un diadème de pierre, ses mille clochers et sesbeaux ponts. Le coup d’œil est superbe, coloré par un beau soleil deprintemps.

La ville s’éveille, petit à petit, les paysans arrivent au marché,étalant leurs produits sur les trottoirs, sous les portes cochères, unpeu partout, les portefaix peinent leur dur labeur tandis que lesménagères matinales vont acheter au meilleur marché. Nous voyons toutecette animation autour du marché que nous traversons pour nous rendre àla cathédrale, car c’est dimanche et nous allons à la messe pourcommencer notre journée. Nous avions traversé sous la Grosse-Horloge eny jetant un rapide coup d’œil ; je n’ai pas besoin de dire combien jefus distrait pendant l’office, mon admiration dépassait ma piété ;devant cette nef remarquable j’oubliai que j’étais venu pour prier etj’étais en extase devant cette œuvre d’architecture.

Nous ne devions pas rester ce jour à Rouen, mais aller passer cettepremière journée au Havre en descendant la Seine pour revenir par lavoie ferrée. Le bateau partait à sept heures, nous eûmes juste le tempsde choisir notre chambre à l’hôtel de l’Aigle-d’Or et de nous rendre auquai d’embarquement ; la cloche de départ sonnait quand nous mettionsle pied sur le pont.

Nous longeons le port de Rouen, long de plus de deux kilomètres ;depuis quelques années, on y a fait des travaux importants quipermettent aux navires de fort tonnage d’y accéder. On a une très bellevue d’ensemble de la ville qui s’éloigne de plus en plus pour se perdredans la brume d’un ciel gris. Ce sont maintenant de riants coteauxboisés sur lesquels s’étagent les coquettes maisons de plaisance desRouennais. A droite, une colonne surmontée d’une aigle rappelle que cefut là qu’eut lieu la translation des cendres de Napoléon Ier,rapportées de Sainte-Hélène en 1849. La Seine continue ses méandres ; àdix-huit kilomètres de Rouen, nous tournons brusquement du sud au norden passant devant la petite ville de La Bouille, coquettement assise aubord de l’eau, puis nous longeons d’interminables coteaux boisés. Autreboucle nous ramenant vers le sud, le bateau fait escale à Duclair,importante commune située sur la rive droite. Voici maintenant la forêtde Jumièges sur une longue langue de terre d’où émergent les restesimportants de son ancienne abbaye ; combien j’aurais voulu les voir deprès, dessiner : les ruines ont toujours tant de charmes !

Le fleuve tourne de nouveau vers le nord-ouest, nous revoyons encore unpeu les ruines de Jumièges, puis nous longeons à gauche la vaste forêtde Brotonne jusqu’à Guerbaville ; à partir de cet endroit, la Seine estendiguée jusqu’à l’embouchure de la Risle pour lui donner plus deprofondeur. Caudebec où nous faisons encore escale est une jolie petiteville déchue, mais située dans un beau site au fond d’un joli vallon ;elle fut la capitale du pays de Caux et a joué un rôle assez importantdans les guerres entre la France et l’Angleterre. La Seine redescend denouveau vers le sud, à l’ouest de la forêt de Brotonne ; la vallées’élargit, le paysage devient plus monotone. Le fleuve tourne enfin aunord-ouest pour former une dernière boucle moins fermée.

Il est deux heures lorsque nous arrivons devant le petit port deQuillebeuf qui, vu au loin, nous rappelle un peu celui de Paimbeuf, àl’entrée de la Loire. Un peu plus loin, se dresse la pointe deTancarville, à plus de cinquante mètres de hauteur, dominée par lesruines d’un vieux château féodal du XIIIe siècle dont on aperçoit leshautes tours.

Nous laissons les falaises de Tancarville baignées dans les alluvionsde la Seine ; le fleuve s’élargit et l’on ne distingue plus rien.Cependant, voici Honfleur sur notre gauche, puis en face une forêt demâts de navires qui nous annonce notre port d’arrivée. Mais avant dequitter la Seine, nous allions payer notre tribut à la mer qui commenceà se faire sentir, notre bateau roule et tangue quelque peu. Enfin nousabordons au quai Notre-Dame, il est plus de trois heures.

Une foule de portefaix nous assaille et c’est avec beaucoup de peineque l’on réussit à se frayer un chemin, cette cohue me secoue et mefait oublier mon malaise ; j’admire tous ces bassins remplis de naviresde toutes sortes et de toutes nationalités qui font du port du Havre lepremier port marchand du nord-ouest de la France.

Le Havre est une ville assez moderne, sa fondation ne remonte qu’aucommencement du XVIe siècle. Louis XII l’établit dans les maraissalants qui existaient alors à l’embouchure de la Seine, mais saprospérité ne commença guère que sous François Ier qui y fit creuser unport, lui accorda des privilèges et le fortifia. C’est surtout de nosjours que la ville et son port ont pris un énorme développement. LeHavre possède de larges et belles rues, de hautes et grandes maisonsbien construites, la plupart en briques blanches, mélangées de pierre,mais il est pauvre en monuments anciens.

Nous n’avons que très peu de temps pour visiter la ville et son port.Prenant la rue de Paris, nous passons devant l’Eglise Notre-Dame, laplus ancienne de la ville, conçue dans un style de transition entre legothique et la Renaissance ; sa façade ornée de statues tourmentéesdans le genre du Bernin, me rappelle un peu celle de l’égliseSaint-Paul Saint-Louis, à Paris, nous n’en pûmes visiter l’intérieurqui renferme un beau buffet d’orgue et de jolis vitraux modernes. Nousarrivons en droite ligne à l’hôtel de ville, en traversant la vasteplace Gambetta, bornée à l’ouest par le grand théâtre, et à l’est parle bassin du commerce et que décorent les statues en bronze de deuxillustrations du Havre : Bernardin de Saint-Pierre et CasimirDelavigne, par David d’Angers. L’hôtel de ville est une belleconstruction moderne dans le style de la Renaissance, érigé de 1855 à1859 sur les plans de Brunet-Debaines ; il est précédé d’un beaujardin. Nous laissons à droite le palais de la Bourse, autre grandmonument du même genre que l’hôtel de ville, mais couronné de six dômeset nous prenons à gauche le grand boulevard de Strasbourg qui traversela ville de l’est à l’ouest. Il est bordé de beaux hôtels, mais paraîtpeu animé.

A l’extrémité du boulevard de Strasbourg, de ce côté, on jouit d’unevue magnifique sur la mer ; je voudrais pouvoir rester là longtempspour contempler cet horizon immense d’où viennent les flots quis’écroulent à nos pieds, pour suivre du regard les navires qui passent,qui s’en vont au large ou qui reviennent de bien loin. J’aurais vouluaussi faire l’excursion de Sainte-Adresse : le temps ne nous le permitpas.

C’est ainsi que nous passons devant le Musée d’Histoire naturelleinstallé dans l’ancien palais de Justice, sans y entrer ; je prendspourtant un rapide croquis d’une des charmantes échauguettes quiflanquent les murs de la douane, et nous arrivons à la gare. A 6 h. 45,nous quittons la ville n’ayant eu qu’un faible aperçu de son port et deson mouvement commercial.

    (A suivre.)                  

CharlesCHAUSSEPIED
Architecte des Monuments historiques, àQuimper.


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