I
Parmi ce que l’on pourrait appeler les prodrômes ou les préludes de larévolution de 1830, l’épidémie d’incendies qui, déclarée quelques moisauparavant, jeta en Basse-Normandie des alarmes rappelant
la grande peur dejuillet 1789, est certainement l’un des plus curieux et surtout desplus mystérieux. Mystère voulu par ces brûleurs, dont manifestementl’action était concertée, et mystère bien gardé. Ni les instructionsjudiciaires de l’époque, ni les recherches ultérieures des historiensne sont arrivées à l’éclaircir par des pièces à convictionirrécusables. Des incendiaires d’alors, souvent des jeunes filles, depauvres bergers, Madame de Boigne a écrit dans ses
Mémoires : « Ilétait évident qu’ils avaient été séduits, fanatisés. Mais par qui ?C’est ce qu’on n’a jamais pu découvrir ». Cette demi-obscurité ne meparaît pas rendre moins intéressant - au contraire - cet épisodecentenaire d’histoire française.
Pour replacer les faits dans la couleur du temps, il faut avertirqu’alors n’étaient pas rares les incendies criminels, isolés ou partraînée, bien que la répression fût sévère (2). Les administrateurs etles magistrats de la Restauration avaient eu à se demander plus d’unefois si l’agitation révolutionnaire ne se manifestait point par cegenre d’attentats, notamment en 1816, 1822 et 1825. Au mois de mai1822, en Picardie et en Haute-Normandie, les incendies s’étaientmultipliés. On crut remarquer que les circonscriptions les plusatteintes étaient celles qui avaient à nommer des députés pour lerenouvellement d’un cinquième de la Chambre. Un écrivain de l’époque(3), très royaliste évidemment, n’hésite pas à voir dans ces crimes unemanoeuvre électorale. Il assure que les cultivateurs paisiblestrouvaient, à leur porte, des avis de ce genre :
Vote pour nous, ou ta maisonsera brûlée. Le feu ne cessera que si les Bourbons ne sont plus enFrance. Le ministre de l’Intérieur, M. de Corbière,écrivait alors aux préfets de l’Oise, de la Somme et de l’Eure que cessinistres semblaient renouveler les premières horreurs de laRévolution, et il ne doutait pas qu’à l’oeuvre des incendiaires nefussent liées (les insinuations aussi odieuses qu’absurdes répanduessourdement dans les campagnes contre les nobles et les prêtres. » En1825, nouvelle épidémie du même fléau dans l’Oise. Mais le préfet, M.de Puymaigre (4), se refuse à y soupçonner aucune machination politique: il préfère déclarer qu’il n’y voit goutte en cet odieux mystère quitrouble souvent son sommeil. Du faîte de la tour de l’ancien évêché deBeauvais, hôtel de la préfecture, il aperçoit parfois l’horizonnocturne flamber de lueurs sinistres. On parla beaucoup des incendiesde Sissonne, près Laon, en mars 1829. Le feu, dans plusieurs fermes,paraissait avoir été mis par un berger jeteur de sorts, cerveau fêlé,avec certaines apparences de religiosité. C’était après un passage demissionnaires, qui n’avaient guère eu de succès et qui auraient,disait-on, menacé le pays des vengeances du ciel. Un pareil prétexteaux plus perfides insinuations fut copieusement exploité. Voilà dequelle série de troubles et de quel état des esprits il n’aurait pasconvenu d’isoler l’épidémie du printemps 1830.
Ce qu’il faut surtout rappeler, c’est à quel degré de surexcitation lespassions politiques étaient alors montées. La constitution du ministèrePolignac, en août 1829, avait été accueillie par l’opposition libéralecomme une insolente provocation. La Chambre des députés, par sa célèbreadresse des 221, le 16 mars 1830, notifia que le cabinet n’avait pas saconfiance. Rien ne pouvait choquer davantage le vieux roi, intraitableà revendiquer le droit de choisir ses ministres. Il prononça ladissolution de la Chambre par l’ordonnance du 16 mai, qui provoqua laretraite de MM. de Chabrol et de Courvoisier, l’entrée au Conseil deMM. de Chantelauze, de Peyronnet et du baron Capelle. Charles X,évidemment, avait plus de goût à s’occuper des préparatifs del’expédition d’Alger, qui capitula le 5 juillet. Mais, à l’intérieur,les élections du 23 juin et du 3 juillet infligèrent une cruelledéfaite à sa politique. Mettant son point d’honneur à ne pas céder, ilcrut pouvoir s’autoriser de l’article 14 de la Charte pour signer, ledimanche 25 juillet, les fameuses et fatales ordonnances, qui suivirentde si près
lestroisglorieuses (27, 28 et 29 juillet), et puis, le 16 août,l’embarquement du convoi royal à Cherbourg. Rarement la mer ne fut plusmauvaise qu’en ces quelques mois pour la pauvre nef de l’Etat français.
II
Si le Bocage normand, au sens étroit et vigoureux du mot, ne comprendguère que l’arrondissement de Vire, on peut, avec M. André Siegfried(5), appeler ainsi, en un sens élargi, « une région plus étendue et,d’ailleurs, homogène, qui s’étend entre St-Lô, Vire, Falaise, Ecouché,Alençon, Domfront, Mortain et la zone côtière de la Manche », contréeappartenant au « massif armoricain par ses grès rouges, ses schistes,ses landes semées de rochers qui affleurent ». Voilà où s’allumèrent,aux derniers jours de février, et où se propagèrent principalement, lesmystérieux incendies. On peut dire que le pays leur convenait (6) avecses habitations généralement isolées et d’un facile accès, aux toituresde chaume et tombant bas, avec sa population vive et impressionnable,avec ses clôtures plantées, ses fourrés et ses chemins creux, quinaguère avaient permis de chouanner longuement.
Au Nord-Est de Vire, en la commune de Bremoy, donnant son nom à unebutte qui est l’un des points culminants du Bocage, ce ne fut qu’unpoulailler qui brûla le premier dimanche de Carême, 28 février. Mais lefeu reprit sept fois dans la même localité en mars, et il allait serallumant aux alentours, en de capricieuses surprises, àSt-Pierre-Tarentaine, à Saint-Georges-d’Aunay, à la Bigne, au Tourneur,au Bény, à Saint-Germain-de-Tallevende, à Saint-Jean-le-Blanc, auxBesaces, à Saint-Pierre-la-Vieille, à Vassy, au Champ-du-Boult, àSaint-Germain-du-Crioult, au Gast, à Saint-Sever, à la Graverie, àChênedollé, à Coulonces, à Beaumesnil.
Non seulement la Cour de Caen, estimant avec sagesse que les autoritéslocales pourraient manquer de sang-froid et d’indépendance, évoquanombre d’affaires d’incendie et envoya, pour les instruire, unconseiller et un substitut à Vire, où le feu fut mis le 29 avril en uncellier, mais, dans la capitale du Bocage, se rendirent aussi le préfetet conseiller d’Etat, comte de Montlivault, et le maréchal de campcommandant la subdivision militaire, comte d’Hautefeuille. Leurprésence aurait fait dans le pays beaucoup d’effet et de bien,assurait-on à M. de Montlivault, qui écrit le dimanche 2 mai : « Nousavons été à la messe, en uniforme, avec les autorités locales et ledétachement ».
Le 3 mai pourtant, presque sous leurs yeux, à Saint-Ouen-des-Besaces età la Graverie, éclataient deux incendies. Il semblait que les brûleurs,après avoir été opérer dans les arrondissements de Mortain et deSaint-Lô, à Coulouvray, à Périers, à Sourdeval, à Percy, revinssent àcelui de Vire, où, d’ailleurs, ils ne se cantonnèrent pas. Sans parlerde ceux de l’Orne qui touchent au Calvados, le reste de ce départementne fut pas épargné. Le feu jeta l’alarme à Saint-Denis-de-Méré (16mai), où dix-sept bâtiments furent atteints, à Epaney, àSt-Martin-de-Sallen, à Falaise (26 mai), à Jort (16 juin), à Canon, auBreuil, à la Cressonnière, à Cambremer, etc. Dans le ressort de la courde Caen du 18 février au 7 juillet, on n’avait pas relevé moins de 178incendies ou tentatives d’incendie.
En vain, par de judicieuses adresses, M. de Montlivault s’efforçait-ilde rassurer et de calmer ses administrés. Dans celle du 25 mai, il leurannonçait qu’en outre des renforts déjà parvenus et de l’ordre donné au4e de ligne de suspendre son départ, une force militaire imposanteallait arriver : deux régiments de la garde (7), l’un d’infanterie,l’autre de cavalerie, et qu’un des lieutenants généraux les plusdistingués (le vicomte de Foissac-Latour), appelé à commander la 14edivision, allait prendre la direction des troupes. « Ainsi, seplaisait-il à expliquer, se montrera d’un manière éclatantel’intervention du gouvernement. Ainsi seront démenties d’absurdes etperfides insinuations, que votre premier magistrat ne croit pas devoircombattre, parce qu’elles blessent à la fois le bon sens et l’honneurd’un département toujours fidèle. Aussi ne sont-elles pas votre ouvrage; c’est encore une machination de ces lâches incendiaires, qui veulentainsi exciter un mal moral plus grand que le fléau dont ils frappentces contrées. Rappelez donc votre sagesse accoutumée, et défendez-vousde ces criminelles suggestions, comme vous vous défendez des torchesqui menacent vos habitations. »
Tous les moyens étaient mis en oeuvre - bruits alarmants, lettres demenaces - pour effrayer et surexciter la population. Et l’on n’yréussissait que trop. Surtout dans les campagnes, l’insécuritéprovoquait un affolement contagieux. On montait la garde autour deshabitations. « La surveillance des patrouilles s’annonçait au loinpendant les nuits par de fréquents coups de fusil, le son descornemuses et le bruit qu’on produisait en frappant violemment destonneaux vides. » Des histoires fantastiques se racontaient. Lespaysans superstitieux s’en prenaient aux lutins. D’autres parlaient del’homme au cheval blanc, qui aurait passé de la Manche dans leCalvados. Un soir, on l’aurait aperçu, fuyant à bride abattue.
Dans tout étranger, tout voyageur, colporteur ou mendiant qui passait,la population soupçonneuse espérait saisir l’un des brûleurs exécrés.Et l’on trouvait que ces passants étaient plus nombreux que de coutume.Beaucoup, semblaient, d’après leurs passeports, venir du Midi, deToulouse notamment. On observa que certains colporteurs proposaient desmontres marquées à l’aigle impériale ; d’autres, des Italiens,vendaient des bustes de Napoléon. Des agents de police secrète, dont sesaisirent les paysans aux environs de Vire, furent très maltraités etles autorités eurent grand’peine à les sauver. Il serait même, dit-on,dans les environs de St-Lô, arrivé malheur à une innocente bourrique,laquelle n’ayant pas répondu à un qui-vive nocturne, fut prise pour unincendiaire, et fusillée.
Les récits dramatisés de ces malheurs étaient accueillis aveccomplaisance par la presse ; celle surtout des libéraux, non seulementpar telle feuille locale comme l’
Echode la Manche (8), mais par le
Constitutionnel,qui, dans la seconde quinzaine d’avril, revient cinq fois sur ce sujet.Les autorités administratives et judiciaires paraissent, au contraire,du moins au début, soucieuses d’atténuer les événements et de ne pasleur donner d’interprétation trop alarmante. De St-Lô, le préfet, quimanie facilement la plume, le comte d’Estourmel, écrit le 4 juin : « Lachose est grave sans doute, mais les journaux ont pris soin del’augmenter encore. D’officieux amis nuisent presque autant à l’ordrepublic que ses ennemis déclarés, et la maladresse de certains récitségale la malveillance de certains autres… J’apprends journellement parles gazettes nombre de choses
arrivéesdans le département, dont ni moi ni personne n’avons garde de nousdouter. »
III
Le département de l’Orne, dont la partie occidentale, le pays duHoulme, confine au Bocage et que même certains géographes y englobent,ne fut point épargné par l’épidémie. L’évêque de Séez, Mgr Saussol,dans son mandement du 27 mai, ordonnant des prières publiques, leurdonnait pour intention, non seulement la victoire sur le Dey d’Alger etl’heureux succès des élections, mais encore la cessation des incendies.« N’oubliez pas, prêchait-il aux fidèles, qu’au commencement de notreRévolution, on faisait aussi brûler les châteaux, et on publiaitpartout que c’étaient les nobles qui brûlaient eux-mêmes leurshabitations. Aujourd’hui qu’on brûle aussi les chaumières, on al’audace d’accuser le gouvernement du Roi de ces incendies. » (9). Etd’Alençon, le préfet, le comte de Kersaint, écrivait le 21 mai : «L’inquiétude gagne… Dans plusieurs cantons, les habitants armésparcourent les campagnes en troupes nombreuses pendant le jour, etveillent, pendant la nuit, à la garde de leurs habitations. Lesvoyageurs surtout sont victimes de l’exaltation publique. Le moindresoupçon les expose aux excès… Ils sont arrêtés, fouillés. On tire surceux qui s’évadent. Il est difficile de croire que l’armement de lapopulation ne soit pas le but auquel tendent les agitateurs. »
Si aucun des incendiaires du département ne put être saisi et traduiten justice (10), la nature de certains attentats, la traînée decertaines rumeurs, les réactions de la population furent des pluscaractéristiques.
Il ressemblait à beaucoup d’autres l’incendie qui, le lundi 24 mai, surles cinq heures du soir, s’alluma dans la toiture d’une ferme de M. deCaix, en la commune des Yveteaux. Mais des bergers racontèrent que, peuavant que le feu ne prit, ils avaient vu rôder trois inconnus dans levoisinage. Et ce fut l’occasion d’un grand émoi à Putanges, petit bourgassez voisin, où des gars excités chantèrent :
Ah ! ah ! ah ! c’est Polignac,
C’est Polignac quinous vaut çà. (11)
Il dut y avoir aussi émoi à Briouze, le lundi 7 juin, lors del’arrestation d’un homme aux allures suspectes, sur lequel furenttrouvées des mèches soufrées ; et sans doute les récriminationsallèrent bon train lorsque, conduit à Argentan, il fut aussitôt mis enliberté, s’étant fait reconnaître pour un agent de la police secrète.Dans les rapports officiels, je n’ai pas trouvé mention de l’incendied’une grange à Chanu ; elle me paraît pourtant intéressante latradition locale, longtemps conservée (12), d’après laquelle cettegrange aurait servi pendant la Révolution à célébrer des cérémoniesreligieuses.
Le premier incendie de l’arrondissement d’Argentan - et il y en eutplus de dix autres, tant dans cet arrondissement que dans celui deDomfront - éclata au commencement de la nuit du samedi 22 mai, en ungrenier dépendant du poste d’Habloville, sur la ligne du télégrapheaérien de Paris à Brest. Si les brûleurs avaient choisi ce pointrelativement culminant (256 m. d’altitude), n’était-ce point pour quela flamme s’aperçût de loin ? Ne semblait-il pas aussi que cetélégraphe attirât les incendiaires ? Le feu y avait été mis le 10prairial an VII (29 mai 1799) par les chouans de Billard de Veaux, quimassacrèrent ensuite trois des gardiens (13). Des malveillants, qui nefurent pas découverts, avaient tenté de l’y remettre dans la nuit du 27au 28 thermidor an VIII (15 au 16 août 1800). En mai 1830, il prit àl’extrémité des communs bordant l’un des côtés de la cour, dans unpetit bâtiment que longeait un chemin. Il fut éteint assez vite, et lesautorités, qui furent disposées à le croire accidentel et qui nedécouvrirent pas de coupable, ne voulurent pas qu’il parût bienalarmant. Mais le dimanche matin 23 mai, à cinq heures et demie, ledirecteur du poste avait envoyé à son administration une dépêche moinsrassurée, disant que le feu avait gagné une fenêtre de l’une des toursdu télégraphe et que l’on n’avait pu qu’avec beaucoup de peine sauverla maison. Ce fut néanmoins de ce poste que parvint à Falaise, dans lasoirée du 9 juillet, la nouvelle de la reddition d’Alger, quatre joursauparavant (14).
Le procureur du roi à Argentan dut se souvenir de l’instruction qu’ilavait ouverte à la suite de cette alerte. Le juge d’instruction et luirevenaient d’une enquête sur les lieux lorsque, sur les neuf heures dusoir, en traversant un village de la commune de Commeaux, ils furentassaillis et violemment menacés par une bande de paysans ivres etfurieux. Ces hommes, qu’avaient sans doute fanatisés les bruitsrépandus sur la complicité du gouvernement, criaient aux magistrats : «Vous êtes des misérables, vous ne nous échapperez pas. »
A Antoigny, dans les environs de Bagnoles, ce n’était qu’à un monceaude fagots que l’on avait mis le feu, à la fin de la journée du 31 mai,lundi de la Pentecôte. Mais une servante qui avait donné le signalementd’individus suspectés, fut, peu après, trouvée dans un champ voisin,les yeux bandés et pendue à un arbre. Une autre fille de la fermearriva juste à temps pour la dépendre et lui sauver la vie. On putrapprocher de ce fait ce qui était arrivé au Tourneur, près Vire. Là,un bûcheron, en mars, avait trop jasé sur un inconnu qui s’était faitservir, chez lui, à boire et à manger, puis avait fait flamber un feumystérieux ; sa chaumière se trouva brûlée en avril. De pareilsexemples étaient bien faits pour conseiller à ceux dont on sollicitaitles témoignages dans les affaires d’incendie, un silence prudent. Ilsle gardaient généralement, ce qui faisait dire au colonel degendarmerie de Caen : « La vérité s’obtient difficilement dans ce pays.»
IV
Si, en juillet, l’affaire des incendies continue à passionner, c’estmoins à cause des sinistres nouveaux, qui ne sont pas nombreux, qu’enraison du procès des incendiaires aux Assises de Caen. Leur tenuedevançait d’un mois l’époque accoutumée. Elles s’ouvrirent le 15juillet et durèrent une semaine. L’accusation fut soutenue par leprocureur général lui-même, M. Guillibert (15). Il obtint quatrecondamnations capitales, toutes contre des femmes, sans parler de lacondamnation à vingt années de réclusion d’une fille Bourdeaux, quin’avait pas seize ans lorsqu’elle avait mis le feu à Bremoy. L’intérêtportait moins sur la matérialité des faits, qui n’était guèrecontestable, lorsqu’elle n’était pas avouée, que sur les mobiles quiavaient fait agir les pauvres filles, sur les instigations dont ellesauraient été les instruments. On s’efforçait d’obtenir des révélationsardemment réclamées à droite et à gauche.
La première condamnée fut une fille Marie Pauline, vingt-deux ans,journalière à Saint-Martin-de-Sallen, sans famille légitime. Elle avaitessayé vainement de compromettre un domestique du général de Grouchy.Elle aurait, racontait-elle, été soudoyée par un cavalier inconnu, arméde deux pistolets, qui lui aurait ordonné, sous menaces, d’user d’unemèche incendiaire qu’il lui remettait. Elle aurait, d’ailleurs, entendudire que le gouvernement serait bien aise de ce qu’elle allait faire,puisque l’on voulait faire revenir les étrangers en France. Elle sedéclara près d’être mère, peut-être pour obtenir une commutation depeine. La nommée Marie Amand, de Vire, ne fut déclarée coupable qu’à lamajorité, et le jury signa une supplique en commutation de peine. Ellen’avait opposé à l’accusation que ses dénégations et ses larmes.Lorsque l’arrêt lui fut lu, à une heure du matin, dans une salle maléclairée par des lampes qui baissaient, elle poussa des crislamentables. Une femme Couliboeuf, mère de cinq enfants, futconvaincue,malgré ses démentis obstinés, d’avoir tenté d’allumer un incendie àJort le 18 mai (16).
L’intérêt porta principalement sur Joséphine Bailleul, dont lesjournaux détaillèrent le procès. On l’accusait, et elle sereconnaissait coupable d’avoir, le mercredi 26 mai, à Falaise, rued’Acqueville, mis le feu à la maison dont sa maîtresse, une veuveoctogénaire, était locataire. Ce commencement d’incendie, vite éteint,dans une cave servant de bûcher, n’avait certes rien de bienpathétique. Ce qui émouvait, c’était l’accusée elle-même, avec sonmorne désespoir et le mystère des motifs de son acte. Cette servante dedix-huit ans, de petite taille, au visage coloré, aux yeux et cheveuxnoirs, avait une physionomie agréable et douce. Ses parents, qui eurentneuf enfants, habitaient, cultivateurs modestes mais bien estimés, unecommune voisine (17), dans le département de l’Orne. Elle y avait faitsa première communion à un âge peu avancé, et avait laissé bonneréputation. Elle avait dû, pour gagner sa vie, se placer d’abord chezun jardinier, où le travail se trouva au-dessus de ses forces, puis àCaen, et, en 1829 à Falaise. Sa vieille maîtresse ne trouvait à luireprocher que d’aimer à causer et d’être un peu étourdie. Si lebeau-fils du propriétaire de la maison lui témoignait quelque amitié,il n’y avait, sur sa conduite, rien à redire.
Les incendies du voisinage avaient paru l’impressionner. A propos deceux qui, le 17 mai, à Epaney, brûlèrent une vingtaine de bâtiments etdonnèrent lieu à de nombreuses arrestations, elle avait présagé qu’ilsgagneraient Falaise et elle aurait murmuré que ceux que l’on arrêtaitétaient parfois plus honnêtes que ceux qui les arrêtaient. De cessinistres elle aurait, comme bien d’autres, accusé
un grand personnage.Le crime lui fut-il, ainsi qu’elle le conta au cours de l’instruction,suggéré et payé par des cavaliers inconnus ? Faudrait-il chercher sonmobile dans une autre voie, ingénieusement proposée (18) par le comtede Bastard ? Elle pouvait désirer que fût rendu libre l’emplacement dela maison occupée par sa maîtresse, parce qu’il était question de laremplacer par un café, que tiendrait le jeune homme qui lui témoignaitde l’amitié. Aurait-elle, pour y arriver, mis le feu dans une cave ? Onne le saura probablement jamais. Les réponses qu’elle donnait auxmagistrats, ne semblaient pas pleinement sincères. On avaitl’impression qu’elle gardait son secret, et que, désespérée, ellesouhaitait mourir.
Arrêtée le soir même de l’incendie qui avait été découvert à quatreheures et demie, elle avait tout de suite avoué. Elle était tombée dansune désolation éperdue. Avant de quitter sa maîtresse qui étaitcouchée, elle s’était jetée sur son lit, criant : « Ah ! ma bonne dame,je veux rester toute ma vie avec vous. Ah ! si mes parents étaient donclà ! » Elle aurait dû dire plutôt : « s’ils avaient été là », parcequ’alors elle n’eut pas cédé à l’infernal vertige qui l’avaitentraînée. Comment l’expliquer ? Aux magistrats de Falaise quiouvrirent l’instruction avant que l’affaire ne fût évoquée par la Courde Caen, elle raconta une histoire alors courante, d’inconnus qui luiauraient donné un peu d’argent et commandé de mettre le feu. « Je necroyais pas, ajoutait-elle, que cela aurait de la suite en le mettantdans le bûcher. » A Caen, devant le président des Assises, leconseiller Barbé de Longprey, elle reprit le même thème avec quelquesvariantes.
Au début des poursuites, il lui était échappé des paroles étranges. Al’aube du jour qui suivit son arrestation, elle fut prise desuffocations et de déchirements d’estomac si cruels que l’on se demandasi elle ne s’était pas empoisonnée. Elle pria qu’il lui fut permis devoir son confesseur, le curé de Saint-Gervais. Ce prêtre fut appelé.Mais, avant qu’il arrivât, une personne qui donnait des soins à ladétenue l’entendit murmurer d’une voix basse et altérée :
Va, va ne crains pas.Se parlait-elle ainsi à elle-même ? Répétait-elle des paroles dequelqu’un dont elle ne voulait pas trahir le nom ? Mystère. Deux joursplus tard, ses parents vinrent la voir. A leurs adjurations de faireconnaître qui l’avait poussée elle ne répondit que par des pleurs.Mais, eux sortis, elle se jeta hors de son lit et se mit à sangloterpar terre, en disant qu’elle seule avait eu l’idée de mettre le feu,que personne ne l’y avait excitée, que c’était une pensée qui lui avaitété inspirée par Satan.
La salle des Assises à Caen, le mardi 20 juillet, était comble. Dansles places réservées, les dames se mêlaient aux magistrats.L’abattement et l’épuisement de Joséphine Bailleul impressionnaient.Depuis son arrestation jusqu’à sa translation à Caen (2 juin), ellen’avait pris d’autre aliment que quelques verres d’eau sucrée, comme sielle eût voulu se laisser mourir de faim. Au début de soninterrogatoire, elle fut prise de convulsions qui obligèrent desuspendre l’audience, et on la conduisit, seule avec son avocat, MeBardout, dans la salle des jurés, où elle resta plus d’une heure. Pourla faire parler, on lui fit adresser d’émouvants appels. On lui lut unelettre écrite par un oncle, curé de campagne. Un autre de ses oncles,un vieux cultivateur aux cheveux blancs, vint la presser de sessupplications. Elle pleurait sans rien dire. Le curé deSaint-Gervais, que l’on reprochait aux magistrats de Falaise d’avoirlaissé, le 27 mai, conférer avec la détenue, comparut et fut invité parle procureur général à préciser la doctrine de l’Eglise sur le devoirde conscience de l’accusée. « Je crois avec les meilleurs théologiens,déclara-t-il, que dans un cas pareil, lorsque les intérêts de lasociété sont compromis, que la sûreté générale est exposée, un accuséest, en conscience, dans l’obligation de faire connaître ses complices». La plaidoirie de l’avocat fut surtout une adjuration à la cliente,en vue de la décider à livrer son secret. Celle-ci se pencha vers lui,par un geste qui fit sensation, lorsque le président commençait sonrésumé. Mais ce fut seulement pour lui dire : « Je vous en supplie,laissez-moi condamner ». Elle écouta la lecture de son arrêt de mortavec une froide et silencieuse résignation.
Au mois de novembre suivant, fut mis en vente à Paris un volume anonymeintitulé
Lesincendiesde la Normandie en 1830.
Scènes historiques contemporaines.C’est ce que nous appellerions aujourd’hui de l’histoire romancée, trèsromancée et plus faible encore comme roman que comme histoire. Le textea dû être rédigé en hâte, puisqu’il contient quelques-uns des proposcaractéristiques de Joséphine Bailleul à son procès. Les paysages sonttellement conventionnels que l’on hésite à imputer ces pages à la plumed’un Normand. L’auteur ne se révélerait tel que par sa prudence à nepas prendre parti entre les accusations opposées qui s’échangeaientalors de droite et de gauche. Mais il les rapporte tant bien que mal.Et son livre très médiocre, peut servir à donner quelque impression decette atmosphère surchauffée.
V
Les comptes rendus des Assises de Caen parurent dans les journaux à laveille ou au lendemain des ordonnances du 25 juillet. Celles-cidevaient occuper davantage que les exploits des brûleurs qui seraréfiaient. « Le feu ne va plus », aurait dit (19), vers cette époque,un de leurs chefs. C’est vrai, mais seulement en gros. D’abord denouveaux incendies s’allumaient encore, de ci de là, sinon enBasse-Normandie, du moins ailleurs. Puis les anciens se ravivaient, enquelque sorte, au cours d’ardents débats.
Il ne faudrait pas croire que les incendiaires n’aient opéré qu’enBasse-Normandie. De Bretagne, Lammenais (20) écrivait à Berryer, le 22mai 1830 : « Ce pays-ci est dans de cruelles alarmes : la banded’incendiaires qui désole la Normandie y a pénétré… déjà plusieurscrimes de ce genre ont été commis dans notre voisinage ; nous n’avonsnous-même échappé que par un grand bonheur ». Peu après, on signaleaussi des sinistres dans la Mayenne. En juillet, ils se propagent auxenvirons d’Angers et affolent la population. Le préfet, le comte deBagneux, écrit le 11 juillet, au Ministre de l’Intérieur : «L’exaspération est à son comble dans les campagnes. Un grand nombre decolporteurs étrangers continue à se montrer : ils ont tous despasseports délivrés de Paris et de fraîche date... Des proposinquiétants sont répandus et accrédités. Les reproches de complicitén’épargnent ni les classes les plus élevées de la société, ni legouvernement lui-même ». En octobre, dans la partie orientale dudépartement de l’Orne (arrondissement de Mortagne), qui faisaitautrefois partie de la petite province du Perche, s’allument à laFourche, près de Condé-sur-Huisne, des incendies qui se propagentbientôt dans l’arrondissement de Nogent-le-Rotrou et aux environs deBellème. Au cours de ce même automne, on en signale d’autres dans lecanton de Méru (arrondissement de Beauvais) et à Dijon. Ce n’est pas enun tour de main que s’apaisent les flots soulevés par la tempête.
Puis d’autres débats judiciaires firent suite à ceux qui, en juillet,avaient rendu si émouvantes les Assises de Caen. Dans cette ville mêmese tinrent, en décembre, de nouvelles Assises, avec condamnationcapitale pour incendie ; mais le principal incendiaire était lepropriétaire de la maison brûlée, qu’il n’avait pas encore payée etqu’il avait eu soin d’assurer. Aux Assises de Coutances, en novembre,fut condamnée à mort, une fille convaincue d’avoir, en juin, incendiéun pressoir à Jobourg. Le maire dudit lieu, cultivateur de sonprincipal métier, et greffier de la justice de paix de Beaumont-Hague,donna un intermède comique par son adresse normande à répondre sansrépondre aux questions du président. Aux Assises tenues dans la mêmeville en juin-juillet 1831, il y eut encore un ricochet d’une affaired’incendie de l’année précédente dans la Manche. Mais c’était surtout àla Cour d’Assises d’Angers, en janvier, que les débats avaient étépassionnants et passionnés. Ils aboutirent à la condamnation d’unefille incendiaire, qui dénonçait comme instigateur son confesseur. Onfit appel au témoignage de magistrats qui avaient pris part auxpoursuites contre les brûleurs de Basse-Normandie. Le procureur généralfit de son réquisitoire une véhémente mercuriale contre le gouvernementdéchu et contre les Jésuites.
Evoquée à Paris même, l’affaire des incendies de Basse-Normandie futdébattue en des tribunes retentissantes : à la Chambre des Députés et àla Chambre des Pairs. Dans le célèbre
procès des ministres de Charles X(21), l’accusation avait cherché, si étrange que cela nous paraisseaujourd’hui, à trouver là des griefs à la charge de Polignac et de sescollègues. Soupçon insinué assez directement par M. de Salverte dansson discours du 13 août à la Chambre. Il n’est pas absolument écartépar le rapporteur de la Commission, M. Bérenger (23 septembre), quidéclare que de ces terribles trames on n’a pas encore révélé le secret.Aussi l’examen minutieux de cette ténébreuse affaire tint-il une placenotable dans les travaux de la Commission de la Cour des Pairs, chargéed’instruire le procès, commission composée du baron Pasquier,président, du comte de Bastard, rapporteur, du comte de Pontécoulant etdu baron Séguier.
Les hauts commissaires eurent la curiosité de faire venir etd’interroger, en novembre, trois condamnées de Caen. Naturellement, ilsn’en purent rien tirer de nouveau. Marie Pauline, l’incendiaire deSaint-Martin-de-Sallen, ne fit, au dire du rapporteur, qu’ajouterquelques contradictions de plus à celles dont ses interrogatoiresantérieurs étaient remplis ; on reconnut en elle une fille dépravéedepuis sa plus tendre jeunesse, et que le vice avait préparée pour lecrime. La fille Bourdeaux, la mineure qui avait mis le feu à Bremoy,renouvela bien contre le curé dudit lieu les dénonciations qu’elleavait faites tardivement, en octobre, et qui semblaient lui avoir étéconseillées alors par un oncle. Mais, vraiment, elles étaient trop peuconfirmées par l’instruction pour qu’il fût possible d’en faire état.Quant à l’intéressante Joséphine Bailleul, dont le comte de Bastard aimaginé, je l’ai indiqué, d’expliquer la conduite par une hypothèseingénieuse, elle resta mystérieuse, laissant se demander s’il fallaitattribuer ses réticences « à la terreur que lui auraient inspirée degrands coupables, ou à la crainte de compromettre par des aveux pluscomplets l’objet d’une secrète affection. »
L’ancien préfet du Calvados fut entendu aussi. Avec une fermetécourageuse, et tout en reconnaissant qu’il ne pouvait appuyer sa thèsed’aucune preuve positive, le comte de Montlivault maintint son opinionque « les incendiaires étaient dirigés par des gens intéressés à agircontre le gouvernement ». Il tint surtout à affirmer que toutes lesautorités administratives et judiciaires avaient fait les plus grandsefforts pour arriver à la découverte de la vérité. C’est ce dontrendirent aussi témoignage les déclarations autorisées de M. deGuernon-Ranville devant la Commission de la Chambre.
Sur l’énigme des incendies elles n’apprirent rien, mais elles sont bienrévélatrices de l’état des esprits, les observations de quelquesdéputés libéraux du pays, qui crurent devoir prendre la parole à laChambre des députés, et que la commission des pairs crut devoirentendre. M. Enouf, député de Saint-Lô, raconta une histoire de deuxprétendus trappistes, arrêtés à Saint-Hilaire-du-Harcouet, relâchéstrop vite, et il ne craignit pas d’insinuer « que le clergé aurait puêtre l’intermédiaire entre l’administration et ceux qui auraient étéles exécuteurs de ses ordres secrets ». Le baron Mercier, députéd’Alençon, reprocha aux autorités d’avoir eu l’idée préconçue de voirdans les incendies « une tentative révolutionnaire », et dauba sur lamanière dont les poursuites avaient été menées. Le comte deBricqueville, député de Valognes, ne put se dispenser de faire écho auxrécriminations de son parti, tout en déclarant qu’il n’entendait seporter accusateur de personne. C’était un gentilhomme de vieillesouche, brave et ardent. Ancien aide de camp du général Lebrun,lieutenant-colonel de lanciers en 1814, il eut alors un geste heureux(22). Rencontrant Louis XVIII qui revenait et qu’escortaient desPrussiens, il se fit céder la place par l’officier étranger et dit auroi qu’il allait accompagner jusqu’à Saint-Ouen : « Sire, Votre Majesténe doit rentrer en France que sous la protection des Français. »
Le rapport du comte de Bastard, présenté le 29 novembre, à la Cours desPairs, consacre à l’affaire des incendies de longues pages trèsétudiées. Il conclut, on ne peut plus affirmativement, à la nonculpabilité des ministres. Mais il s’en tient à cette conclusionnégative. Le chancelier Pasquier, dans ses
Mémoires, faitexactement de même. Le 18 décembre, au nom des commissaires de laChambre des députés, M. Persil, en son réquisitoire, aboutit lui aussià un non-lieu à l’égard de Polignac et de ses collègues. Il fautpourtant trouver une explication au déclenchement de ces attentats. Oh! ce n’est pas bien difficile à découvrir. Il y a une conjecture quiseule paraît vraisemblable à M. Persil. « Les incendies, expose-t-il,appartiennent à ceux qui ont poussé à l’adoption des fatalesordonnances. Au-dessus des ministres, au-dessus du roi lui-même tropfaible pour ne pas céder quand on lui parlait au nom du ciel, s’étaitformée une puissance que la religion du serment cachait à tous lesyeux. On l’a appelée
gouvernementocculte, camarilla, congrégation, jésuitisme, le nom estindifférent ».
Ce qui aurait dû être pour les accusateurs de Polignac d’abord, puis duparti prêtre, une salutaire leçon de prudence, c’est l’appuicompromettant que vint leur offrir un certain Berrier ou Berrié. Détenuà Toulouse, il écrivit, en octobre, deux lettres, l’une à M. Bérenger,l’autre au rédacteur de La France méridionale, annonçant qu’ilétaità même de faire des révélations (23) sensationnelles. Cela lui valut dumoins un voyage à Paris, où il fut logé à la Conciergerie et entendupar la commission de la Cour des Pairs. Il chargeait à fond lesJésuites, disant qu’il avait, par eux, été mis en relation avecPolignac, et que celui-ci l’avait chargé d’organiser les incendies.Convaincu de mensonges éhontés, de vols, des pires malpropretés, cedégoûtant personnage s’effondra dans le mépris et dans la boue. Mais onavait fait à ses dénonciations une publicité très étendue : je doutequ’il en ait été faite une pareille à son effondrement.
Cependant, le thème donné par M. Persil devenait, en quelque manière,la version officielle. Elle est reprise par le procureur général auxAssises d’Angers en janvier 1831. C’est sur elle que les
Annuaires duCalvados et de la Manche, rédigés sous l’inspiration de la préfecture,exécutent des variantes. On la porte, un peu transformée, au théâtre.Un auteur en quête de succès, Alexis de Comberousse, fait jouer par MmeDorval, à la Porte Saint-Martin, le 24 mars 1831, une sorte demélodrame en trois actes et sept tableaux, intitulé
L’Incendiaire, ou le Curé etl’Archevêque. On y noircit à plaisir un orgueilleuxprince de l’Eglise, qui aurait ordonné à une pauvre fille de mettre lefeu chez un cultivateur impie, et que l’on oppose à un prêtre decampagne, philosophe à la Béranger. Si l’on se souvient que le pillagede l’archevêché de Paris date du 14 février, on reconnaîtra que lapièce avait, du moins, un certain mérite d’actualité.
VI
Que conclure ?
Si, avec le recul du temps, il apparaît aussi absurde d’imputer lesincendies de 1830 aux jésuites qu’à Polignac, si les deux rumeurs sevalent, on ne saurait en rester là. Personne, parmi les contemporainstant soit peu informés, ne doutait que la plupart de ces attentats nefussent la mise en oeuvre d’une obscure machination. Son mystère est-ilabsolument impénétrable ? Sans doute on peut regretter qu’aucune preuvepositive n’ait été découverte, permettant de saisir, en quelque sorte,sur le fait les meneurs. Mais n’y a-t-il pas des présomptions assezfortes pour fonder une opinion raisonnable ? Reconnaître en cettetraînée d’incendies une effervescence de passion révolutionnaire meparaît une explication très plausible, à condition, évidemment, de labien entendre.
Il ne s’agit pas de soutenir que, dans cette épidémie d’incendies quisemblent contagieux, tous absolument aient été d’inspirationrévolutionnaire. Ce serait une vue trop simpliste, et peu conforme àl’habituelle complexité des affaires humaines. D’autres facteurs ont pujouer : cupidité, vengeances, inimitiés souvent si âpres entre voisins,esprit d’imitation qui produit une sorte de suggestion et qui,spécialement en ce genre de crimes, agit souvent. Notre temps avolontiers étudié ces phénomènes de monomanies morbides, d’obsessionset d’impulsions irrésistibles. On ne les ignorait pas alors. Leprocureur général de Caen notait, en novembre 1830, que l’on avait vudes enfants jouer entre eux à l’incendie, tant l’idée de feu dominaitles esprits. On citait ce propos d’un petit Virois à son camarade : «Tu vas voir comme ça flambe. » Mais qui donc avait déterminé ce courant? Qui avait donné et multiplié des exemples pouvant entraîner les têteset les consciences faibles ?
Si l’on me disait que parler d’effervescence révolutionnaire c’estrester dans un certain vague (24), je répondrais que c’estintentionnel. Les journaux et les propos de l’époque (25), du côtédroit, allaient bien plus loin dans leurs soupçons et leursinsinuations. On incriminait carrément les libéraux. Ceux-ciprotestaient, indignés, et la plupart, sans doute, à très bon droit.Mais, tout de même, les brûleurs de 1830, comme Louvel dix ans plustôt, besognaient, en francs-tireurs, dans le même camp que lesadversaires irréductibles de la branche aînée des Bourbons, ceux quiétaient déterminés à la renverser par tous les moyens. Les quatresergents de La Rochelle, qui, en septembre 1822, avaient payé par unemort brave leur crime de conspirateurs, s’étaient refusés à dénonceraucune personnalité notable, plus ou moins complice ; mais on al’impression qu’ils l’auraient pu. L’affaire des incendies devaitrester plus secrète encore, comme une conspiration anonyme des passionsrévolutionnaires qui se soulevaient. Leur flot continua, d’ailleurs, às’agiter, alors même que cela déplaisait fort à la bourgeoisielibérale, satisfaite d’avoir vu congédier Charles X et voulant s’entenir à une révolution politique.
S’il nous est moins difficile, à un siècle de distance, de reconnaîtrele véritable caractère des incendies de 1830, j’imagine pourtant qu’ilavait été entrevu déjà par nombre de contemporains. Le Français moyend’alors c’est, si vous voulez, Joseph Prudhomme. Sans doute, onl’entend bien répétant des phrases comme celles-ci : « Que l’ultracismese reconnaisse à ses oeuvres : les incendiaires de la Normandie ne sontque les exécuteurs de ses arrêts (26) », - ou bien : « Les incendies…fléau politique… né dans les gothiques ateliers où se retrempent et lesfers usés des peuples, et les poignards émoussés des disciples deLoyola » (27). Mais il arrivait à Joseph Prudhomme, comme au reste deshumains, de varier en ses opinions. En d’autres moments, plus lucides,j’ai idée qu’il devait se tenir des propos dans le genre des suivants :« Si bête et si noir que puisse être M. de Polignac, ceux qui ont voulule faire passer pour un brûleur de chaumières se sont tout de même partrop moqués du peuple. - Pour éclaircir la justice, lorsque l’horizonse rembrunit, que le char de l’Etat navigue sur un volcan, la crainteet l’horreur du jésuite ne suffisent point. - Ce n’est pas impunémentque l’on agite les brandons de la discorde civile et que l’on attiseles haines révolutionnaires. - Quand donc les Français auront-ils pitiéde la France ! »
Baron ANGOT DES ROTOURS.
NOTES:(1) Comme éléments de documentation je dois me contenter icid’indiquer, parmi les documents manuscrits : aux Archives nationalesBB18 1182, F7 9314 et 9317, CC 546-551 (affaire du 25 juillet 1830, et,à la Bibliothèque de Caen, le ms. des
Mémoires de L. Esnault; - parmi les imprimés :
LaGazette des tribunaux et les journaux de l’époque, -Louis Blanc (
Histoirede dix ans) ; Dulaure,
Histoire des cent jours),- les histoires de la Restauration de Lamartine, A. Nettement, L. deViel-Castel, le
Procèsdes ex-ministres (1830, 3 vol. in-18), le
Journal d’un ministre(Guernon-Ranville, 1837), les
Souvenirspolitiques du comte de Salaberry (1900), les
Mémoires du chancelier Pasquier(t. VI), l’
Annuaire duCalvados pour 1831 (article, non signé, de F. Boisard,alors conseiller de préfecture du Calvados, l’
Annuaire de la Manchepour 1830-1831 (article, non signé, de Julien Travers).
(2) Avant d’être remanié par la loi du 28 avril 1832, l’article 134 duCode pénal portait : « Quiconque aura volontairement mis le feu à desédifices, navires, bateaux, magasins, chantiers, forêts, bois taillisou récoltes, soit sur pied, soit abattus… sera passible de la peine demort. » Même peine pour la tentative.
(3) A d’Egvilly,
Esquissesparlementaires (1824). Il reprend à peu près les mêmesassertions dans ses
Mémoirespolitiques de 1820
à1830.
(4) Comte Alexandre de Puymaigre, Souvenirs (1884).
(5)
Tableaupolitiquede la France de l’Ouest sous la troisième République(1913).
(6)
Au paysViroisd’avril 1913 :
Lesincendies de 1830, par le Docteur Porquet.
(7) Cet envoi avait, dès le commencement de mai, été réclamé parGurnon-Ranville, qui attira plus d’une fois - (voirson Journal) -l’attention du Conseil des ministres sur l’affaire des incendies.
(8) Contre lequel le procureur du Roi de Saint-Lô s’avisa (11 mai)d’engager des poursuites, qui furent arrêtées par la Chambred’accusation de la Cour de Caen.
(9) Cité par M. Louis Duval, dans un très intéressant article dela
Revuenormande et percheronnede 1895 :
Lesincendiesdu Bocage normande en 1830.
(10) Il y avait bien eu, le 26 avril, condamnation capitale, qui futsuivie d’exécution, pour tentative d’incendie à Saint-Acquilin enfévrier ; mais cet attentat ne semblait pas se rattacher à lamystérieuse épidémie.
(11) J’ai recueilli ce refrain de quelqu’un qui, enfant, l’avaitentendu chanter alors, un vieux curé des Rotours, qui avait la mémoirefidèle.
(12) Voir
Tinchebrayetsa région (t. III, 1885), par l’abbé L. V. Dumaine. Ilrapporte aussi qu’alors on racontait aux paysans que Charles X nevoulait plus de chaumières, mais seulement des châteaux.
(13) Voir
Letélégrapheaérien d’Habloville, par H. Tournoüer, dans le
Bulletin de la Sociétéhistorique de l’Orne de 1909.
(14) La maison où logeaient le directeur et sa famille était flanquéede deux pavillons pour les signaux ; l’un au levant, côté de Paris ;l’autre au couchant, côté de Saint-Mâlo.
(15) Après la révolution de Juillet il fut nommé conseiller à la Courd’Aix et, en octobre 1830, il adressa à la Chambre des Députésune
Réponse audiscours prononcé le27 septembre par MM. les députés Mercier, Enouf et de Bricqueville.
(16) Je pense qu’elle seule fut exécutée. Dans une pièce curieuse de laBibliothèque de Caen :
Butévident des incendies (Extrait du
Journal de la Normandie,mai 1832) on semble faire grief à Louis-Philippe d’avoir vite grâciétrois femmes condamnées à Caen.
(17) La Forêt-Auvrai (canton de Putanges). Joséphine y était née le 7septembre 1811.
(18) Cour des Pairs, 29 novembre 1830. -
Rapport fait à laCour par le comte de Bastard, l’un des commissaires de l’instruction duprocès des ministres.
(19)
Gazettedestribunaux, 5 janvier 1831.
(20)
Oeuvresposthumes(1859), par E. D. Forgues.
(21) Il a été étudié en 1887, avec une maîtrise précoce, par M. L. deLanzac de Laborie, dans un discours prononcé à l’ouverture de laconférence des avocats. - Je rappelle que le 20 décembre, la Cour desPairs devait condamner MM. de Polignac, de Peyronnet, de Chantelauze etde Guernon-Ranville à la détention perpétuelle, avec la mort civile enplus pour Polignac.
(22) S’il faut en croire le
Dictionnairedes parlementaires - et pourquoi pas ?
(23)
Révélationssurles incendies par Berrier, écrites par lui-même à laConciergerie. Paris, 1830.
(24) Peut-être certains préfèreront-ils l’expression employée par M. H.Monin dans une étude fouillée qu’il donnait naguère (novembre 1894) àla
Revueinternationalede sociologie ;
Uneépidémie anarchiste sous la Restauration. Les conclusionsauxquelles il aboutit sont voisines des miennes.
(25) Voir Salaberry,
Souvenirspolitiques, t. II, p. 307-309). Voir, dans le même sens,Edmond Marc,
Mesjournées de juillet 1830, édité par Geoffroy, deGrandmaison (1930), p. 130-131.
(26) Cela se lit au
Courrierfrançais du 17 mai 1830, et sous la signature de BenjaminConstant. Il ne serait pas honnête de taire que cette phrase est uneréplique, que l’on prétend avoir le droit d’opposer à l’accusation,exactement inverse, portée contre le libéralisme.
(27)
Annuairesde laManche de 1830-1831.