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PITOU,Charles (1849-1927) :  La Revanche deMirouille (1910).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (17.X. 2013)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: n.c.) de L’Amenormande : Revue mensuelle d'Art Régional Illustrée, n°53-54 de Mars-Avril 1910, 6e année.


LA REVANCHE DE MIROUILLE
par
Charles PITOU
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CETTE fois-ciils étaient fâchés à mort !

Pourtant, jusqu’à ce jour, Mirouille et Calendeau n’avaient cesséd’être une paire d’amis, et Dieu sait, si jamais il les a comptées, lesparties de cartes que chaque semaine, le jour du marché, depuis près devingt ans, ces deux gars percherons avaient faites ensembles au Café des Halles où, pour se voler àqui mieux mieux, ils se réunissaient au grand chagrin de leursbourgeoises.

Revenus presque en même temps du régiment où l’un bataillait dans leszouaves pendant que l’autre pivotait dans les chasseurs, ils avaientgardé de leur passage sous les drapeaux, sinon l’amour de la patrie, dumoins cet esprit de blagues bougrement salées qui font la joie descampagnards peu habitués au langage de l’Académie et reste l’apanagedes loustics qui, comme on dit, ont un peu roulé leur bosse.

Mirouille et Calendeau étaient de ceux-là.

Quand, les coudes sur la table, ils racontaient leurs campagnesd’Afrique, l’enlèvement des mouquères à la barbe des arbicots, l’assautdes poulaillers baïonnette au canon, ça allait de plus fort en plusfort.

Le sergent La Ramée, d’illustre mémoire, n’était qu’un bleu auprès de nos héros, et lesprouesses du maréchal Bugeaud, à la bataille d’Isly se réduisaient àune vulgaire promenade à travers la plaine Saint-Denis.

Leur verve semblait inépuisable, et, selon le nombre de chopinesabsorbées par nos deux compères, les histoires s’égrenaient, sedéroulaient et s’amplifiaient, les unes après les autres comme lechapelet des Mille et une Nuits.Et ces récits homériques si drôlement hachés d’expressionspercheronnes, de kif-kif bourricot, de Sidi Baboula ou de Macache Sabir, tenaient en suspenstous les consommateurs qui, riant à se tordre, faisaient cercle autourd’eux.

Depuis si longtemps cette camaraderie de vieux frères d’armes avaitbien subi quelques éclipses passagères car, jouant au plus malin, noncontent de se voler aux cartes, ce qui est la monnaie courante desamants de la Dame de pique, ils s’étaient fait des tours pendablesqu’on citait à dix lieues à la ronde :

Une fin d’automne, chargé d’une mesure de pommes de terre qu’il avaitarrachées dans un champ assez éloigné de sa maison, Mirouille, sous lesderniers feux d’un soleil brûlant, écrasé par le poids de son fardeauet suant à grosses gouttes, regagnait sa demeure. Pour reprendrehaleine et s’éponger le front, il s’était arrêté sur le bord de lagrand’route, quand soudain, le roulement d’une carriole attira sonattention. A la couleur du cheval, à la façon de la voiture qui seprofilait à l’horizon, Mirouille reconnut l’attelage de son amiCalendeau et mentalement se dit :

- Chouette ! v’là m’n’affaire et, comme y passe ed’vant ma porte, ça vajoliment m’obliger !

C’était en effet Calendeau qui revenait de chez son charcutier prendrelivraison d’un cochon engraissé à son intention, et son vendeur avaitjoliment soigné ce brave Calendeau, car sa bête actionnée outre mesuremarchait ventre à terre, cahotant dans son véhicule le pauvre cochonqui, ne pouvant se tenir en équilibre, heurté de droite et de gauche,ou renversé les quatre pattes en l’air au fond de la carriole poussaitdes cris assourdissants.

Aussitôt qu’il fut à bonne portée, Mirouille se campa au milieu de laroute, et, comme un chef de gare, leva les bras en l’air pour fairesigne d’arrêter :

- Ohé ! Sidi Calendeau, as-tu eun’ place pour mé, lui cria Mirouille ?

Et, tout de suite, voyant qu’il y avait une nouvelle blague à faire :

- Eun’ place ? répondit Calendeau en modérant l’allure de sa jument.Eun’ place pour té, mon gas ? pour l’instant j’ons assez d’un cochonavé mé !

Et, désignant de son fouet un gros arbre du champ voisin :

- Si tu veux monter, grimpe dans l’pommier que v’là là-bas ! Huecocotte !

Mirouille resta absolument estomaqué. Celle-là était trop forte, et,rouge de colère et de dépit, tendant le poing dans la direction de lavoiture qui disparaissait au milieu d’un nuage de poussière :

- Sarchré brigand, tu me paieras ça !

Ce jour-là Mirouille avait trop présumé de ses forces ; la contrariétéaidant, il rentra chez lui complètement esquinté et se coucha sanssouper.

Le lendemain, transi et grelottant de fièvre, Mirouille ne put selever. On s’adressa d’abord à une vieille rebouteuse, qui faisait desvoyages et soignait les gens par secret. Elle prétendit que cétait un chaud-fred, fit quelquesinvocations et commanda de mettre un cierge à saint Laurent qui luiredonnerait de sa chaleur et, surtout, d’avoir la foi.

Elle-même, portant le cierge, partit à l’autre bout du canton où setrouvait la chapelle du saint ; mais, soit qu’elle eût causé en route,soit que, chose encore possible, Mirouille manquât de foi, ce dernieren fut pour ses frais.

C’est alors qu’on appela le docteur. L’homme de science prescrivit untas de remèdes miton-mitaine qui n’eurent guère d’effet. Le mal étaittenace et durant près de six mois, ce pauvre Mirouille, avec des hautset des bas, faillit passer l’arme à gauche.

Au printemps, son état s’améliora sensiblement, et, s’aidant d’unbâton, il commença à faire de petites promenades autour de sa maison.

Il y avait une huitaine qu’il prenait ainsi l’air, et tout doucement seregaillardissait au soleil, quand, se trouvant dans le petit sentierombragé de coudriers qui conduisait de chez lui à la route, unesilhouette bien connue fit son apparition. C’était Calendeau, l’amiCalendeau, qui, une échardronnette sur l’épaule, revenait d’une tournéedans ses champs.

Les deux hommes se rencontrèrent et, comme si de rien n’était, sedonnèrent la main. Après tout, le refus qu’on peut vous faire de vousprendre pour compagnon de route n’est pas un crime ; c’est tout au plusun manque de complaisance ou d’amabilité, et il y avait belle luretteque Calendeau avait oublié l’incident de l’année dernière.

Côte à côte, parlant des blés si beaux pour la saison, des pommiersdont les bourgeons gonflés de vie annonçaient une bonne préparation,nos deux amis continuèrent de cheminer dans ce gentil sentier où laviolette s’épanouissait, où déjà le rossignol chantait ; mais aussi,ironie des choses – comme dans l’œuvre de Zola, de nombreux « documentshumains », s’étalaient grassement, en piquant de leurs tons marronl’herbe verte.

Soudain Mirouille eut une idée. En manière d’acquit regardant lapoignée de son bâton dont la dragonne de cuir s’effilochait, ets’adressant à Calendeau :

- Dis donc, l’ami, as-tu ein coutiau qui coupe bin à me prêter ?

- J’te crais qu’j’en ai ein ; et ein fameux core ; j’lai même affilé àc’matin pour dépiotter ein lapin, il a ein’ fier’ allumelle ; tu vasvoa ! et, fouillant dans la poche de sa culotte !

- Qiens, le v’là !

Mirouille prit le couteau qu’il ouvrit ; regarda la lame avec attention: une belle lame flambante d’acier bleu, fraîche émoulue, sur le bordde laquelle il glissa le pouce pour en vérifier le fil et, avisant leplus beau « document humain » à sa portée, vivement, se baissantjusqu’à terre au cri de : « Sentinelle, prenez garde à vous ! » crac !d’un seul coup, il lui trancha la tête.

- Ah ! vrai de vrai, y coupe, y coupe comm’ ein rasoi !

Et, rendant à Calendeau stupéfait son couteau tout poisseux : Nous v’làquitte à c’t’heure ; merci mon vieux Sidi, à la r’voyure !

- Ah ! sachré cochon d’cochon ! s’écria Calendeau trépignant de colère.

Et, sans un mot de plus, comprenant la leçon, il essuya son couteau surla mousse, pendant que Mirouille, en se tenant les côtes de rire,prestement regagnait sa maison.

Cette fois-ci, ils étaient fâchés à mort !

Charles PITOU.