Corps
SALLES, Auguste (1860-1941) : Nos Patois (1896). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (30.X.2013) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: Norm 34) de la Revue normande et percheronneillustrée, n°6, nov-déc 1896, 5e année. NOS PATOIS par Auguste Salles Professeur au Lycée Montaigne. _____ Au surplus, pourquoi n’en ferais-je pas l’aveu sincère ? j’ai peu degoût, je me sens même une pointe de rancune contre les revues etpublications de nos provinces qui visent à n’être qu’historiques etarchéologiques et qui dédaignent, rejettent même comme frivole etd’ordre inférieur tout ce qui n’est pas document authentique, pièced’archives, détail de comptes ou généalogie précise. Elles me fontl’effet de journaux où l’on ne traiterait que de politique théorique ouappliquée. Elles rétrécissent, d’une façon dommageable à mon sens, lechamp des investigations permises ; elles ferment du même coup la porteà bon nombre de curieux et de lettrés que n’ont point séduits lesbeautés de l’histoire locale ; elles coupent les ailes à tout ce quiest recherche de fantaisie, à la poésie, aux essais littéraires detoute sorte, à l’étude plus ou moins bien comprise, et néanmoins utile,des patois régionaux ; elles se privent d’un élément de succès dontelles font fi trop aisément, la variété. Et quelle est la conséquencemême, la plus simple et la plus ordinaire, de cette espèce d’ostracismedont elles frappent tout ce qui n’est pas histoire déclarée etarchéologie pure ? C’est qu’elles favorisent l’éclosion de bulletinsdistincts et de revues rivales qui touchent aux mêmes sujets, traitentde questions connexes, font parfois double emploi et disparaissent aubout d’un certain temps, faute de ressources, d’abonnés et decollaborateurs. Les revues spéciales ne peuvent trouver vitalité etdurée que si elles s’adressent au public, non d’un arrondissement oud’un département, mais d’une région plus large et d’une province.Autrement elles végètent et finissent par sombrer. La dissémination desefforts – dans nos départements s’entend, car je conçois parfaitementau contraire qu’il y ait à Paris abondance et foison de revuesspéciales – me paraît être un signe de faiblesse. Ces réflexions – ce n’est pas autre chose que des réflexions, et nonpoint un plan d’action bien déterminé – me sont venues à la lectured’un excellent opuscule que je viens de recevoir et qui pose en termesd’une parfaite précision le problème de l’étude des patois et enparticulier des patois normands (1). Il ne serait pas vrai de dire que l’étude de leurs patois ait éténégligée par les Normands. Je ne sais pas au contraire de province oùelle ait été poussée aussi loin et même aussi avant. Des travaux et desglossaires comme ceux de MM. du Méril, Dubois, Travers, Le Héricher,Métivier, Joret et Moisy pour l’ensemble des patois normands, desdictionnaires comme ceux de MM. Decorde et Delboulle pour laSeine-Inférieure, de MM. Robin, Le Prévost, A. Passy et de Blossevillepour l’Eure, de M. Joret pour le Calvados, de M. Fleury et autres pourla Manche, constituent à vrai dire un magnifique ensemble de recherchespatientes et de précieuses découvertes qui fait honneur aux érudits denotre province. Si le monument n’est pas achevé – le sera-t-il jamais ?– du moins peut-on dire que les bons ouvriers n’ont pas manqué pourdéblayer le terrain et édifier en solides matériaux les premièresassises. Cela reconnu, il n’en demeure pas moins établi que les patoisnormands, sauf quelques exceptions, n’ont pas été étudiés avec laprécision convenable et la rigueur scientifique dont on ne saurait plusse passer aujourd’hui, qu’une grande partie du travail antérieur est àrefaire sur de nouvelles bases et par d’autres méthodes, et qu’enfin iln’est que temps de fouiller la province si l’on ne veut pas laisseréchapper la matière de toute investigation, les patois eux-mêmes. Oui, il n’est que temps. Déjà ceux qui s’intéressent, par passion ousimplement par curiosité, aux multiples manifestations de la vie localeet des choses de la campagne, constatent avec regret la lente maisconstante disparition des usages, des modes et des parlers d’autrefois.L’école endocrine les enfants ; la caserne catéchise tant bien que malles adultes ; l’almanach, le journal, le livre, la facilité descommunications et des voyages font le reste. Déjà, pour qui veut noterles légendes du passé, les dictons populaires, les mots rares etspéciaux, il faut avoir recours aux vieillards, restés plusréfractaires à la civilisation ambiante. Qu’on ne s’y trompe pas. Nousassistons, en spectateurs véritablement trop impassibles, à l’agoniedes patois, et chaque année qui s’écoule nous fait perdre immédiatementune partie de nos richesses linguistiques. Et pourtant quel beau champ à explorer ! Quelle mine précieuse, où iln’y a qu’à se baisser pour prendre ! Il y a de la besogne toute tailléepour une armée de travailleurs. Et ce qu’il y a de vraiment attrayant,c’est que les recherches de cette nature sont à la portée de tous, dupremier venu aussi bien que du plus fin lettré. Il n’est besoin, dansune certaine mesure, ni de connaissances spéciales ni d’éruditionproprement dite. Voici d’abord les glossaires ou recueils de mots. Ils peuvent portersur tout un département, sur une région linguistique, sur une commune.On fera bien de se confiner dans l’étude toute simple du patois d’unecommune. On peut être assuré qu’une vie d’homme suffira à peine à enrelever toutes les particularités : mots usuels, termes de métier, nomsde lieu, noms de famille, mots spéciaux qui servent à la flore et à lafaune, voilà de quoi composer un vocabulaire des plus riches. M.Guerlin de Guer, dans son substantiel petit livre, dit qu’on trouveraitdes centaines de dénominations du moineau. Je le crois sans peine. Ilcite les plus connus, pilri, pès, bech, pireri, mwason, dans leCalvados grancher. Je puis y joindre ma contribution. Dans l’ouest dudépartement de l’Orne l’effronté pierrot s’appelle guiri. On pourradonc de divers côtés préparer de bons glossaires, à condition toutefoisqu’on se contente de constater sans vouloir trop expliquer et de donnerdes définitions précises, très précises, sans se mêler d’y joindred’inutiles et souvent bizarres étymologies. J’ai présent à l’espritcertain vocabulaire ornais paru il y a quelques années, où l’auteur –un esprit des plus fins pourtant et des plus cultivés – s’est maintesfois fourvoyé à vouloir inventer pour chaque mot des rapprochementssuperflus et des étymologies de pure fantaisie. Le docte Ménage a gardébeaucoup de fidèles en nos provinces. Que si la confection d’un glossaire paraît une œuvre de trop longuehaleine, voici les études de folk-lore, les proverbes, les dictons,les devinettes, les anecdotes, les contes, les chansons. Qu’on lesrecueille durant qu’il en est temps encore : les rengaînes populairesleur font une concurrence redoutable. M. Guerlin de Guer dit avec beaucoup de force qu’il faudrait aller plusloin, et je souhaite bien vivement que sa voix trouve un écho. Ce qu’ilimporte de connaître autant au moins que les termes, c’est la grammairemême des patois, l’étude des pronoms et des verbes, la syntaxe despatois, si négligée jusqu’ici, le coloris et jusqu’à l’accent propresaux parlers locaux. Faut-il citer des exemples ? Prenons lesconjonctions de subordination. Il en est, parmi les conjonctionsfrançaises, qu’ignorent presque totalement nos patois. Du moment que,dans ma région, est très employé et a le sens de puisque. Et, dans laconversation courante, ce sont les mêmes conjonctions qui reviennent,et il y a là, pour un observateur sagace, de très curieusesinvestigations à faire sur le mode de raisonnement en usage chez nospaysans. Je m’en voudrais pourtant de laisser croire aux lecteurs de la Revuequ’il suffit, pour se livrer en sécurité à des doctes amusements,d’ouvrir les oreilles toutes grandes, de prendre la plume et de noterles mots tellement quellement, à la française. On n’aura fait que lamoitié de la besogne quand on aura recueilli une ample moisson de mots.L’étude des patois est devenue une science véritable, et par là mêmefort exigeante. Elle n’admet plus qu’on habille les mots à la mode deFrance, avec des lettres parasites et les désinences communes à lalangue écrite. Elle a mille fois raison. Dépouillé du son exact qui lereprésente, le mot a perdu ce qui faisait sa vie propre. Les patois,langues orales, n’ont pas d’orthographe consacrée. Elles n’ont rien àdémêler avec le dictionnaire de l’Académie. Comme il est nécessaire deconserver, avec le mot lui-même, le son et l’accent qu’il prend dans labouche de nos paysans, il faudra le transcrire « phonétiquement »,autrement dit, pour ceux qu’effraye cette sorte de jargon scientifique,en donnant à chaque voyelle et à chaque consonne un seul son, une mêmenotation. Là est l’écueil, je le reconnais à l’encontre de M. Ch. Guerlin de Guerqui, initié aux bonnes méthodes, prétend qu’il suffit d’un brefapprentissage pour manier ces caractères. Je n’en suis pas aussiconvaincu qu’il paraît l’être. Pour obtenir facilement d’excellentsrésultats, il faudrait d’abord que les phonétistes fussent eux-mêmestout à fait d’accord, ce qui n’est pas. Admettons que l’alphabet designes, dressé par M. l’abbé Rousselot – une autorité en la matière –soit amplement suffisant. Encore faudra-t-il se l’assimiler en dehorsde toute leçon orale, ce qui n’est pas aussi aisé qu’on le suppose. Etmême, lorsqu’on y sera parvenu, pour peu qu’on veuille noter avec uneexactitude parfaite certaines nuances très sensibles de laprononciation patoise, on s’apercevra bien vite que l’alphabet-type nesuffit plus et qu’il faut créer des signes nouveaux pour des sonsparticuliers à certains patois. Ainsi l’une des principalescaractéristiques du patois de la commune et aussi de la région quej’habite est la présence, à la fin des mots, d’un e dit muet, d’uneextrême lourdeur, qui n’est ni l’e muet ordinaire ni la diphtongue eu. Comment le noter ? Je crains que nos futurs collecteurs deglossaires ne soient comme moi fort embarrassés en présence de sonstrès particuliers, propres à certains patois, et qui échappent enpartie à la notation courante. Je ne puis pas non plus ne pas dire unmot des voyelles sourdes qui élargissent d’une façon parfois sipittoresque les désinences des vocables patois. Je m’arrête, carj’aurais l’air de chercher des raisons de décourager les amis de nospatois en amoncelant sans profit pratique de subtiles critiques. M. deGuer sait mieux que moi pourtant qu’il y a là de réelles difficultés. J’aurais plaisir à suivre M. Guerlin de Guer dans les dernierschapitres, si intéressants, de son opuscule, si je ne craignaisd’abuser de l’hospitalité que m’offre une Revue tout à faitlittéraire. Rien de plus exact et de plus topique que ce qu’il dit del’influence des « horzains », des citadins, des Parisiens sur ledéveloppement d’un patois, et du compte qu’il faut tenir de ces actionsindividuelles. De même, il ne suffit pas de classer les mots d’unpatois il faut les situer géographiquement. Chacun sait, et les paysanssont les premiers à vous en avertir, que d’une localité à l’autre lesformes d’un même mot varient. J’ai, pour mon propre compte, dans unespace de moins de cinq kilomètres, constaté l’existence des troisformes îlé, îlék, îlô, signifiant là-bas, latin illic, si je nem’abuse. M. Guerlin de Guer annonce la création d’un Bulletin mensuel desparlers du Calvados, qui publierait des glossaires et des monographieslinguistiques des communes du département. Tout en lui souhaitant bonnechance, je ne puis m’empêcher de regretter qu’il enferme lapublication rêvée par lui en des limites si étroites. Déjà une premièreobjection se présente d’elle-même. Qu’est-ce que le Calvados au pointde vue linguistique ? Quoi de commun entre les patois et ces limitespurement administratives et toutes conventionnelles ? Je comprendsmieux qu’on étudie les patois du Bocage ou du Bessin, encore que cesanciennes régions ne soient peut-être pas valablement déterminées. Maisle Calvados, cette création à peine centenaire ! Comme s’il étaitpossible, par voie d’analogie, de traiter en un même recueil desparlers de l’Orne, un département fait de pièces et de morceaux, et quicherche encore son unité ! Je sais bien que M. Guerlin de Guers’intéresse, non au patois, mais aux parlers – quelles que soient leursdivergences essentielles – du Calvados. Il n’importe. Par la force mêmedes choses, je suis certain que le jeune directeur ne tardera pas àbriser les cadres dans lesquels il a voulu, à tort selon moi,s’emprisonner. Je ne serai pas le dernier à m’en féliciter. D’autre part, croit-il qu’il puisse trouver dans le Calvados leséléments durables d’une publication linguistique ? J’ai des doutes àcet égard. A-t-il donc jugé impossible de créer une Revue des patoisnormands, qui aurait groupé autour de lui, j’en suis persuadé, nombrede linguistes et de curieux attachés à leur province ? Je goûte fortpour ma part le mot de « parlers » ; je lui trouve pourtant je ne saisquelle saveur de mot nouvellement mis à la mode et peu accessible aucommun des Normands. Je préfèrerais « patois » que tout le mondecomprendra ou croira comprendre. J’insiste, avec bon nombre d’Ornaissans doute, pour la création d’une Revue des Patois non plusdépartementale et Calvadosienne, mais régionale et normande. Plus queles habitants du Calvados, les Ornais ont besoin d’une Revue de cegenre, car nous pouvons bien avouer que nous sommes fort arriérés enl’étude de nos patois. La liste des ouvrages qui traitent des patois del’Orne tiendrait en une petite page et les ébauches l’emportent ennombre sur les glossaires. M. Louis Duval, dans sa préface à l’Enquêtephilologique de 1812 dans les arrondissements d’Alençon et deMortagne, a cité nos principales publications, et il faut bienreconnaître que nous n’avons, dans l’Orne, absolument rien à opposeraux livres si copieux et si fouillés de nos voisins ou Calvados (2).Nous reconnaissons humblement nos lacunes : pourquoi M. Guerlin de Guerne nous fournirait-il pas l’occasion de les combler ? Comme il n’estpas exigeant de sa nature et déclare par avance qu’il se contentera desimples notes et de brèves contributions, comme d’autre part nous avonsdonné des preuves nombreuses de notre paresse philologique, il sembleque nous soyons faits pour nous entendre. Au modeste vœu que j’émets que la Revue nouvelle ouvre plus largementses portes, je voudrais ajouter une dernière raison, à laquellej’attache, pour mon compte, beaucoup de prix. Pourquoi, au demeurant,l’organe ne créerait-il pas la fonction ? Voici que les universitésviennent de renaître officiellement avec des constitutions nouvelles etune autonomie plus large ; elles cessent du même coup d’être la chosede l’Etat, une machine mue d’en haut et de loin ; elles se sontrapprochées de nous ; elles auront à cœur dans l’avenir de développerles enseignements qui conviennent aux provinces où elles ont prisracine ; sans cesser d’être des foyers de science désintéressée, ellesse laisseront, sous peine de déchéance, pénétrer des souffles dudehors. Le branle est donné déjà en mainte ville de France, à Caenmême, où fut fondée récemment une chaire de littérature normande.J’espère que, dans un avenir prochain, il sera possible de créer àl’Université de Caen une chaire spéciale réservée aux patois normands.Nulle province en France ne saurait fournir un champ d’expériencescomparable au nôtre, une masse de matériaux aussi dense et aussicompacte, un ensemble de faits linguistiques aussi complet et aussihomogène, avec, par surcroît, un passé aussi glorieux. Et je finis parce dernier vœu. C’est que, dans notre province de Normandie, il setrouve, comme cela se voit fréquemment en Amérique, un généreuxdonateur assez ami de sa petite patrie et assez épris des bonnes etbelles études pour doter cette chaire du viatique nécessaire, et, enattendant cette agréable surprise, que la Revue des Patois normandsgagne elle-même cette belle cause devant le public. AUGUSTE SALLES. Professeur au LycéeMontaigne. NOTES : (1) Introduction à l’étude des parlers de Normandie, par M. Ch.GUERLIN DE GUER, élève de l’Ecole pratique des Hautes-Etudes, avec unelettre-préface de M. J. GUILLIÉRON. Caen. Lanier et Paris, Champion1896. (2) Disons pourtant que M. Dottin, maître de conférences à l’Universitéde Rennes, publiera très prochainement dans le Bulletin de laCommission historique et archéologique de la Mayenne un Glossaire desPatois du Bas-Maine, qui devra contenir nombre de documents précieuxpour la partie centrale et surtout occidentale de notre département,pour l’ancien Passais entr’autres. |