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ATHILDEde Gerville, veuve du Comte de Valmaure, quelques années avant la mortde son époux, étoit devenue héritière, du côté maternel, du Marquisatde Négremont, situé dans les Ardennes, & qui étoit Franc alleud’où relevoient plusieurs fiefs assez considérables. Rendue à saliberté par la perte d’un mari auquel le devoir l’avoit unie sansl’aveu du penchant, mais à qui la raison, l’estime & lareconnoissance l’avoient attachée par des noeuds plus solides que ceuxde l’amour, elle ne respira plus d’autre bonheur que celui del’indépendance. Pour s’y livrer entièrement, elle avoit vendu tous lesbiens qui lui appartenoient dans le Pertois (1) où elle étoit née,& du produit de cette vente elle avoit augmenté son domaine deNégremont où elle étoit venue se retirer dans le dessein d’y régnertranquillement au milieu de ses vassaux.
Si la beauté ne donne pas la puissance, elle sert du moins à en fairechérir les droits. Mathilde n’étoit pas encore dans sa vingt-sixièmeannée lorsque les Ardennes s’embellirent de l’éclat de ses charmes,& virent tempérer la rudesse de leur climat, par les agrémensde son esprit, & la douceur de son caractère : aussi ravis desbelles qualités de son âme qu’éblouis de ses attraits, tous ses Vassauxse disputèrent l’honneur de lui rendre le premier hommage. Touchée deleur empressement, elle ne parut point s’énorgueillir de l’effet que savue produisoit sur tous les coeurs. Pour rendre son triomphe pluscomplet, elle ne voulut point en effleurer la gloire en excitant, paraucune attention particulière, la moindre rivalité. Cependant, malgréles efforts de sa modestie, malgré les soins qu’elle prit pour déguisertoute espèce de préférence, à travers le voile de la plus adroitepolitique, on crut s’appercevoir que les respects d’Arnaud, Sire deClarange, avoient été les mieux reçus. Le préjugé étoit pour lui ; c’enétoit assez pour éveiller la jalousie.
Ce Sire de Clarange étoit un heureux aventurier, dont la fortunesembloit prendre plaisirs à élever le crédit sur les ruines de l’amour.C’étoit un esprit liant, souple, affectueux, prévenant ; personnen’entendoit mieux que lui à concilier son humeur avec toutes lesfantaisies des femmes, à se prêter à tous leurs gouts ; il savoit seplier à tous leurs caprices ; tantôt original, tantôt singe, il sevarioit suivant les jours, les heures, les momens ; il philosophoit, ildéraisonnoit, il folâtroit, il pleuroit au gré de celles qu’ilcourtisoit : fait pour ne se rebuter de rien, il n’étoit jamaiséconduit ; avec l’air le plus avantageux, il avoit l’art de se rendreintéressant, il ne parloit de sa valeur que du ton qui fait croire auxbraves, & il n’en étoit que plus considéré des belles,& redouté de ses rivaux. Trois femmes, qu’il avoit épouséessuccessivement & dont il avoit eu la précaution de s’assurerl’héritage, avoient contribué à le rendre le plus puissant des Vassauxde Mathilde. Et quoique le chagrin les eût moissonnées toutes trois, ons’envioit encore l’honneur de plaire au délicieux Arnaud : il semblequ’un homme de mauvaise foi soit une pierre d’aimant pour les femmes ;elles s’y attachent en dépit de la raison & d’elles-mêmes, leurvanité ou leur coquetterie, les rend toujours dupes des faussesapparences.
On devine bien qu’Arnaud ne manqua pas de profiter de la premièreimpression que l’on présumoit que son hommage avoit faite sur le coeurde la nouvelle Marquise de Négremont. Ses visites furent d’abordfréquentes, ensuite il eut l’air de se moins prodiguer, peu à peu ilcéda aux reproches que l’on lui fit de sa rareté, & finit pardevenir essentiel. Par ce manége, il s’étoit flatté de captiver le coeurde sa Suzeraine & il comptoit déjà ses égaux au rang de sesVassaux. Cependant Mathilde écoutoit encore assez la raison pour nepoint s’abandonner aveuglément aux dangers d’un penchant qui l’auroitconduite à sa perte. En s’attachant Arnaud par des égards, elle n’avoitd’autre vue que d’en faire un esclave, dévoué à toutes ses volontés.D’ailleurs, le plaisir d’humilier ses rivales satisfaisoit en secret savanité. L’amour-propre est naturel chez les femmes, c’est un foibleinséparable de leur être ; il devient en elles une source d’esprit& d’agrémens. Pourrions-nous leur reprocher un défaut qui nesert qu’à les rendre plus aimables ? Jalouse de sa liberté, &veuve d’un époux qui, par les plus tendres complaisances & lesprocédés les plus honnêtes avoit sçu fixer son estime, la Marquisesentoit tous les risques qu’elle couroit, en s’exposant aux capricesd’un homme chéri de toutes les femmes, & par conséquent, faitpour les trahir toutes.
Depuis six ans, on ne parloit dans les Ardennes que de l’étrangebisarrerie d’un Solitaire, nommé Basile, qui faisoit sa demeure entredes rochers peu éloignés des bords de la Semoi, versl’endroit où cette rivière prend sa source. Le château de Négremontn’en étoit qu’à environ trois milles de distance. La manie de cet hommeextraordinaire étoit de fuir tout commerce avec les humains. Seul avecun Serviteur dont il étoit plutôt l’ami que le maître, ils s’occupoientensemble à cultiver quelques portions de terre qui lui appartenoient& qui fournissoient à leurs besoins. Une grotte qu’ilss’étoient bâtie eux-mêmes, leur servoit de retraite, & ils s’yétoient rendus inaccessibles à tout le monde. Lorsque la chaleurinterrompoit leurs travaux, Basile alloit chercher dans l’épaisseur desforêts un asile contre les ardeurs du soleil, & s’y livrer àses profondes rêveries. Si quelqu’un le rencontroit ou vouloitl’aborder, il savoit bientôt se dérober à sa vue ; si quelquefois onosoit le suivre ou l’interroger malgré lui, la fierté de ses regards enimposoit aux plus indiscrets. A la noblesse de sa figure, dont lestraits sembloient altérés par la douleur, à la dignité de sa démarchequi démentoit la simplicité de ses habits, il étoit aisé de juger quec’étoit quelque homme d’une naissance élevée, qui étoit venu ensévelirdans ces déserts son nom & ses malheurs. Du moment que l’onl’avoit vu, on n’éprouvoit plus, à son égard, d’autres sentimens queceux du respect & de l’attendrissement & on se retiroittoujours plus pénétré de sa tristesse qu’offensé de sa misantropie.
Un soir que la Marquise donnoit à souper, on fit tomber la conversationsur le chapitre du Solitaire, & le portrait singulier qu’on luien fit, excita si fort sa curiosité qu’elle se mit dans la tête de levoir, & de lui parler à quelque prix que ce fût. Le Sire deClarange, qui n’avoit cessé de disserter sur les différens jugemens quel’on en avoit portés, voulut bien le ranger dans la classe de cesprétendus philosophes, dont l’extravagance fait tout le mérite.L’oisiveté, dit-il, a ses charlentans comme l’industrie ; il y a desambitieux de toute espèce, & tel qui n’auroit joui d’aucunedistinction en vivant parmi les hommes, sait en acquérir en fuyant ouen dénigrant leur Société. Tout dépend du jour dans lequel on est vu ;la manière de s’annoncer donne l’opinion, & l’opinion fait lereste. Il cita à ce sujet beaucoup d’exemples de personnages ridicules,dont la folie publique avoit immortalisé l inutilité, & trouvaque c’étoit mettre la célébrité à trop bas prix que de s’occuper d’unêtre comme Basile. Les hommes, ajouta-t-il, se dégradent eux-mêmes enestimant les fous qui les méprisent ; songeons à ceux qui nous aiment,oublions ceux qui nous haïssent. Ce discours ne refroidit pointl’empressement que la Marquise témoignoit de voir le Solitaire.Clarange, piqué, mais cherchant à déguiser son humeur sous une feintegaîté, lui proposa, puisque chacun en parloit avec tant d’admiration& désiroit de le connoître, d’aller l’enlever dans sa cabane& de le promener dans ses terres comme un animal curieux. Cettecérémonie achevée, poursuivit-il, dès qu’il a fait voeu de dét[e]ster legenre humain, pour le remettre à son aise, nous lui ferons faire l[e]shonneurs de votre basse-cour.
La Marquise improuva l’indécence de cette proposition & de laplaisanterie. Clarange, lui répondit-elle, j’avois meilleure opinion devotre coeur ; sachez que la vertu est respectable en quelque lieuqu’elle habite, & que ce n’est pas le moindre effort qued’apprendre à borner ses désirs. Tranquille dans sa chaumière, Basilen’y est à charge à personne : Content de peu, il vit sans ambition ; sapauvreté l’exempte de remords. Si tous les hommes cherchoient comme luià devenir indépendans de la fortune, croyez que la société y gagneroitbeaucoup. L’égalité rendroit plus étendue la chaîne qui nous lie. Lamédiocrité n’est pas toujours si loin du vrai bonheur que l’opulence ;ne nous éblouissons point de notre grandeur, & respectons leSage qui ne sait point l’envier.
Tous les convives applaudirent autant à la justesse de cette réponsequ’aux grâces avec lesquelles elle fut prononcée. Clarange, confus,rougit de son indiscrétion, justifia l’inconséquence de ses avis enfeignant qu’ils n’étoient qu’un pur badinage par lequel il avoit vouluéprouver ceux qui l’écoutoient, & ajouta que l’indignationgénérale qu’il avoit excitée parmi eux faisoit l’éloge de leurssentimens.
Lorsque la compagnie fut retirée, la Marquise repassa dans sa mémoiretous les points de conversation auxquels la vie solitaire de Basileavoit donné sujet. Les différentes raisons qui justifioient la hauteidée que l’on avoit de sa naissance excitèrent en elle la plus tendrepitié. Elle cherchoit à deviner quels pouvoient être les motifs quil’avoient déterminé à briser volontairement tous les noeuds de lasociété pour s’anéantir dans un désert. La haine constante qui leséparoit du monde à la fleur de son âge, le chagrin dont il paroissoitdévoré, l’ennui qui le suivoit partout, & qui sembloit faireses uniques plaisirs, ne venoient, sans doute, que d’un coeur griévementblessé, & l’envie qu’elle avoit d’en pénétrer la causel’entraîna dans les plus sérieuses réflexions.
Le lendemain, dès qu’elle fut visible, le Sire de Clarange ne manquapas, suivant son usage, de se rendre chez elle pour s’informer commentelle avoit passé la nuit : Clarange lui demanda si c’étoit à quelquemauvais rêve qu’il devoit imputer le changement qu’il remarquoit enelle ; & le ton de froideur avec lequel elle lui répondit, luifit croire qu’il venoit de commettre une indiscrétion.
Mathilde imaginant enfin que le plus sûr moyen de dissiperses ennuis, étoit de s’entretenir de l’objet qui les avoit causés, ellerevint sur le chapitre du Solitaire, & pria Clarange de luiavouer de bonne foi ce qu’il pensoit de cet homme dont on faisoit tantde recits, & s’il ne seroit pas tenté, comme elle, desoupçonner que c’étoit quelque passion qui le réduisoit au partidésespéré qu’il avoit pris de renoncer à toute société. Il est vrai,lui répondit Clarange, que l’amour nous porte souvent à d’étrangesextrémités, & je ne pardonne qu’à ses fureurs de nous brouilleravec l’humanité. Je sens de plus en plus de quoi ce sentiment peut nousrendre capables ; & la vraisemblance, justifiant vos soupçons àl’égard de Basile, me fait prendre un intéret particulier à sesinfortunes. Pour moi, reprit la Marquise, je ne saurois entendre parlerd’un amant malheureux sans partager ses peines. Je n’ai que trop apprisà connoître les funestes effets d’une passion si dangereuse. Clarange,surpris de ce discours, qu’elle n’acheva qu’en poussant un profondsoupir, s’empressoit déja à lui demander les raisons qui la faisoientparler ainsi. Vous, Madame, lui-disoit-il, êtes-vous faite pour avoirla moindre idée des malheurs de l’amour ? non, le ciel n’a dû vousformer que pour en connoître les douceurs. Il alloit poursuivre,lorsqu’une troupe de Gentils-hommes entra chez la Marquise, ayant àleur tête le Chef de sa Vénerie, & vêtus du même uniforme. Dansle dessein de lui faire leur cour, ils venoient l’inviter à être témoinou compagne de la chasse qu’ils se préparoient à donner à un sangliermonstreux qui désoloit les Ardennes. La Marquise, jugeant que lasolitude des bois convenoit parfaitement à la mélancolie où l’amerressouvenir de ses premières chaînes venoit de la replonger, accepta lapartie avec plaisir & voulut partager l’honneur de cettejournée. Le galant Arnaud se chargea de remplir auprès d’elle lesfonctions d’Écuyer, & courut sur le champ lui faire seller uncheval dont il pouvoit garantir la légéreté, la souplesse & ladocilité.
La belle Mathilde, vêtue en amazone, traversa comme en triomphe laville de Négremont. Après une course assez longue & pendantlaquelle on avoit tué quelques loups & autres animaux sauvages,on convint d’aller faire alte dans un endroit de la forêt, où, par lessoins d’Arnaud, le pourvoyeur de Mathilde avoit su préparer, sous uneriche tente, un repas impromptu qui fut trouvé délicieux. Arnaud sefélicitoit de voir la Marquise reprendre sa gaîté ordinaire, &l’on se promettoit bien de ne pas retourner au château que l’énormesanglier ne fût détruit. Un des gardes de la forêt vint alors avertirqu’il avoit apperçu la bête de très-loin, & qu’elle paroissoitdiriger sa course vers l’endroit où l’on étoit rassemblé. Dansl’instant les chevaux sont bridés & les Cavaliers en étatd’attaquer le monstre qui s’avance vers eux. La Marquise veut avoir lagloire de lui porter le premier coup, & tous à l’envi luicèdent cet honneur. Elle tend son arc, & la flèche qu’ellelance atteint vers l’épaule l’animal, dont la blessure irrite la fureur; ses yeux s’enflamment de rage, & il se rue contre lesassaillans avec tant de violence & en poussant des cris siaffreux, que le cheval de la tremblante amazone l’emporte à travers lessentiers pratiqués dans la forêt, tandis que les Chasseurs, occupés àcombattre le sanglier, ne s’apperçoivent point de sa fuite.
Revenue à elle-même, elle se trouve égarée au milieu de diverses routesqu’elle ne connoît pas. Incertaine du chemin qu’elle doit suivre, ellese laissa conduire au hasard par son coursier ; elle entra enfin dansune plaine qui séparoit la forêt & qui étoit bornée, d’un côté,par de hautes montagnes, & de l’autre par de simples collines.Sur une de ces éminences elle découvre une petite maison d’unestructure singulière. Dès quelle en est assez près pour pouvoir sefaire entendre, elle sonne du cor ; & personne ne parroissant,elle traverse un chemin frayé entre les collines, qui la conduit dansun vallon assez spacieux. Elle sent une espèce de soulagement en voyantque les terres en sont cultivées. Ce vallon étoit terminé par un cerclede rochers qui sembloient former un précipice, au fond duquel ellen’ose jeter les yeux qu’en frémissant. Mais quelle est sa surprise,lorsqu’une grotte bâtie dans cet abyme lui fait conjecturer qu’il esthabité. Cette vue la fait songer au Solitaire Basile, & ellepense reconnoître sa demeure. Joyeuse de pouvoir satisfaire sacuriosité, elle côtoye ces rochers. En tournant les yeux du côtéopposé, elle voit de loin, à l’entrée d’un bois épais, un homme d’unâge avancé assis près d’un arbre, & qui s’amusoit à lire. Ellecourt vers ce Vieillard que l’éclat de sa beauté ravit d’étonnement.Bercé de la lecture des fables, il croit que c’est quelque divinité quidescend des cieux pour s’entretenir familièrement avec lui, &se prosterne devant elle. Levez-vous, lui dit-elle, en souriant ; lehasard seul me conduit ici, & mon dessein n’est point d’ytroubler la paix dont vous jouissez. Si, pour achever de vous rassurer,il faut me nommer à vous, je suis la Marquise de Négremont ; je me suiségarée dans ces bois, & je vous prie de vouloir bienm’enseigner la route qui mène à mon château.
C’étoit au bon homme André, au fidèle serviteur de Basile, que Mathildeparloit. Madame, lui dit-il, je m’offrirois volontiers à vous remener àvotre château si la loi à laquelle je me suis asservi de ne jamaism’écarter de cette solitude ne me le défendoit absolument. Je sais bienqu’il y a dans ces cantons une ville de Négremont, mais je vousavouerai que la carte des chemins s’est furieusement brouillée dans macervelle : pour ne vous point tromper, un plan exact &très-bien détaillé de ces forêts fait un des ornemens de la grotte quenous habitons ; en le consultant, vous ne pourrez plus vous égarer.Permettez-moi de vous quitter un moment & de descendre…Pourquoi lui répliqua la Marquise ; n’oserois-je vous accompagner ? Degrace, laissez-moi satisfaire le désir que j’ai de connoître cettegrotte. Le bon André, yvre de joie de pouvoir obliger une si charmantepersonne, oublia la défense que son Maître lui avoit fait de nerecevoir chez lui aucune créature humaine. Il étoit sûr que Basile nereviendroit pas avant le coucher du soleil, & ainsi ilcraignoit moins d’encourir sa disgrâce.
La Marquise, étonnée de l’honnêteté de ce Vieillard, commençoit àdouter qu’elle fût dans la solitude de Basile, &, comme il semettoit à attacher à un tronc d’arbre la bride de son cheval, quin’auroit pas pu descendre avec eux jusqu’à l’entrée de la grotte, ellelui demanda s’il n’y avoit point de risque à laisser ainsi cet animalseul dans un lieu où des brigands pouvoient survenir &l’emmener. N’ayez aucune inquiétude, Madame, lui répondit André. LeMaître que je sers a rendu l’accès de cet asyle si redoutable qu’aucunhomme mal intentionné n’oseroit s’y montrer. L’exemple que sa valeurfit autrefois de ces scélérats les en écarte pour jamais. Quel estdonc, reprit-elle, cet homme si courageux que l’on n’oseroit plus venirtroubler dans sa retraite ? Seroit-ce Basile, dont on m’a raconté deschoses si merveilleuses ? C’est lui-même, Madame, c’est ce mortelaimable qu’un sort funeste, qu’une douleur cruelle enterre tout vivantdans ce gouffre où ses propres mains lui ont creusé un tombeau plutôtqu’une demeure, & où tant de vertus n’étoient pas faites pourêtre ensevelies. -- Que cette peinture que vous me faites de sasituation m’intéresse vivement en sa faveur ! apprenez-moi donc quelétrange désespoir l’a pu conduire ici. -- Il m’est impossible de voussatisfaire sur ce point ; ses malheurs sont un secret que j’ai toujoursignoré. - Mais depuis quand le servez-vous ? par quelle aventure voustrouvez-vous ensemble dans ce désert ?
Depuis un temps immémorial le bon André n’avoit goûté les délices deconverser avec une jolie femme. Aussi s’empressa-t-il à profiter d’uneoccasion qu’il étoit bien assuré de ne point retrouver si-tôt. Ilinvita la Marquise à descendre dans la grotte pour entendre plus à sonaise le récit qu’il avoit à lui faire, elle y consentit sans peine,& ne lui refusa point la grace d’accepter sa main ; cet honneurle combla d’aise & il tressailloit de ravissement. Comme iltournoit du côté du bois, elle ne put lui cacher son inquiétude qu’ildissipa en lui faisant comprendre qu’il eût été impossible depratiquer, à travers ces rochers escarpés, un chemin assez facile pourpénétrer sans danger jusqu’au terrein qu’ils environnoient. Le hasard,continua-t-il, a prévenu les desseins de Basile à cet égard, encreusant depuis cette petite hauteur que vous voyez un peu avant dansles bois un souterrain, dont une porte, que nous avons construite,ferme l’entrée, & qui conduit, par une pente douce jusqu’aulieu que nous habitons.
En discourant ils arrivèrent à cette porte. La naïveté d’André& la bonhomie qui régnoit sur sa figure rendirent la confianceà la Marquise ; elle s’abandonna sans crainte à la discrétion de sonconducteur & entra, en se courbant, comme lui, sous cette voûteépaisse qui s’élevoit à mesure qu’ils avançoient. Ils parvinrent ainsiaux pieds des rochers. En entrant elle vit sur la droite une sourced’eau qui tomboit d’une espèce de cascade dans un bassin étroit, aubout duquel elle s’alloit perdre dans le sein de la terre.Elle fitasseoir André à côté d’elle & le pria de lui raconter parquelle aventure il se trouvoit attaché au service de Basile, ainsi queles détails de la vie qu ils menoient dans cette affreuse solitude.
Vous avez dû remarquer, Madame, avant que d’entrer dans le vallon quimène à ce désert, une maison peu étendue, bâtie sur une colline,& d’une architecture extraordinaire. C’étoit la demeure d’unsavant Philosophe nommé Balthasar Prinxelles, que le Baron deSaint-Arsenne à qui appartenoit la plaine voisine, & la forêtqu’elle sépare de celle où vous vous êtes égarée s’étoit attachéparticulièrement ; il le logeoit dans son Château, & il y avoitdix ans environ que j’étois au service de cet homme célèbre, lorsqu’ilvint fixer son séjour dans l’hermitage que vous avez vu ; le Baronl’avoit fait construire à ses dépens, & avoit cédé en pleinepropriété à Balthasar, tout le terrein qui l’environne, ainsi que levallon & le bois que bornent ces rochers. Astronome, Géomètre,Chymiste & Botaniste, ce grand Philosophe employoit lesdernières années de sa vieillesse à perfectionner dans ce réduitsolitaire, toutes les découvertes qu’il avoit faites dans cesdifférentes Sciences où il excelloit. Sa maison étoit composée deplusieurs laboratoires propres aux divers genres d’étude qu’ils’appliquoit à approfondir. N’ayant choisi que moi pour témoin de sestravaux, rien ne pouvoit le distraire de ses occupations dans unendroit si écarté. Il y trouvoit sous sa main les plantes dont ilanalysoit les vertus ; & les hautes montagnes qui s’élèvent del’autre côté de la plaine, lui servoient d’observatoire : il traçalui-même le plan des forêts voisines, qui tapissent une partie de cettegrotte.
Il y avoit deux ans que nous avions renoncé au commerce du monde,& que nous nous occupions dans cette retraite, lui à l’étude& moi à le servir, cultivant ensemble la terre qui nousnourissoit ; lorsqu’un soir, dans la saison où l’approche des frimatscommence à dépouiller les arbres de leur verdure, nous promenant sur lacolline du côté du vallon, un moment avant que le soleil nous privât deses rayons, nous entendîmes un bruit de feuilles que le pas d’un hommerepoussoit avec violence. Nous tournons la tête vers l’endroit d’où cebruit venoit, & nous appercevons un guerrier armé de toutespièces & de la plus haute taille, qui s’avance avec fureurjusqu’auprès de ces rochers. Là, il s’arrête & lève la visièrede son casque ; la noblesse de ses traits étonne Balthasar : aprèsavoir jetté les yeux de tous les côtés, sans faire attention que monmaître & moi l’observions, il lève les mains au Ciel avec lesregards du désespoir, puis les étendant vers les rochers, il ne nouslaisse plus douter qu’il ne veuille s’y précipiter. Balthasar effrayélui crie aussi-tôt : arrêtez malheureux ! qu’allez-vous faire ? A cesmots, l’inconnu se détourne & vient à nous. Loin de reculer,Balthasar marche à sa rencontre. La fermeté & l’air vénérablede ce sage l’interdisent d’abord ; ensuite prenant la parole : ô monpère ! s’écrie-t-il, par quelle pitié cruelle empêchez-vous uninfortuné de chercher dans cet abîme la fin de ses tourmens ? Monmaître, attendri par ces mots prononcés avec toute l’énergie de ladouleur, épuise tout le charme de son éloquence pour calmer la violencede ses transports ; bientôt il parvient à lui faire sentir combien ledésespoir est indigne d’une grande âme, & le détermine enfin àaccepter l’hospitalité qu’il lui offre dans son hermitage.
Nous rentrons avec cet hôte dont nous avions eu peine à soutenir lamarche chancelante ; nous le dépouillons de son armure, & nousle couvrons de vêtemens plus commodes. Le noir chagrin dont son coeurest enveloppé, ne lui permet pas de faire honneur au repas frugal queje sers. Balthasar l’invite à prendre du repos, & le conduitdans une chambre où je venois de lui préparer un lit ; mais craignantque l’accès de ses fureurs ne lui reprenne pendant la nuit, il ne lequitte point. Le charme de ses discours adoucit la plaie de cette âmedéchirée ; la sérénité revient sur son visage, un léger sommeil fermequelque temps les yeux appésentis, & à son réveil il consent àprendre quelque nourriture. Balthasar l’ayant initié, par la suite,dans des découvertes qu’il avoit faites des secrets de la nature,l’amour de l’étude dissipa ses ennuis ; & sous le nom deBasile, (car le secret de sa naissance & de ses aventures futrenfermé entre mon Maître & lui) il devint compagnon de notresolitude & de nos exercices. Les complaisances que Balthasaravoit eues pour lui furent bien payées : environ deux mois après unnombre de brigands étant venu nous investir dans notre hermitage, lecourageux Basile repoussa leurs attaques avec tant de valeur qu’aucundeux ne put échapper à la vigueur de son bras ; & cet exploitle rendit si redoutable, que depuis on ne s’avisa jamais de venir nousinsulter.
Balthasar & lui vécurent ainsi pendant deux ans, dans la plusparfaite union. Alors mon maître succombant sous le pois de l’âge,rendit sans souffrances, sans remords & sans regrets, une vieque ses travaux avoient illustrée, qu’il avoit toujours passée dans lapratique de la vertu, & dont aucun vice n’avoit souillé lapureté : il laissa Basile héritier de la solitude qui lui appartenoit,& je restai au service de ce nouveau maître auquel j’étois déjàaccoutumé.
Basile, étayé de la sagesse de Balthasar, ne fut pas plutôt privé d’unappui qui lui étoit si nécessaire, qu’il retomba dans la plus sombremélancolie. Il ne trouva plus dans les charmes de l’étude aucunedissipation. Livré à l’ennui qui le consumoit, il alloit s’enfoncertout le jour dans le plus épais des forêts, où le hazard lui ayant faitdécouvrir ce souterrain, il trouva que l’hemitage que Balthasar luiavoit laissé ne le cachoit pas encore assez aux regards du monde ; ilrésolut de l’abandonner & d’établir sa demeure au milieu de cesrochers. Je l’aidai à élever cette grotte dont il fut l’architecte ;& ce travail, en remplissant le vuide de ses momens, rendit sonâme à la tranquilité.
Par ce que vous venez d’entendre, vous jugez bien, Madame, que Basilen’est point un homme que la misantropie a banni de la société, dont ilauroit ; sans doute, fait les délices. Ce n’est point par une hainedénaturée qu’il fuit ses semblables. Accablé de son infortune, il veutla cacher à tous les yeux. Son âme est fière & sensible, soncaractére est doux & généreux, il ne se rend inaccessible auxgrands que de peur d’en être humilié, & aux malheureux que dansl’impuissance où il est de les soulager.
La Marquise, charmée de ce récit, voulut en marquer sa satisfaction auVieillard en lui présentant de l’argent, qu’il refusa comme un bien quilui devenoit inutile. Il vaut mieux, Madame, lui dit-il, en aiderquelque indigent à qui il feroit nécessaire, que moi qui ne sauroit enfaire usage. Le désintéressement & la politesse d’Andrédonnèrent à la Marquise une idée du vrai bonheur que son esprit ne seseroit jamais formée. Elle courut alors à la grotte, dont elle admirala structure élégante, la distribution commode & l’extrêmepropreté : elle y examina le plan de la forêt de Négremont qui enfaisoit un des ornemens, & après avoir reconnu le cheminqu’elle devoit prendre, elle ouvrit une porte, qui étoit celle d’uncabinet où, étant entrée, elle ne put revenir de sa surprise &fut prête à s’évanouir en considérant un buste fait de terre glaise,& dans lequel elle crut retrouver quelque chose de sa figure àl’âge de seize ans. Par quel événement, dit-elle à André, avec émotion,ce buste est-il ici ? C’est, lui répondit-il, l’ouvrage de Basile ; ill’a pétri & formé lui-même. C’est apparemment l’image d’unepersonne qui lui fut chère, car depuis quelle est placée dans cecabinet, il s’y renferme tous les jours pendant plusieurs heures ; jel’ai même surpris quelquefois la regardant & versant desruisseaux de larmes. Le trouble de la Marquise augmente ; elle lui faitmille questions sur Basile, dont elle le prie de lui détailler leportrait ; & les réponses d’André ne faisant que redoubler sonagitation, elle veut absolument attendre dans la grotte que son maîtrerevienne pour éclaircir à la fois tous ses doutes.
Mais, dans cet instant, les échos retentissent du son de plusieurscors, & la Marquise sent que ce sont ses chasseurs qui lacherchent. André effrayé se jette à ses genoux pour l’engager à seretirer & à ne point l’exposer aux reproches de Basile : ill’assure que, tant qu’il entendra du monde dans la plaine, il nerentrera point ; il lui persuade enfin qu’en revenant souvent dans lebois à l’heure où il se retire ordinairement, elle trouvera assezd’occasions pour le surprendre & le questionner sur ce qu’elledésire savoir de lui. La Marquise n’insista point davantage, remonta lesouterrain, retrouva son coursier, prit congé d’André, regagna laplaine, combla de joie les chasseurs inquiets, & revint aveceux dans la ville. Chemin faisant, Clarange, qui s’étoit informé à laMarquise de l’endroit où on l’avoit retrouvée, lui demanda si, ayantété si près de la demeure du solitaire, elle n’avoit pas eu lacuriosité d’aller lui faire une visite. Elle rêve au lieu de luirépondre, & l’émotion qui accompagne son silence, faitsoupçonner à Clarange qu’en effet elle a vu ce misantrope : elles’efforce de contraindre son agitation, & feint de n’avoir passu qu’elle fût si proche de son habitation. Aussi-tôt, changeant deconversation, elle reprend un air de gaîté & parle de chosestout-à-fait étrangères à Basile. On rentre dans le château &les chasseurs conviennent que la Marquise ayant eu l’avantage de porterle premier coup au sanglier, c’est à elle qu’en appartiennent lesdépouilles : elle reçoit ce trophée de la manière la plusreconnoissante ; mais toute occupée de ce qu’elle avoit vu dans lagrotte, & ne se sentant pas en état de faire librement leshonneurs de la soirée, elle prend prétexte de la lassitude que lui ontcausée les fatigues de la journée & le besoin qu’elle a derepos pour congédier son monde sans retenir personne à souper. Clarangeest obligé, par complaisance, de se retirer comme les autres.
Le discours d’André avoit réveillé dans l’âme de la Marquise lesouvenir d’un jeune Chevalier que sa beauté naissante avoit renduéperdument amoureux d’elle, & que son mariage avec le Comte deValmaure avoit réduit au plus cruel désespoir. Sa mort qu’elle s’étoitlong-temps reprochée, lui avoit coûté des regrets d’autant plussensibles, qu’elle auroit craint de les laisser éclater aux yeux d’unépoux qui ne la soupçonnoit pas d’avoir jamais aimé. Le temps, laraison & le tourbillon du monde, au milieu duquel elle avoitvécu, étoient venus à bout d’assoupir une douleur à laquelle elle avoitété sur le point du succomber. Le sort de Basile lui en rappella toutel amertume. Hélas ! se disoit-elle à elle-même, si c’étoit quelqueamant aussi infortuné que le jeune Archambaud qui, désespéré de laperte d’une maîtresse enlevée à ses voeux, fût venu cacher dans lasolitude sa honte & ses disgrâces, que je le plaindrois de nepouvoir plus trouver d’autre soulagement à ses peines que d’en confierle secret à des rochers insensibles !
Bientôt après se livrant à des espérances auxquelles elle avoit crudevoir renoncer pour jamais, elle fait appeler une de ses femmes,nommée Gilberte, qui la servoit dès le temps qu’elle demeuroit aucouvent, et qui avoit été la confidente de ses amours avec Archambaud.Elle lui fait part de ses aventures du jour, de ce qu’elle a vu dans lagrotte du solitaire, et de ce qu’André lui avoit dit au sujet de cettefigure que Basile avoit pêtrie de ses propres mains. Gilberte est bienéloignée de soupçonner, comme sa maîtresse, que Basile puisse être cemême amant qu’elle a tant regretté. Réfléchissant sur les erreursauxquelles l’amour expose la foible humanité, elle lui dit que,peut-être préoccupée d’un ressouvenir trop tendre, elle s’étoitimaginée retrouver ses premiers traits dans cette figure qui l’avoitfrappée, ou que le solitaire lui-même, en voulant se tracer l’imaged’une personne qu’il chérissoit, l’avoit représentée sous un air quel’opinion seule lui faisoit trouver conforme à son modèle, etd’ailleurs, poursuit-elle, comment pourriez-vous espérer jamais derevoir Archambaud ? avez-vous oublié que le lendemain qu’il vous eutécrit cette lettre par laquelle il vous annonçoit qu’il alloit sepriver de la vie, on trouva, sur les bords de la Sault, le corps d’unjeune guerrier percé d’un coup d’épée qu’il s’étoit donné lui-mêmeaprès s’être défiguré de manière à n’être plus reconnoissable. Personnen’a jamais douté que ce ne fût celui que vous avez pleuré. Il n’y avoitque la perte d’un objet tel que vous qui pût réduire un amant à cetextrême désespoir, et sans doute le Sieur Archambaud étoit capable dedonner une pareille preuve de son amour. Les raisons de Gilberte nedissuadèrent point la Marquise de ses idées. Pourquoi, luirépondit-elle, veux-tu qu’Archambaud ait été alors le seul infortunéque l’amour ait pu réduire au parti violent de se défaire lui-même ? Lepays qu’arrose la Sault n’avoit-il point d’autre beauté plus faite quemoi pour inspirer des transports si furieux ? Enfin je ne serai pointtranquille que je n’aie parlé à Basile, qu’il ne m’ait instruite de sesaventures ; et quelques difficultés que je trouve à obtenir cette grâcede lui, je ne me rebuterai point.
Elle convient donc avec Gilberte de ne plus être visible pour personne,afin de prévenir tout obstacle contre le dessein qu’elle a forméd’aller tous les soirs à la rencontre du Solitaire jusqu’à ce qu’elleait pu saisir un moment favorable pour le faire parler. Le lendemain etles jours suivans, l’ordre qui défendoit l’entrée du Château à tous lesCourtisans de la Marquise, fut exécuté à la rigueur, même à l’égard deClarange, qui en fut vivement piqué. Vers le soir, la Marquise vêtue enhomme et accompagnée d’un seul Ecuyer, sortit par une porte du jardin,courut à cheval au Vallon qui rendoit à la demeure du Solitaire, et fitrester son Ecuyer en deçà de la Colline afin de paroître seule. Troisfois elle fit inutilement cette démarche. Un accident en fut la cause.Le jour même de l’entretien qu’elle avoit eu avec André, Basile étoitrevenu du bois ayant été mordu à la jambe par un serpent qui s’étoitdérobé à sa vengeance, et dont le dard venimeux lui avoit fait uneplaie qui fût devenue mortelle sans le secours des herbes salutairesdont il connoissoit la vertu et qu’il appliqua sur la partie offensée.Ce contre-temps l’avoit retenu enfermé chez lui.
Mais la quatrième Aurore avoit à peine commencé à naître que, sesentant parfaitement guéri, il étoit sorti suivant sa coutume ; et, aumoment où le soleil alloit disparoître, la Marquise qui étoit encorevenue à sa rencontre, et qui se tenoit assez près de l’endroit où étoitla porte du souterrain, l’apperçut de loin. Il étoit accompagné d’unchien fidèle qui le suivoit toujours, et qu’il aimoit comme le seulêtre qui fût en état de le rendre heureux. Ce chien rapportoit à lagrotte le gibier que son maître avoit tué. Basile, outre son arc et sesflèches, étoit armé d’une énorme massue dont il se servoit pourcombattre et assommer les monstres qu’il rencontroit dans les forêts.Arrivé à la porte du souterrain, l’air terrible et sauvage que luidonnoient ses vêtemens, effraya tellement la Marquise qu’elle n’osal’aborder, et laissa refermer sur lui la porte sans avoir eu le couragede lui rien dire. Il n’avoit pas paru faire la moindre attention àelle, et elle étoit presque certaine qu’il ne l’avoit point remarquée ;mais elle croyoit l’avoir observé d’assez près pour pour n’avoir plus àdouter qu’il n’étoit point celui qu’elle pensoit retrouver. Al’exception de la majesté de sa taille, elle n’avoit rien reconnu enlui de son cher Archambaud. Elle rejoint son Ecuyer, et ne lui cachepoint la confusion où elle est du peu de succès de sa démarche. Mais ilne lui suffit pas de s’être assurée que Basile n’est point celuiqu’elle soupçonnoit, elle veut absolument apprendre de lui ce qu’ilpeut être, et se promet bien d’être moins timide à l’avenir.
Le Sire Clarange, qui avoit mis dans ses intérêts une jeune femme dechambre de la Marquise, avoit sû par elle, que sa maîtresse alloit tousles soirs courir la forêt avec un seul Ecuyer, et qu’elle n’en revenoitqu’à la nuit fort avancée. Depuis le souper qu’il avoit fait chez elle,et pendant lequel le Solitaire avoit été l’objet de la conversation, ilavoit pris pour lui une haine d’autant plus vive que la Marquise avoiteu l’air de se laisser prévenir en faveur de ce bisarre personnage.Soupçonnant qu’elle ne se rendoit invisible tout le jour que pour avoirla liberté d’aller s’entretenir la nuit avec Basile, il avoit étél’épier dans la forêt, et, s’étant mis en embuscade, il l’avoit vueentrer dans le Vallon après avoir laissé son Ecuyer dans la plaine oùelle n’étoit venue le rejoindre que long-temps après : c’étoit dans lemoment qu’elle s’en retournoit avec la foible satisfaction d’avoir puconsidérer de près le Solitaire. Furieux de se voir compromis avec unrival de cette espèce, il voulut, dans le premier mouvement de sacolère, éclater aux yeux de la Marquise ; mais jugeant bien qu’il neferoit qu’aigrir son humeur en n’usant d’aucun ménagement avec elle, ilse contenta de la suivre de loin, et rentra chez lui dans la résolutionde ne s’en prendre qu’à Basile de l’affront qu’elle faisoit à saflamme. Le désir de se venger l’occupe jusqu’au retour du Soleil. Alorsil ordonne à un Hérault de monter à cheval et d’aller porter de sa partau Solitaire les menaces les plus terribles s’il refuse de rompre toutcommerce avec la Marquise.
Basile à qui les charmes d’un sommeil doux et paisible qu’il venoit degoûter pour la première fois dans sa retraite sembloient présagerquelque évènement heureux, s’étoit levé avec l’Aurore. Le calme inconnudont il se sent récréer fait succéder les idées les plus agréables auxtristes pensées qui l’avoient occupé depuis si long-temps. Il sort desa grotte, et, après avoir respiré dans le Vallon la fraîcheur du journaissant, il s’assied entre deux petites pointes de rochers et se met àcomposer quelques vers latins sur le bonheur d’une ame affranchie dujoug des passions.
Le Hérault de Clarange arrive, et interrompant le chant des oiseaux parles cris de sa trompette, il s’avance auprès des rochers qui cachentBasile et d’où il découvre sa grotte. Certain de se faire entendre decet endroit, il prononce à haute voix ces paroles menaçantes :
« De la part d’Arnaud, Sire de Clarange, Chevalier sans reproche, jeviens signifier au Solitaire Basile de ne plus recevoir désormais lesvisites de la Marquise de Négremont, s’il ne veut point se voir brûlertout vivant dans sa Chaumière, c’est l’avis que mondit Loyal Seigneurlui fait donner par moi. Qu’il y songe. »
Basile, qui s’amusoit à écrire, sent ranimer par cette bravade l’ardeurguerrière qui avoit rendu ses premières armes si redoutables. Il sehâte d’y faire la réponse dont il étoit capable. Le Hérault, ne voyantparoître personne, répète jusqu’à trois fois la menace de Clarange, et,s’imaginant que le Solitaire n’osoit se montrer, il se disposoit àrepasser le Vallon, lorsque Basile, courant à lui, lui crie d’une voixfoudroyante : arrête, organe insolent d’un téméraire Chevalier ! prendscette réponse que je fais à ses menaces, cours la lui porter, et qu’ilne t’arrive jamais de te remontrer ici ou je…. Le Hérault, épouvanté del’énorme massue qu’il lève en lui parlant, ne lui donne pas le tempsd’achever, et ayant pris le billet avec précipitation, il regagne àtoute bride la route de Clarange. La peur, qui le glace, le trouble aupoint qu’il perd dans la forêt l’écrit de Basile. Celui-ci, étonné desmenaces qu’il venoit d’entendre, ne sait à quoi les attribuer. André,qui étoit dans la grotte, n’en avoit pas été peu alarmé ; il vienttrouver son maître, et sa conscience ne lui permet plus de lui cacherla visite que la Marquise de Négremont lui avoit faite, et Basilepardonne à la sincérité de son aveu une faute qu’il n’a commise que parbonté.
La Marquise, retournant au Vallon à l’heure ordinaire, alloit quitterla forêt, lorsque son Ecuyer apperçoit le billet que le Hérault avoitégaré. Sa curiosité le lui fait ramasser, et il le présente à samaîtresse, qui reste interdite en y lisant la réponse du Solitaireconçue en ces termes :
« Le Solitaire des Ardennes, offensé de l’audace du Sire de Clarange,soi-disant Chevalier sans reproche, est capable de rompre, pourl’éprouver, le voeu qu’il a fait de se rendre inaccessible à tous leshommes. Si cet aggresseur, bien secondé, veut se trouver cette nuit,lorsque la lune sera dans sa plus brillante clarté, à l’étoile deslimites, il connoîtra ce qu’est Basile, qui le défie et l’attend avecun second dont il répond comme de lui-même. A cette nuit. »
L’étoile des limites étoit un espace qui se trouvoit dans la forêt, àmoitié chemin de la demeure du Solitaire à celle de Clarange, qui étoitpercé de diverses allées qui conduisoient à autant de Seigneuriesdifférentes : elles donnoient à ce lieu la figure d’une étoile, d’où ilavoit pris son nom.
La Marquise, empressée d’éclaircir un mystère dont elle peut tirer leplus grand parti, revole vers son Château dans l’intention de fairefaire promptement toutes les informations nécessaires pour savoir àquoi s’en tenir sur ce cartel : elle rencontre heureusement le Héraultde Clarange qui, honteux de sa frayeur, n’osoit reparoître devant sonSeigneur et n’avoit cessé pendant tout le jour de battre la forêt pourtâcher d’y retrouver le billet perdu. Il confie à la Marquise le sujetde sa crainte et de son embarras. Charmée que sa faute lui procure lemoyen de parler au Solitaire, elle lui conseille de dire à son maîtreque Basile n’a point fait de réponse à sa menace, et elle lui promet enmême-temps que Clarange n’aura bientôt plus lieu de se plaindre d’elleni d’être jaloux. Le Hérault la remercie et la quitte, très-safisfaitdu conseil et des assurances qu’il lui a donnés. La Marquise, étantchez elle, instruit sur le champ son Ecuyer que son dessein est d’allerremplir la place de Clarange à l’étoile des limites. Raimbaud, luidit-elle, en badinant, il faut que tu me serves de second dans cetteaffaire décisive et je compte également sur ton zèle et sur toncourage. L’Ecuyer avoit un fils qui entroit dans sa quinzième année, età qui il venoit de donner ses premières armes ; sa taille étoit àpeu-près semblable à celle de la Marquise. Raimbaud courut aussitôtchercher l’armure, et la Marquise l’ayant essayée, s’y trouva comme sielle avoit été faite pour elle : elle ne voulut point la quitter de lasoirée, et elle attendit avec une extrême impatience le moment d’allerau rendez-vous.
Basile, revêtu de sa cuirasse et décoré de ses éperons dorés, fit armeraussi le bon André. Ce fidèle serviteur avoit été soldat dans sajeunesse, et s’étant distingué dans ce métier, il avoit toujoursconservé ses armes comme le témoignage précieux de son anciennebravoure : il sentoit, ainsi que son Maître, ranimer sa premièrevaleur, et il se préparoit à mériter l’honneur qu’il lui faisoit de lechoisir pour son second. A l’heure marquée ils se rendent au lieuindiqué : ils ne furent pas long-temps à attendre leurs adversaires,qui descendirent de cheval comme à dessein de rendre le combat égalentr’eux. Ils se présentèrent tous quatre l’un à l’autre la visière ducasque levée. A la faveur des rayons de la lune, le Chevalier supposéparut aux yeux de Basile dans un âge encore si tendre qu’une noblepitié étouffa subitement dans l’âme de ce héros tout sentiment devengeance. Jeune insensé, lui dit-il, par quelle aveugle haine pourtoi-même voudrois-tu me forcer à te combattre ? Crois-moi, désavoue tamenace indiscrète. Je ne connois ni ne veux connoître la Marquise deNégremont dont tu es si jaloux. Cette satisfaction de ma part doit tesuffire. Borne-là la témérité de tes injustes ressentimens. J’auroisplus de regret de t’avoir privé du jour que ma victoire ne me feroitd’honneur. La Marquise, quoique touchée de son humanité, ne puts’empêcher de rire de sa méprise, et ne voulant point la prolongerinutilement, elle lui fit l’aveu du stratagême dont elle venoit d’userpour obtenir de lui un entretien qu’elle désiroit avec tant d’ardeur.
Le premier mouvement de Basile fut de lui échapper par une fuiteprécipitée ; mais il étoit né tendre et sensible : il laissa triompherl’ascendant que le sexe étoit fait pour avoir sur lui. Les sermens quela Marquise lui fit de ne lui point laisser de repos qu’il n’eûtsatisfait sa curiosité par le récit de ses infortunes ; les assurancesqu’elle lui donna de ne jamais trahir son secret, la confidenceréciproque qu’elle lui promit des malheurs qu’elle avoit aussi éprouvés; et enfin les moyens de consolation qu’elle lui fit entrevoir danscette confiance mutuelle de leurs coeurs, toutes ces raisons, dis-je,vainquirent la résistance de Basile. Ils s’éloignèrent d’André et deRaimbaud, à qui ils défendirent de les suivre, et s’étant placés surune hauteur d’où ils ne pouvoient être entendus, la Marquise permet auSolitaire de lui taire les noms des personnes qui avoient eu part à sesaventures ; et à cette condition il commence ainsi :
« Pourquoi me forcez-vous, inexorable Marquise, à vous révéler undestin qu’un éternel oubli devoit cacher à l’univers ? De toutes lesvictimes dévouées à l’amour, il n’en est point, sans doute, qui aitmoins mérité que moi ses rigueurs et qui en ait été plus cruellementaccablé. Issu de ces braves Leudes qui aidèrent Clovis à fonderl’Empire des François, l’origine de ma naissance se perd dans la nuitdes temps. J’avois à peine atteint ma dix-huitième année lorsqu’ayantservi Louis dans une guerre contre l’un de ses plus puissans Vassaux,j’y soutins l’honneur du nom de mes ancêtres, et méritai celui d’êtrearmé Chevalier par ce Saint Roi. (2) Revenu dans la maison paternelleque le désir de la gloire m’avoit fait abandonner, j’eus bientôt unenouvelle occasion de me signaler.
Un perfide Chevalier, dont l’air avantageux commençoit à me déplaire,n’ayant pu réussir à séduire une Dame aussi belle que respectable, etdont le mari étoit Seigneur d’un fief voisin de celui de mon père,avoit osé, par une méchanceté des plus noires, publier les faveursqu’il supposoit avoir reçues d’elle. Le mari, furieux de cet outrage,alloit livrer sa femme aux rigueurs des lois. Indigné de la déloyautédu Chevalier, je courus le démentir et le défier. J’eus le bonheur devenger l’innocence ; vainqueur de l’imposteur, que j’avois laissé mortsur le champ de bataille, je me hâtai d’aller moi-même annoncer à laDame l’exemple que j’avois fait de son lâche calomniateur. Lestransports de sa joie ne furent pas moins vifs que les témoignages dereconnoissance que je reçus de son époux, dont je venois de réparerl’honneur.
Ils avoient une fille, âgée d’environ seize ans, et à la beauté delaquelle je ne saurois rien comparer : elle étoit dans un couvent peuéloigné de leur terre. La Dame, ne pouvant trop tôt porter à cettefille qu’elle adoroit, une nouvelle si intéressante, me pria del’accompagner et me présenta à sa chère fille. Jamais victoire ne futmieux payée que par le plaisir que le succès de mes armes répandit dansl’ame de la jeune personne. Un vainqueur est toujours bien séduisantdans les premiers momens de sa gloire. Je m’apperçus que ma vueproduisoit sur son coeur le même effet que ses charmes venoient deproduire sur le mien, et nous nous quittâmes également prévenus l’unpour l’autre. Je partageai les jours suivans entre les soins quej’allois rendre le matin à la fille, et le soir à la mère, de chezlaquelle l’aveugle jalousie du mari me congédia bientôt. Le serviceimportant que j’avois rendu à son épouse me donnoit tant de droit sursa reconnoissance, qu’il ne me voyoit plus sans inquiétude. Sadélicatesse étoit extrême sur les dangers de l’honneur conjugal, et,par un excès de scrupule, il devient à mon égard le plus ingrat deshommes. Forcé de suspendre mes assiduités auprès de la mère, je lesredoublai auprès de la fille, et nous comptions déjà tous deux lesmomens que nous passions sans nous voir.
Cependant mes parens étoient sur le point d’arrêter mon mariage avecune des plus riches héritières de ma province, et de son côté, le pèrede ma tendre amante lui destinoit un parti des plus avantageux ; sonobéissance pour ce père qu’elle craignoit, me fit trembler : elle osapourtant me promettre d’opposer toute la résistance de l’amour audespotisme de la nature. Pour moi, je ne cachai point à l’auteur de mesjours l’éloignement que je sentois pour la femme qu’il m’avoit choisie; je l’irrite au point qu’il me menaça d’exhérédation ; mais rienn’étoit capable d’ébranler ma constance, et j’aurois mieux aimérenoncer à toutes les fortunes du monde qu’au plaisir d’être fidèle àma charmante maîtresse.
Une nouvelle croisade que le Roi fit publier par toute la France, causanotre séparation. Mon père, pour me distraire d’une passion qui medominoit malgré lui, me fit comprendre au nombre des Chevaliers quenotre Suzerain nomma pour accompagner Louis en Afrique. Familier avecla gloire, et né pour la chercher, je ne gémissois point d’être forcéde lui consacrer des momens que je dérobois à l’amour. Tout mon regretétoit de partir incertain de la foi de celle que j’adorois. Les sermensréciproques que nous nous réitérâmes à l’envi, les soupirs, lessanglots, les tendres larmes qui rendirent nos adieux si touchans,bannirent de mon coeur une défiance qui ne m’eût point laissé de repos.Je m’éloignai plein de l’espérance de la retrouver aussi fidèle que jelui avois juré de revenir.
Arrivé à Carthage avec l’armée de Louis, il semble que le désir de merendre plus digne de l’objet qui fixe tous mes voeux, excité ma valeuraux plus rares prodiges. Maîtres de cette ville, sur les murs delaquelle j’avois planté le premier l’étendard des François, nousportons nos efforts contre Tunis. Pendant le siège une maladieépidémique fait d’horribles ravages dans notre camp ; le Roi lui-mêmeen est attaqué, et la mort de ce Prince, que ses éminentes qualités etses vertus guerrières avoient rendu si cher à tous ses sujets, ayantinterrompu nos exploits contre les infidèles, et mis fin à cetteguerre, nous nous disposâmes à revenir chacun dans notre patrie.
J’avois écrit régulièrement à la personne que j’aimois, et j’étois dansune inquiétude continuelle de n’en point recevoir de réponse. Unaffreux pressentiment m’avoit préparé sans cesse au coup mortel dont jedevois être frappé à mon retour, que je pressois avec toute la vivacitéd’un amant qui se doute qu’on le trahit. J’étois accompagné d’un jeuneChevalier de la maison d’Orcimont, en Ardenne, et dont j’avais fait laconnoissance pendant cette dernière guerre ; il aimoit comme moi, et laconfidence que nous nous étions faite de nos amours, nous avoit unis del’amitié la plus étroite. Comme il se nommoit Amanjeu, et sa maîtresseMarie, la conformité des premières lettres de nos noms et de ceux denos maîtresses, faisoit que nos armes étoient décorées des mêmeschiffres, auxquels nous joignîmes les mêmes devises. Nous étions ausssid’une taille égale ; et la visière du casque baissée, on nous prenoitl’un pour l’autre. Il n’étoit pas étonnant que la fortune eût prisplaisir à rapprocher deux coeurs qu’elle réservoit à ses plus barbarescaprices. Il revenoit avec moi dans la douce espérance d’être bientôtl’époux de la fille du Marquis d’Arlon.
Arrivé dans une hotellerie à quelques milles en déçà du Pays dontj’étois l’héritier, et près de la terre où étoit née ma perfidemaîtresse, Amanjeu reçoit la nouvelle que son père, s’étant révoltécontre son Souverain, avoit été dépouillé de ses biens et banni àperpétuité avec sa famille des terres de son obéissance. Ce malheureuxpère étoit mort de chagrin ; et le fils privé par cet événement d’unétat qui le rendoit digne de s’allier avec la maison d’Arlon, sentitbien qu’il falloit renoncer à ses prétentions. Il contraignit devantmoi la douleur dont il étoit pénétré, et m’ayant chargé d’un dépôtqu’il m’avoit fait promettre, foi de Chevalier, d’aller remettremoi-même, de sa part, à la Demoiselle d’Arlon devant qui il ne pouvoitplus paroître, il me quitta sous prétexte d’aller donner quelquesordres à ses valets. Alors j’apprends, à mon retour, que l’hymen a misun autre que moi en possession de celle que j’aime. Furieux d’unoutrage à l’excès duquel toute ma raison cède, j’écris à ma parjuremaîtresse que, n’ayant appris à chérir le jour que pour elle, puisquesa foi m’étoit ravie, j’allois abréger par ma mort des tourmens qu’unevie odieuse ne feroit que prolonger. C’étoit aussi le seul remède queje voulais apporter à ma douleur. Je cours chercher mon ami pourdégager ma parole et lui rendre son dépôt ; mais c’est en vain que jele demande par-tout. Enfin ayant porté mes pas sur les bords de larivière voisine, je le trouvai étendu sur la terre, et je vis bienqu’il s’étoit percé lui-même de son épée. Il était si défiguré que jene pus le reconnoître qu’à ses armes.
Ce douloureux aspect me fit oublier quelque temps mon propre malheurpour déplorer celui d’un ami. Engagé par un serment inviolable à portermoi-même le dépôt qu’il m’avoit confié, je pensai qu’en imitant sondésespoir, une mort volontaire ne dégageoit point ma parole deChevalier. Je résolus donc de satisfaire mon honneur en remplissant mapromesse avant que de m’affranchir des liens de la vie. Je me dérobaisur le champ à tous les yeux, je dirigeai ma course vers Arlon,j’exécutai les dernières volontés de mon ami, et le hasard m’ayantconduit à ces rochers où je me suis bâti une demeure, j’allois m’yprécipiter lorsqu’un Sage, par la force de son éloquence, me rendit àma raison. J’ai sû que mon serviteur André vous avoit fait le récit dela vie que j’ai menée depuis ce temps. Ma plus douce occupation fut deformer de mes mains l’image de celle que j’ai tant chérie. Je l’adoretoujours sous le premier nom qu’elle a porté, tandis que mon coeur ladéteste sous celui que l’hymen lui a donné.
La Marquise s’efforça de ne point interrompre ce discours qu’elleécouta dans un trouble continuel. A mesure que Basile parloit, ellereconnoissoit mieux le son de sa voix ; elle retrouvoit dans ce récitl’histoire de ses propres aventures : mais il l’a crue perfide, et ilparoît animé contr’elle d’une haine implacable. Voudroit-elle sedécouvrir à lui sans s’être assurée d’abord de ses vrais sentimens etsans s’être justifiée ? Ah ! généreux Chevalier, lui dit-elle, quej’aurois de plaisir à vous voir bientôt réunis avec cet objet dontl’image vous est encore si chère ? -- Moi, Madame ! je pourroispardonner à cette ingrate ? Non, si je la revoyois, je ne chercheroisqu’à punir son infidélité, en affectant pour elle la plus cruelleindifférence. -- Mais, si je vous apprenois que l’on vous a trompéstous deux. -- Quoi ? Madame, sauriez-vous le secret de ma naissance ?-- Oui, je vous reconnois. L’imposteur que vous avez puni de salâcheté, étoit Saint-Amand ; la Dame dont vous avez vengé l’honneurEléonore de Marganne, femme du Baron de Gerville ; leur fille, que leComte de Valmaure épousa, se nommoit Mathilde, et vous êtes Archambaud,fils du Sire de Vitry. (3) Suis je au fait ?
Archambaud reste interdit, et la Marquise continue ainsi de lui parler: sachez que toutes vos lettres pour Mathilde furent interceptées, etqu’elle ne vit jamais de votre écriture. Un serviteur fidèle à qui vousvous étiez confié, interceptoit aussi celles qu’elle vous écrivoit. Onlui fit accroire que votre silence venoit de la résolution que l’onvous avoit fait prendre d’accepter le parti que votre père vous avoitchoisi, et ce ne fut que pour se venger de votre manque de foi qu’ellese détermina à donner sa main au comte de Valmaure. Non, Madame,quelque soin que vous preniez de la justifier, je ne lui pardonneraijamais d’avoir pris un autre époux ; elle devoit mieux me connoître,elle devait s’être mieux informée, avant que de trahir mon amour. --Que vous êtes injuste, hélas ! et que ne l’avez-vous vue dans le momentoù, après avoir reçu la lettre désespérée que vous lui écrivites,succombant à sa douleur… ! -- Que dites-vous, Madame ? Quoi ! Mathildeest morte pour moi, et j’outrage encore sa mémoire ! ah ! malheureux.
Il ne peut en dire davantage et tombe évanoui aux pieds de la Marquise.Saisie de l’état où elle le voit, elle veut appeler du secours, mais salangue embarrassée n’a plus la force d’articuler. Elle baigne de seslarmes le visage d’Archambaud, qui revient au bout de quelque temps, etrouvre les yeux en poussant un profond soupire. Elle éclaircit sonerreur, et, certaine que son amour pour elle est toujours aussi tendre,elle veut ménager sa surprise en le préparant par degrés au bonheur dela retrouver. Il avoit été sur le point de mourir de douleur, il estprêt d’expirer de joie. Le plaisir que ces amans goûtent à sereconnoître est plus fait pour être senti que pour être exprimé. LaMarquise instruit le Chevalier de la mort du Comte de Valmaure et del’évenement qui l’a rendue maîtresse du domaine de Négremont, dont elleveut que la possession, le venge de la perte de la Sirie et de Vitry ;Robert, son père, l’ayant cédé avant que de mourir, même en cas deretour de son fils qu’il déshéritoit, au Comte de Champagne qui l’arénnie à cette province. (4) Elle le détermine sans peine à renoncer àsa demeure sauvage, et à accepter un appartement qu’elle lui offre dansson château. Ils vont rejoindre Raimbaud et André qui se sent rajeunirpar le plaisir de renouer avec la société, et qui désire biensincèrement de ne jamais retourner à la grotte. La vieille Gilberte,qui s’impatientoit d’attendre la Marquise, ne fut pas moins contenteque sa maîtresse en revoyant Archambaud.
La Marquise, voulant se divertir de la surprise de ses courtisans, lesfait inviter le lendemain à dîner. Dès qu’ils furent tous rassemblés,elle passa dans le salon où elle les avoit fait prier de rester jusqu’àce qu’elle fût en état de se montrer, et leur fit part du desseinqu’elle avoit pris de leur donner un suzerain. Clarange s’imagine quela menace qu’il a fait faire au Solitaire opère ce bon effet surl’esprit de la Marquise, et il ne douta pas que ce ne soit lui que cechoix regarde. A l’instant, la Marquise fait paroître Archambaudcouvert de ses armes : elle le présente aux invités et leur faitconnoître en lui le Solitaire : elle leur dévoile le secret de leursamours. Au nom illustre d’Archambaud de Vitry, tous sont pénétrés derespect et d’admiration. Clarange vit bien que, s’il ne déguisoit saconfusion, il alloit devenir la risée de toute l’assemblée ; pourprévenir les railleries, il affecta de prendre galamment son parti, et,loin de montrer de l’humeur, il félicita son rival avec autantd’empressement qu’il en avoit marqué à rendre hommage à la Marquise ;il eut même l’esprit de s’en faire par la suite un protecteur et un ami.
Les deux amans, devenus époux, se dédommagèrent de leurs malheurspassés par les charmes de l’union la plus parfaite ; ils vécurent ainsijusques dans une extrême vieillesse, laissant pour héritiers de leursbiens des enfans qui héritèrent aussi de leurs vertus.
FIN.
NOTES:(1) Le Pertois est une Contrée de la Champagne, qui a pris son nom dubourg de Perte ; on l’appelloit aussi Partois, mais mal-à-propos,puisqu’il dérive de Perte, et que l’on n’a jamais dit Parte, comme ilest prouvé dans les Capitulaires de Champagne, où ce pays est appelléPagus Pestisus.
(2) On ne doit pas être étonné que l’on ait fait dans cette anecdoteune Marquise du temps de St.-Louis. Les Seigneurs de Franchimont, enArdenne, se qualifient de Marquis dès le dixième siècle. On lit aussidans les Chronologies que Henri, Duc de Limbourg, petit fils du DucWalleran, qui vivoit l’an 1052, prit aussi le titre de Marquis d’Arlon,dont ses ancêtres étoient Comtes. Nous comptons d’ailleurs en Francedes Marquis de Gothie, de Provence et de Lorraine de très-ancienne date.
(3) Il ne faut pas confondre ce Vitry avec celui que Françoispremier fit bâtir sur la Marne. Celui dont il est ici question futsurnommé le brûlé, depuis que les soldats de Louis le jeune, en l’an1143, eurent mis le feu dans l’Eglise, où il périt un grand nombre depersonnes innocentes. Cet événement se passe pendant la guerre que ceRoi fit à Thibaut. Comte de Chartres, de Blois, de Meaux et Troyes, quiavoit pris les armes contre lui. Cet ancien Vitry fut entièrementdétruit par l’armée de Charles-Quint, l’an 1344, et il étoit bâti surla rivière de Sault, qui se jette un peu au-dessous dans la Marne.
(4) Vitry, dont le haut domaine appartenoit àl’Archevêché de Rheims, fut donné en fief par ces Archevêquesaux Comtes de Troyes ou de Champagne, qui y créerent un SeigneurChâtelain héréditaire. On trouve vers l’an 950 que Vitry avoit unChâtelain nommé Guitier. Dans le douzième siècle un Châtelain de Vitryépousa Mahaud, héritière du Comte de Retel. L’aîné de leurs enfans,nommé Guitier, fut Comte de Retel, et le cadet, nommé Henri, futSeigneur de Vitry, duquel descendirent par mâles les autres Châtelains,dont le dernier fut Robert, qui mourut du temps de S. Louis, après quoila Châtellenie fut réunie au domaine de Champagne. On s’est permis danscette anecdote de faire ce Robert père d’Archambaud et de changer letitre de Châtellenie en celui de Sirie, qui est plus relevé.