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G[ARROS], L[ouis](18..-19..): Le Marché des Pommes à Cidre(1928). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04 juin 2013) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: Norm GF) de La Normandie Illustrée: revue de tourisme et d'art, n°21 décembre 1927 et 22 janvier1928. Le Marché des Pommes à Cidre par L. G. _____ Tout dernièrement, au cours de l’Assembléegénérale du Syndicat de la Graineterie des départements de laSeine-Inférieure, de l’Eure et du Calvados, l’idée fut émise de créer àRouen, à partir de l’an prochain, un Congrès annuel des graines etfruits à cidre. L’idée est excellente et ne peut que donnerd’appréciables résultats. Rouen, il ne faut pas l’oublier, est ledeuxième marché de fruits à cidre, après Rennes. On voit donc toutl’intérêt que présenterait, dans la capitale normande, la tenue des «Assises de la Pomme » qui seraient suivies par nombre de Normandsspécialisés dans cette branche de commerce. C’est à ce sujet que nouspublions une étude succincte du Marché des Pommes à cidre, étudecomparative qui expose des problèmes économiques fort importants. Deux mauvaises années successives de récolte pour les pommes à cidre sevoient assez rarement, et c’est tant mieux pour nos cultivateurs. Cefut cependant le cas des années 1925 et 1926. Comment s’étonner, dèslors, que bien avant l’ouverture de la campagne 1926, alors que lesrésultats désastreux de la précédente n’étaient que trop connus etqu’on augurait assez mal de celle qui suivait, des questions fortimportantes aient été soulevées autour du marché et qu’elles aientdonné lieu à d’acharnées controverses ? Il nous faut bien revenir à uneannée en arrière et voir d’abord sur quelles bases se fit la campagnede 1926. Partisans et adversaires de l’exportation étaient aux prises. Car desmarchands étrangers parcouraient la Normandie et, bénéficiant du changeélevé sur leur pays, se portaient acquéreurs, à des prix satisfaisantles producteurs, de quantités de pommes à utiliser de l’autre côté dudétroit. Pour l’exportation sedéclarait par exemple le Syndicat des Agriculteurs de la Manche,présidé par M. le sénateur Damecour, et ses arguments étaient lessuivants : Du jour où l’on découragera les producteurs en interdisantl’exportation, ceux-ci ne produiront plus. Le prix des pommes suit-illes cours du jour ? Non, il en est loin. Alors que le demi-hectolitre –la barattée – valait avant-guerre de 1 fr. 25 à 2 fr. 50, en 1924 ilatteignait comme grand maximum 2 francs, et 6 francs en 1925, soit unemoyenne inférieure à 4 francs. Ainsi, la pomme, produit de nécessité,n’a pas vu son prix même doubler, alors que toutes les marchandises ontatteint sept à huit fois leur valeur d’avant-guerre. Or, les frais deramassage et de transport ont suivi cette dernière hausse. Autrefois,on prenait 0 fr. 25 pour ramasser une barattée et aujourd’hui c’est aumoins 1 fr. 50. Encore ne trouve-t-on pas toujours de la main-d’œuvre.Et le transport par voiture attelée ? 5 francs le fer à cheval au lieude 0 fr. 80, et la même hausse chez le bourrelier, chez le charron. Cesprix ne militent-ils pas en faveur du relèvement du prix des pommes etsi les offres des marchands étrangers peuvent les provoquer, eh bien,tant mieux ! Contre l’exportation,voici les arguments de la Chambre de Commerce de Cherbourg : La récolte générale des fruits à cidre est évaluée pour la prochainecampagne – 1926 – à 18 millions de quintaux, soit 6 millions de moinsque la récolte moyenne. La culture ne possède plus de réserve de cidredans ses caves et celliers. Des prix exceptionnels et hors deproportion sont faits pour l’exportation. S’ils sont maintenus, lecidre, boisson de plus d’un tiers des Français, atteindrait un prix quile mettrait hors de portée de la plus grande partie des consommateurs.L’exportation, même si elle n’affectait qu’une partie plus ou moinsforte de la récolte, aurait pour résultat de fausser les cours parrépercussion, et ne permettrait plus le libre jeu de la loi de l’offreet de la demande. La culture obtenait, antérieurement aux offres faitespar l’étranger, des prix qu’elle considérait comme convenables. Il fautinterdire l’exportation. Bien entendu, les Chambres syndicales de brasseurs et débitantspartageaient cet avis. De nombreuses Municipalités – et notammentcelles de Rouen, Le Havre, Fécamp, etc... – avaient voté desadresses au Ministre de l’Agriculture pour demander l’interdiction del’exportation. Devant cette poussée d’opinion, on assista à unfléchissement des cours. Il y a lieu de dire également que lestransactions premières avaient été un peu spéculatives. En Normandie,on avait vu des offres à 350 et 400 francs la tonne, en Bretagne de 375à 425 francs. La possibilité d’un arrêt diminua d’environ 100 francsces sommes. En ce qui concerne l’importance de la récolte des fruits à cidre,celle-ci ne devant être connue que longtemps après la campagne, par lesstatistiques officielles, certains groupements demandaient, comme pourles vins, le vote d’une disposition dans l’esprit de celle qui inspirala loi du 29 juin 1907, portant obligation de la déclaration derécolte. A ce moment seulement, le commerce aurait trouvé desindications précieuses pour la fixation des cours et n’aurait pas étéamené à réclamer, en années de pénurie probable, le vote dedispositions telles que l’arrêt de l’exportation et celui de ladistillation. La consommation du cidre réservée d’abord, l’excédent pourrait, dansdes proportions à déterminer, passer la frontière, ou servir àalimenter les industries, celle de la distillerie d’alcool neutre,entre autres. Cela a l’air très facile : Quand il y aura des pommes, on exportera.Quand il y en aura moins, on exportera moins. Quand il n’y en aura pasassez pour nous, on n’exportera plus... C’est très facile comme cela, sur le papier. Mais, dans la pratique,quelles luttes, quelles difficultés ! Ah ! Qu’il est donc délicat desavoir s’il y a des pommes ou s’il n’y en a pas... * * * Pour « une année où il y a des pommes », on ne peut pas dire que 1926fut « une année où il y eut des pommes »... Les bons Normands lacaractérisèrent : une *petitedemi-année*. Et cela, voyez-vous, c’est admirable. D’une enquête faite par le Comité National du Cidre, il résultait quela récolte de 1926 pouvait être estimée à environ 16 millions dequintaux, très inférieure à la moyenne normale évaluée à 25 millions dequintaux. Certains départements cidricoles, notamment les départementsbretons, avaient une récolte nettement déficitaire, ne pouvant suffireaux besoins de la population paysanne et ouvrière, dont le cidre étaitla boisson principale. Une récolte aussi faible succédant à unemauvaise récolte comme celle de 1925, qui n’avait pas atteint 12millions de quintaux, ne semblait pas pouvoir permettre de donnersatisfaction aux besoins nationaux. Le Comité émettait l’idée deréduire l’exportation, mais que dans le cas où, pour des raisonsinternationales, l’exportation ne pourrait être interdite, il serait àsouhaiter que l’application d’un droit de sortie ad valorem vienne contrebalancer,dans une certaine mesure, l’action exercée sur les cours par lesacheteurs étrangers. Le raisonnement des producteurs, partisans de la liberté d’exportation,n’a pas varié une seule fois : « Le cours des pommes a atteint 350francs la tonne, disait l’un d’eux. Citez-nous, je vous prie, desproduits industriels ou autres augmentés dans la proportion de 3,5 etpourtant, on n’en combat pas l’exportation. Prouvez que la pomme, à ceprix, est trop chère à la production.C’est précisément à cause du contraire qu’elle est tentée de quitter laFrance. Consentez à payer au producteur des prix en rapport avec ceuxdes produits dix fois plus chers qu’avant-guerre – il n’en demande pastant – et vous pouvez être persuadé que le producteur ne souhaitera pasplus qu’un autre l’exportation de ses produits. » C’est là qu’on se trouvait au moment de la campagne de 1926. * * * Si l’on chiffre la récolte très mauvaise de l’année 1925, par 100, onpeut dire que celle de 1926 fut de l’ordre de 130 à 135, alors quecelle de 1924 était de 220 à 225. Il y eut, approximativement, 1.800.000 quintaux en 1924 ; 600.000quintaux en 1925 ; 1.000.000 en 1926 pour le seul département de laSeine-Inférieure. En 1924, beaucoup de pommes, les tonneaux sont remplis. En 1925,désastre, pas de pommes, les tonneaux remplis l’année d’avant sevident. En 1926, peu de pommes et plus rien dans les tonneaux. Au fond, exporte-t-on beaucoup ? Non. En 1924, année exceptionnellement bonne, on a exporté, par laSeine-Inférieure, dans une proportion infime : 5 pour 1.000. Mais, l’an dernier, au moment de la campagne, un vent de paniquesouffle sur le pays. La livre sterling monte, monte... Et c’est à cemoment qu’on lance ce bruit : *larafle des pommes*... Il faut ramener l’affaire à des proportionsjustes. On ne rafle pas tant que cela ! Et un autre remède serait bienplus sûr : frapper les pommes d’un droit de sortie... On épiloguerait longuement sur cette question. Nous n’avons voulu quel’indiquer. Aussi bien, on sait que, selon le vieil adage cher auxFrançais, tout finit... par se tasser. Et, dans le cas qui nous occupe,« tout se tassa » parfaitement. Pour pouvoir faire des comparaisons avec la récolte de 1927, exposonsbrièvement, pour finir cet article, ce que fut la récolte de 1926 dansnos contrées. Prenons d’abord un exemple typique : Aux Andelys, la récolte fut mauvaise, mais « il y avait quand même despommes » ! Elles se vendaient de 12 francs à 13 francs la rasière de 28kilogrammes. Le prix de 12 francs s’applique à un marchand de cidre, leprix de 13 francs à la distillerie qui fait venir des wagons deBretagne, au prix de 380 francs la tonne, marchés conclus en mai oujuin. Mais nombreux étaient ceux qui disait : « J’en ai assez pour moi.Cela me suffit. » La densité était satisfaisante : 10 à 11 degrés pourle cidre de novembre. La pomme était petite, mais elle contenait plusde sucre. Aux Andelys, les vieilles traditions sont respectées ! Quandla récolte est bonne, on fait 600 litres de « pur jus ». L’annéesuivante, si elle est mauvaise, on convertit le « pur jus » en boisson; si elle est bonne, on fait de la « goutte », ainsi de suite. Il y adans la commune 11.200 pieds de pommiers. En 1920, la récolte fut de 1.000quintaux. – 1921, – 9.000 – – 1922, – 2.000 – – 1923, – 3.000 – – 1924, – 5.000 – – 1925, – 3.400 – – 1926, – 2.500 – Voilà donc un exemple très net. Indiquons sommairement les appréciations pour la récolte de 1926 dansles principaux centres. Nous avions l’an dernier : Duclair :récolte très inférieure. Pavilly : récolte médiocre quant à la quantité, maissupérieure pour la qualité. De 280 à 300 francs la tonne. Doudeville : bonne moyenne. Fontaine-le-Bourg : le ¼ seulement de la normale. Bosc-le-Hard : le ⅓ du rendement. Luneray : le 1/10. Les pommes dites « précoces » etdont la qualité est recherchée se vendirent 8 à 9 francs la livre. Tôtes : atteignent 360 francs. Auffray : récolte moyenne. Autour de Dieppe : mauvaise récolte. Du côté d’Eu : franchement mauvaise. Cependant,quelques clos abrités favorisés. Bolbec : récolte plutôt mauvaise. Montivilliers : mieux que ce qu’on croyait... Rive gauche de la Seine : mauvaise. Un cultivateurde La Mailleraye, qui fait 300 rasières en temps normal, en eut unedizaine. Forges-les-Eaux : mauvais. Gournay : plus de réserves. Pont-Audemer : passable. Louviers : récolte moyenne. Lisieux : très médiocre. Caen : demi-année. Touques : les cultivateurs disent « Pas de pommes àTouques, mais beaucoup à Beaumont-en-Auge. Beaumont-en-Auge : les cultivateurs disent « Pas depommes chez nous, mais beaucoup à Touques... » * * * Nous verrons dans notre prochain article ce qu’a été la récolte decette année. Bornons-nous à une simple indication. Le Bureau de la Confédération Générale des Producteurs de Fruits s’estréuni le 11 octobre, à Lisieux, et a fait deux constatations suivantes : 1° Cette année, pas d’hésitation possible : il y a des pommes ; 2° Il y en a même trop. Il s’en perd. Que disent les producteurs ? Ils disent ceci : Le prix de vente ne couvre même plus les frais deramassage. Nous demandons qu’on favorise l’exportation et que l’on diminue lestarifs de transport et les droits fiscaux qui frappent les fruits àcidre. Que disent les consommateurs ? Ils disent : Nous n’y comprenons plus rien. L’an dernier, mauvaiserécolte, les prix montent. Cette année, bonne récolte, les prix vontmonter. Que faut-il penser de cette nouvelle situation ? (Suite et fin le mois prochain.) Le Marché des Pommes à Cidre (Suite et fin) La récolte des fruits à cidre de 1927 a été bonne dans l’ensemble, etva en augmentant, de la Normandie vers la Bretagne. La Seine-Inférieurea été un des départements les moins favorisés ; le Calvados est mieuxpartagé ; dans la Manche, c’est l’abondance et, dans le Finistère, dansl’Ile-et-Vilaine, on ne sait que faire des pommes... Mais de là à dire que certains cultivateurs préfèrent laisser pourrirles fruits à terre, sous prétexte que les frais de ramassage et detransport enlèvent tout bénéfice... Non. La rasière de pommes s’estnégociée à un bon prix, allant de 5 à 7 francs. Or, le ramassage d’unerasière revient à peu près à 0 fr. 60. Comptons 1 franc de frais detransport et il nous reste encore un assez joli gain. La récolte, pour le seul département de la Seine-Inférieure, a atteint1.300.000 quintaux. On en a exporté une infime partie. Le tiers environde la récolte est allé aux distilleries pour la fabrication del’eau-de-vie et de l’alcool. Le reste, soit à peu près 970.000quintaux, est passé dans la fabrication du cidre. Il y a du cidre. Les tonneaux se sont remplis. On en a fait pour deuxans. Et il y a aussi de la goutte... Le débouché assuré pour le producteur ne réside pas dans l’exportation. On exporte très peu, nous l’avons dit. On fit, l’année dernière, autourde cette question de l’exportation, beaucoup de bruit pour rien dutout... On a vu partir un bateau, deux bateaux de pommes pour l’Angleterre...Qu’est-ce que cela signifie ? Pas grand’chose. L’exportation des fruitsà cidre est une opération très compliquée, surtout lorsqu’il s’agit devendre la marchandise dans un pays d’outre-mer. La pomme ne se prêtenullement à tant de manipulations : le ramassage ; le chargement à lapelle dans les wagons ; le déchargement à Honfleur ou à Dieppe ; lechargement dans le bateau ; le déchargement au quai destinataire ; lerechargement dans des wagons, etc., etc... Comptez le nombre de manipulations. La pomme ne supporte pas d’êtretrop tassée. Dans le bateau, notamment, celles qui sont dans lescouches inférieures sont échauffées, fermentent. Il y a énormément dedéchet. Avant la guerre, on exportait en Allemagne ; mais, depuis, les droits,dont nos voisins frappent l’entrée des fruits à cidre, doublent leurprix qui devient par trop onéreux. Le débouché tout trouvé pour le producteur, c’est la distillerie, c’estl’alcool, ce sont les usines de Bosc-le-Hard, d’Yvetot... S’il n’yavait pas ces usines, c’est alors qu’on ne saurait que faire des fruits. Les prix des pommes et de l’alcool sont liés entre eux. Au début de la campagne actuelle, l’alcool valait 700 francsl’hectolitre, les pommes 180 francs. Actuellement, l’alcool vaut 1.000francs, les pommes près de 300 francs. Et nos pays font aux viticulteurs du Midi une concurrenceextraordinaire. Le vin ordinaire, à 10°, vaut 140 francs l’hectolitre, ce qui met ledegré à 14 francs. Or, les pommes donnent le même alcool, mais le degréne vaut que 10 francs, ou à peu près. D’où vives protestations méridionales. Car, de moins en moins, le Midiest assuré de pouvoir faire fonctionner la soupape de la distillation. C’est la guerre qui a lancé l’industrie de l’alcool en Normandie. Ilfallait, pour les poudres, de l’alcool à tout prix. Mais, depuis,toutes les organisations ont été remaniées, les usines refaites, lesprocédés de distillation améliorés. Aujourd’hui, on fait fermenter ducidre en 48 heures. * * * Nous ne faisons qu’effleurer toutes ces questions fort importantes.Nous n’avons d’ailleurs désiré que donner un aperçu sur le marché desfruits à cidre et ses débouchés. Traiter la question à fond exigeraitun luxe de détails, de chiffres, de réflexions, qui déborderaient ducadre de cette revue. Mais nos lecteurs ont pu suivre à peu près tousles aspects du problème, qui constitue une branche essentielle del’activité économique de notre province. La récolte totale de cette campagne, en France, doit dépasser 20millions de quintaux. C’est une excellente moyenne. Les agriculteurs, à de rares exceptions près, sont satisfaits. Sansdoute, ceux qui ont vendu leur récolte au début de la campagne ont-ilsmoins réalisé de bénéfices que ceux qui la vendent actuellement. Mais,on ne pouvait prévoir, n’est-ce pas, la hausse de l’alcool dans lesproportions où elle s’est produite. On dit, d’ailleurs, que cettehausse n’est que passagère. Les prix du marché des fruits à cidre ont été sensiblement inférieurs àceux pratiqués l’an dernier. Nous ne redonnons pas un tableau completde ce marché, ainsi que nous avions essayé de le faire dans leprécédent article, pour la campagne 1926. Il y a eu progrès partout. Mais nous reprendrons, l’année prochaine, laquestion sous le même jour et nous pourrons établir un tableaucomparatif pour trois années, qui ne manquera pas d’intérêt. L. G. |