Vers uneAction Normande
(Suite.)
LES REMÈDES
1° Ce qu'ils doivent être.
Moinsil y a de mœurs, plus on multiplie les lois.
(LES ENCYCLOPÉDISTES.)
Les remèdes à tant de maux devront être …héroïques, comme il sied en un pareil moment. Non pas que nous «préconisions l'opération césarienne » ou le coup de bistouri du docteurLéon Daudet : l'auteur des
Morticoles — bien connu de ce rude médecin— nous met en garde contre la manie opératoire. Souvent une bonnehygiène, un régime sévère, rigoureusement suivi et approprié au mal,permettent d'échapper à l'intervention chirurgicale. Ayons l'énergie etla volonté de recourir à cette thérapeutique.
Si la France veut sauver les fruits de la victoire, c'est au prix de cerégime draconien… Elle le voudra, ou bien c'est Charles Maurras quiaura raison ! Mais prenons garde ! si la civilisation, si l'humanité,au noble sens du mot, sont sauvées, la France ne l'est pasencore et elle ne paraît pas s'en rendrecompte. Clémenceau est déjà attaqué à l'aide de cette arme excellentepour un démagogue, qu'est la démobilisation ; les « socialistes àRenaudel » quittent la commission de l'armée en claquant les portes ;ils sont revenus, il est vrai, mais uniquement parce qu'on a démontré àleur ineffable chef de file qu'il avait « gaffé ». En dépit destroubles trop réels d'Allemagne, je crois, tant le Boche est servile,que l'ordre l'emportera de l'autre côté du Rhin et je crains bien plusque je ne le souhaite, que nos illuminés d'hier jouissent enfin del'unité allemande sous les espèces d'une forte république augmentéed'une dizaine de millions d'habitants.
Si mes prévisions venaient à être démenties par les faits, la crise debolchevisme que « piquerait » la Germania avec l'espoir de nous duperet de nous corrompre, ne nous en obligerait pas moins à nous tenir àcarreau !
Il pericuoso… autrement dit : le danger passé, adieu le saint !Faisons mentir le proverbe...., ou alors c'est Charles Maurras quiaurait raison.
Or, pour qu'il n'ait pas raison, il faut une action immédiate,persévérante et vigoureuse de tout ce qui compte dans ce pays.
Ce que de grands peuples comme l'Angleterre, les Etats-Unis, ontréalisé, nous devons le réaliser nous-mêmes si nous sommes vraimentdignes de la majorité politique. N'oublions pas que dans tous lescodes, le titre de la majorité a pour corollaire celui del'interdiction et du conseil judiciaire.
Si certains éléments turbulents et suspects voulaient troublerl'exercice de cette majorité, nous entraîner aux sottes prodigalités,aux folies dangereuses, muselons-les, mettons-les dans l'impossibilitéde nuire.... ou alors ce serait la menace du Conseil judiciaire, voiremême du tuteur à l'interdiction..., ou alors ce serait Ch. Maurras quiaurait raison ! Ne nous attardons pas en vains discours : finid'ergoter, de discuter. Pour reprendre la saisissante comparaison dumaréchal Douglas Haig dans ce magnifique ordre du jour de mars 18 — laFrance est
back to the wall ! ! le « dos au mur » ! LaFrance,c'est-à-dire vous, moi, nous tous ! Notre devoir de servir necesse pas avec la démobilisation.
Que dis-je ? il devient plus impérieux et en quelque sorte plusdifficile. Pour l’accomplissement du devoir civique, nous n'avons plus,comme pour le militaire, les soutiens de la loi et de ses sanctions, dela nécessité visible, tangible de l'exemple, de la camaraderie..., nousne sommes plus épaulés par la contrainte matérielle et morale venant ausecours de corps à « l'âme guerrière » absente, défaillante, ousimplement lassée !
Ici tout est intérieur, tout est affaire de conscience individuelle :et cependant aucun de nous n'a le droit de se désintéresser del'action,
puisque la loi, la constitution sont ainsi faites, qu'il leveuille ou non, que manquer à l'accomplissement du devoir civiqueéquivaut à une désertion ! Bien mieux : plus nous avons d'éducation, deculture et de valeur morale, plus ce devoir nous commande, plus il estlourd : nous n'avons pas le droit de nous y dérober ou de l'accomplirmollement. Ce devoir ne nous est pas dicté seulement par notreconscience : il l'est encore par les faits..., par le faitdémocratique. Nous devons nous soumettre au fait, ou alors le fait netardera pas à prendre sa revanche de façon cruelle pour chacun de nous.Les théoriciens de l'A. F., de la Démocratie nouvelle, lesscientifiques sont d'accord sur cette vérité mantes fois vérifiée aucours des âges.
« Si le législateur, dit Rousseau, cité par de Bonald, se trompant surson objet, établit un principe différent de celui qui résulte de lanature des choses, l'État ne cessera pas d'être agité jusqu'à ce que ceprincipe soit détruit ou changé et que l'invincible nature ait reprisson empire. »
Rousseau, de Bonald ! quelle vivante antithèse cependant. Mais il y ades vérités si évidentes que, dans les grands cataclysmes, les espritsles plus opposés se mettent d'accord pour les proclamer.
Nous sommes à une de ces minutes précieuses où les vérités éternellesapparaissent à tous les yeux qui veulent se donner la peine de regarder: ne laissons point passer l'heure ; demain il serait trop tard.
Nous savons que bien des groupes se sont formés en France, qui nousproposent la panacée qui doit nous guérir de tous nos maux. Si nousmêlons notre voix à la leur, c'est que nous croyons qu'il y manquequelque chose. Lysis et sa
Démocratie nouvelle, Probus et son
Association Nationale pour l'Organisation de la Démocratie ontd'excellentes idées : ils comptent trop à notre gré sur la vertumiraculeuse de la loi. Or, la loi n'est rien sans les mœurs.Qu'attendre en démocratie d'une loi issue d'un peuple qui n'a dedémocratique que le nom, qui ignore que la grande démocratie américainen'a dû son succès qu'aux austères vertus des puritains qui la fondèrent?
Mais si la loi avait ce pouvoir de créer des Eldorado, nous devrionsjouir du plus beau que créa jamais imagination de poète ! Il est plusqu'imposant, en effet, le travail législatif de la troisième République: les textes votés par ses Chambres forment un gros, gros volume ;cependant, l'œuvre paraît à peine e ébauchée ! Pourquoi ? Parce qu'on améconnu cette vérité de toujours : Les lois ne sont rien sans les mœurs!
Quid leges sine mores ? disait la sagesse antique. Moins il y a demœurs, plus on multiplie les lois, ont redit les Encyclopédistes ; laloi est stérile sans les mœurs, clamait le rude jouteur qu'étaitBrunetière, dans ce curieux ouvrage que la mort l'empêcha d'achever : L
'Utilisation du positivisme.
C'est à nous donner ces mœurs que doit tendre notre action de demain etc'est pourquoi au : Politique d'abord de Maurras, nous opposons le :Moral d'abord. Entre ces deux formules, seules le choix est possible...nous sommes « le dos au mur ». A nous de prouver que les mots deRépublique et de Démocratie ne sont pas qu'un leurre !
Les prochains articles indiqueront le sens et le mode d'exercice denotre action.
G. V
INCENT-D
ESBOIS. P.-S. — J'espère terminer ces trop longues études en trois articles :
1° Le programme minimum proposé ; 2° L'Action à exercer pour leréaliser (Centres d'action normande) ; 3° Composition et mode detravail des C.A.N.
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Nous avons reçu la lettre suivante, à la suite du dernier article denotre collaborateur Vincent-Desbois ; celui-ci, après en avoir prisconnaissance, y a fait la réponse qu'on lira plus loin :
Mon cher Directeur,
Dans le dernier numéro (décembre) de
Normandie, M. Vincent-Desbois,au cours de ses intéressants aperçus : « Vers une Action normande »,s'exprime ainsi, page 2 :
« Rappellerai-je l'entreprise si intéressante, peu de mois avant laguerre, des démocrates de la jeune République de Sangnier (ilsreviennent déjà ardents, généreux comme par le passé,
ces filsspirituels du grand Albert de Mun...) ? » etc :
L'heure qui passe est trop grave, les idées entre lesquelles nous avonsà décider trop difficiles déjà à démêler, lorsqu'on les scrute avecsincérité dans leur intégrité, pour qu'on n'ait pas
d'abord soucid'éloigner de ce délicat problème toute ambiguïté, toute obscurité,toute confusion. Quelle que soit la doctrine à laquelle nous donnionsnotre adhésion et que nous essayions de faire prévaloir, je pense etj'espère que tout le monde pensera, que la première et essentiellecondition à remplir est que nous la possédions nous-mêmes et que nousla présentions
telle qu'elle est, et non pas à travers le prismed'une interprétation soumise elle-même à nos préférences et à nosdésirs — aussi bien qu'à nos antipathies et à nos aversions.
C'est pourquoi je viens vous prier de me permettre de placersous les yeux de vos lecteurs, à propos des lignes précitées de M.Vincent-Desbois, celles-ci qui sont de M. de Mun lui-même :
« Me voilà, je le crains, bien loin des jeunes enthousiastes du «Sillon », qui acclament dans l'individualisme démocratiquel'épanouissement naturel du christianisme, et en grand désaccord, à monregret sincère, avec leur chef éloquent, Marc Sangnier, salué naguèred'un si cordial applaudissement. »
Ces lignes suivent immédiatement un paragraphe dans lequel M. de Mun aétudié les sens divers du mot « démocratie » et opposé, à la
démocratie de fait que le
moyen-âge et certaines
monarchiescontemporaines ont réalisée, « la formule sonore de la grande illusionsociale, créée par la Révolution ». Le paragraphe se trouve dans unchapitre III, intitulé : « La Démocratie », lequel fait lui-même partied'une étude d'ensemble sur « La Conquête du peuple » (1).
Nulle ambiguïté ne saurait donc exister sur la pensée exacte de M. deMun.
Sans doute, les démocrates de la jeune République de Sangnierconservent le droit de s'inspirer des hauts enseignements de M. de Mun,on doit même reconnaître qu'il n'en est pas qui soient dignes de plusde respect. Mais lorsqu'ils laissent entendre qu'ils représentent etcontinuent sa doctrine, qu'il y a identité entre son idéal et le leur,chacun conserve, le droit de vérifier. C'est pourquoi il m'a paruconvenable de rappeler que M. de Mun a pris soin de formuler lui-même,sur le point spécial de la
démocratie, le désaveu indiscutable decette filiation spirituelle.
Cela paraît indispensable à la clarté et à l'honnêteté de l'examend'idées auquel
Normandie ouvre si largement ses colonnes.
Je vous prie d'agréer, etc.
Louis GAMILLY.
La lettre qui précède n'est motivée que par une brève incidente misesous forme de note, au bas de ma copie de décembre. Néanmoins, j'aitrop à cœur de respecter scrupuleusement la pensée de nos grands mortspour ne pas me joindre à la demande de rectification qu'elle contient.
Celle-ci m'est communiquée pendant un congé de convalescence, en unelointaine région où j'ai pour tous documents une mémoire bienimparfaite ; je le regrette. Bien que cela dût nous détourner de notresujet, il eût peut-être été intéressant de rechercher si Marc Sangniera vraiment perdu tout droit au noble titre de fils spirituel d'Albertde Mun.
Le fondateur du « Sillon » connut un autre désaveu, plus douloureuxencore. Il s'est pourtant loyalement incliné, il a aussitôt modifié sonaction au point de regagner la confiance, un instant perdue !
En outre, il n'est pas douteux, puisque c'est le texte même de 1907,qu'au moins à ses débuts, Sangnier fut salué d'un « cordialapplaudissement » par la belle âme généreuse qui eut une si décisiveinfluence sur la jeunesse croyante de son époque. N'est-il pas permis,dès lors, même s'il n'y eût pas — ce que j'ignore — de rapprochementintellectuel après 1907, de penser qu'entre le premier, rallié à laRépublique, catholique social de la première heure, partisan del'action morale auprès du peuple, et le second, ardent orateur(catholique social lui aussi), qui suivit le conseil de son aîné, enallant au peuple avec tout son cœur et un désintéressement trop peuconnu, il y eût une très grande affinité, une véritable parenté même ?
A raison de l'influence manifeste du premier, l'aîné sur le second,j'avais écrit
fils spirituel. Est-ce excessif ? Mettons si l'on veut,
frère spirituel comme a insinué notre aimable correspondant. Ausurplus, tous ceux qui ont pris la peine — oh, combien méritoire ! — desuivre ces faibles études, savent qu'elles tendent, en supprimant lespetites chapelles, à grouper des éléments, tous les éléments sains dupays, sur un programme minimum en vue d'une action que je voudraisaussi féconde que large ; ils ont compris enfin que c'est bien moinsleur conception politique, que leur commun souci d'action morale, objetde nos constantes préoccupations, qui m'a fait apparenter les deuxgrands orateurs du catholicisme social.
Y a-t-il eu faute ? Si oui, je la crois vénielle.
G. V. D.
(1) D
E M
UN. — Série d'articles publiés dans
Le Figaro du 15 octobreau 23 décembre 1907 ;
Les Combats d'hier et d'aujourd'hui, t. II, p.345.
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Devant l'importance des questions traitées dans les articles que nousinsérons aujourd'hui et qui auraient perdu à paraître en deux fois,nous avons décidé de publier un numéro double de 32 pages, qui porte ladate Janvier-Février. Le prochain numéro paraîtra donc en mars.
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Normandie n'est pas seulement une Revue d'études, c'est aussi unjournal d'action. Ecrivez-nous donc, faites-nous part de vos idées, devos difficultés et de vos besoins. Nous nous efforcerons toujours devous aider.
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La Voix de celles qui reviennent
Normandie est une revue indépendante qui ne s'est jamais préoccupée desidées politiques des auteurs qu'elle insérait ou dont elle parlait ; illui suffisait qu'ils eussent du talent. Elle le prouve aujourd'hui, unefois de plus, en insérant intégralement l'étude que l'on va lire,qu'elle juge remarquable et qu'à ce titre elle s'empresse de publier :
Si les Français de notre génération ont vécu des heures qui, sontcertainement les plus tragiques et les plus atroces que notre patrieait connues depuis cent vingt-cinq ans, ils auront connu aussi lesminutes inexprimables, comme elles demeureront inimaginables pour ceuxqui ne les auront point vues, les minutes radieuses et splendides oùMetz et Strasbourg, l'Alsace et la Lorraine, ces deux sœurs arrachéesdu sein de la famille française, sont revenues dans un élan dont lapensée seule mouille nos yeux, se « jeter au cou de la Mère qui leurtendait les bras ».
Mais lorsque nous aurons payé à ces minutes divines le large tributd'hommage attendri que nous leur devons pour l'inévaluable bonheur deles avoir vécues, ne convient-il pas aussi qu'au long regard d'amourjeté sur celles qui reviennent, succède le regard affectueux de laraison qui vaut s'instruire même dans son bonheur, et qui interroge lessœurs retrouvées, non plus pour leur demander si elles ont beaucoupsouffert, mais pour recueillir les enseignements et les leçons qu'ellesrapportent, pour trouver dans les circonstances mêmes de la réunionl'indication de la route que l'on suivra désormais ensemble ?
Et nous, Normands, qui avons apporté à la grande famille française, etsur tous les terrains de son activité féconde, une contribution qui necraint nulle comparaison, mais qui n'en avons pas moins gardé au cœurl'amour pieux de notre sol propre et l'orgueil saint de notre race,nous sommes particulièrement bien placés pour éprouver, en ces jourssolennels, des sensations génératrices de pensée, pour en exprimer lesens profond et pour le traduire en formules précises de direction etd'action.
*
* *
Les leçons qui surgissent de l'heure qui passe sont de deux sortes :celles qui découlent du spectacle que nous avons vu se dérouler sousnos yeux et celles que nous découvrons dans l'étude des provincesretrouvées.
Quoique très dissemblables par leur origine, nous reconnaîtrons assezfacilement qu'elles se réunissent en un enseignement unique et que cetenseignement s'applique directement aux problèmes dont cette revue estl'expression concrète.
Celui qui découle des circonstances...
Je demande la permission d'une parenthèse.
Il est entendu qu'à
Normandie on ne fait pas de politique et il y aici un directeur qui veille farouchement à l'exécution stricte de cetteclause. Et cependant, je vais avoir l'air d'en faire ! Que lecteurs etdirecteur veuillent donc bien permettre à celui qui parle de se placersous la protection des lignes tutélaires parues dans le no 7 de
Normandie [Octobre 1917, p. 3 : A. Maché,
Quelques considérations.] et au cours desquelles M. Maché, discutant avec uncorrespondant qui n'est pas nommé, tombait d'accord avec celui-ci surquelques points essentiels dont l'un est qu'il est impossible d'aborderl'étude des « phénomènes économiques, commerciaux, industriels ouagricoles de notre pays », « sans traiter en même temps et quasifatalement de politique », et dont l'autre est qu'il y a deux façonsd'interpréter le mot « politique ». Il y a la
politique électoraleque tous ici s'entendent à écarter résolument, et la
politiqueessentielle, « la vraie, celle qui s'occupe de déterminer et deprévoir les meilleures conditions de l'existence et de la, prospéritéde la collectivité » : celle-là, « elle doit, au sens absolu des mots,être la première préoccupation de tous ceux qui ont le sincère souci detravailler à la réfection et à la restauration de la France ».
On voudra donc bien permettre au signataire de ces lignes de dire cequ'il pense dans le cadre ainsi défini, sans plus amples précautionsoratoires, et ceci d'autant plus volontiers qu'il ne constitue qu'uneseule et même personne avec le correspondant précité...
*
* *
Quelques détails, qui peuvent paraître infimes aux observateurssuperficiels, mais dont nous allons apercevoir la signification réelle,frappent dans les récits que nous apporte la presse des émouvantesjournées de Metz et de Strasbourg.
Le chef de l'Etat, M. Poincaré, président de la République, agissantcomme tel, a pris contact officiellement avec les « ministres du culte», officiellement pénétré dans des « édifices consacrés au culte », etdans ses discours officiels, il s'est réclamé d'actes accomplis parl'ancienne monarchie.
A Metz, il a été reçu à la cathédrale par le vicaire général entouré duChapitre qui lui a souhaité la bienvenue et lui a dit la joie du clergélorrain d'être réuni à la Mère-Patrie. Et il a répondu, en remerciant,qu' « il savait que c'était grâce aux efforts de ce clergé éducateurque la pensée française a été maintenue en Lorraine ».
A Strasbourg, au discours du vicaire général Yost, terminé par ces mots: « Que Dieu vous le rende », M. Poincaré a répondu que la Francen'oublierait jamais les services rendus à sa cause par le clergécatholique alsacien.
Plus d'un sans doute s'étonnera que l'on s'arrête ici à ce détail.Qu'est-ce cela ? Des paroles de courtoisie ! C'est précisément ce qu'ils'agit de savoir. Mais en ne considérant même que l'apparenceextérieure des choses, on est en droit de souligner que, ne fût-ce quecela, c'est la première fois depuis quarante ans que cela se voit enFrance. Et si nous rapprochons de la réponse, également courtoise, maisnégative — et qui n'est vieille que de quelques semaines — par laquellele chef du gouvernement signifia au cardinal Luçon, archevêque deReims, que l'Etat français entendait persister dans son ignorance detoute idée religieuse, même quand elle s'alliait étroitement à l'idéede la Patrie, il faudra bien reconnaître qu'entre ceci et cela, il y aune différence qui vaut qu'on s’y arrête.
Et si le geste de Metz et de Strasbourg est en effet autre chose qu'unecourtoisie imposée et subie par le fait des circonstances de temps etde lieu, en est autre chose qu'un acte de pure politique, valableseulement pour l'heure et pour le périmètre où il fut accompli, quellesignification a-t-il ? Posons la question autrement : quelle
signification potentielle renferme-t-il — c'est-à-dire : dont onpuisse entraver le développement, certes ; mais dont il soit égalementpossible, du fait de la seule volonté de ceux dont cela dépend,d'extraire tout ce qu'elle comporte ? — Simplement celle-ci : qu'àdater de ce jour, il n'y a plus dans notre France de citoyens desquelson refusera systématiquement la coopération aux affaires publiques enraison des opinions religieuses qu'ils professent et en lesstigmatisant en outre de la terrible accusation d'être des «fonctionnaires de l'étranger » !
Qui oserait soutenir sincèrement que ce ne soit pas là une immensemodification à l'ordre de choses réel que nous avons connu ? Et lachose ne valait-elle pas qu'on la remarquât ?
Voilà pour l'union dans le domaine des croyances. Ce n'est pas tout.
A Metz, lorsqu'il traçait à longs traits l'historique splendide etsignificatif de la cité, M. Poincaré s'est exprimé ainsi « Metz, quiavant même de se placer volontairement sous la protection de Henri II,s'était depuis longtemps tournée vers le roi de France, comme vers untuteur de son choix...; Metz, qui proclama Henri III son seigneur etsouverain, et qui fit plus tard à Henri IV une réception triomphale ;Metz, si fière aux dix-septième et dix-huitième siècles du parlementqu'y avait installé Richelieu.... »
En remettant au maréchal Pétain l'insigne de sa nouvelle dignité, ilavait dit : « Recevez du gouvernement de la République, en présence devos aînés, le maréchal Joffre et le maréchal Foch l'honneur quel'ancienne monarchie a conféré jadis au maréchal Fabert. »
Et puis à Strasbourg : « Elle est restée ce qu'elle était, lorsquetrente-huit ans après le traité de Westphalie, elle a confié son sort
A la France et accepté la souveraineté de Louis XIV... »
Et puis dans la harangue dont le splendide exode restera certainementun des plus célèbres morceaux de l'éloquence française : « Messieurs,le plébiscite est fait... » ; ces mots : « La Révolution française aparachevé le chef-d’œuvre d'unité nationale qu'avait peu à peu réaliséla royauté avec la collaboration des siècles... » Des mots — des motsseulement tout cela ? Eh bien, non, tant que la preuve ne nous en serapas lourdement administrée, n'admettons pas que ce ne soient que desmots ! D'abord nulle « courtoisie » n'imposait ceux-ci à l'égard d'unepersonne définie et vivante, et puis, cette
répétition dans une tellebouche ne saurait être interprétée que comme l'expression d'une idéemûrement pesée et d'une décision très consciemment arrêtée.
- Et que voyez-vous donc dans ces mots de si remarquable ?
Rien autre chose et rien de plus que ce qu'ils disent eux-mêmes : LaRévolution française a parachevé le chef-d'œuvre de la royauté.. Legouvernement de la République fait ici ce qu'avait fait et ce qu'auraitfait l'ancienne monarchie… »
Déjà les Américains nous avaient révélé l'œuvre de Louis XVI et du «Grand Vergennes ». Le nommé Capet nous était connu, mais Vergennes ?Combien parmi les conquérants du certificat d'études auraient pu direqui c'était et ce qu'il avait fait ? Combien connaissaient son nomparmi les électeurs conscients et organisés ? C'est aux mêmesAméricains que nous devons - et par « nous », j'entends cette fois ceuxdes Français qui peuvent sans prétention se considérer comme
instruits — d'avoir appris que ce sont les
millions prêtés, sansremboursement ni intérêts, par la monarchie française, à la jeuneLiberté qui naissait autour de Mount Vernon, qui ont creusé sous sespieds le gouffre du fameux
déficit dans lequel elle s'est écroulée.Nous sommes les bénéficiaires d'un héritage magnifique dont noustouchons aujourd'hui les arrérages insoupçonnés, à une heure précieuseentre toutes, puisqu'elle nous a sauvés, et nous ignorions ceux quinous l'avaient préparé
C'est que si nous jetons un coup d’œil sur l'histoire politique de cesquarante dernières années, nous n'y trouverions pas une seule phrasedans laquelle un membre du gouvernement français ait osé nommer ainsila royauté et l'ancienne monarchie, si ce n'est pour la traiter de «régime déchu » et pour en faire le synonyme de ce que l'Humanité avaitconnu de plus odieux et de plus méprisable et pour résumer tout en cemot : « L'abjection des temps anciens ». Rappelons-nous les jours —sont-ils si loin ? — où l'on feignait de croire, où l'on enseignaitpresque que la France était née en 1789. « Nous ne voulons dater qued'aujourd'hui », avait formellement déclaré l'ancêtre Barère....
Et dans cette circonstance, comme la France n'en connut jamais de sigrandiose, ni de plus solennelle, voici le Président de la Républiquequi invoque enfin magnifiquement toute la France de notre splendidehistoire et qui ne craint pas de rendre à l'ancienne monarchiefrançaise la justice à laquelle elle a droit
Voilà pour l'union dans le temps.
Oh ! c'est gros, c'est très gros : cela ne doit s pas être esquivé.
Considérons en effet que trop longtemps — jusqu'ici — le mot «République » a été synonyme, en France, non pas de
système degouvernement ou
d'administration, mais de
lutte.
Il suffit de se rappeler le vocabulaire ordinaire des élections, oumême tout simplement des politiciens de carrière, pour n'en pouvoirdouter. Et la célèbre « Défense républicaine » suffirait seule àl'affirmer.
Or, contre qui la lutte ? Contre qui la « défense » ?
Osons appeler les choses par leur nom : contre l'idée religieuse, plusexactement contre l'idée chrétienne, d'une part et d'autre part, contrel'idée monarchique, contre l'idée royaliste particulièrement.
Et voici la plus haute personnalité de notre Etat actuel qui vientproclamer à la face du monde, au moment de la plus émouvante réunion dela famille française qui fut jamais, qu'il serait possible que cela fûtfini
Serait-il possible, en effet ?
Eh, voilà justement le
devoir qui s'impose à nous aujourd'hui :
prendre acte d'abord de ce moment qui passe ; affirmer ensuite quecela est
vraiment possible, à la seule condition qu'on en ait laferme et persévérante volonté, enfin pour notre part personnelle —répondre : « Présent » à cet appel à l'Union française.
Sur le terrain religieux, l'opposition n'était plus que «gouvernementale » si l'on peut dire. Il y a longtemps qu'un des espritsle plus vraiment religieux, le plus réellement chrétien et catholiquede notre temps a solennellement déclaré renoncer à toute oppositionpolitique, se désintéresser de la forme du gouvernement et accepterloyalement la République. On sait comment y fut accueilli le comteAlbert de Mun.... Si donc celui qui faisait cette opposition y veutbien renoncer, elle disparaît
de plano.
Sur le terrain politique le mécanisme est un peu plus complexe, maissingulièrement intéressant. Quelle raison une opposition monarchiquea-t-elle d'exister ?
Il n'en est qu'une seule qui soit avouable, c'est-à-dire possible.C'est que le gouvernement républicain serait incapable de préserver lesintérêts du pays, parce qu'il les administrerait pour le
Parti et nonpour la
Patrie et selon une méthode en opposition systématique avecles grands principes traditionnels qui, en huit siècles, ont fait laFrance, qui seuls se sont montrés aptes à lui assurer, sa placelégitime dans le monde, et qui sont ceux de sa monarchie royale.
Otez ce motif, il ne resterait plus que le désir de chasser lesoccupants actuels du pouvoir, pour en recueillir soi-même lesbénéfices... Ce n'est pas avec celui-là qu'on réunirait dans la Franceactuelle une opposition qui compte. L'autre, au contraire, est capablede grouper d'excellents et sincères esprits, venus des points les plusdivers et parfois les plus opposés, et en nombre suffisant pour compter.
Et par conséquent, il apparaît bien que si le système « République »renonçant à voir dans le « gouvernement » le moyen de faire triompherd'abord, et peut-être exclusivement son évangile propre, pour n'y plustrouver que ce qui y est réellement : savoir
l'administration de cebien commun qu'est la Patrie — proclame que désormais il ne gouverneplus
contre tel ou tel, mais que dans son ensemble — dans sonensemble présent et dans son ensemble historique — rien, ni personne nesera désormais
systématiquement rejeté : les hommes, à cause de leursconvictions « catholiques », les méthodes et les idées à cause de leurorigine « monarchique », si le gouvernement présent réalise cela,
ilaura tout simplement supprimé toute raison honnête à une oppositionlégitime !Si la République pouvait dire un jour en toute vérité et évidence : «Je suis « République » en ceci que désormais l'autorité est conféréeici non plus par la naissance et l'hérédité, mais par l'élection, parle vote des citoyens - en ceci encore que les citoyens ne sont plusseulement des
administrés, mais qu'ils collaborent et coopèrent,chacun selon sa compétence et son importance dans, la collectivité, àl'administration de la chose commune. Mais, en dehors de cela, je nesuis rien autre chose que le mode de gestion moderne de la très vieillemaison de famille qui s'appelle la France. Je ne suis surtout pas unmoyen d'exploitation d'un admirable peuple au profit d'une doctrinephilosophique et de ceux qui se réclament de cette doctrine. Jeconsidère la France telle qu'elle est, telle que son passé l'a faite,dans sa substance réelle qui est celle de nos morts, de nos ancêtres,de nos pères — Patrie :
patrium terra, la terre des pères. Jen'exclus rien, ni personne : mon rôle est de
tout réunir. A ceux quim'ont précédée dans cette tâche, je veux rendre toute la justice qu'ilsméritent et je veux gérer et faire prospérer l'héritage magnifiquequ'ils m'ont constitué et légué, sans rien rejeter de ce quel'expérience a démontré bon dans ce qu'ils ont fait. On a pu rendre àl'ancienne monarchie le témoignage que, dans son ensemble, elle avaitbien mérité de la Patrie. Appelée aujourd'hui par l'évolution deschoses et des hommes à reprendre son œuvre et à la continuer, jen'aspire qu'à mériter le même jugement…. » Si un jour la République pouvait dire cela, il n'y aurait plus enFrance
possibilité d'oppositions constitutionnelles. Pour l'honneurmême des idées dont elles se réclament, elles devraient se dissoudrespontanément. Et M. Ch. Maurras lui-même se ferait républicain.
Et l'on pourrait peut-être alors s'occuper d'autre chose en France quede « campagnes électorales ». N'ayant plus « d'adversaire à écraser »,peut-être les « politiques » — qui ne seraient plus les
politiciens — pourraient-ils alors consacrer leur pensée etleur activité à l'étude de tous les grands problèmes économiques etsociaux qui ont été successivement abandonnés en France et danslesquels nous avons été devancés par tant de pays — et d'abord par nosennemis, il faut avoir le courage de le reconnaître et de l'avouer,comme condition première d'une réfection et d'une renaissancenationales.
Telle est la première leçon qui nous arrive de l'Alsace et de laLorraine retrouvées. C'est celle qu'ont fait jaillir les circonstances.
Mais il en est une seconde plus directe qu'elles nous donnentelles-mêmes.
- Ecoutons M. Deschanel :
« Depuis quarante-sept ans, comme en ces derniers jours oùtant de grâce et de goût s’unirent à tant de grandeur, où tout futbeauté, mesure et harmonie, les Alsaciens et les Lorrains nous ontdonné les plus forts, les plus hauts, les plus salutaires exemples.Nous ne cesserons pas de les écouter. »
Pour ne pas cesser de les écouter, commençons par les entendre.
Relisons donc cette description du défilé des Sociétés alsaciennes qui,à Strasbourg, s'est déroulé après la revue devant les représentants dela Patrie : Poincaré, Clemenceau, Dubost, Deschanel et Foch
Ce défilé a été prodigieux. Les
sociétés musicales avec leursfanfares, les
sociétés de gymnastique en uniforme avec leurs couleurset leurs insignes passent derrière leurs drapeaux et leurs bannières.Vieilles bannières qui datent de plus de cinquante ans, couvertesd'inscriptions et de médailles. Puis c'est un immense cortèged'Alsaciennes se tenant par la main, plusieurs milliers, je crois, avecleurs rubans aux couleurs variées. Puis les
vétérans avec le drapeaude la garde nationale, les
anciens de la légion étrangère trèsacclamés, les
étudiants alsaciens-lorrains en béret, le
SouvenirFrançais, etc. Voici le
Vélo-Club à bicyclette. Voici les
sociétésmusicales et sportives des communes alsaciennes proches de Strasbourg.La plupart de ces sociétés avaient été dissoutes par des Allemands :elles se sont ralliées pour saluer la France retrouvée.
» Voici les
groupes corporatifs : l'
Union des hôteliers, le
Syndicat des boulangers, celui des
employés, les
tourneurs ;voici la
Fédération des patronages, les
associations paroissialesd'ouvriers, chacune arborant de magnifiques bannières brodées d'or etde soie avec des figures de saints. Voici d'autres
groupementsouvriers, les
différentes corporations de pompiers.
» En passant devant la tribune, les cortèges agitent les chapeaux, lesmouchoirs, jettent des fleurs. Voici les
jardiniers de la Robertsauportant chacun un bouquet de leurs produits : légumes et fleurs. Voiciderrière des bannières ornées d'épis ou de pampres, les
délégations depaysans au large chapeau de feutre, de jeunes garçons avec le bonnetde fourrure alsacien. Des délégations défilent à cheval portant desgrandes écharpes tricolores. De magnifiques corbeilles,
chefs-d’œuvreartistiques des fleuristes, passent à leur tour. Une pluie de bouquetss'abat sur la tribune officielle.
» Mais cette sèche énumération ne peut pas vous donner une idée. Devantla France qu'elle retrouve avec transports, l'Alsace fait passeraujourd'hui
toutes les images de sa vie populaire, tous les trésorsde son sol, et nous sommes émerveillés.
»
Plus d'un spectateur peut-être aura pensé que nous avons beaucoup àapprendre de l'Alsace. »
En effet, nous évadant du sentiment qui s'exhale de ces lignes,laissons parler notre raison.
Qu'est-ce donc que l'Alsace vient de faire ainsi défiler devant nous ?D'un mot,
c'est toute la vieille France, et c'est pourquoi nousl'avons reconnue avec tant d'émotion ! Voici ces « corporations », ces« patronages », ces « confréries » que nous avons détruites chez nousavec tant de fureur, de persévérance et de fierté de nous-mêmes ! Voici« toutes les images de la vie populaire »
conservées intactes etvivantes, toujours capables de surgir du sol pour exprimer pleinement,par leur seule présence, la puissante vitalité qu'elles assurent à leurpays.
C'est cet ordre social et administratif, que nous avons condamné,banni, décrété périmé, qui brusquement s'affirme devant nous avec cetteautorité.
Oserait-on traiter « d'arriéré » le pays demeuré fidèle à ces «vestiges du passé » ? Oserait-on insinuer qu'il a été par-là privé des« conquêtes » qui nous ont valu notre « affranchissement » de cesvieilles formules ?
Si dure que puisse être pour notre fierté nationale la réponse à cedoute, il convient de l'administrer sans hésitation, ni faiblesse, afinde ne pas lui laisser la moindre possibilité de se produire.
On sait qu'une des préoccupations les plus vives de nos gouvernants àl'heure actuelle est de trouver les moyens par lesquels les Alsacienset les Lorrains ne souffriront pas trop dans leur bien-être matériel deredevenir français...
« Les dominateurs surent créer dans les pays annexés des conditions desalaires et de vie matérielle, une législation ouvrière, desinstitutions d'enseignement et d'hygiène en bien des points supérieuresà celles qui furent imposées aux prolétaires français. Nous n'avons paslieu d'être flattés de ces comparaisons, mais c'est une constatation defait. »
Qui parle ainsi ? Un « réactionnaire » ? Point du tout : c'est M.Marcel Cachin dont « l'avancement » d'idées ne saurait être suspectépar personne. Et M. Marcel Sembat d'ajouter : « L'ouvrier d'Alsace nedoit pas souffrir, n'est-ce pas, en redevenant français ?.. Etl'instituteur ?... Et le curé ?... Au fond, nous savons très bien quecertaines lois sociales, comme celle des retraites ouvrières, sontmieux faites en Allemagne que chez nous. »
Il serait facile de multiplier les précisions et les détails. Une telledémonstration serait par trop cruelle. Contentons-nous de la conclusiond'ensemble désormais incontestable: ce respect de la tradition, cettecontinuité dans la lignée n'a pas entravé, bien au contraire,l'évolution vers une amélioration constante et progressive. Et enregard de cela, il nous faut bien reconnaître, au heurt un peu brutalde cette réalité, qu'à tout briser, à tout saccager, à tout renier del'œuvre de nos pères, nous n'avons rien gagné — au contraire !...
Avais-je tort de penser que la leçon des événements auxquels nousvenons d'assister et la leçon propre que l'Alsace et la Lorraine nousapportent convergent et se réunissent bien en un seul enseignement,unique et harmonieux ?
Que ce soit M. Poincaré rendant à la France qui nous a précédél'hommage de justice qui lui est dû, et qu'on lui a si longtemps et sipassionnément refusé ; ou que ce soit l'Alsace-Lorraine nousaccueillant par le discours vivant de son exemple, c'est bien le mêmeson, unique et clair, qui frappe notre oreille :
— Fuyons ce qui nous divise ! Union ! Union ! Union dans le présententre tous les fils de la même Patrie, quelle que soit leur croyancereligieuse ou leur conception philosophique, et union aussi, plusencore peut-être, avec le Passé, avec nos Pères, avec notre Race, avecnos traditions, avec tout ce qui est vraiment nous-mêmes, puisque c'estcela qui nous a faits.
Par là nous tirerons « le sens précieux, le sens sacré de cettesynthèse du passé et de l'avenir à la lueur du plus beau, du plusheureux présent que nous ayons connu depuis de trop longues et de troplentes années ».
Je m'excuse de ne point nommer l'auteur de cette phrase ; je tiens à ceque nulle prévention n'en puisse gâter pour personne la haute etexpressive signification.
*
* *
En quoi la question nous intéresse-t-elle particulièrement, nous,régionalistes de Normandie ?
D'abord en ceci qu'il résulte de l'exposé même qui vient d'en être faitqu'elle se présente comme étant essentiellement
régionaliste.
Dans son essence et dans sa modalité, c'est la plus splendide des
justifications que nous puissions invoquer à l'appui de la légitimitéde nos aspirations et de nos efforts. Et ne serait-ce qu'à ce titre ilétait nécessaire qu'elle fût soulignée ici comme elle le mérite.
Du même coup, l'événement merveilleux qui se déroule sous nos yeuxétablit avec une aveuglante clarté que ces aspirations régionalistes,bien loin de menacer l'unité nationale, la renforcent à un degré qu'onn'eût pas osé affirmer avant cette éclatante confirmation. L'argumentn'était pas des ceux qu'on osait trop ouvertement alléguer, on lelaissait cependant entendre parfois avec une prudente discrétion.Désormais, il deviendra impossible de le risquer, même discrètement. Etcela encore valait la peine d'être recueilli.
Mais il est encore une raison pour laquelle nous devons saluer l'heurequi passe, et non seulement la saluer, mais la saisir de telle sortequ'on ne nous la puisse ravir. Et cette raison c'est peut-être bien laprincipale, celle qui suffirait, à elle seule, à forcer notreattention. C'est que la voie qu'on vient de nous faire entrevoir estpeut-être bien
la seule par laquelle nos aspirations puissent
seréaliser ! — Qu'est-ce que le régionalisme, en effet ? D'excellentesdéfinitions en ont été, je le pense, données depuis longtemps. Je n'aini le loisir de les rechercher, ni le moyen de les retrouver rapidement: mais je n'en pense trahir aucune en disant que c'est le désir defaire coopérer
plus efficacement à la prospérité de la France chacundes grands groupes provinciaux, bien caractérisés, qui la composent, etqu'il a été dès l'abord reconnu que ce résultat ne serait atteint qu'enlibérant d'abord ces groupes des liens tyranniques et atrophiants d'une« centralisation » paralysante et même mortelle.
La libre variété dans l'unité harmonique, voilà bien, je crois, laformule qui convient au régionalisme, car l'
unité n'est pas, il s'enfaut ! l'uniformité. Considérons le corps humain et nous ne saurionsfaire de comparaison plus rigoureusement exacte : nul « appareil » nejouit d'une anarchique indépendance, mais chacun conserve sonfonctionnement propre et « spécifique ». La cellule hépatique n'est pascontrainte de fonctionner comme la cellule cérébrale ; la fibremusculaire du cœur n'a ni la même constitution, ni le même mode decontraction que celle des muscles moteurs et les papilles sensitivesdes organes sen oriels ont acquis un degré de spécialisation que n'ontpas celles de l'épiderme cutané.
Et cependant, lorsque chaque partie de cette grande association remplitson rôle propre à sa place et selon sa norme, quel résultat harmonique !
C'est
LA VIE ! Et plus la « spécialisation » est poussée, plus netteest la « différenciation », et plus est élevée dans l'échelle des êtresl'espèce qui la possède, plus est éminent dans son espèce l'individuqui en est le possesseur privilégié !
C'est cela même que le régionalisme aspire à réaliser pour cette grandepersonnalité qu'est la France ; il peut le crier très haut.
Mais le moyen, je vous le demande ! d'introduire dans l'unité cetteféconde diversité, si cette unité est d'abord subordonnée à la lutteâpre et sans merci entre « les partis » ?
Ou bien encore si « les partis », prompts à s'emparer -- n'est-ce pasdéjà fait ? — de tout ce qui se peut exploiter à leur bénéficeexclusif, flairant dans les aspirations régionalistes unmoyen d'échapper à leur tyrannie, se cramponnent énergiquement à la siprofitable « centralisation », sous couleur de défendre « l'unité » ?
Cela ne deviendra-t-il pas possible
seulement le jour où chaqueFrançais, renonçant à voir d'abord dans le Français d'à côté un ennemipolitique ou philosophique consentira à travailler avec lui en vue dubonheur commun, n'apportant l'un et l'autre, en cette tâche, d'autresouci de concurrence que le sain et noble désir d'assurer chacun, à «sa » terre propre, la certitude de produire, « elle aussi », des chosesaussi belles, aussi bonnes, dans leur saveur et leur couleurpersonnelles, -que les terres des autres.
Eh bien, je le demande encore, la réalisation des espérances entrevuesdans l'enivrante joie de ces derniers jours n'apparaît-elle pas commela réalisation même de notre programme régionaliste ? - et la ruine deces espérances comme la propre ruine des nôtres ?...
C'est pourquoi, appuyés sur ces constatations formelles et biendégagées des faits qui en étaient gros, nous devons en tirerl’indication de droits et de devoirs qui se combinent en un tout bienhomogène pour constituer ce que j'ai appelé « notre
règle de doctrineet d'action ».
Est-elle réalisable cette
union nationale, cette
union fondamentale: celle sur laquelle on peut bâtir, bâtir le bel édifice d'une Francenouvelle, pansée de ses terribles blessures, et se dressant plus forteet plus jeune, semble-t-il, face à l’avenir ? Cette espérance, entrevuedans un éclair, peut-elle
devenir réalité ?
Eh ! — mais où donc en avons-nous puisé l'image et l'idée, sinon dansles paroles de ceux qui peuvent le plus pour la réaliser ? Où doncsinon dans le simple récit d'événements où nous l'avons trouvée à lafois sentie, confessée, voulue par les dirigeants de notre Etat, etréalisée déjà en Alsace-Lorraine. C'est plus que sa « possibilité »qu'elle nous crie, c'est sa fécondité et sa toute-puissance !
Pour la réaliser, il faut donc
la vouloir, et voilà la premièreraison pour laquelle il faut que la voix de ceux qui la veulent fasse,d'abord et sans retard, écho à la voix de ceux qui l'ont annoncée.
Mais il faut ensuite qu'on veuille bien
ne pas l'empêcherd'exister... Et nous voici ici sur le terrain brûlant des questionsimmédiates :
Est-il donc quelqu'un ou quelque chose qui puisse désirer que cette
union française ne se réalise pas ? Oui, incontestablement : elletrouvera dressée contre elle et luttant contre elle de toute sonénergie, une ennemie qui sait bien que son triomphe serait sa propreruine, à elle. Et j'ai nommé cette politique que nous avons jusqu'iciappelée
électorale par courtoisie, mais qui a déjà reçu ailleurs unequalification plus expressive et sans doute plus vraie dans sa rudesse: celle de politique
alimentaire - véritable métier qui a sesprofessionnels, lesquels, habiles à le manier et à en tirer leurprovende, seraient le plus souvent fort empêchés de s'assurer uneexistence égale par les moyens normaux proposés au labeur humain.
On pense bien que tous les faméliques qui, du haut en bas de l'échelledes mandats, vivent de cette politique, ne vont pas se laisserdépouiller sans résistance de leur « instrument de travail » Le jour oùil faudra travailler à la prospérité de tous et ne pas vivreconfortablement soi-même en flattant un « parti » aux dépens desautres, ce jour leur « profession ne nourrira plus son homme...
Voilà pourquoi c'est le devoir, comme c'est le droit, de tous ceux quiaspirent vraiment à la renaissance de notre patrie, de prendresolennellement acte de l'heure qui passe, d'enregistrer lespossibilités qu'elle a révélées, d'orienter dès à présent leur actionrégionale —
celle pour laquelle ils sont compétents et puissants —dans la direction si lumineusement révélée, et de faire entendre — àceux qui l'ont indiquée d'une part, et d'autre part aux appétits quitenteraient de faire échouer cette merveilleuse « synthèse de passé etd'avenir » — qu'il y a aussi des gens qui
savent et qui
veulent,disposés à la réaliser de tout leur effort.
Se constituera-t-elle cette phalange ! Les éléments en existent-ils ?Sera-t-elle assez nombreuse, assez puissante, assez coordonnée ?..
Là réside la réponse véritable, à la question fondamentale que nousnous sommes posée tout à l'heure. Cela, cela surtout, cela seuldécidera si l'immense espérance que nous apporte la voix de celles quireviennent deviendra ou ne deviendra pas « une réalité ».
Louis G
AMILLY.
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L'Organisation Economique régionale
A la séance de la Chambre du 6 novembre dernier, M. Peytral, députédes Hautes-Alpes, interpellait le gouvernement sur les dispositionsqu'il comptait prendre pour faire entrer dans le cadre d'une réformeadministrative la division de la France en régions poursuivie par leMinistre du Commerce.
M. le Ministre de Intérieur demanda l'ajournement du débat en indiquantque le gouvernement ne prendrait de décision qu'après une consultationdes Conseils généraux.
M. le Ministre du Commerce a été plus pressé que son collègue del'Intérieur puisque, dès le 26 septembre, il constituait la régionéconomique de Basse-Normandie sans attendre les avis demandés auxdépartements de l'Eure et de la Seine-Inférieure qui n'ont faitconnaître leur opinion que postérieurement à cette date.
Nous avons vu, en effet, que c'est seulement le 30 septembre que leConseil général de la Seine-Inférieure s'est occupé de la question et ,qu'il a admis, en principe, la création d'une région deBasse-Normandie, avec, comme contre-partie, l'absorption du départementde l'Eure par celui de la Seine-Inférieure.
Mais le Conseil général de l'Eure, consulté à son tour le 14 octobre,protestait contre de pareils projets et n'admettait la constitutiond'une région normande que s'il s'agissait de recréer une. Normandie uneet indivisible.
Or, si nous nous en rapportons aux déclarations de M. Fighiera,représentant le Ministre du Commerce, à la cérémonie de la constitutionde la région de Basse-Normandie, M. Clémentel avait estimé que leslimites des régions ne pouvaient être tracées qu'après une longue etattentive étude.
Si laborieuse qu'ait été cette étude, il semble à beaucoup que M. leMinistre du Commerce n'eût rien perdu à reculer de quelques jours cetteconstitution officielle afin de recueillir les avis des Conseilsgénéraux intéressés.
Après avoir mis sous les yeux de nos lecteurs les raisons invoquées parles Conseils généraux de la Seine-Inférieure et de l'Eure pour appuyerleurs conclusions, nous reproduisons aujourd'hui le rapport adressé le19 juin 1918, par M. Lefèvre, président de la Chambre de commerce deCaen, à M. Clémentel, ministre du Commerce, qui a déterminé la décisionde celui-ci :
POURQUOI LES DÉPARTEMENTS DU CALVADOS, DE LA MANCHE ET DE L'ORNEDOIVENT-ILS FORMER UNE RÉGION ÉCONOMIQUE AUTONOME ?
Le développement agricole, commercial, maritime, industriel et minierqu'ont pris depuis longtemps et principalement pendant la guerre, nosdépartements bas normands, fait qu'ils représentent des intérêtstellement considérables, qu'à eux seuls ils suffisent amplement pourconstituer le cadre d'une des régions économiques projetées.
Au point de vue agricole, les départements du Calvados, de la Manche etde l'Orne constituent un ensemble de richesses tel que bien peu derégions peuvent rivaliser 'avec eux.
A côté de plaines fertiles s'étendant de Caen à la mer et enclavanttout le littoral, où la culture des céréales et des betteraves réussità merveille ainsi que celle des plantes fourragères, les magnifiquesherbages du Bessin et du Cotentin nourrissent les vaches à lait dontles produits transformés fournissent des beurres et des fromages sirenommés. Des bœufs magnifiques sont engraissés dans les pâturages duPays d'Auge et de l'Orne. L'élevage des chevaux appartenant aux racesles mieux sélectionnées se fait aussi sur une vaste échelle dans laBasse-Normandie.
Si une seule culture, la vigne, nous fait défaut, elle est remplacéepar celle du pommier, qui se développe de plus en plus et produit descidres et eaux-de-vie de cidre si justement appréciés.
L'industrie hôtelière a suivi l'expansion de nos plages, si réputées,et peut lutter aujourd'hui avec celles des premières stationsbalnéaires et villes d'eaux de la France et de l'étranger.
Comme si la richesse d'un sol aussi fécond ne suffisait pas aubien-être de ses habitants, la Basse-Normandie, d'essentiellementagricole qu'elle était, est à la veille de devenir une des régionsindustrielles et minières les plus riches de France.
D'importants gisements métallifères inconnus, ou tout au moins peuexploités il y a une quinzaine d'années, sont à la veille de rivaliseravec ceux du bassin de Briey, amenant ainsi une véritable révolutionéconomique dans notre pays.
En effet, toutes les grandes firmes métallurgiques françaises qui,autrefois, semblaient dédaigner le minerai de fer normand, se disputentaujourd'hui nos concessions de mines. Il faut espérer que legouvernement ne commettra pas la faute de les laisser inexploitéespendant que nous sommes encore tributaires de l'étranger pour ceprécieux métal.
Le minerai de fer étant, pour ainsi dire, à pied d'œuvre, il était toutnaturel que des hauts fourneaux et aciéries se créassent pour satransformation en fonte, en acier et en produits ouvrés. La situationdu port de Caen permet l'importation du charbon étranger, nécessaire àcette industrie, dans des conditions avantageuses, l'exportation dutrop-plein de notre minerai servant de fret de retour. Ce fut cetteconception qui engendra la création des Hauts-Fourneaux et Aciéries deCaen, qui se classeront parmi les plus importants, non seulement de laFrance, mais du monde entier.
Notre agriculture trouvera dans les dérivés de la houille les engrais àdes conditions avantageuses, lui permettant la fertilisation du sol,d'où résultera une augmentation considérable dans le rendement desrécoltes.
Les Chantiers navals, qui s'installent entre l'Orne et le canal,assureront à notre flotte de commerce, qui en aura tant besoin, lesunités nécessaires qu'elle était obligée autrefois de faire construireà l'étranger.
L'usine de Dives, où se transforme le cuivre sous toutes ses formes,est une des plus importantes de France, et sa production a rendu lesplus signalés services à la défense nationale.
Les filatures et les tissages de coton de Flers-de-l'Orne, deCondé-sur-Noireau et de leurs vallées, grâce à l'activité desindustriels du Nord, qui ont repris les établissements non exploités, voient s'ouvrirpour elles une nouvelle ère de prospérité. Des fabriques de toiles sesont aussi créées. Les fabriques de drap de Lisieux et de Vire sontaujourd'hui en plein travail. Il en est de même des fabriques debonneterie de Falaise.
Le développement de nos grands ports : Caen, Cherbourg, Honfleur,Granville, suit une marche ascendante. Des travaux considérables y sontentrepris ou sur le point de l'être. Un outillage moderne y a été crééet l'augmentation de leur tonnage, en rapport avec le développement deleur hinterland, augmentera chaque année.
Il nous apparaît que cet, ensemble de richesse et d'activité danstoutes les branches justifie amplement la création que nouspréconisons, d'une région économique englobant les départements duCalvados, de l'Orne et de la Manche.
En créant des régions économiques, l'idée directrice n'a pas été, avecjuste raison, de reconstituer dans son intégralité le cadre de nosanciennes provinces.
Au contraire, Monsieur le Ministre, vous avez été bien inspiré en vousattachant principalement à grouper dans une région déterminée leséléments voulus justifiant, par leur importance et leur diversité, laraison d'être de la région déterminée et pouvant lui assurer une viepropre.
Nous pensons que celle que nous proposons à votre approbation remplitle plus largement possible toutes les conditions indiquées.
Vous l'avez reconnu vous-même, Monsieur le Ministre, dans votremagistral rapport traitant de la division de la France en régionséconomiques, en disant qu'il faudrait entrevoir pour l'avenir lacréation que nous préconisons. La question se résout donc à ceci :
Lorsqu'une création est amplement justifiée, et c'est le cas, pourquoine pas la réaliser immédiatement et la remettre à plus tard ?Serons-nous donc toujours, en France, sous le régime du provisoire, ethésiterons-nous à marcher hardiment de l'avant ?
Des considérations d'un ordre différent, mais qui ont aussi leurvaleur, méritent, Monsieur le Ministre, d'être placées sons vos yeux :
Caen, l'Athènes normande, renfermant un si grand nombre de sociétéssavantes, ayant une Université dont la réputation est grande en Franceet à l'étranger ; Caen qui, au point de vue artistique, a toujours jouid'une réputation justifiée, ne mérite-t-il pas de devenir le centred'une région économique ?
La création à son Université d'une chaire d'art normand, de coursd'enseignement technique indispensables au développement de nosindustries d'arts appliqués, de laboratoires spéciaux où la scienceviendra en aide à l'industrie, sont autant de motifs qui s'imposent enfaveur du rôle que nous voudrions lui voir dévolu. Le Comité régionaldes arts appliqués du Calvados l'a lui aussi, si bien compris, qu'ilinsiste comme nous pour obtenir le groupement des départements duCalvados, de la Manche et de l'Orne.
Sa situation géographique l'indique aussi. En effet, si on désire avecjuste raison que le nouvel organe fonctionne d'une façon normale, ilfaudra que les délégués qui formeront le Comité puissent se réunirfréquemment pour échanger leurs idées et étudier les questions figurantà l'ordre du jour de leurs séances.
Pour arriver à ce résultat, la facilité des communications jouera ungrand rôle. La ville de Caen, située sur la grande ligne deParis-Cherbourg, tête de ligne Caen-Laval, Caen-Le Mans, offrirait àcet égard toutes les facilités de déplacement rapide aux membres duComité appartenant aux départements de la Manche et de l'Orne.
Rouen, au contraire, par la difficulté de ses communications par voieferrée avec la Basse-Normandie, serait loin d'offrir les mêmesavantages et, avec la meilleure volonté du monde, il serait difficile ànos représentants d'assister fréquemment aux séances du Comité.
Pour conclure, Monsieur le Ministre, si on constate, dans l'exposé quenous venons de faire, que tout milite en faveur de la création d'unerégion économique autonome comprenant la Basse-Normandie dont Caenserait le centre, nous ne voyons rien qui justifie l'opinion contraire.
Nos lecteurs ont pu voir par la lecture du rapport au Conseil généralde l'Eure, publié dans notre dernier numéro, que les principalesraisons invoquées dans cette lettre au Ministre du Commerce ont étévictorieusement combattues par M. Abel Lefèvre, député.Malheureusement, lorsque la discussion de cette question est venuedevant le Conseil général de l'Eure, le 14 octobre, la région deBasse-Normandie était constituée depuis plus de quinze jours.
Mais la question n'en reste pas moins entière, puisque les départementsde l'Eure et de la Seine-Inférieure sont en complet désaccord et qu'ilfaudra nécessairement que le législateur intervienne pour laconstitution définitive de ces régions économiques sur lesquellesdoivent se greffer vraisemblablement des régions administratives.
Les partisans de la plus grande Normandie ne doivent donc pas sedécourager et doivent continuer leurs efforts pour obtenir laréalisation de leur idéal qui devrait être celui de tous les Normands.
Pour terminer cette étude, nous examinerons dans un prochain articleles considérations développées par M. Fighiera, lors de la constitutionde la région de Basse-Normandie, sur le projet ministériel tendant à laconstitution des régions économiques.
A. MACHÉ.
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Régionalisme et Crédit
Certaines manifestations (1) semblent indiquer une méconnaissancecomplète de l'évolution des idées qui ont donné au mouvementrégionaliste, dans ces dernières années, une force suffisante pour quesoit, dans un délai relativement court, instaurée cette nouvelleorganisation de la vie française. Il importe que le principe même decette réforme — si l'on veut en recueillir les fruits — soit toujoursprésent à la pensée de ceux qui se trouvent appelés à donner un avissur cette question.
La région doit être un organisme vivant, et suivant la formuleexpressive de M. Marius Leblond : « Il y a régionalisme dans une régionquand elle a sur une aire d'individualité géographique suffisammentriche une personnalité intense et généreuse telle qu'elle éprouve lanécessité de produire davantage non seulement pour le bien-être local, mais aussi pour collaborer au progrès del'humanité. » En d'autres termes, il n'est pas de place pour unparticularisme étroit d'intérêts contredisant l'idée d'association quiest à la base du régionalisme. Il ne s'agit pas notamment d'augmenterla superficie des départements actuels en réduisant leur nombre, maisde réaliser un regroupement des forces nationales par la constitutionde circonscriptions homogènes au triple point de vue économique,géographique et intellectuel. Comment, en ce qui concerne la Normandie,ce regroupement doit-il être compris ? La question est étudiée parailleurs dans cette revue. Mais ce que nous voulons mettre en lumièreau point de vue plus spécial du crédit, c'est tout l'avantage quel'organisation régionale est destinée à procurer aux entreprises,surtout lorsque, comme en Normandie, tant d'éléments peuvent êtreassemblés dans les domaines maritime, industriel, commercial etagricole, dont l'exploitation coordonnée doit bénéficier d'uneprospérité à l'accroissement indéfini.
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Entre autres enseignements, cette guerre a fait ressortir aux yeux desproducteurs la valeur et la nécessité de la coopération. Jamais lesrésultats indispensables n'auraient été atteints, si, sous l'empire desbesoins, au système anarchique d'une concurrence, naguère critériumprétendu de liberté, ne s'était substitué celui d'une convergence dansla production par l'application d'une division du travail bien régléeentre les entreprises. La paix ramènerait-elle aux anciens errements,dont une si cruelle expérience a démontré les torts ? Et agira-t-oncomme si désormais l'utilité d'accroître la productivité était moindre,et cela, au moment où notre pays a tant à reconstruire ? (2) C'estpourquoi, alors que se reconstitue l'activité française dans tous lesdomaines, une des questions qui appellent au premier chef l'attentionest l'organisation du Crédit, source même de tout essor économique.
L'industrie bancaire française, il faut bien le constater, a uneconception assez particulariste de sa mission pour que d'aucunsréclament l'établissement d' « un régime bancaire patriotique » (3) ;elle ne s'est guère souciée jusqu'ici de diriger l'emploi des capitauxdans un sens favorable au développement du commerce, de l'industrie oude l'agriculture. Parmi les nombreuses opérations qui constituent l'industrie de la banque, les négociations lesplus habituelles, auxquelles se livrent nos grandes sociétés, sont :l'escompte, les prêts et reports sur titres ; les échanges de matièresd'or et d'argent, l'arbitrage de place à place, les émissionsd'emprunts d'Etat, les placements de titres. Leur activité s'exercetout spécialement dans les émissions d'emprunts qui rapportent descommissions faciles, et dans l'emploi des dépôts de fonds dont lebénéfice consiste dans la différence entre le taux d'intérêt accordé audéposant et celui obtenu au moyen des escomptes, des prêts à courtterme ou des reports..
Tel est le champ d'exploitation auquel se bornent nos établissementscommunément appelés de crédit. Il en résulte que l'appui par eux donnéaux entreprises privées est notoirement insuffisant. La nature desopérations envisagées ne permet pas d'ailleurs des placements soumissoit à des aléas, soit à des délais prolongés. Il faut que les moyensde trésorerie de l'établissement soient toujours en état de faire faceaux remboursements à vue ou aux échéances rapprochées.
Si l'on considère le nombre des succursales de ces sociétés, il estaisé de se rendre compte de la quantité de capitaux ainsi drainés versdes emplois peu productifs, tandis que les affaires commerciales ouautres se débattent au milieu de difficultés pour trouver les capitauxnécessaires soit à leur constitution, soit à leur extension. Elles ontleur champ limité aux capitaux appartenant aux négociants, commerçantsou industriels et aux moyens plutôt courts fournis par l'escompte etles crédits renouvelables de un à trois mois. Ainsi leur échappent cesquantités de capitaux qu'absorbent pour des tâches moins productivesles guichets des établissements financiers.
Cependant, parmi ces capitalistes dont les fonds sont distraits de lasorte, il en est bon nombre qui seraient satisfaits de connaître, pourleur faire confiance, soit des gens ayant les qualités morales etprofessionnelles nécessaires, soit des entreprises attendant l'occasionde se développer. Le problème se ramène donc à déterminer lesconditions les plus favorables à la rencontre de ces deux êtres qui secherchent : le prêteur et l'emprunteur.
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* *
C'est ici qu'apparaissent les avantages fournis par l'organisationrégionale. Il ne s'agit pas d'un système nouveau et particulier : maisc'est, grâce à la vie régionale, la mise en œuvre d'éléments facilitantle placement des capitaux en quête d'emploi. Ces éléments sontmultiples ; et des solutions diverses ont été proposées. Sanspréconiser une forme spéciale, dont on ferait le procédé-type, ilimporte de laisser place à toutes les combinaisons : car dans lacomplexité des phénomènes économiques, il faut des solutions multiplespour satisfaire aux nombreuses exigences des cas particuliers.
Sans s'arrêter à la transformation souhaitable du genre d'affaires desgrands établissements, c'est au premier degré la banque mutuelle etlocale. Dans la région, où chacun travaille, par suite des nombreusesrelations entretenues, en quelque sorte sous le contrôle de tous, ilest aisé de fixer aux gens le coefficient de leur valeur. On conçoitdonc que des groupements d'industriels, moyens et petits, s'estimant,se solidarisant par un contrôle mutuel, soient en état d'offrir auxbanques régionales des garanties, sérieuses, leur permettant d'obtenirles crédits dont ils auraient besoin. Et il ne s'agit pas seulementd'une application de la loi du 16 mars 1917 qui, créant les sociétés decaution mutuelle par des personnes de même profession, ne vise guèrequ'à donner une facilité plus grande à l'aval et à l'endos des effetsde commerce. Le but à atteindre est plus considérable : c'estintensifier la production à l'aide des capitaux rassemblés par labanque régionale, et mis par celle-ci à la disposition des groupementsd'entrepreneurs qui ont la responsabilité de leur emploi. Ainsicommandite à deux degrés que ce système bancaire, qui en outreconstitue un gage d'existence pour la banque régionale, existenced'autant plus précieuse qu'elle se relie sans conteste à l'activité età la prospérité générales.
Si l'intervention de ces banques est impossible, en raison de certainescirconstances, l'organisation régionale permet le recours à une autreforme de crédit non moins avantageuse. La Chambre de commerce duCalvados, dans sa réponse à l'Enquête de la Commission du travailnational préliminaire à la Constitution des régions économiques, faitressortir que les produits tinctoriaux usagés avant la guerre àFalaise, Vire, Lisieux, venaient d'Allemagne, alors que Honfleurcommençait à être un centre d'industries chimiques ; que Lisieux etVire prenaient également en Allemagne les instruments mécaniques ouaccessoires nécessaires à leurs entreprises, alors que Caen devenait uncentre métallurgique. L'organisation régionale apporte le remède à cesanomalies en rapprochant ces entreprises qui avaient tendance às'ignorer : et un profit immédiat se trouve dans le crédit mutuel quese peuvent donner ces industries plus ou moins connexes. Unecollaboration s'institue entre elles : et telle industrie, dont lescirconstances favorisent ou l'éclosion, ou le développement, peuttrouver auprès des syndicats de la région les capitaux dont elle abesoin. Ou bien ce sont encore ces entreprises qui, s'avalisant lesunes les autres, obtiennent soit des fournisseurs, soit desconstructeurs, des crédits plus ou moins longs pour l'acquisition dematières premières ou l'installation de leurs outillages.
Ce système de coopération financière, qui découle de l'organisationrégionale doit être particulièrement fécond, car il facilite ledéveloppement rapide des affaires à la fois par l'économie sur lesrevients et par la recherche en commun de nouveaux débouchés. Chaqueentreprise a son sort lié à la prospérité de sa région. Ainsi cetteformule de crédit réciproque et de collaboration entraîne cetteconcentration des énergies et des compétences qui a assuré à l'Amériqueet, il faut bien le reconnaître, à l'Allemagne leur essor siremarquable.
Ce procédé de crédit demande une adaptation du monde industriel à cetteconcentration régionale. Nul doute qu'elle ne se réalise rapidement,sitôt apparus les premiers avantages. A côté de ce procédé, il est uneautre source encore à laquelle peut faire appel le crédit. Ce sont lesCaisses d'Epargne. Celles-ci pourraient avec leurs disponibilitésalimenter les Banques mutuelles régionales ou les groupementscoopératifs dont nous venons de voir les fonctions. Un Conseild'administration déterminerait, pour les Caisses d'Epargne de larégion, les modalités suivant lesquelles les capitaux des déposantsseraient employés. Un fonds de réserve serait constitué pour faire faceaux aléas possibles. Et voilà bien une forme des plus séduisantes dusystème bancaire régional. Il y a lieu de remarquer que l'épargne ainsiutilisée y gagne à la fois de développer au profit de tous laprospérité au lieu d'être immobilisée dans des emplois plutôt stériles,et de revêtir un caractère plus moral que cette thésaurisationmalthusienne, à laquelle elle est d'ordinaire condamnée : l'espritd'entreprise se trouverait en effet singulièrement éveillé parl'intérêt que les déposants prendraient à la marche des affaires dansla région.
On conçoit enfin, sans que cette énumération soit limitative, laconstitution de Syndicats de capitalistes régionaux, se réunissant dansle but de rechercher des commandites, ou même de réaliser de simplesprêts de fonds. Ceci se ferait à l'image des Lloyds d'assuranceslondoniens : ceux qui désirent s'assurer savent où trouver desassureurs, de même ceux qui auraient besoin de capitaux sauraient à quis'adresser. Ces syndicats opérant dans la régie auraient les plusgrandes facilités non seulement pour être renseignés sur lesemprunteurs, mais encore pour suivre et contrôler l'emploi des sommesconfiées conformément au contrat.
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Ainsi, par les liens qu'elle crée ou auxquels elle donne une plusgrande force, l'organisation régionale offre bien au Crédit sinon desmoyens nouveaux, du moins des possibilités plus grandes. Les capitaux ysont appelés à concourir méthodiquement et sûrement au développementéconomique. C'est ce qui autorise à dire que le régionalisme, dont nousn'avons vu, au cours de cette étude, qu'une des faces, apporte àl'œuvre de reconstitution une contribution, de tout premier ordre. Etil apparaît en même temps que le régionalisme exige une largecompréhension des intérêts. C'est par l'envergure qu'ils ont donnée àleur action que notamment les régionalistes languedociens ont réussi àjeter les assises d'une œuvre d'organisation économique à laquelle desmillions doivent être consacrés : s'ils ont trouvé ces capitaux, c'estque le crédit a été favorisé par l'ampleur même de l'organisationrégionale déjà établie en Languedoc. Jugeant en effet trop étroites leslimites que donnait à leur région le projet de M. Clémentel, ils ontobtenu que soient ajoutés les deux départements de la Lozère et del'Aveyron aux départements du Gard, de l'Hérault, de l'Aude et desPyrénées-Orientales : ils n'ont pas hésité à agglomérer de la sortecentres agricoles, miniers, industriels et maritimes, convaincus del'utilité qu'il y avait à former une puissante union de toutes cesressources. Et dès juillet 1918 était-fondée l'Association régionale duLanguedoc méditerranéen (4) qui mettait en tête de ses statuts ce but àses efforts : « Entreprendre les études et provoquer les réalisationspropres à mettre en œuvre et à utiliser toutes les ressourcesproductives de la région, notamment
en facilitant les associations decapitaux régionaux qui contribueront à l'essor des entreprisesagricoles, industrielles et commerciales de la région. »
La même organisation se retrouve en plein fonctionnement dans lesrégions de Nancy, de Grenoble, de Lyon, animées d'un aussi largeesprit. Ces exemples, confirment que l'organisation régionale biencomprise est particulièrement propre à l'utilisation de toutes lesressources naturelles et au développement des entreprises, spécialementpar l'essor qu'elle est appelée à donner au crédit, et qu'elleconditionne ainsi l'une des causes essentielles du relèvement rapide denotre économie nationale.
M. ANOYAUT.
(1) Pour ne citer qu'un cas : Angers, Laval et Le Mans veulent êtrechacun la tête d'une région, alors que le projet soumis englobait dansune seule limite, avec Angers comme centre, la Sarthe, la Mayenne et leMaine-et-Loire.
(2) M. H. Hauser, dans L'Information du 3 décembre, pose lamême question : « Est-il possible, sous prétexte que l'armistice estsigné le 11 novembre, de renoncer à notre organisation économique deguerre ? »
(3) Discours d'installation de M. de Ribes-Christofle, lenouveau président de la Chambre de commerce de Paris (prononcé le 4décembre 1918).
(4) Cette association comprenait à cette époque les groupementssuivants : la Confédération générale des Vignerons (100.000 membres) ;les Chambres de commerce de la région ; les Sociétés départementalesd'agriculture ; l'Académie de Montpellier ; la Fédération régionalistelanguedocienne ; les Syndicats d'initiative. Bel exemple, digne desusciter l'émulation de nos cinq départements normands, qui ont dansl'ensemble bien des ressemblances avec ceux de cette région.*********************
La
Rénovation de la Production
et de l'Industrie du Lin
en Normandie
Dans son rapport au conseil général de l'Eure, sur le projet relatif àla formation des nouvelles régions, M. Abel Lefèvre, député, a rappelé,très heureusement, que l'unité de la Normandie s'affirme aussi par lecaractère de ses vieilles industries textiles, et que la Normandie toutentière a perpétué le travail du lin et du chanvre. Dans l'œuvre derénovation industrielle qui doit contribuer à l'organisation économiquerégionale, l'industrie du lin, en raison surtout des progrès réalisés àla veille de la guerre, dans le travail de ce textile, est appelée àjouer un rôle de première importance. Les avantages économiques quirésultent des nouveaux procédés de traitement industriel du lin(rouissage bactériologique, rouissage chimique, accroissement durendement et utilisation rationnelle des sous-produits), doivent aiderau relèvement de cette industrie, lui donner une vive impulsion, enfacilitant la création de linerie agricoles et industrielles enNormandie.
L'accroissement de la production du lin, par l'extension des surfacesconsacrées à la culture de ce textile, constitue le facteur primordialde cette renaissance industrielle, source de nouvelles richesses pournotre région.
On sait que le pays de Caux est un grand centre linier, et que seslins, de qualité exceptionnelle, ont toujours été très recherchés,surtout par la Belgique et l'Angleterre. Mais on peut produire le lindans bon nombre d'autres situations qui lui sont favorables, dansl'Eure notamment, où cette culture a été jusqu'à présent trop limitée.Tandis qu'on comptait en 1892, dans la Seine-Inférieure, 1.232 hectaresde lin participant à la prime culturale d'encouragement, on n'encomptait, dans l'Eure, que 397 hectares.
Le relèvement s'impose d'autant plus que de 115.000 hectares, en 1860,la culture du lin en France n'occupait plus, en 1913, que 28.632hectares.
Dans la Seine-Inférieure, le lin, qui occupait une superficie de 4.200hectares en 1903, s'étendait sur 8.500 hectares en 1913 : Depuis 1902,sous l'influence de la prime, la culture s'étendit sensiblement.La statistique de 1902 indique :
Arrondissement de Rouen 73 hectares
du Havre 1.823
d'Yvetot 1.705
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3.601hectares
Les linières sont cantonnées dans les meilleurs sols du département dela Seine-Inférieure, au voisinage du littoral ; on en compte un certainnombre dans l'arrondissement de Dieppe. Avant la guerre, les communessuivantes cultivaient le lin sur une étendue supérieure à 50 hectares :Bréauté, Goderville, Ecrainville, Bretteville, Daubeuf-Serville, LeBec-de-Mortagne, Fongueusemare, Criquetot-l'Esneval, Les Loges,Tourville-les-Ifs (arrondissement du Havre), Ypreville-Biville,Angerville-la-Martel (arrondissement d'Yvetot), le Bourg-Dun(arrondissement de Dieppe).
Les lins du pays de Caux, qui sont de qualité supérieure, donnent en «lins de tête », des rendements qui vont parfois à 7.000 kilogr., 8.000kilogr. et plus à l'hectare. De tout temps, la filasse fututilisée par les filatures de la Seine Inférieure, de la Somme ou duNord. Non seulement, nous devons nous appliquer à conserver cette hauterenommée, mais, dans l'extension de nos industries locales, il nousfaut faire une plus large place à celle du lin. N'oublions pas qu'avantla guerre, la production linière avait déjà perdu, en France, 87.000hectares, en dépit des louables efforts déployés par le
Comité linierde France, pour en assurer la rénovation progressive. En 1913, lavaleur des lins importés de Russie en France représentait plus de 80millions de francs. Le lin français, pour les deux tiers, sortait deFrance sous forme de lin brut et nous importions plus de 800.000kilogr. de lin teillé, venant pour les neuf dixièmes de Russie. Bienque notre lin fût supérieur en qualité à tous les lins du monde, ilétait expédié à l'étranger, tandis que nos propres filaturess'alimentaient en Russie.
Il est à peine besoin de montrer la voie qui, désormais, nous esttracée. On comprend combien il importe, pour notre renaissanceéconomique, de conserver nos matières premières pour alimenter d'abordnos industries nationales et assurer leur constanteprospérité par les bénéfices résultant de la supériorité de qualité deleurs produits manufacturés. On consomme, en France, plus de quatremillions de quintaux de lin brut et l'industrie nationale exigerait,pour elle seule, la mise en culture de 80.000 hectares.
Les opérations de culture du lin (semailles, façons d'entretien,arrachage), s'intercalent heureusement entre les travaux quenécessitent les autres récoltes, et permettent de retenir à la ferme unpersonnel constant au lieu d'avoir recours à une main-d’œuvretemporaire, plus onéreuse et souvent plus difficile à manier. Commepoint de départ des efforts à déployer pour donner à la production dulin en Normandie tout le développement dont elle est susceptible, ilfaut améliorer la culture de ce textile.
En bonne année, le lin donne un produit dont la valeur peut dépasser1.200 francs par hectare. Même en tenant compte des aléas, cetteculture est lucrative ; aussi, lorsqu'on se place au point de vueéconomique, on ne peut que regretter qu'elle ait été si délaissée.
Le lin peut donner un bon produit dans presque tous les terrains,humides ou secs, sablonneux, argileux ou calcaires, sauf, toutefois,dans les sols trop calcaires et marécageux. On peut le semer aprèséteule, de préférence après avoine, blé, orge ou pommes de terre, enterre bien défoncée et ameublie, labourée plusieurs fois àl'extirpateur, et exempte de mauvaises herbes. Les semis précocesd'avril sont meilleurs pour la filasse et donnent plus de rendement. Onemploie 225 à 250 litres de semences à l'hectare, soit 175 à 180kilogr. pour la graine de
sous-tonne et 180 kilogr. pour la graine de
tonne, cette dernière étant plus grosse.
Les lins de Pernau, de Pskoff, le lin géant de Kostroma, dont les tigesatteignent jusqu'à 1m40 de hauteur et le rendement 9.000 kilogr. àl'hectare, fournissent une filasse très fine, longue, soyeuse,nerveuse, facile à travailler, ayant toutes les qualités du vrai linmarchand, présentant une belle couleur jaune.
L'industriel recherche surtout les lins à tiges longues et minces, lalongueur du brin diminuant, pour un poids donné, le prix dutravail, et la ténuité de ce brin dénotant la finesse de la filasse.
Les engrais appliqués aux terres cultivées en lin ont une influencetrès favorable sur le rendement en poids et la qualité de la filasse.
Ce sont les engrais complets, apportant l'azote, l'acide phosphoriqueet la potasse, qui donnent les meilleurs résultats. La potasse a uneaction particulièrement efficace ; c'est cet élément qui donne à lafibre la couleur jaune tendre, indice d'une belle qualité, tout enaugmentant le poids de la récolte. En comprenant, dans la fumure, unedose de 160 kilogr. de chlorure de potassium bar hectare, on a vu lerendement s'accroître de 90 kilogr., valant 108 fr. ; déduction faitedu prix de l'engrais, le bénéfice net était de 72 francs. Dans d'autresessais de fumure rationnelle, le bénéfice net a atteint 159 francs 218francs, dus à des excédents de récolte. La fumure à donner à la culturedu lin varie suivant la nature des terres, leur composition, leurrichesse, les fumures et les récoltes antérieures. C'est au cultivateurde bien connaître sa terre et les exigences du lin.
La culture du lin, conduite méthodiquement, est très rémunératrice. Onen peut juger par le bilan cultural que voici — chiffres-relevés avantla guerre — (1913) :
Si on estime à 7.000 kilogr. environ la production d'un hectare — etnous avons vu que les meilleures variétés de lin donnent jusqu'à 8.000et 9.000 kilogr. — et si on prend comme base un prix de vente de 15francs les 100 kilogr. en moyenne — prix
d'avant-guerre — on voit quele prix de revient de l'hectare cultivé en lin s'établit comme suit :
Dépenses :
Loyer de la terre 100 fr.
Impôts et prestations 24
Labours, hersage, roulage, etc 60
Semences 102,50
Engrais chimiques 120
Semailles, épandage des engrais, hersage 20
Sarclage (facultatif) 35
Arrachage et mise en chaînes 105
Ramassage et transport 25
Total 591,50
A déduire :
Prime allouée par l'Etat, par hectare 60
Prix de revient 531,50
Recettes :
7.000 kilogr. de lin à 15 francs les 100 kilogr 1.050 fr.
Dépenses 531,50
Bénéfice net 518,50
Ce chiffre de bénéfice est un minimum que bien des cultures ne donnentpas. Il est évident que la guerre bouleversant toutes les conditions dela production agricole et industrielle, et celles du commerce, ilconvient de tenir compte, dans une évaluation faite actuellement, desprix considérablement majorés aussi bien pour la production que pour lavente des produits, prix qui sont la conséquence de la situationactuelle. Mais, comme à un prix de revient plus élevé correspond unemajoration du prix de vente, la proportionnalité dans le bénéficesubsiste.
Il ne suffit pas de produire mieux et davantage, d'accroître lesbénéfices culturaux. Pour donner à la production et àl'industrialisation du lin, en Normandie, une vigoureuse impulsion, ilfaut que les cultivateurs puissent travailler eux-mêmes le produit deleurs récoltes, rouir et teiller le lin par des procédés rapides et peucoûteux ; il faut que le producteur ait la possibilité de traiter lamatière première, en usine, à tous moments de l'année, en substituantaux anciens procédés de rouissage — dont les inconvénients sontnombreux — des procédés permettant d'obtenir des produits parfaits, etpouvant être employés dans des usines rurales, dans des lineriesinstallées sur les lieux de production.
La suite de cette étude, réservée pour le prochain numéro, montreracomment les progrès acquis, à ce jour, dans le traitement industriel dulin, peuvent permettre l'exploitation de nombreuses lineries, faisantbénéficier notre Normandie des avantages que devra lui assurer uneindustrie florissante et féconde.
Henri BLIN,
Lauréat de l'Académie d'Agriculture de France.
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Tout en causant...
Et la Seine montait toujours....
Je me rappelle — assez vaguement, du reste, car ce souvenir remonte àprès de trente-cinq ans, et ça n'est pas pour me rajeunir — une piècepopulaire, un mélo genre réaliste joué à notre vieux théâtre Lafayette,aux environs de 1882.
Ce drame, assez solidement charpenté, autant que je m'en souviens,avait ceci de particulier que tous les personnages étaient, suivantleur sexe, ou des chenapans de la pire espèce, ou des gourgandinesappartenant au monde de la plus basse prostitution. Charmant, n'est-cepas ? Mais le genre plaisait à l'époque, et
Casse-Museau, tel étaitle titre de la pièce, fit de longs soirs les délices du faubourgSaint-Sever, et même du public plus raffiné et plus élégant de la rivedroite.
Or, il y avait un tableau, où Casse-Museau, le héros du drame, réfugiéavec sa maîtresse, la Grande Rouquine, à la suite de je ne sais plusquelles invraisemblables péripéties, dans une masure abandonnée situéesur les bords de la Seine qui se trouvait, comme par hasard, en pleinecrue, voyait avec terreur le fleuve débordé envahir son gîte, ets'écriait haletant d'angoisse :
« A monte, l'eau ! A monte ! »
Eh bien, les bons badauds rouennais qui, en ce moment, vont promenerleur flânerie le long des quais ou sur les berges d'amont et d'aval,pour constater les progrès de la crue, peuvent dire aussi, comme jadisCasse-Museau :
« A monte, l'eau ! A monte »
Elle monte même assez rapidement.
Pas assez vite cependant, au gré de certains amateurs de spectaclesnaturels pour lesquels une belle inondation est quelque chose quicaresse agréablement la vue.
Ce sont ces gens-là qui disent volontiers, à condition, bien entendu,qu'ils ne se sentent pas personnellement menacés : C'est magnifique,une catastrophe !
L'espèce n'en est pas rare, et elle n'est pas née d'hier. Déjà, Lucrècedisait, dans des vers que nous avons appris et récités au collège,quand nous faisions notre rhétorique, la « suavité » du plaisir qu'onéprouve à contempler du rivage la mer en courroux et les flots en furie.
Et, à tout prendre, lequel de nous, avouons-le franchement, n'a pas,certains soirs où la tempête mugissait au dehors, goûté une joieintérieure, indéfinissable et très vive à la fois, à se trouver dansson logis bien clos, les pieds devant la cheminée ou le nez sous lacouverture ? La rafale fait rage, s'engouffre dans les rues, balaie lesplaces, fait voler les ardoises et claquer les persiennes malassujetties ; les fils aériens vibrent comme des harpes éoliennes etmêlent leurs sonorités aux grondements du vent. Ah ! le bel ouragan !la superbe tempête ! Comme les éléments sont splendidement déchaînés !
Et en tisonnant notre feu dans la cheminée qui ronfle, ou en nousallongeant béatement dans la tiédeur du lit, nous nous laissons aller àune quiétude égoïste, sans songer que là-bas, sur la mer démontée,cette même tempête dont le bruit nous assoupit et nous endort, met enpéril des existences humaines, et que dans les pauvres maisons de nospêcheurs de la côte, des femmes dont les hommes sont « à la mé »pleurent et prient.
J'ai connu un vieux Rouennais qui, bien qu'il n'eût jamais mis lespieds sur d'autre pont que celui du bateau de la Bouille, aimaitcependant
à se donner des airs de navigateur ; cet original s'habillaituniformément de bleu « marine », et il se coiffait volontiers d'unecasquette de pilote.
Le vent venait-il à souffler sur les quais, où il passait le plus clairde son temps à regarder l'arrivée ou le départ des services, il hochaitla tête en humant d'où venait la brise, et disait du ton de quelqu'unqui sait par expérience : « Il ne doit pas faire bon, en ce moment, parle travers de la Hève »
Au moins, celui-là, quand le vent soufflait à Rouen, pensait que labourrasque pouvait entraîner des conséquences plus désastreuses que dele décoiffer de sa belle casquette.
Certes, vu du haut de la colline de Bonsecours ou du tournant de lacôte de Canteleu, le spectacle d'une inondation couvrant d'une nappeliquide et miroitante les prairies de Sotteville et de Bapeaume, cespectacle-là n'est pas dépourvu d'une certaine beauté pittoresque,encore que sa répétition fréquente en fasse maintenant quelque chose dedéjà vu et de banal.
Mais, quand même, ne nous extasions pas trop et évitons de nous écrier,admirativement à l'exemple d'un illustre personnage : « Que d'eau ! Qued'eau ! »
Gardons-nous de voir dans cet afflux de l'élément liquide un simple etmomentané changement de décor où se complaisent et se divertissent nosyeux ; en regardant l'inondation, ne perdons pas de vue tout ce que lacrue de la Seine peut entraîner de fâcheux : l'arrêt de la navigation,et conséquemment du transport par la voie fluviale de tant de chosesdont on a tant besoin.
Et quand nous allons voir si, suivant les prévisions des « servicescompétents » qui se sont, en l'occurrence et une fois de plus, montréssi incompétents pour prévoir, le niveau du fleuve va atteindre etdépasser l'arête des quais, montrons un peu de cette angoisse quiétreignait la voix de Casse-Museau, quand, devant les spectateurs deLafayette, secoués d'émotion, il s'écriait : « A monte, l'eau ! A monte! »
Henry BRIDOUX.
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Syndicats d'Initiative ???
Un de nos bons amis ayant eu l'occasion, à propos d'un renseignementdont il avait besoin, de voir le vice-président d'un de nos plusimportants syndicats d'initiative normands et lui ayant parléincidemment de notre publication, s'attira cette réponse :
« — Connaît, oui….. Régionalisme, oui …. mais tellement débordé (par ses affaires) que je n'ai mêmepas le temps de lire les journaux d'ici
Alors, quand a-t-il le temps de s'occuper du syndicat d'initiative dontil a accepté la vice-présidence ?
Nous avons d'ailleurs pu constater déjà l'indifférence des syndicatsd'initiative ; nous avons nous-mêmes mis nos colonnes à leurdisposition pour leur propagande, l'exposition de leurs projets, lapublication d'articles illustrés sur leur région afin d'y attirer lestouristes et d'augmenter ainsi la prospérité de leur contrée : nousn'avons jamais reçu aucune communication.
Nous en arrivons à croire que les membres des bureaux de ces syndicatsn'ont accepté ces fonctions que comme des distinctions honorifiquespouvant favoriser leur commerce et se f.... pas mal des intérêts quileur sont confiés.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de ne jamais entendre parler de laNormandie dans les manifestations des syndicats d'initiative.
Lorsque dans notre numéro de juillet 1918, nous avons publié l'appel deM. de Monticone, président de la Fédération des syndicats d'initativenormands, nous disions : « ….et nous voulons espérer que le secrétaire général de la Fédérationrencontrera les hommes d'action dont il parle pour l'aider dans salouable initiative. »
Est-ce que ces hommes d'action manquent en Normandie ?
On serait malheureusement tenté de le croire, car dans quelque ordred'idées que vous fassiez appel à l'initiative et à l'action enNormandie, l'écho reste sourd ou répond si peu que l'on en arrive à sedemander si réellement : « Le Normand est un égoïste qui ne songe àl'intérêt général que lorsque celui-ci sert son intérêt particulier. »
Non, n'est-ce pas ? Ou alors, la guerre ne vous a-t-elle donc rienappris, et ne ferez-vous rien pour retrouver l'énergie des wikings, vosancêtres ?
A. M.
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Dédié à M. Monticone, président de la Fédération des Syndicatsd'Initiative de Normandie.
Le Syndicat d'initiative de Nantes et de la région organise un Concoursde Chansons populaires dans le but de lutter contre la banalité et,parfois, la grossièreté des refrains que l'on entend dans les rues, lesjours de fêtes. Cinq chansons seront primées : la première recevra1.000 francs ; la seconde, 500 ; la troisième, 200 ; les quatrième etcinquième, chacune 100.
Le règlement est envoyé sur demande au Syndicat d'initiative de Nanteset de la région, 11, place du Commerce, où les manuscrits devront êtreégalement adressés.
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A propos de Vie Régionale
IMPRESSIONS VERNONNAISES (1)
III
Nous allons aborder maintenant des considérations d'un ordre toutdifférent.
En sortant de l'hôpital, la rue principale nous ramène à l'église.
C'est un sujet délicat à traiter, je le sais, dans notre pays siprofondément divisé dans ses doctrines et dans ses idées. Quoi que l'onpense cependant sur ce point, que l'on soit croyant ou incrédule,respectueux ou adversaire de l'idée religieuse, il est au moins deuxfaits acquis qu'il faut bien admettre.
Le premier est que pendant des siècles, de longs siècles, ceux pendantlesquels s'est formée notre race avec son intellectualité et sasensibilité, — race, intellectualité, sensibilité qui sont nôtres,quand il nous plairait de les renier ; substance dont nous sommesirrémédiablement constitués — cette croyance a été unanimementacceptée, et souvent professée, exprimée, dé
fendue avec toute l'ardeur de l'âme. Cette église est par elle-même unmorceau d'architecture dont la ville peut être fière. Fût-elle la plushumble, la plus banale des églises de village, elle resterait cellequi, pendant tous ces siècles écoulés, a concentré et exprimé la joie,la douleur, l'espérance de la vie collective, en même temps que la viedes plus petits d'entre le peuple.
Et le second fait c'est — que cela plaise ou déplaise — que cette foin'est pas morte. Un nombre important de ceux qui vivent aujourd'hui lapossèdent encore, la pratiquent, ou tout au moins la respectent et entransmettent à leurs enfants les idées essentielles.
Or, comme le médecin est l'ouvrier de l'hôpital, c'est le prêtre quiest l'ouvrier de l'église. L'un et l'autre sont, dans l’œuvre éternellequi les dépasse et les absorbe, un moment de la durée, un anneau de lachaîne. Ils sont dans la famille spirituelle ce qu'est chacun de nousdans sa famille naturelle. Et il n'est pas indifférent que le momentsoit heureux ou malheureux, l'anneau solide ou fragile, — puisque de làdépendent à la fois tout le sort de l'avenir et toute la réalisation dupassé !
A dire vrai, nous allons trouver ici une exception au
lamento quis'exhale de ces lignes — une exception, une seule, celle qui confirmela règle !
Dans une des chapelles de l'église, il existe un cénotaphe, consacré àla mémoire d'un de ses anciens curés, l'abbé Moulin.
Je n'ai pas connu l'abbé Moulin : il était mort depuis seize ans quandje suis arrivé à Vernon et la guerre de 1870 avait depuis lors passésur la ville. Et cependant, son souvenir était resté très vif. Il afallu qu'il fût un pasteur bien profondément aimé pour réussir àvaincre ainsi la formidable puissance du silence et d'effacement. Maiscombien précisément une telle exception est significative ! Comme ellesouligne le parti pris de la cité de ne pas conserver — autrement quepar accident — le souvenir de ceux qui n'ont été que les organesnormaux de sa vie ordinaire !
J'ai connu le second successeur de l'abbé Moulin, l'abbé Grieu. Ce futun prêtre d'une dignité accomplie, le type parfait du « doyen ». Il eutà administrer sa paroisse dans le moment singulièrement difficile oùles luttes politiques et religieuses étaient à leur maximum d'acuité :l'unanimité qu'avait connue l'abbé Moulin était bien loin ! Petit àpetit, il vit s'effriter entre ses mains le patrimoine qu'il avaitreçu, et il dut chercher et trouver les moyens d'en assurer lareconstitution sur de nouvelles bases. Non seulement, il fit montre, endes circonstances si difficiles, d'une attitude telle que lesadversaires les plus déterminés de sa foi ne purent jamais le mettre encause ; mais le tempérament d'administrateur qu'il posséda — et quedisent remarquable ceux qui l'ont approché — trouva à s'exercer avecune envergure qui n'eût peut-être pas trouvé l'occasion de s'affirmerau même degré au cours d'une gestion moins troublée. C'est en effetdans le temps même où ces difficultés l'assaillaient qu'il réussit àfixer à Vernon la maison-mère des Religieuses de Jésus-au-Temple, - les« sœurs bleues ». Il assuma la direction de l'œuvre et réussit, auxheures où les Congrégations semblaient menacées d'une disparitiontotale et rapide, à donner à celle-ci un développement qu'elle n'avaitjamais atteint encore. Par là il assurait à sa cité, dans le domainereligieux qui était le sien, un élément nouveau de prééminence.
Eh bien, de celui-là encore, comme de tous ceux qui l'ont précédé sousces voûtes, le nom est voué à un oubli fatal et rapide.
Combien il semble cependant que ce doive être pour une cité — disonsici pour une paroisse un orgueil, un peu naïf si l'on veut, mais silégitime et si sain, de pouvoir aligner sur fine table de marbre, ou auflanc d'une muraille, ou le long d'un pilier, la liste des noms,pieusement recueillis depuis les âges les plus lointains, des pasteursqui ont accueilli dans la vie, accompagné dans l'existence et ensevelidans la mort la plupart de ceux
qui ont été la cité, la paroisseelle-même !
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En flânant de par la ville, j'ai rencontré bon nombre de plaques derues portant des noms nouveaux pour moi. Quelques-uns ont étésimplement donnés en remplacement de noms plus anciens. J'ai déjà citéla Grande-Rue, devenue la rue Carnot ; le Grand-Cours, devenu l'avenueThiers. Ajoutons-y le cours de l'Eperon devenu l'avenue Victor-Hugo ;le cours de la Gabelle devenu l'avenue Gambetta ; la rue de laCongrégation transformée en rue Emile Loubet, et le poétique «Bassin-Vert » déguisé en place de la République (2). Ce fut presque unesurprise pour moi de retrouver la rue Bourbon-Penthièvre : le souvenirde celui qui planta les magnifiques avenues de tilleuls n'a pas encoreété effacé...
Mais un certain nombre de ces noms nouveaux ont été donnés à des voies nouvelles. C'est ainsi que j'ai rencontréune rue d'Alsace-Lorraine, une rue de Toul, une rue de Pressagny, denaissance relativement nouvelle. Je n'ai pu savoir quel lien existaitentre Toul et Vernon, et j'ignore quel titre avait le charmant villagede Pressagny à baptiser une rue qui ne conduit même pas dans sadirection. Mais si les notabilités modernes que je viens de nommer ontreçu ici l'hommage d'artères importantes, on chercherait en vain dansla ville quelque modeste passage qui perpétuât les noms deSaint-Adjutor, de Michel de La Vigne, de Pierre Letellier, de CasimirDelavigne...
Il semble cependant qu'ils y aient bien autant de titres que le trèshonorable M. Benjamin Pied, par exemple ; ou bien encore que l'avocatBully, qui fut député intermittent entre 1882 et 1900 et dont on asagement pris soin de rappeler le prénom, Ambroise, en même temps quela qualité, afin sans doute que le peuple superficiel et ingrat nerisquât pas de le confondre avec cet autre bienfaiteur de l'humanité,Jean-Vincent Bully, l'inventeur du vinaigre de toilette !
Adjutor vivait au XIe siècle. Il prit part à la première croisade et seretira dans l'ermitage de la Madeleine où l'on conserve son tombeau. Ason nom demeure attaché le souvenir d'un miracle qu'il accomplit sur laSeine en supprimant un « gouffre » fatal aux bateliers. Je crois bienque la grande croix de pierre qui s'élève au milieu du pont n'a d'autreraison que d'en perpétuer la mémoire, et un tableau de l'Eglise y estégalement consacré. Or, il se trouve que l'auteur de ce tableau estaujourd’hui au Conseil municipal. Certes, il n'a pu y oublier Adjutor.
Michel de La Vigne fut médecin de Louis XIII et doyen de la Faculté deParis. Ce fut pour son époque un personnage considérable et le plusélevé en dignité qu'un médecin pouvait l'être : il est de ceux qu'unepetite ville peut s'enorgueillir d'avoir vu naître.
Pierre Letellier est un autre enfant de Vernon, où il est né en 1614.Sa notoriété comme peintre, reconnaissons-le, n'est pas fort grande.Elle existe cependant et si l'on ajoute qu'il était le neveu et l'élèvede notre grand Poussin, enfant lui-même de Villers, près les Andelys,on reconnaîtra qu'il avait encore autant de titre à une plaque de rueque tel respectable propriétaire de terrains.
Casimir Delavigne ne fut pas Vernonnais, mais il posséda et habita lechâteau voisin de Saint-Just et son frère Germain, qui commit lui-mêmequelque littérature dramatique, d'ailleurs bien oubliée, est né auvillage voisin de Giverny.
Et la charmante Madeleine Brohan, née à Vernon, elle aussi ?Serait-elle suspecte de représenter quelque régime déchu ou quelquecroyance périmée ?
Où une rue de Reviers ? — une rue de Tourny ? - une rue Drouilly ?
Reviers ? C'est la famille des premiers seigneurs de Vernon. Richard deReviers bâtit en 1066 le château-fort dont le donjon, d'ailleurs un peupostérieur, la
Tour des Archives, demeure le dernier témoin. Et Jeande Reviers, son successeur, qui avait épousé Rosemonde de Blaru, fut lepère de Saint-Adjutor, dont nous venons de parler.
Drouilly ? Oh, il est bien oublié celui-là ! C'est cependant unsculpteur du grand siècle. Il a travaillé aux splendeurs de Versailles— et en 1664, il fit don à l'Eglise de Vernon,
sa ville natale, dugrand Christ qu'on voit encore au tympan de la nef, au-dessous del'ouverture surbaissée du chœur, et qu'une administration, bienintentionnée certes, mais non moins sûrement ignorante de son origineet de son époque, a fait restaurer assez récemment en demi-teintestendres qui lui vont comme un costume Trianon irait à Vauban !Largillière repeint en Greuze...
Tourny ? Urbain-Aubert de Tourny, qui avait vraisemblablement tiré sonnom à particule du gros bourg voisin du Vexin, s'était enrichi enadministrant les biens du ministre Pontchartrain. C'est ainsi qu'ildevint marquis et intendant à Bordeaux, où les fameuses
Allées deTourny ont perpétué son nom. C'est lui qui a fait bâtir à Vernon, en1710, le château du
Point-du-Jour, joli morceau du XVIIIe siècle,dissimulé au centre de son parc et derrière ses murs, et qui, pourcela, est demeuré à peu près inconnu, même des Vernonnais.
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Nous avons interrogé les organes essentiels de la vie d'une cité :l'école, la maison de souffrance, la maison de prière. Nous avonsévoqué les noms dont, au cours de l'histoire, elle pouvait seprévaloir. Pour ceux-là, comme pour ceux-ci, le silence et l'oubli nousont seuls répondu.
Par là, le phénomène se révèle général.
Il n'est pas limité aux gens de notre génération qu'on pourraitm'accuser d'avoir cités par un sentiment de vénération un peu tropexclusivement personnel. Ils ne m'ont servi, on le voit, qu'à rendreplus évidente, par une connaissance plus immédiate, la réalité du fait.Je ne l'ai pas imaginé à leur propos.
Mais trouve-t-on maintenant excessive et sans fondement la crainte quej'exprimais en commençant ? Ne sent-on pas nettement cedésintéressement vraiment incompréhensible de ce qui est soi-même, plusfrappant encore quand on le compare à cet étrange empressement àeffacer le patrimoine intime devant des renommées plus générales, oumême devant les idoles de la politique d'un jour ? Est-il exagéré decraindre qu'une telle manière de sentir et d'agir ne soit incompatibleavec 'une aptitude à une vie plus autonome, plus personnelle, moins «centralisée » ? — J'ose à peine écrire que réellement je le crains.
Mais je serais si heureux de me tromper ! Alors, je dirais à ceux quipartagent ce désir et cette espérance : « Comme cet autre qui prouvaitle mouvement en marchant, montrez que vous êtes dignes de cette viepropre en l'organisant de suite dans tous les domaines où il ne dépendque de vous-mêmes qu'elle existe. Autrement vous laisseriez voir que,sous votre programme décentralisateur,vous n'êtes encore que des dupes de mots puisque, n'agissant pasd'abord et par vous-mêmes, vous révéleriez que c'est... du pouvoircentral que vous attendez l'effort qui vous libérerait de lui ! »
Il me semble en tous cas que, pour ceux qui, comme moi, souhaitent larenaissance de cette vie locale comme la condition la plus immédiate etla plus impérieuse de la rénovation de la vie française tout entière,il y a, dans le petit phénomène que je viens d'indiquer, un des signesfaciles auxquels on pourra reconnaître si cette aspiration représentequelque chose de réel, si elle est susceptible d'être considérée commeune base solide et sûre.
(A Suivre.)
Louis GAMILLY.
(1) Voir Normandie, nos 17-18 d'octobre et 19 de novembre.
(2) Cette manie de débaptisation sévit d'ailleurs un peu partout, ettout récemment les Saint-Lois ont eu à déplorer pareille profanation.Le Conseil municipal du chef-lieu du département de la Manche vient eneffet de changer les appellations pittoresques des rues de Saint-Lôpour leur donner les noms des nouveaux maréchaux et des batailles de lagrande guerre.[N. D. L. R.]
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Un retard dans la réception des documents nous a empêchés de faireparaître ces deux clichés à leur place dans la première partie de cetteétude. Ils auraient dû figurer dans notre numéro d'octobre. Nous lesdonnons ici à titre documentaire.
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Etudes Littéraires
Sur les Ecrivains Normands
LE ROMAN INTERMÉDIAIRE DE LA PROVINCE
A propos de John le Conquérant, de Paul
VAUTIER; et de Mme de la Galaisière, de Paul HAREL.
(Suite.)
Nous avons classé le genre du roman à l'étude. Voyons l'œuvre.
Lorsqu'elle s'étend à un écrivain de la province, la critique doit doncenvisager le talent et le genre de l'auteur avec une méthodeparticulière ; elle doit l'examiner comme les autres romanciers d'aprèsles lois générales, mais elle le jugerait mal si, méconnaissant lagéographie ethnologique et morale d'une région, elle lui appliquaitarbitrairement ce que M. Barrès appelle une critique selon les règles.
L'exactitude des tableaux, leur réalisme, telles sont les premièresqualités qui nous frappent dans
John le Conquérant. Paul Vautier en ausé discrètement, parfois même avec cette teinte d'impressionnisme sichère à ses amis d'outre-Manche. Il a fixé d'un trait un type que lepremier mouvement de la perception lui avait révélé. Jugeons-en parl'impression que ressentit John Marlow lors de sa première excursion àtravers le vieux Roulbec. « Dans la rue des Cateliers se profilent devieilles maisons, aux façades irrégulières. Encadrées de noir, rayéesd'un colombage funèbre, elles semblent porter le deuil du passé, leurpropre deuil. » L'étranger enfile une ruelle infecte, où se trouve uneéchoppe d'épicier ; là, près d'une chandelle qui brûle, se tient unefemme âgée. John n'en croit pas ses yeux. Est-ce possible ? Un êtrehabite ce caveau sans soleil, jamais égayé par le ciel bleu et privéd'air ? Et l'on devine dans ce décor maussade, le combat qui se livredans l'esprit du vigoureux athlète, ami du grand air, admirateur aussides vieilles choses. Il est vrai que tout Roulbec n'est pas personnifiéen cette vétusté. Une robuste laitière traverse le quartier et Johnadmire la jeune amazone, assise sur son âne blanc. « Roulbec n'a pas desymbole plus coloré, plus approprié et plus gracieux que cetteCauchoise, car elle est pour la vieille cité ce que fut pour le Parisdu quinzième siècle la jolie et sauvage Esmeralda, inséparable dans lesouvenir de son célèbre cabri aux cornes dorées. »
La grande erreur des amateurs de la couleur locale tient au réalismeoutrancier de leur école. Ils appuient sur leur pinceau en broyant descouleurs trop vives. Or, ils oublient qu'on peut couvrir la laideur dela vie d'une teinte plus sobre, presque belle. En voici un exemple,cueilli au hasard : « Au milieu des hautes herbes serpente l'Albetteargentée et limpide, où chaque été miss Libellule, au corselet d'azur,flirte avec les roseaux... La rivière fuit là-bas, vers le clocherdentelé, puis léchant les vieilles murailles moussues où la ravenellejaune refleurit, elle disparaît sous les maisons grisâtres, dont lestoits étincellent. Charriant du soleil, elle reflète les tannerieslugubres, diamante les cascades des moulins, annonce partout leprintemps, et les ouvriers qui plongent leurs seaux dans son ondepuisent de l'azur et de la lumière à pleins bords. »
Et cette remarque faite avec image, pleine d'à-propos : « Vue du champdes morts, la flèche semble faite d'ossements recueillis dans untombeau, sculptés et artistement agencés en pyramide. » Du haut de lacolline, dominant la Seine, un bateau ressemble à « quelque ex-votosuspendu dans le ciel. »
Paul Vautier fait preuve d'un grand art de description lorsqu'il nousfait pénétrer dans la magnifique église de Roulbec (Caudebec). Mieuxqu'admirable, la vieille basilique aux pierres vivantes, si froided'ordinaire, et que l'atmosphère tiède de l'office seule réchauffe,nous devient aimable. Nous n'éprouvons plus le frisson causé par lerelent de sueur refroidie des monuments anciens. Il suffit qu'une voixfraîche et caressante coure sous les voûtes pour que les vierges desvitraux joignent les mains en ogive avec extase « et que les saintsdans l'ombre des piliers semblent lever leur chef de sur leur livrepour écouter, ou croisant leurs bras, la main dans leur barbe depierre, méditer douloureusement. » Parfois notre auteur est gentimentironique, comme le furent les artisans du monument ; il nous faitremarquer, « en haut d'un pilier, un chapiteau de pierre dont un railumineux coloriait malicieusement en violet les feuilles de vigne et envert les raisins. » Ceci serait même une tendance dangereuse. Au reste,malgré toutes nos recherches, nous, n'avons pu relever que de rareserreurs de goût. Par exemple : « Les maisons de Roulbec enserrent leurvieille église tel le dernier carré à Waterloo. » Certes, avec lameilleure volonté du monde, on se figure difficilement Waterloo sansCambronne ; peut-être eût-il suffi que le dernier carré entourât ledrapeau !
Jusqu'ici nous avons admiré un jeune artiste, plein de promesses etrespectueux de la réalité. Le littérateur nous donnerait moins, desatisfaction, s'il n'avait eu l'idée heureuse de mettre aux prisesl'amant jaloux et Francine. Au soir d'un bal, Edmond Heurteloup,travesti en Méphistophélès, se réfugie dans une loge avec la jeunehôtelière. Le décor est piquant et adroitement imaginé, pour abriterces deux amants, dont la qualité de l'amour n'a jamais varié.
« Francine, vous êtes donc fâchée contre moi, que vous vous tenez sanscesse éloignée de mes yeux ? Est-ce ma faute à moi, si je n'ai jamaisosé attendre l'occasion de vous parler à cœur ouvert ? Mais pour êtretimide, mon inclination pour vous en est-elle moins sincère ? Et lavoix quasi humaine du violon qui s'élevait dans l'église ne vousl'a-t-elle pas répété deux fois ?
« — Oh ! oui, ce violon je m'en souviens, mais ne devais-je pas en cemoment me défendre contre une impression qui pouvait n'être qu'uneillusion trompeuse ? — Vous avez repoussé ma mère. — Elle a été sansdoute une interprète maladroite. — Vous connaissiez la main quidirigeait l'archet. — C'est vrai, mais n'ai-je pas deviné aussi la mainqui dirigeait l'intrigue. — Je vous aimais, Francine. — Je crois qu'ileût été préférable, Edmond, de me faire vous même vos aveux. » — Etparlant de John : « Etranger, il a apporté dans ces choses avecl'inexpérience de notre langue et de nos mœurs qui excusent tout,l'esprit volontaire et déterminé de sa race. Sa ténacité, son prestigeont agi sur moi, et m'ont conquise, malgré la fortune tant de foiscontraire ; m'en blâmez-vous ? » C'est une place imprenable que le cœurde Francine. Méphisto, vaincu, se lamente : « Francine, vous allezquitter notre petite patrie ! » En femme avisée, par crainte de soncœur, elle relève le courage du malheureux amant.
Comme « Madame André », de M. Jean Richepin, devant Lucien Perdolle,elle se défend de son cœur, plus qu'elle ne proteste contre l'ardentedéclaration d'un amant sans cesse repoussé. Ce tableau est infinimenthumain et d'un heureux effet. Evidemment, Francine a le rôle facile,peut-être même abuse-t-elle de sa situation de femme adulée. La moralede cette belle page est qu'il est toujours regrettable d'être unamoureux.... transi. J'ai noté les traits essentiels et les détails,les mots typiques qui rendent visibles les attitudes et qui éclairentd'un jour suffisant une idylle simple et pure. Il est difficile derendre en quelques lignes tous les états d'un cœur que les grossesémotions n'ont pas encore troublé. Le moment le plus pénible pour unejeune fille est celui de l'incertitude. Comme la Castiglione, elle estprête à dire :
« La vie après trente ans, c'est la mort. »
L'intérêt de John le Conquérant est là, et le dilemme repose dans laconfiance de Francine en l'amour de John. C'est une histoire bienvieille. Paul Vautier a eu le talent de la renouveler dans un mélangefantaisiste fait de tendresse, de mélancolie et de gaîté. Remarquonsencore :
John le Conquérant, est un livre honnête et respectueux dela vérité. Les Anglais de Paul Vautier sont plus intéressants que les «Transatlantiques » d'Abel Hermant, si piquant, ajoutons-le. Ne faisonspas à un Normand un grief d'être le partisan d'une entente, à tant detitres, cordiale. Il suffit d'avoir analysé la pénétrante observationde Paul Vautier et indiqué les solides et sûres maximes qui en ontguidé le développement. Je me contenterai de signaler une tendanceexagérée de Paul Vautier. Il s'agit de la question passionnante d'unealliance entre étrangers. Les gens bien informés disent volontiers queces mariages sont les meilleurs. Est-ce pourtant une loi des races,puisque celles-ci se mélangent si difficilement ? Aucun psychologue necontestera qu'un jeune homme, livré à lui-même, en terre étrangère, nese sente envahi d'une vague inquiétude, d'un désir de se mêler auxhumanités auxquelles son inexpérience unit un sens mystérieux. Ce désirs'aiguise encore au contact d'une Normande qui semble reconnaître auxbases de sa mémoire, aux profondeurs de l'atavisme, des incantationsfamilières. Car elle-même conçoit avec une lucidité sensitive que lesraces saxonnes et normandes ont eu une origine commune.
John Marlow, de race aventureuse, retrouve ce lien qui devait les uniret Francine, née d'une race conquérante, mais affinée par lacivilisation, se complaît dans la plus douce des victoires. En agissantde la sorte, ils ne songent pas à voler leur race. Ils n'ont même pasle mépris de l'ennemi des lois pour les divisions administratives. Lacommunauté d'origines a fait sourdre l'amour qui devait les porterspontanément vers la communion des races. Pourtant, il y a là danscette thèse romantique pour les âmes sensitives, celles que l'amour adéjà effleurées, un danger reconnu ; il est utile de leur rappeler queles peuples ont leurs lois, comme ils ont leurs instincts forts etaveugles, à peine discutables. Contre eux, quelques natures seulementrésistent, parce qu'elles sentent en elles des liens ataviques, dont leprincipe mystérieux échappe généralement au premier examen des esprits.
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John le Conquérant (1) est une page de la vie racontée simplement avecle souci de la réalité. A son gré, l'auteur lui a donné l'allure d'unconte bleu. C'est ce qui en fait le charme et l'originalité. Ce qui enfait encore la valeur, c'est le respect du lecteur. Tant de livres vousfroissent aujourd'hui, que nous pouvons bien louer une probitéd'écrivain. En fermant ce livre, l’on constate avec plaisir que la passion de John et deFrancine, extrêmement vive parfois, ne blesse aucun sentiment intime etmoral.
Bien entendu, nous ne pouvons oublier le rôle éminent accordé à laNormandie par Paul Vautier. Si les gens blasés sourient de la naïveidée qui inspire à l'auteur l'apothéose du dernier chapitre, quelquevraisemblable qu'elle paraisse, d'autres se réjouiront d'une inquiétudemanifestée à travers le récit d'une conquête pacifique qui s'ouvrecomme les notes en marge d'un journal de maison, et qui s'achève dansla magie d'une belle légende.
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La seconde partie de cette étude est un peu hésitante ; en voici lemotif :
Mme de la Galaisière est un « roman de poète ». L'auteur n'apas voulu le traiter autrement. Paul Harel m'a expliqué les origines deson ouvrage. Les nefs gothiques qu'il a peintes, nous les avonsparcourues : elles encadrent comme les cloîtres d'un monastère immensele château d'Echauffour. Ce sont les allées de hêtres courbés ennervures de voûtes. Ayant décomposé le livre, nous pouvons le diviseraisément. Il y un repas normand et une description des chasses quientreront dans deux autres études que nous intitulerons : « LesFanfares de Paul Harel » et les « rimeurs de la table ».
L'on a, en lisant le second chapitre, l'impression que la généralitédes gens se tient horriblement devant une table. Il y a une façonnormande de célébrer l'agréable cérémonie des repas D'autre part, touteune série d'épisodes nous reporte à la vie d'un grand veneur ;l'ensemble est riche et coloré, parfois splendide comme un décor dudix-huitième siècle, toujours vivant, comme une scène de la comédiehumaine, car Paul Harel donne à l'action une allure rapide, très prochede l'action dramatique. Les personnages parlent sans répit. Ilss'interrogent eux-mêmes comme les infants du grand théâtre ; ils neméditent jamais froidement. Voici un simple exemple : Mme de laGalaisière est accusée par son mari d'un flirt avec le baron de Forbin,elle se sauve dans sa chambre. Par une coïncidence étrange, le baronsonne la
curée dans la nuit ; elle ferme précipitamment la fenêtre,elle s'enfonce dans une bergère et se bouche les oreilles, afin deprouver à l'univers entier que sa volonté n'est pas complice de sonadmiration pour le beau sonneur de cor. « Malgré sa bonne volonté, dansses conques roses, où pénétraient ses doigts, les sons vibraientencore, la fanfare vivait...» Simone de la Galaisière, toute neuvedevant les surprises de l'amour, a beau se faire héroïque, suppliciée,quelque chose de subtil lui rendait le souvenir sympathique. Elle s'enaperçoit, bondit de son siège et se demande : « Qu'est-ce que j'ai ? »
Un simple récit ne comporte pas nécessairement une telle agitation,n'est-il pas vrai ? L'ouvrage est construit sur ce modèle. Que cesoient les épisodes modestes de la foire de Laigle, amusants et prissur le vif, ou les rapports diplomatiques d'un cousin Tirstol quiarrive vers la quarantaine à toucher le cœur de sa belle-sœur, lafidèle Mme Adolphe.
Il n'y a que deux passages qui suspendent cette action. D'abord, c'estle récit historiographique des origines de la famille des de Thiville,celle de Simone de la Galaisière où l'on reconnaît la couleur et lanetteté, la vigueur d'une page de Walter Scott :
« D'après un historien, les Thiville vinrent d'Ecosse en Normandie autemps des Valois ; les Thiville étaient alors de grands marchands debœufs et d'incomparables dresseurs de chevaux. Ils furent anoblis vers1570, embrassèrent la réforme et, par des alliances, revinrent assezvite au catholicisme. Leur domaine du Castel fut érigé sous Louis XVIIen baronie. »
Plus loin (chap. X) : « Entre le manoir du Castel, ce château desCorneilles, si longtemps caché, le voisinage semblait immédiat. Lecastel avec son toit aigu ; ses fenêtrés à petits carreaux, ses balconsde fer forgé, ses volets verts, avait une autre figure que le châteauprétentieux et banal qu'aucun massif ne protégeait. Au-dessus del'immense prairie qui confinait à son aile droite, il apparaissait nu,sans caractère et sans style, mais les bœufs couchés en rond, en hautde l'herbage, se détachaient pittoresques sous la lune, non loin d'unehaie feuillue, qui s'allongeait du nord au sud comme un trait noir. »
Enfin, le roman se termine brusquement: Mme de la Galaisière est prised'un mal étrange du jour où son mari et un « nemrod titré » separtagent son cœur. Mais le poète l'a voulu ainsi et c'est son droit.Pourquoi l'en blâmer ? Car, à part ces quelques remarques, le livren'est pas plus banal. Il est composé par un écrivain de métier. Plusmaître de sa langue et de son plan que son jeune confrère de Rouen, quia du reste d'autres mérites, Harel s'est proposé de vanter la Normandieet la joie qu'on a d'y vivre, et d'étaler à mis yeux la magnificencedes hôtes de la vénerie au pays d'Ouche ; pour donner plus de relief àcet ensemble, il a mêlé à la vie de sa province les premiers élans d'uncœur inhabile de jeune femme..., d'une biche, eût dit un Parisienfacétieux.
Il n'en fallait pas davantage pour démontrer que les qualitésessentielles du roman notées dans
John le Conquérant, se retrouventdans
Mme de la Galaisière. Les études qui paraîtront par la suitedonneront raison à la brièveté de ce chapitre.
Que me reste-t-il à dire, sinon ce par quoi j'aurais pu commencer ?Simone de Thiville a été élevée par une tante de province jusqu'au jouroù Lucien Tristel de la Galaisière la distingua et lui apporta unebelle aisance, une orientation nouvelle de son existence ; Simonedevint maîtresse de ferme. Néanmoins, elle ne perdit pas ses habitudesmondaines, des cousins providentiels veillant sur la maison. Lesloisirs devaient lui être funestes. Libérée de la tutelle d'une parente« très ancien genre », elle se promet des distractions inconnues.Lucien de la Galaisière a l'infortune d'habiter dans le voisinage dubaron Le Forbin ; un bellâtre qu'on dit irrésistible, dans les milieuxmondains. En outre, c'est un chasseur émérite et un excellent écuyer.Mobile et coquette, Mme de la Galaisière est remplie d'admiration pourson élégant voisin qui la poursuit de ses assiduités. Dès lors, uncombat se livre dans le cœur de Simone ; elle essaie de partager sasensibilité entre l'amour qu'elle aura
jusqu'à la mort pour son mari,et l'admiration qu'elle professe pour le baron. Comment lepourrait-elle, puisque chacun la désire sans partage ?
Incapable de lutter plus longtemps, elle s'enferme, par crainte de l'unet de l'autre, dans un isolement dangereux. L'amour lui semble un dieumystérieux et trompeur, elle n'attend plus rien de lui et s'éteint dansune crise de langueur.
C'est un lys qu'on a planté sans abri dans la vallée. Un orage survientet le couche. Le temps a passé, les deux époux dorment leur derniersommeil. Dans le champ des morts, on peut encore entendre les fanfaresdont le vent apporte les accords funèbres et lire le nom de ceux « quipartaient jadis ardents et beaux pour la chasse, pour l'aventure quidevait finir là douloureusement sous une croix ».
De larges idées et des problèmes mystérieux de l'art, un culte modérédes lois, tels sont les principes qui m'ont permis de fixer ce genredans le cadre alerte, deux idylles, disputées l'une et l'autre auxvoluptés du cœur et à la mort, autant dire à la vie , « puisque aimeret mourir est la loi de ce monde ».
Paul KOENIG.
(1)
John le Conquérant, roman, par Paul V
AUTIER, Société françaised'Imprimerie et de Librairie, 15, rue de Cluny, Paris.
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LE GUI
PLANTE RITUELLE ET PORTE-BONHEUR
Les Gaulois, nos glorieux ancêtres, pères de nos valeureux poilusd'aujourd'hui, qui ne redoutaient rien autre que la chute du ciel surleurs têtes, commémoraient avec solennité la fête du Gui sacré.
En fin d'année, au premier jour du mois lunaire, les Druides, escortésdes vierges gauloises, les Velledas, couronnés de verveine, vêtus derobes d'une blancheur éclatante, une faucille d'or à la main, partaientà la découverte de la
plante rituelle, dont les touffes au feuillagevert sombre, semé de baies d'argent, semblables à des perles rares,s'implantaient sur les vieux chênes.
Cette recherche était laborieuse, car le gui pousse très rarement surces arbres à l'écorce rugueuse et dure, préférant celle du pommier oudu peuplier, plus tendre et plus propice à son épanouissement et à safloraison.
Les diverses cérémonies, accompagnées de chants, de danses,d'instruments de musique, d'incantations et aussi de sacrificeshumains, se déroulaient au plus profond des forêts mystérieuses del'Armor ou du pays des Celtes, à l'ombre des chênes séculaires, au pieddesquels se dressait le menhir dédié aux divinités à implorer, non loind'un ruisseau aux ondes paisibles, où venaient boire les oiseaux et lesanimaux sauvages.
Les rites accomplis, les prêtres distribuaient à la foule des fidèlesdes fragments de la plante vénérée comme les adeptes de la religioncatholique se partagent le buis béni, au dimanche des Rameaux.
Ces fêtes, empreintes d'une étrange et réelle grandeur, symbolisaientle culte des arbres et des végétaux en honneur chez tous les peuples del'antiquité.
L'homme reconnaissant remerciait la nature qui lui fournissait desmatériaux pour édifier ses habitations rustiques, faites à cette époquereculée de branchages, de mousse et de feuillages, des textiles pour sevêtir, des graines et des fruits pour se nourrir, des fougères pourreposer ses membres fatigués, des herbes pour conjurer le mauvais sort,des plantes pour guérir ses maladies et des fleurs pour charmer sesyeux. Quand le druidisme disparut pour laisser sa place aucatholicisme, cette coutume persista longtemps encore.
Au moyen âge, les escholiers et les enfants s'égaillaient dans lesrues, les places et les carrefours, une touffe de gui à la main,réclamant à gorge déployée des étrennes au cri de :
À gui l'an neuf !
De nos jours, les Parisiens qui sont de grands enfants, le considèrentcomme un talisman, un porte-bonheur, « l'égal du muguet, de la bruyère,de l'edelweiss ou du trèfle à quatre feuilles ».
Ce ne sont plus les druides à la barbe majestueuse, ni les blondesvelledas, aux yeux bleus frangés de longs cils, qui les distribuent ;ses dispensateurs appartiennent maintenant à la pitoyable armée des
claque-patins, surgis de partout à la Noël et au premier de l'an.
Rien d'aussi lamentable, que la vue de ces pauvres hères faméliques, àla tignasse hirsute, à la tête recouverte d'une casquette où d'unchapeau graisseux, aux pieds endoloris, chaussés de mauvaisesespadrilles, ou de godasses avides d'eau, giclant le jus de grenouillesur leur passage, le corps insuffisamment protégé contre la pluie ou legel par des houppelandes en guenilles, trop amples pour leur maigrecarcasse.
Debout, longtemps avant l'aube brumeuse de décembre, ils s'en vont d'unpas mal assuré, tout au loin à travers les bois, à la recherche du
guiporte-bonheur (épithète d'une sanglante ironie, si on l'applique à cesmalchanceux) qui, là-bas, se balance au gré des vents, tout en haut desgrands peupliers, dont l'escalade est fort dangereuse.
C'est au risque, vingt fois renouvelé, de se casser les reins et de serompre les os, que ces
Conquistadores d'un nouveau genre arrivent às'emparer du
merveilleux talisman convoité, serti de baies d'argent,qu'ils recueillent, non plus avec la faucille d'or des druidesses, maisà l'aide d'un eustache de quelques sous.
Leur moisson terminée, ils l'assujettissent sur de longues gaules, enéquilibre sur les épaules, déambulant à travers les rues de Paris,offrant aux midinettes leur gracieuse marchandise, dont la vente estcertaine, sinon lucrative.
Ceci vous explique pourquoi les petits enfants qui aiment beaucoupleurs grands-pères et leurs grand'mères ne manquent jamais, lorsquerevient la Noël, de leur offrir, avec leurs souhaits de longue vie, unetouffe de gui, achetée à un pauvre diable, grelottant sous sesguenilles, le visage violacé, par le froid, les mains crevassées par legel, qui d'une voix chevrotante et éraillée leur donne, en échanged'une piécette blanche, du bonheur pour une année.
Manuel MARQUEZ.
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La Leçon de Catéchisme
A mon cher grand ami, E. Poudroux,
le meilleur des camarades.
Si le hasard des voyages vous conduit dans notre Suisse normande, àquelques lieues d'Harcourt, au petit village de Blondel, arrêtez-vous,un soir, à « l'hôtel du Bras d'Or », sur la grand'place. Là, à coupsûr, tout au fond de la pièce, près de la grande cheminée, vous verrezun homme, non : un colosse de six pieds, au teint rouge, aux cheveuxcrépus, à l’œil vif, à la moustache fièrement relevée ; et si voussavez vous y prendre, si vous savez piquer au vif son orgueil deconteur normand, je suis sûr qu'il vous dira une de ses bonneshistoires, semblables à celle qu'il m'a narrée par une nuit froide dedécembre, devant un bon feu de sarments, avec de grands gestes et deséclats de voix que sait, seul, donner ce bon cidre doré qui monte viteà la tête et qui fait chanter.
Le curé d'Etavias était un brave homme, bon comme, du pain, franc commede l'or, prêtre excellent et dévoué, et qui, par-dessus tout, détestaitles platitudes, les réceptions et les « salamalecs ». Elevé à lacampagne, parmi les paysans, il était resté à l'abbé Russec, malgré sonséjour au grand séminaire de Bayeux, une liberté de langage etd'allures qui, si elle le rendait populaire parmi ses paroissiens, lefaisait détester bien franchement de la vieille comtesse de Hauteroche,propriétaire du château d'Etavias. Vous pensez bien, n'est-ce pas,qu'un abbé qui ne va pas présenter, régulièrement deux fois parsemaine, ses hommages à Mme la comtesse, qui, délibérément, quand il yva, allume sa pipe au salon (oui, Monsieur, sa pipe), se promène prèsde la vieille douairière le chapeau sur l'oreille, les deux mains dansles poches de sa soutane, sifflotant entre ses dents, ne pouvait êtrebien vu. Aussi, au bout de peu de temps, le prêtre et la comtesseétaient-ils devenus, non pas deux ennemis, mais deux êtres profondémentantipathiques : la comtesse ne savait quelle méchanceté faire à l'abbéet, comme le curé d'Etavias ne manquait pas d'esprit, il trouvaittoujours le moyen de rendre à la vieille comtesse, très largement,selon sa coutume, la monnaie de sa pièce. Bref, les « histoires » deMme d'Hauteroche et de l'abbé Russec étaient connues vingt lieues à laronde, et il n'était pas une chaumière, une maison, un château, qui nese divertît aux dépens de la « vieille d'Hauteroche ». La douairièreenrageait et ne dormait plus ! Tout le jour, toute la nuit, arpentantles grandes salles du manoir où résonnaient ses pas, l'esprit à latorture, la douairière cherchait un moyen pour prendre l'abbé Russec endéfaut, et le faire changer de paroisse. Un soir, elle crut avoir enfintrouvé.
Le curé d'Etavias, très indépendant, détestait faire son catéchismedans l'église où baillaient les enfants ; il avait pris pour habituded'emmener pendant les beaux jours ses auditeurs en pleine campagne, aumilieu d'un bois, et là, assis sur l'herbe, de conter avec enjouementparaboles et histoires. On respirait mieux, on dormait moins, et aufond, le bon Dieu comme les hommes, chacun y gagnait !
— Pensez-vous, très chère, disait la comtesse à une baronne de sesamies, que nos enfants apprennent ainsi quelque chose ?
— Absolument rien, ma bonne, absolument rien, mais là, rien ! Et siMonseigneur savait.... !
Si Monseigneur savait.... Ces trois mots s'étaient gravés dans l'espritde la douairière.... Oui, oui, si Monseigneur savait... Eh bien !Monseigneur saurait ! Et, de sa plus belle plume, la comtesse écrivit àl'évêque que « le Curé d'Etavias faisait son catéchisme d'une manièrebien bizarre... D'ailleurs, si Monseigneur voulait juger parlui-même..., un jeudi... »
Trois jours après, de grand matin, les Bayeusains, très étonnés,voyaient s'en aller à travers les rues silencieuses de leur petiteville l'antique patache de l'évêché, emmenant loin de la vieillecathédrale Monseigneur et son grand vicaire.
Au midi, nos voyageurs arrivèrent à Etavias, passablement éreintés parles cahots de la bonne voiture, qui en cela ne le cédait en rien à sadernière sœur survivante, vous savez bien, la diligence d'Evrecy...? Ala porte du presbytère enguirlandée de chèvrefeuille, une vieillebonne, toute cassée, apprit à Monseigneur que M. le Curé était aucatéchisme « du côté » de Maltot, et que... A ces mots, Monseigneurfronça les sourcils....
Comment ! l'abbé fait son catéchisme en dehors du village...? Quelleidée.. ! Mais enfin, comment..? Au fait, allons voir.., et, remontantbrusquement dans la voiture qui gémit horriblement, Monseigneur, augrand trot de ses deux chevaux, partit dans la direction indiquée....Dans la petite tourelle du vieux château tout blanc, derrière le rideaude la fenêtre ogivale, la vieille d'Hauteroche riait, riait....
Au fond d'un vallon, tout taché de pâquerettes, l'abbé Russec avait cejour-là expliqué la parabole du « Bon Samaritain » et, les yeux biengrands ouverts, les enfants avaient écouté, très intéressés, «l'histoire » de M. le Curé. Ah ! je vous réponds que si le jour del'examen on interrogeait là-dessus..., on en saurait long... Mais toutlasse...., même une histoire, et un peu avant l'heure fixée, l'abbéRussec, s'apercevant que les yeux des uns « picotaient », que ceux desautres étaient attirés par la découverte d'une bienheureuse fourmilièreet que de petits cris se faisaient entendre, là-bas, sur la gauche ducôté des filles, on laissa là la parabole, et sur un geste du curéd'Etavias, en une folle débandade, les enfants s'éparpillèrent dans lacampagne. L'abbé Russec sourit, se leva, passa sa soutane, au pli de saceinture, bourra sa pipe, rejeta son chapeau en arrière, et tirant desa poche une liasse de papiers qui avaient dû être autrefois unbréviaire (oh ! il y avait très longtemps), il gagna la route. Lesoleil était de plomb. Pas un être aux champs. Pas un bruit. Lacampagne semblait dormir. Seuls, dans les avoines grises quitremblaient sous l'air embrasé, les « cris-cris » à longs intervallesfaisaient retentir leur chanson... Là-bas, tout là-bas, bien près dubrasier, des fins clochers de Saint-Etienne de Caen, s'en venait, unpeu assourdie, la grosse voix des cloches, et à l'ombre très tiède desormeaux, le curé d'Etavias regardait avec bonheur toute cette nature sibelle, maintenant toute sa vie. Soudain, il fut tiré de sa rêverie parun plaisant bruit de ferraille ; mettant sa main sur le visage enabat-jour, pour mieux voir, l'abbé Russec regarda attentivement sur laroute, qui dans un long ruban se déroulait devant lui. Rien... Ah ! sipourtant !... au loin, un gros point noir qui allait grossissant deminute en minute venait d'apparaître dans un immense nuage depoussière... Qu'est-ce que cela pouvait bien être ?... et le curéd'Etavias de mettre ses besicles... Non... mais... une voiture... unepatache !... Prelotte... ! mais oui... parfaitement.... c'est la «guimbarde » de l’Evêché ! Que diable vient-elle... Nom de nom deuxchevaux... Alors, ça y est, Monseigneur est dedans et pressentant un tour de la comtesse, Russec, rapidement, remplaça par deux ou trois épingles lesboutons de sa soutane manquant à l'appel, brossa son chapeau en un tourde main, et, tout souriant, s'en vint saluer Monseigneur qui descendaitde voiture, cramoisi, s'épongeant le front...
— Monseigneur, j'ai bien l'honneur...
— Ah ! enfin ! vous voilà, l'abbé ! Eh bien, vous savez, ce n'est pastrop tôt ! Je commençais à en avoir assez, moi ! Que diable faites-vousdonc ici, par un temps pareil ? Vous seriez cent fois mieux dans votrejardin, mon pauvre-ami, sous une tonnelle. Enfin ! voyons ? EtMonseigneur de se tourner vers le grand vicaire qui s'inclina ensouriant d'un air approbatif.
— Ce serait, en effet, Monseigneur, avec le plus grand plaisir que jeserais dans mon jardin, mais, le devoir passe avant toute chose, et,mon catéchisme ?...
L'évêque sursauta.
— Hein ? quoi ? Votre catéchisme... Mais, vous ne le faites pas ici, jeprésume ?
— Pardon, Monseigneur.
— Allons, voyons, vous voulez rire... D'ailleurs, où sont les enfants?...
— Ils viennent de partir, Monseigneur.... Oh ! ils s'endormaient ! etj'ai pensé, n'est-ce pas !....
— Oui, oui, parfaitement... Cela ne fait rien, je regrette d'arriver sitard... J'aurais aimé assister à votre leçon... Au fait, l'abbé,pourquoi ne nous prendriez-vous pas comme auditeurs..., pour une fois?... Cela me rappellerait le temps déjà bien lointain où le père Odo mefaisait réciter des « répons » que je trouvais bien longs... Allons,c'est dit !
— Monseigneur veut rire, je ne suis qu'un pauvre prêtre de campagne, etil ne m'appartient pas...
— Mais si, mais si !
— Et puis, Monseigneur, j'ai l'habitude de parler aux enfants, moi ; etil pourrait m'arriver de laisser échapper certains mots... un peuvifs... Je serais désolé de traiter Monseigneur ou Monsieur leVicaire-Général d'imbécile ou d'andouille !...
— Cela ne fait rien ! j'y tiens, moi ! Asseyez-vous là, mon chervicaire, sur ce talus... Faites attention aux orties ! faites attentionaux orties ! Et vous, l'abbé, commencez...
Très calme, très maître de lui en apparence, le curé d'Etavias ouvritun petit livre, le feuilleta, souffla entre les pages et brusquement,s'adressant à l'évêque :
— Dis donc, toi, là, le gros joufflu, tiens-toi un peu plus droit,d'abord, veux-tu ? et dis-moi ce que fait le bon Dieu dans le ciel.
Un peu suffoqué, l'évêque ne répondit pas.
— Ah ! nom d'une bombe ! Qu'est-ce qui m'a fichu un élève comme ça !Mais réponds... réponds donc..., où je te flanque au pain sec jusqu'àla fin de tes jours !
Pas un mot.
— Triple buse, va ! je le dirai à ta mère ! Et toi, là, le petit maigre! Qu'est-ce que fait le bon Dieu dans le ciel ?
Le grand vicaire se troubla... balbutia.
— Ah ! mais, là, s'agit pas de me conter des balivernes... Des faitsprécis... Tu ne sais pas.... Tu ne sais pas... mais, où as-tu donccouru au lieu de venir au catéchisme ? Tu ne feras pas ta premièrecommunion... Tu ne la feras pas... Entends-tu...? Tu ne la feras pas...et pas un mot, hein !
Silence consterné. Seul, sur le siège de la patache, le cocher riaitd'un air béat. Furibond, l'abbé Russec se tourna vers lui :
— Ah ! tu ris, toi, le rouquin ! Tu es donc plus savant que les autres? On va bien voir ! Eh bien ! réponds, et gare à toi, si tu te trompes! Je t'apprendrai à rire de tes camarades !
Et, de sur la lourde voiture une voix rauque, traînante, nasillarde,s'éleva :
— Y fait c'qui veut, s'pé, ch'est-t'y pas l'maît' !
— Très bien, mon ami, passe le premier on ne fera jamais rien de cesdeux ânes-là !
Olivier ADELINE.
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Les Cloches de l'Armistice
Dans le matin joyeux, sonnez, cloches de France !
Cloches dont l'âme en deuil sanglota le tocsin,
Sonnez longtemps l'Alleluia de délivrance,
Proclamez le triomphe saint !
Carillonnez bien fort en vos clochers de pierre
Qui ne sont pas tombés sous un immonde affront ;
Chantez à perdre haleine, ô clochers de l'arrière,
Chantez pour vos frères du front.
A l'instant où se tait la voix mâle et profonde
Du canon qui hurlait depuis de si longs mois,
Pour consacrer la paix, il faut que sur le monde
Plane maintenant votre voix.
A force de sonner, si vous êtes brisées,
C'est l'airain des canons qui vous remplacera,
Cloches, pour saluer les jeunes épousées
Et pour gémir le « Libera ».
Dans les beffrois, dans le plus humble monastère,
Chantez, carillonnez, et redoublez d'efforts,
Afin que de leur tombe, au plus loin sous la terre,
Puissent vous entendre nos morts.
Marguerite GENDRIN.
En maniant un Revolver
Je désire la mort et la tiens dans ma main,
De ce tube d'acier une balle lancée
Pourrait, comme la foudre, arrêter ma pensée ;
Et j'aurais de ma vie abrégé le chemin.
Oui ! Je peux terminer mon douloureux calvaire,
Je suis las de gémir, mon cœur a trop souffert !
Puisque de déserter un moyen m'est offert,
Je cesse d'hésiter, je vais me satisfaire.
Est-ce bien déserter que m'en aller là-bas ?
Ne puis-je, sans danger, pour libérer mon âme
Provoquer cette fin que souvent je réclame,
Voir ce monde inconnu d'où l'on ne revient pas ?
Eh bien, non ! Sans faiblir, j'achèverai ma tâche ;
Jusqu'au dernier moment je subirai mon sort,
Car je doute et ne sais si se donner la mort
C'est être courageux, ou si c'est être lâche !
Mais ne me blâmez plus quand je suis triste, amis,
Sachant qu'au désespoir ma vie est condamnée,
Je peux — vous le voyez — briser ma destinée
Je peux m'anéantir. Et cependant, je vis !
Janvier 1919. V.-Louis MARTIN.
Au Château des PénitentsCeci n'est pas un conte, et pour que le lecteur
Ne cherche pas longtemps où se passe la scène,
Je dirai qu'à Vernon, dans un site enchanteur,
Se trouvait un couvent sis non loin de la Seine.
La pioche aidant le temps à renverser les murs
Vétustes et branlants, une haute toiture
Surgit dans les taillis, abris discrets et sûrs
Des anciens Pénitents (1). Or, voici l'aventure :
Le castel était neuf : l'ouvrier en sortait
Chargé de ses outils. Les ors et la peinture
Brillaient d'un vif éclat et le maître comptait
A ses amis bientôt en faire l'ouverture.
Mais le tocsin, soudain, éteignit du plaisir
Les appels séducteurs, et tandis que la France
S'armait, le châtelain n'eut plus qu'un seul désir :
« Ce toit, dit-il, abritera de la souffrance.
« Ce toit n'est plus le mien, il appartient à tous
« Désormais, riche et gueux, chef et troupier, n'importe,
« Pourvu qu'ils soient soldats ! » Et d'un geste très doux
Il remit parc, manoir, jusqu'aux clefs de la porte !
*
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La Croix-Rouge y plaça son emblême sacré. (2)
Dames et Présidente avaient tout préparé
Pendant plus de vingt ans, faisant de telle sorte
Que malades, blessés, en foulant les pavés,
Trouvèrent les lits prêts et, de linge parés.
*
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Sublimes femmes, aux longs vêtements de toile,
Qui semblez à nos yeux madones d'autrefois,
Prêtes à consoler dans leur marche à l'étoile,
Les héros défaillants, tombés au coin d'un bois,
Magiciennes, dont le regard est si tendre
Qu'il suffit, pour guérir, presque autant que vos doigts,
Si bien que les blessés, quand il leur faut reprendre
Le chemin du dépôt, sanglotent quelquefois
En vous serrant les mains, — ô vous, soyez bénies !
Bien souvent nos grands gars, à leur réveil fiévreux,
Oublient en vous voyant leurs chaumines fleuries,
Où pourtant il ferait si bon vivre, chez eux
Quelques autres ici, pour de brèves semaines,
Retrouvent le foyer de la Flandre et du Nord,
Le toit familial avec ses joies sereines,
Le repos avant un rude et nouvel effort !
Les souvenirs du front, assauts, meurtres, carnage,
S'éloignent quand paraît la fée en tablier.
La douleur n'est qu'un mot devant son doux visage,
Devant elle la mort doit même se plier.
Dispensatrices de tendresses infinies,
Ah ! que vous ayez les cheveux blancs, blonds ou noirs,
Vous que l'on voit debout, matins, midis et soirs,
Sans vous lasser jamais, — ô vous, soyez bénies ! (3)
*
**
Un jour luira pourtant où la Paix attendue
Enfin déposera son rameau d'olivier.
Dans la chaude maison aux possesseurs rendue
Les fées ne viendront plus en ces lieux épier
Les plaintes, les douleurs des héros de la guerre.
Mais qui sait si leur ombre, à certains jours d'été,
N'apparaîtra légère ici, comme naguère ?
— Généreux châtelain, digne d'être chanté,
Vous connaîtrez encore des heures d'allégresse
A revoir leurs cheveux d'argent, d'ébène ou d'or,
Car elles vous crieront : « Merci », pour la jeunesse
Qu'elles ont pu, par vous, arracher à la mort !
Ed. S
PALIKOWSKI. (1) Le château moderne des Pénitents se trouve à Vernonnet (Eure),faubourg de Vernon, sur l'emplacement de l'ancien couvent des Pèresréformés du Tiers-Ordre de Saint-François, portant le nom dePénitents. Ceux-ci établis dès le treizième siècle, non loind'Heurgival, obtinrent, par lettres patentes de Louis XIII, le droitd'édifier à Vernonnet un prieuré. Ils le firent en 1618. La communautéréduite à dix religieux en 1723, manquant de revenus en 1790, dutfermer ses portes à la Révolution. Devenu maison particulière lecouvent fut abattu par le dernier propriétaire, M. Choque, qui fitélever l'édifice actuel. Les jardins ont été transformés en un parcsplendide, plein de fleurs et de verdure, d'où l'on découvre à mi-côteun panorama des plus grandioses.
(2) L'hôpital auxiliaire 204 du Comité des Dames Françaises, dont laprésidente est Mme E. Steiner, y installa cinquante lits en août 1914,grâce à l'insistance touchante de M. et Mme Choque qui offrirent leurdomaine, tandis que leurs gracieuses jeunes filles, revêtant le costumed'infirmière, apportaient par la suite leur part de dévouement et detravail, la douceur de leur sourire. L'hôpital n'en est plus à compterles preuves renouvelées de l'inépuisable bonté de cette famille sipatriote et si généreuse.
(3) Voici, à titre documentaire, les noms de ces femmes, aussi modestesque zélées, en activité de service au 31 décembre 1915. — Présidente :Mme Emile Steiner ; Lingerie : Mmes Hérot et Ruy ; Services de Médecineet de Chirurgie : Mmes I. Aumont, Binet-Gallot, Bertaux, J. Bourgault,Marie-Louise Choque, L. Duboc, Henriette Lefebvre, Marthe Lemaître ;Pharmacie : Mlle Suzanne Choque.******
AUROREA M. et Mme Leroux.
Aux portes du Levant, ceinte de chastes voiles,
La virginale aurore exalte sa beauté ;
Elle hésite, sourit, et d'un geste argenté
Cueille au céleste parc les mourantes étoiles.
Tout est paisible encore. En de rustiques toiles,
Le laboureur repose avec tranquillité.
Le sommeil, familier aux simples, a dompté
La fécondante ardeur qui bouillonne en ses moelles.
Alors, par la campagne, aux plus lointains échos,
Une brusque fanfare éclate, car les coqs,
Cabrés dans l'or subtil d'un rayon qui les noie,
Ont vu, se déployant à l'horizon vermeil,
Irradier parmi l'espace qui flamboie
L'épanouissement splendide du soleil.
Théophile D
EFESCAN. ********
Institutions Régionalistes
L'esprit régionaliste normand vient de se manifester par deuxinitiatives qui auront des résultats du plus grand intérêt :
Le ComitéNormand-Alsacien d'Union scolaire, d'origine universitaire, qui sepropose des échanges d'enseignements, de méthodes et d'élèves entre lesétablissements mulhousiens et rouennais ; et la
Société Concordia,dont le but est de développer en Normandie l'étude des languesvivantes, particulièrement de l'anglais ; par sa situation géographiquenotre région devant être le trait d'union naturel entre l'Angleterre etle centre de la France. Ces deux entreprises montrent le double champ d'expansion durégionalisme français, qui tend d'une part à faire coopérer entre ellesles forces vives des diverses régions françaises, et de l’autre à créeret consolider des liens entre notre pays et l'étranger, ouvrant la voieà la
Société des Nations. M. A.
*
* *
Il est une autre institution régionale normande dont il a été peu parléjusqu'ici et qui, cependant, méritait d'être signalée.
C'est le
Comité Franco-Serbe de Rouen, dû à l'initiative de MmeNibelle, et que préside avec un inlassable dévouement le docteur LucienDanzel.
Fondé seulement en juillet 1918 par les Amis de la Nation Serbe pourprovoquer et grouper dans la région normande toutes les sympathies enfaveur de la nation serbe, le
Comité Franco-Serbe de Rouen a bienvite dépassé le nombre de cent membres avec une souscription voisine de16.000 francs.
Sans compter les envois faits précédemment et séparément par sesmembres, le Comité a, dans les deux derniers mois précédantl'armistice, fait parvenir un millier de colis individuels aux soldatsserbes prisonniers en Autriche. Depuis l'armistice, il a envoyé déjà250 colis aux Serbes rapatriés par la légation royale de Serbie etremis 1.000 francs pour l'Œuvre des Enfants serbes présidée par MmeVesnitch.
En outre, il accueille les prisonniers serbes rentrant par mer ou parle nord de la France et s'intéresse toujours aux soldats serbes mutilésde l’Ecole de rééducation Gouraud.
Son œuvre ne fait d'ailleurs que commencer, car le but des fondateursest de travailler à créer, pour l'après-guerre, toutes mesures quifortifieront les rapports intellectuels, développeront les relationséconomiques et, sur la base de l'estime mutuelle, assureront l'amitiéla plus cordiale et la plus durable entre les deux nations.
Voilà donc une institution qui, destinée d'abord à soulager lesinfortunes, puis à consolider les liens entre notre pays et l'héroïqueet infortunée Serbie, ouvre, comme celles dont parle plus haut notrecollaborateur, la voie à la Société des Nations.
L'accès du
Comité Franco-Serbe de Rouen est ouvert à toutes lesbonnes volontés et il est à souhaiter que des ressources de plus enplus importantes soient mises à sa disposition pour lui permettre laréalisation de son idéal.
Le
Comité Franco-Serbe de Rouen, placé sous le patronage de MM.Vesnitch, ministre de Serbie en France, et Maurice Nibelle, député deRouen, a son siège à Rouen, 9, rue des Arsins.
Son bureau comprend : Mme M. Nibelle et M. Ernest Deshayes, présidentsd'honneur. MM. Lucien Danzel, président ; Fontaine, vice-président ;Mme Bérenger, secrétaire général ; MM. Vlaikowitch, secrétaire serbe ;Levasseur, trésorier ; Voislav Bogitch, trésorier adjoint
Son conseil est composé de : Mmes Beaujard, Walter, Lepauvre,Sylvester, Poitier ; MM. Schull, Leitz, lieutenant Michitch, Nebout,Djonich, Weil.
A. MACHÉ.
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ÉCHOS ET NOUVELLES
« LE CHEMIN DÉLAISSÉ »
(Ecrit en guise de Préface à un livre qui s'en passe bien.)
Pardonne-moi, lecteur, si je ne laisse à personne le soin de teprésenter mon dernier ouvrage. Mais il n'est ni dans les salles derédaction, ni sur la table des critiques en vogue. Des cinquanteexemplaires qui en existent la plupart sont aux mains de mes amis. Ilsles ont payés à peu près leur poids d'argent ; et il en reste à peineassez, dans un coin de ma bibliothèque, pour satisfaire mes amis àvenir. C'est un petit livre de quatre-vingts pages, enjolivé defigurines par mon vieil ami Léon Moignet, imprimé avec soin par unhonnête breton de Vannes. Le papier en est solide, les images nettes,le texte lisible. C'est presque aussi bien qu'un livre anglais. Lespoèmes y sont d'une page, et les alexandrins n'y brillent que par leurabsence. Des amis ont loué ce livre ; et je les crois sincères : qui apayé en beaux écus sonnants ne doit point monnaie de flatterie. En touscas, rimeur, artiste, typographes, ont fait de leur mieux, et ne sontpoint trop mécontents d'eux-mêmes.
Quant à ce qui est de la matière du texte, c'est autre chose. Pauvretéd'idées, pauvreté de sentiments, pauvreté d'art. Ainsi parle un poèteen la conscience de qui j'ai foi. Et vraiment, je ne pouvais espérermeilleur jugement. Car le «
Chemin délaissé », c'est mon enfance depaysan pauvre, au foyer de ma grand'mère illettrée. Là, le cœur estgrand et la tendresse infinie. Tout le reste est en harmonie avec lesimages d'Epinal qui ornent les murs délabrés. Croyances, confiances,résignations, joies, douleurs, pensées, sentiments, tout est simple,naïf, brutal, ou rudimentaire. Or, il m'a plu, naïf aussi, de racontercela, et de le faire fidèlement, pauvrement, sans prétention. Enfaut-il plus long qu'un rondel pour dire un sourire d'enfant, unemalice de femme, une toquade de vieux ? Et faut-il faire parler enquatrains majestueux et délirants ceux qui ne surent qu'enbalbutiements extérioriser leur vie intérieure ? Je ne l'ai pas cru. EtMoignet aussi s'est contenté, pour créer l'atmosphère du livre, dequelques visages de paysans, de croquis d'églises, de silhouettes deruines. L'imprimeur a donné à l'ensemble un aspect sobre et rustique,comme il convenait... Et le livre n'avait pas besoin de nom d'auteursur la couverture, mais d'une image ; il n'a rien à faire aux vitrinesdes libraires ni chez MM. les Critiques ; et à la rigueur, si le métierde copiste existait encore, j'aurais pu me dispenser de cetteimpression...
Gaston LE RÉVÉREND.
*
* *
— A propos de notre dernier filet, au sujet d'une coquillemalencontreuse qui déparait le bel article de Mme Andrée-M. Forny surÉmile Alder, dans
Lutetia, la spirituelle directrice du
Tourbillonnous écrit : « ... La coquille signalée est à remplacer par des « nus »;
vers pour
nus c'était au moins imprévu, mais j'écris si mal !... » Dont acte... « Et c'est encore une belle coquille à notre chapeau depèlerin! », ajouterait Léon Lafage.
— En notre dernier article sur
L'Effort des Revues à Rouen, nousavons noté l'effort de
La Revue Normande, à Rouen et autour de lamétropole normande. Il va sans dire, — et le lecteur l'a compris, —qu'une belle partie de cet effort revient à Pierre Préteux, pionnierinfatigable. Donnons-lui ici le laurier qui lui revient. Et associonsaussi à notre hommage la mémoire du doux et charmant Aristide Frétigny,dont la perte nous est si cruelle. Mon excellent ami Alexandre Etiennene m'écrivait-il pas, ces jours-ci : « J'ai été peiné en apprenant lamort de Frétigny. Ce pauvre ami avait été à demi épargné par latourmente on pouvait espérer qu'il nous resterait.: » Hélas !
*
* *
Il est beaucoup parlé de la
Caisse nationale littéraire (
Le Milliondes Lettres) et une très grande partie de la presse y a apporté sonappui. On lira avec finit sur ce sujet la plaquette éditée par la
Renaissance du Livre, qui contient le
Programme de Gaston Vidal,l'Enquête de M.-C. Poinsot et l'Etude du projet de Loi.... A notreépoque, il est juste que l'on s'occupe de l'écrivain, et à notre époqued'organisation, c'est possible. On songe à tels écrivains morts dans lapauvreté, épuisés, des noms nous viennent sous la plume qu'il estinutile que nous écrivions parce qu'on ne les connaît que trop... Qu'onnous permette d'extraire de
Rouen, Rouennais, Rouenneries, ce bouquincurieux et pittoresque d'Eugène Noël — cette anecdote... L'auteur parledu sublime bric-à-brac de Rouen et il écrit : « ...C'est l'anarchie dela curiosité, mais quelle riche et triomphante anarchie c'était il y acinquante ou soixante-ans, au temps, par exemple, où je voyaisHyacinthe Langlois accoudé en extase devant quelque étalage en pleinvent ! Il marchandait, on demandait dix sous : il ne les avait pas... »
Et quand on songe à ce que la Normandie et tous les archéologuesdoivent aux travaux de Langlois, cette simple anecdote ne fait passourire.
G.-U.- L.
*
* *
Le grand artiste Albers, de l'Opéra-Comique, créera en janvier, àParis, à l'Université des Annales, la magnifique partition inédite quele compositeur italien, Alf. Amadei a écrite sur la poésie bien connuede notre collaborateur Georges Normandy :
Quand ils reviendront...Les lecteurs des
Annales auront la primeur de cette vigoureusepartition.
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En souscription chez Crès, éditeur, 116, boulevard Saint-Germain :
Dans la poussière des Vieux murs, poèmes de Pierre Varenne, préfacede Gustave Geffroy, douze bibliographies originales et dessins, dans letexte, de coins pittoresques, par Jean.-Ch. Contel. Tirage limité à 250exemplaires sur normandy-vélum. Prix; 30 fr. et 100 fr. Adresser lesdemandes à M. Jean-Ch. Contel, 19, boulevard Sainte-Anne, à Lisieux(Calvados).
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A la vitrine de M. Legrip, à Rouen, M. G. Poulain, connu par sestravaux décoratifs de sculpture, expose un coffret de bois sculpté,décoré d'arcatures ogivales et portant les armoiries des principalesvilles normandes. Finement et nettement ciselé, ce coffret s'accompagned'un médaillon religieux, un profil de Christ taillé en plein bois etd'un crucifix, d'une riche ornementation très fouillée.
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Dans
La Revue des Indépendants, M. Linelle consacre une petite étudeà un poète normand mort il g a vingt-cinq ans et auquel. Le Havre, saville natale, a élevé un monument dans un de ses squares. « Il estmort, et un monde d'harmonies est mort avec lui » a dit de lui AnatoleFrance. Dans sa substantielle étude, M. Linelle reproduit
LaChauve-Souris, que le poète aimait tout particulièrement et qu'il sefaisait relire quelques jours avant sa mort.
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LES ETINCELLES DE L'ENCLUME
Sous ce titre pittoresque, le distingué poète rouennais Pierre Préteuxvient de publier (Perche, éditeur à Paris), un nouveau florilège danslequel s'affirment son habileté prosodique et sa vigueur d'expression. L'auteur des
Etincelles de l'Enclume, qui est en outre le directeurde la
Revue Normande, occupe une honorable place au premier rang desrégionalistes français.
CONCOURS DE POÉSIE
PRIX LUCIEN FOUCHÉ. — Conformément aux conditions du legs fait par M.Lucien Fouché, la
Société libre d'Agriculture, Sciences, Arts etBelles-Lettres du département de l'Euredécernera, en 1919, un prix de600 francs au meilleur poème écrit à la gloire du Soldat-paysan de lagrande guerre. La Société serait, en outre, disposée à donner, s'il yavait lieu, une récompense au poème qui serait jugé le second enmérite. Les auteurs ont toute liberté pour le choix du genre et lenombre desvers. Les œuvres présentées doivent être inédites et n'avoir jamaisfiguré à aucun concours. Le poème récompensé restera la propriété de laSociété, qui se réserve d'être la première à en faire la publication,et les autres seront rendus aux auteurs, sur leur demande. Dans le casoù la Société ne jugerait aucun travail digne d'être couronné, le prixne serait pas décerné. Les manuscrits devront être adressés, franco deport, à M. AlbertDoucerain, secrétaire perpétuel de la Société, à Evreux, 12, rue de laBanque, avant le ter mai 1919, Ils porteront une épigraphe ou deviserépétée sur une enveloppe cachetée qui contiendra l'indication du nomde l'auteur. Les concurrents qui se feraient connaître seraient exclusdu concours.
A SAINT-LO
En cette bonne ville de Saint-Lô, on ne songe guère à tirer vanité desbeautés du pays. Serait-ce qu'on les ignore, ou plutôt qu'on secontente de les goûter égoïstement, sans vouloir en faire part, dans lacrainte que le horsain n'entende et s'approche ? Vous ne verrez pas les devantures de nos libraires, comme en certainespetites villes de ma connaissance, remplies d'histoires locales,signées par des célébrités locales. Nous n'étalons pas volontiers notrepassé, nos coutumes, nos talents. Chacun cultive en secret son jardin ;les manifestations extérieures intellectuelles où artistiques sontrares. Aussi, est-ce une bonne fortune pour ceux dont l'amour envers lapetite patrie souffre de ne pas pouvoir se traduire tout haut,lorsqu'un fervent du pays vient leur dire :
— Regardez votre cité ! Admirez-la ! Moi qui l'aime et qui la connaisbien pour en avoir étudié toutes les pierres, tous les aspects, toutesles légendes, je veux vous la faire connaître et mieux aimer !
Cette bonne fortune, nous l'avons eue le 8 décembre dernier. Un curé decampagne, l'abbé Adde, un vrai Normand de chez nous, celui-là, qui aimenotre Cotentin d'une âme de paysan et qui l'étudie en fin lettré, nousa fait un historique poétique et documenté de Nostre-Dame dans leCotentin. Il avait prêché le dernier Carême, en ces heures douloureusesde la guerre durant lesquelles sa parole confiante et vigoureuse depatriote a préservé certains défaillants « du péché de désespérance ».Ce Normand fervent sait prendre les cœurs où palpite l'amour duterroir. Notre revue régionaliste est heureuse de lui rendre hommage.
M. G.
AU MONT SAINT-MICHEL
Après des travaux qui ont duré de longues années et qu'avait rendusnécessaires, et même urgents, l'état lamentable du monument, larestauration de la célèbre abbaye est enfin terminée, et la Merveilleapparaît dans toute sa splendeur de sa beauté première.
Les visiteurs y furent toujours nombreux, même pendand la guerre : on yvit, notamment, une foule d'officiers et de soldats des armées alliées,désireux d'admirer un des plus purs chefs-d’œuvre de l'architecturefrançaise. Mais la plupart des visiteurs, même ceux appartenant à desconfessions différentes ou n'appartenant à aucune confession,exprimaient le regret que le culte ne fût pas célébré dans l'église,qui semble, dans son état actuel, un corps sans âme, — car elle estabsolument nue, sans un autel, sans une statue, sans même un prie-Dieu.
Il est à remarquer que l'église de l'abbaye du Mont-Saint-Michel n'ajamais été désaffectée : le culte y fut simplement suspendu par suitedes travaux entrepris par l'administration des beaux-arts et quin'auraient pas permis la célébration régulière des offices. Maismaintenant que les travaux sont finis et que la guerre est terminée,les voyages vont reprendre, et les visiteurs viendront de plus en plusnombreux au Mont. Et l'évêque de Coutances et Avranches, jugeant que lapetite chapelle qui sert provisoirement d'église paroissiale estdevenue absolument insuffisante pour les besoins du culte, surtoutpendant la belle saison, vient d'émettre le vœu que la magnifiqueéglise, dédiée à l'un des patrons de la France, soit rendue au culte etque le
Te Deum de la victoire y puisse être chanté comme dans toutesles églises et temples de France. Le gouvernement tiendra certainementà donner satisfaction à ce vœu qu'appuient tous les amis, tous lesadmirateurs du Mont-Saint-Michel.
Jacques EVRARD. (La Liberté.)
LE HAVRE
Il vient de se fonder en notre grand port normand une nouvelle Sociétéappelée à rendre les plus grands services au point de vue des étudesOcéanographiques. Sous les auspices de l'Université de Caen avait été créé dernièrementau Havre un Institut océanographique. La nouvelle société, quis'intitule
Société des Amis de l'Institut océanographique,a pourbut, sans s'immiscer dans le programme d'études de l'Institut, deprocurer à ce dernier les ressources nécessaires au développement deses laboratoires et à l'achat des appareils spéciaux très coûteux queles crédits affectés ne permettent pas toujours d'acquérir. Au point devue pratique immédiat, cette société rendra d'appréciablesservices aux études nécessitées pour les perfectionnements à apporteraux bateaux et aux engins de pêche, cette industrie s'étant développéed'une façon toute particulière depuis quelques mois au Havre, grâce àl'impulsion du syndicat, nouvellement créé, des armateurs à la pêche.Et nous avons vu, avec le plus grand plaisir, figurer parmi les membresdu bureau de la nouvelle société, en qualité de vice-président, l'hommequi, sans préparation particulière, et en pleine période deshostilités, a eu le courage de créer une flottille de pêche, et deréunir en un syndicat agissant toutes les énergies éparses. Nous nousréservons d'ailleurs de faire figurer dans notre galerie des figuresnormandes cette figure havraise qui a bien mérité des estomacs de sesconcitoyens.
PORT DE HONFLEUR
Le
Syndicat Transatlantique de Honfleur, d'accord avec lamunicipalité et la Chambre de Commerce de cette ville, se propose decréer, à côté du port actuel, un nouveau port susceptible d'abriter desnavires de 5.000 tonnes et aménagé principalement, pour les besoins etle développement des industries agricoles. On débutera parl'installation immédiate d'abattoirs et de frigorifiques, de grenierscoopératifs, élévateurs et machines pour le nettoyage et la sélectiondes grains, etc., etc. Une partie-du nouveau port sera faite de darses réservées auxindustries agricoles, avec outillage approprié à chacune d'elles.
AMÉLIORATION DE LA SEINE
L'Etat vient de voter un crédit de 1.400.000 fr. affecté, suivantévaluation de l'administration, pour sa part contributive dans lesfrais des études à faire pour l'établissement de l'avant-projet de laseconde branche des travaux destinés à assurer l'amélioration complètede la Seine au double point de vue des inondations et de la navigation,entre Port-à-l’Anglais et Rouen.
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Le Gérant : MIOLLAIS.
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IMPRIMERIE HERPIN, Alençon. Vve A. LAVERDURE, Successeur.