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RIVARD,Adjutor (1868-1945) : Le poêle (1910). Saisiedu texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (13.III.2007) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur l'exemplaire de laMédiathèque (Bm Lx : Norm 31 GF) du numéro d'août 1910 de LaRevue illustrée du Calvados, publiée à Lisieuxpar l'Imprimerie Morière. Le poêle par Adjutor Rivard ~*~Nous empruntons à l'excellenteRevue La Canadienne, numéro de Juillet-Août, cecharmant tableau d'intérieur canadien où l'auteur s'est plu à réunirles expressions de terroir les plus jolies. M, Adjutor Rivard,secrétaire général de la Société du " Parler Français ", vientd'obtenir de l'Académie Française une part du prix Saintour, quirécompense ses travaux hautement apprécies par tous les lettrés et leslinguistes de France. Le poêle de chez nous est à deux ponts,bas sur pattes, et massif. Sur ses flancs, aux parois épaisses, desreliefs déjà frustes dessinent des arabesques où se jouent des animauxétranges. Dans son vaste foyer, une bûche d'érable entre toute ronde,et, à l'époque des corvées, son fourneau cuit sans peine le repas devingt batteurs de blé. L'été, quand le soleil grâleles visages et mûrit les grains, le poêle se repose. Toujours à sonposte pourtant, dans la cuisine, au beau mitan de la place, il se rendencore utile : il sert de garde-manger. Mais sitôtque vient l'automne et qu'il commence à gelauder, le poêle se réveille.Et tout l'hiver, sa respiration s'échappe du toit, érigée en spiraledans l'air tranquille, ou fuyante et déchirée par la rafale. Toutl'hiver, il chante, ronfle ou murmure ; dans les nuits calmes, quandles marionnettes dansent au ciel pur, la voix du poêle se faitrégulière, monotone, rassurante ; mais, si le nord-est court lacampagne, tourmente les arbres nus et hurle, le poêle gronde, furieux.Il défend le logis contre le froid qui pince ; sa chaleur se répand,bienfaisante, sous les poutres noires, et jusque dans la grandechambre, où l'on ne va qu'aux jours de fête et aux jours de deuil. Ilfend la neige maligne que la poudrerie souffle sous la porte malfermée, réchauffe les petits pieds rougis, fait fumer la bonne soupe. C'estl'âme de la maison. S'il éteignait ses feux, s'il ne mettait plus autoit son panache de fumée, si son ronflement sonore se taisait soudain,soudain la maison serait morte. « Foyer éteint, famille éteinte ».Aussi bien que l'âtre, mieux encore peut-être, le poêle canadien gardeles traditions ancestrales. A ceux qui saventallumer leur pipe avec un tison et qui aiment à fumer, devant la portedu poêle, ce dieu du logis est d'aussi bon conseil que le feu de lacheminée. Au coin de l'âtre, on se prend parfois àrêver, à construire des châteaux en Espagne, et tout s'effondre, hélas! avec le tison qui croule, s'envole avec la bluette qui monte,s'évanouit avec l'étincelle qui meurt. A la porte du poêle, il fautpenser, et c'est au bâtiment de projets plus solides qu'on travaille.Car le poêle est grave, le poêle est sage, le poêle n'invite pas auxvaines rêveries. Les chimères qu'évoque la chanson de l'âtre déplaisentà ce vétéran ; il étouffe ces voix du feu, frivoles et légères, qui,dans les cheminées ouvertes, fredonnent, silent, crépitent et fontentre les chenets un concert de caprice et de fantaisie : il les fondtoutes en un ronflement sévère. Il craint aussi, pour ceux qu'il aime,le prestige des étincelles, la fantasmagorie des flammes, le mensongede leurs formes changeantes ; il cache aux regards des hommes son litde braise ardente. L'oeuvre du feu s'accomplit en secret dans l'enferde ses flancs ; seul, l'oeil rouge qui perce sa porte révèle lessouffrances éclatantes et mystérieuses du bois qui pleure. Ala brunante, les voisins viennent fumer : ils arrivent, tout enneigés,et le poêle réjouit leurs mains gourdes. Quand ilssont tous groupés devant sa porte ; et qu'ils allument à la ronde, ilaime, le poêle des habitants, qu'on s'entretienne autour de lui de laterre fermée par les froids d'automne, des bâtiments qu'on répare, dutrain de la ferme des travaux monotones de l'hiver, des bêtes qu'onsoigne, des blés en grange, de la sucrerie qu'on entaillera, deshasards de la moisson future : « Il faisaitpresque jour la nuit de Noël, dans la tasserie ; c'est signe que lesblés seront clairauds, l'été qui vient.... L'année dernière les ajetsl'avaient dit, et il y en eut à pleines clôtures.... Au printemps, onengagera Pierre à Grégoire ; il laboure une beauté mieux que les autreset prend plus de mie.... On fera de l'abattis au nord-ouest de larochière, de l'autre côté du grand brûlé.... Joseph à François, va à laville demain, prendre une consulte : il a envie de déchanger de cheval; il a pour son dire que celui qu’il a eu du maquignon n'est pas assezamain.... Les petits gars ont pris deux lièvres au collet, hier ; c'estmatin pour les lièvres.... La bordée de ce soir a presque absié lesbalises ; va falloir se lever, demain, avec la barre du jour, pourouvrir les chemins avant que le grand-voyer passe, parce que s'ils'adonnait à venir par ici drès le matin, on payerait sûrementl'amende... Il n'est pas guère avenant, le grand-voyer ; pour un cahot,pour un banc de neige, il nous fait des misères. Pourtant, y en a bienmanque, des cahots, dans sa part de route, à lui. Et puis, bon sang !quand le bon Dieu fait neiger, je pouvons pas les empêcher, les bancsde neige ! » Le poêle est sévère, mais il permetqu'on s'amuse. Il a vu plus d'une danse, accompagné de sa voix graveplus d'une chanson, entendu les meilleurs violoneux de la paroisse, etplusieurs, qui maintenant sont disparus, ont devant lui battu desailes de pigeon comme ne savent pas le faire les jeunessesd'aujourd'hui. C'est dans la pièce qu'il habite que se donnent lesveillées d'hiver, où les beaux conteux disent à tour de rôle leurshistoires, se relancent, et luttent à qui aura le plus d'esprit, à quiemmanchera le mieux un bon mot au bout d'un conte. Si les petits serapprochent, ce n'est pas, comme parfois au coin de l'âtre, des contesen l'air qu'ils entendent, mais des récits de choses arrivées, devraies histoires de loup-garou, de feux-follets et de morts quireviennent, ou, mieux encore, des traits dont la leçon salutaireperpétue la foi vive, l'esprit chrétien, la saine morale et le bon senspatriotique de nos paysans. Et la langue qu'on parle autour du poêlen'a rien du parler mièvre ou corrompu des villes ; c'est la langue rudeet franche, héritée des ancêtres, et dont les mots « ne sontguère que du sens ». Lepoêle se souvient aussi. Il veut qu’on parle souvent des aïeux qui lesuns après les autres ont, à l'accoutumée, tiré leur touche devant saporte, et dont il a éclairé de la même lueur les visages honnêtes. Lemaître d'aujourd'hui, fils des anciens, et dont le front déjà s'argentevers les tempes, leur ressemble. Comme eux, la nuit venue et lesvoisins partis dans la neige, il s'agenouille, avec la femme et lesenfants, dans la bonne chaleur qui rayonne, sous le vieux Christ penduà la muraille : et le poêle, qui se souvient, mêle sa voix familière àla prière du soir. Puis la marmaille gagne les litsà baldaquin. La lampe s'éteint... Quelque temps encore, un chuchotementse fait entendre : à la porte du poêle, dans l'obscurité, le père, sadernière pipe aux dents, la mère, son chapelet encore aux doigts, separlent à voix basse, lentement, des choses que l'on aime à se direseul à seul et qu'il est aussi bon que les enfants ne sachent point :souvenirs intimes, espoirs communs, craintes partagées... Dehors levent a cessé, tout est calme. Le poêle murmure plus doucement, seultémoin des confidences de ses maîtres. L'heure glisse, discrète, surles deux têtes rapprochées, et tombe dans l'éternité sans presque fairesentir son passage. Et l'entretien se prolonge, doux et grave, dans lanuit.... Enfin, les voix se taisent. Tout repose.Seul, le poêle murmure encore ; la lueur de son oeil demi-clos éclairevaguement les choses et se joue sur la muraille ; au dessus du toit, lafumée monte, blanche et droite, au clair des étoiles. Le poêle veillesur la maison qui dort. Adjutor RIVARD. |