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UZANNE,Octave (1851-1931) : Barbey d’Aurévilly.-Paris : A la Citédes Livres, 1927.- 88 p. ; 17 cm.- (L'Alphabet desLettres ; U). Saisie du texte etrelecture : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (11.XI.2007) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. [De la 1ère de couverture à la dernière page Aurevillyest orthographié Aurévilly]. Texteétabli sur l'exemplaire de la médiathèque (BmLx : nc). Barbeyd’Aurévilly par Octave Uzanne ~ * ~SOUS LA LAMPE VOTIVE OFFERTE This was thenoblest of them all… His lifewas gentle and the elements somixed in him that nature mightstand up and say to all theworld : This wasa man PUISSE ce salut d’adieu, composé parShakespeare pour la tombe d’undes admirables personnages créés par son génie, être gravé sur la Dallefunéraire recouvrant la Dépouille de JULES BARBEYD’AURÉVILLY Fier chevalier de l’Idée qui, aujourd’hui,repose dans cette paisible enceinte du Donjondémantelé de Saint-Sauveur-le-Vicomte, là même où, naguère, lavaleureuse épée de Du Guesclin joua si rudement sa chance ! Puisse aussi,désormais, la voix des Pygmées phraseurs ne plus jamaistroubler l’éternel sommeil de ce souverain contempteur des vanitéshumaines qui souvent se déclara l’apôtre de l’omnipotent silence ! LE GENTILHOMME DE LETTRES ROMANTIQUE FLAMBOYANT - ASPECTS ETCARACTÈRE LA mort de Barbey d’Aurévilly doit dater, enréalité, vers la fin duXIXe siècle, le véritable coucher de soleil du Romantisme. Victor Hugoqui disparut avant lui, jeta certes moins de feux sur son déclin que ceTitan de la Normandie qui, au couchant de sa vie, empourpra encorel’horizon littéraire d’un faisceau de lumières opulentes, témoignant detruculentes polychromes non moins fastueuses que celles des plushirsutes jeunes France de 1830. Ce maître des audacieuses métaphores et des peintures ardentes de ton,semblables à des vitraux embrasés d’éclats solaires, avait la modestiede se nommer parfois lePrince des Ténèbres. Il aimait l’ombre, nonpar artifice, dans le but de l’opposer à l’éblouissant éclat radiant deson verbe opulent, afin d’en doubler la valeur, mais, plutôt, par cetteraison que s’étant toujours senti exilé dans un monde si différent etsi distant de celui qu’il avait connu, il s’était volontiers établidans le crépuscule de ses mélancolies. Il s’y complaisait chaque jourdavantage, malgré ses prétentions à la mondanité et son indéniable goûtde briller dans les salons par cet art de la causerie dont il futl’inexprimable maître. Le Romantisme transsudait de sa personne héroïque, de son allurealtière, de son langage nourri d’images hardies et surprenantes, de sesécrits marqués de toutes les qualités de mouvement, de sensibilité, derichesse, de sublimité qui constituaient son exceptionnelleoriginalité. Il émanait également, et avant tout, de son caractère dechevalier issu, semblait-il, du Cycle d’Arthur et de son esprit debravade, de générosité, de galanterie et de point d’honneur dont iltémoigna à toutes les heures de sa vie d’écrivain sans peur et sansreproche. Il était, à mon sentiment, non pas, comme on l’a dit, un romantiqueattardé dans les milieux du réalisme, du naturalisme et du symbolismenaissant, mais plutôt un Romantique d’avant-garde, unpré-Romantiqueéchevelé dans la manière de ce lord Byron et même de cet ardent Alfiériqui avaient si profondément exalté ses enthousiasmes au début de sonnoviciat intellectuel. En tout cas, il personnifia plus que quiconque au XIXe siècle, danstoutes les expressions de sa véhémente entité, le Romantiquehéraldique. Mieux que tous les Bousingots qui combattirentà Hernanicontre l’intransigeance des classiques, il porta toujours avec lui eten lui la magnificence stylisée du Romantisme, avec une noblessed’allure dont ne firent jamais montre ni Victor Hugo, ni Vigny, niGautier. Lui Barbey d’Aurévilly fut la statue vivante du Romantismeindividualisé. Même à pied, debout, il apparaissait équestre comme lecondottière des idées épiques, et il s’offrait campé aussi puissammentdans la vie que le Colleone sur son haut piédestal à Venise. Seul lepuissant Verrocchio aurait pu réaliser à souhait son effigiemonumentale. Il dominait son temps par sa dignité aussi incomprise que son génie. -Il voulut, dans son imperturbable volonté de ménager sonindividualisme, rester isolé et dédaigneux des honneurs, desassemblées, des vanités, des distinctions de toute sorte. Rienn’aurait pu glorifier sa primauté spirituelle, pas même, sans doute, cetitre de Maréchaldes lettres que Balzac avait imaginé pour porter auplus haut de la hiérarchie intellectuelle certains fiers écrivains desa rare valeur et de sa haute stature morale. Il disait avec sa fierté coutumière : « Les succès de ce temps ont faitde la gloire une abominable prostituée. La plus belle destinée,n’est-ce pas d’avoir du génie et de rester obscur ? » * * * Lamartine, qu’il avait surnommé « le Virgile de la civilisationchrétienne par la profondeur des sentiments », ne s’était pas méprissur la grandeur et la suréminence de Barbey d’Aurévilly. Dès qu’il lerencontra, après l’avoir lu avec une fervente admiration, il s’écriaavec émotion : « Je reconnais en vous, Monsieur, le Duc de Guise des belles-lettresfrançaises. Vous en avez la prestance imposante, l’espritd’honneur,la fierté d’âme, le magnifique dédain et les goûts d’héroïcité. Je suisheureux de vous en féliciter. » Et il ajoutait : « Ainsi que leBalafré, Monsieur, les ennemis que vous aurezl’orgueil de vous faire en combattant pour vos idées, chercheront àvous salir, à vous calomnier, à vous assassiner lâchement par derrière.Ils ne vous jugeront à votre taille véritable que lorsque vous serezallongé dans la mort. Ils vous découvriront alors cette grandeur etcette loyauté que je salue en vous. » La prédiction du poète des Méditations,historien des Girondins,romancier de Graziellaest d’autant plus curieuse et typique par larapidité et la justesse du diagnostic que ces deux hommes d’égalenoblesse morale, différaient toutefois considérablement d’objectivitéde conception aristocratique et surtout de tempérament littéraire.Lamartine aurait-il pu souscrire, par exemple, à cette affirmation del’auteur des Diaboliques: « Toute langue est le moule à balles d’une personnalité combative. Legénie y coule son or et en fait des projectiles qui cassent toutes lesrésistances sur leur passage et traversent les siècles avec unsifflement harmonieux ! » Barbey était encore plus créé pour l’actionque Lamartine, mais il est douteux qu’il se soit aventuré dans unepolitique démocratique, dans un parlement d’imbéciles, comme il disait,ou d’esprits descendus plus bas que leurs ventres. Il possédait, non moins que le chantre de la Chute d’un Ange,le sensde la réalité humaine, mais il prétendait l’agrandir et le magnifier enl’entraînant dans des survols où il l’eût dématérialisé. Il parvenait à se diminuer, à se concentrer, à se plier aux besognes dujournalisme, à y pratiquer « un lavage de vaisselle des festinspopulaires », selon son expression, mais le labeur d’une Assembléelégislative, les compromissions politiques, les complots de couloir,les obligations d’engager sa parole par des paroles mensongères, desflatteries consenties au peuple souverain, je tiens pour certain queson caractère s’y serait toujours refusé. Ainsi que le Duc de Guise, Barbey possédait certes en lui assez desouveraineté, de puissance autoritaire, de témérité et même de largesvisions politiques, ou d’aptitudes au pouvoir, surtout assez d’espritféodal pour prétendre, tel le Balafré, être un descendant deCharlemagne. - Il n’y songea certes pas, non plus qu’à se dire petits-fils de Louis XV,ce qui lui eut été légitimement permis car,par sa mère qui était une Ango (de la lignée du héros de Dieppe) ilpouvait revendiquer quelques gouttes de sang royal, affirma-t-on, avecraisons à l’appui. Mais il était remarquablement racé. Tout en saphysionomie, en sesmanières, en ses propos signait et contresignait sa mégalanthropienative. Il pouvait s’approprier cette opinion qu’il prête à Sombreval,le magnifique héros de son Prêtremarié : « Il est de rarissimes individualités qui valent des races et qui sontcomme des noblesses vierges, constituées en elles-mêmes ou tombées duciel pour renouer la décrépitude des vieilles aristocraties usées parles excès et par le temps. A défaut d’une noblesse d’agrégation, sagentilhommerie était absolue, indiscutable. Elle ne pouvait souffrirmême une allusion à la savonnette à vilains. » Ce qui est indéniable c’est que d’Aurévilly se sentait et sesavait grand. « La vie est dure aux hommes fiers et aux intelligences qui ont soif deperfection et d’harmonie, me confessait-il. Hélas ! Il faut parfoisconsentir à se rapetisser, ne serait-ce que pour reprendreensuite toutesa hauteur et la faire mesurer aux imbéciles quil’auraient punier si on ne leur avait fait toucher *sa propre cime en consentant àse courber. » Aucunement livresque, infiniment moins auteur qu’homme d’action, etbeaucoup plus volontiers « conversationniste » qu’écrivain, il neproduisait, de son propre aveu, que par nécessité, afin d’apaiser lahoule de ses facultés. Il avait fait de la profession d’écrire sareligion fervente. C’était aussi le véhicule de ses besoins urgents lepoussant à se jeter dans la mêlée, en véritable preux. Mais, au lieu del’épée, de la lance, sinon de la masse d’armes au poing, il se servaitde la plume plus salissante peut-être aux doigts, par l’encre répandue,que le sabre d’abordage par le sang des ennemis pourfendus. Je l’entends encore clamer : « Je mets dans mes oeuvres, Monsieur, desdevises d’épées, car tout livre pour moi, n’est qu’un glaive ; leglaive tordu et flamboyant de la pensée et jusqu’à la gardeinextinguible ». Il répondit un jour, en ma présence, à Champfleury qui s’affligeait dele voir aussi méconnu : « Veuillez être assuré que je n’en ai point lamoindre humeur, mon cher Monsieur. Si je ne vaux rien, l’obscuritém’est certes fort favorable ; mais, si vraiment je vaux ce que je croisvaloir, je puis dire à la misérable publicité le mot de ce fat petitabbé qui devint Cardinal de Bernis : « Madame, j’attendrai !» Il montrait quelquefois l’impertinence de ne pas être trop mécontent delui, en raison de cette même arrogance effrontée dont il témoignaitavec tant de fierté, quand ça lui chantait, et il disait : « Si cefabuleux Hippogriffe, qu’est le succès, peut être chevauché, croyezbien que je saurai le chevaucher à poil, en vrai Normand que je suis,fait pour la conquête, et je saurai faire de ce pégase trop domestiquéà la publicité, et de moi, un centaure invincible. » Hélas ! le découragement le déprimait assez souvent et il reconnaissaitalors qu’il ne chevauchait en réalité qu’un furieux tourbillonintellectuel, « qui l’entraînait à déchiqueter, selon ses proprestermes, leflanc haletant des nuées avec des éperons fous. » Venait-il à s’analyser, il déclarait ne découvrir en lui que :plaisanteries, romantisme, vivant dédain des hommes et des choses decette heure ; « mais l’orgueil, mon orgueil impavide est sûrement aufond de tout. Byron et Alfieri, me contait-il, n’ont que tropempoisonné les dix premières années de ma jeunesse. Ils ont été à lafois ma morphine et mon émétique, et quoique j’estime en être bienguéri aujourd’hui, je sens cependant parfois quelque bouton byronienqui repousse encore en moi et qui ne demande qu’à s’y épanouir. » Vaillant apôtre des traditionnelles aristocraties de la Penséecréatrice et occulte, il portait sa supériorité sans jamais l’exhiber,ainsi qu’il convient de porter sous son gant un brillant de grand éclatdont on ne se soucierait point de faire valoir les feux aux regardsd’inconnus. C’est pourquoi volontiers il chercha la pénombre, parprofond dédain de la gloire, cette courtisane qu’il se refusait decourtiser. Il témoignait également de son dégoût de la popularité qu’onne saurait que trop rarement obtenir sans « devoir se nourrir à cesgamelles distribuées par les pires cuisines de la démocratietriomphante. » Dans ses sursauts d’orgueil, il ne dissimulait point son opinion surl’imbécile bétail de sourds et d’aveugles dont est formé tout public. «Troupeau digne d’un tel mépris, à son avis, qu’il préférait cettepourpre qu’on manque rarement d’attacher aux épaules d’un être fier, etqui est la pourpre de la calomnie, laquelle presque toujours, se trouveconstellée par les crachats de l’insulte qu’on ne mérite pas. » * * * Cependant ce sincère dédaigneux-révolté était un vrai gentilhommepauvre, subissant l’impérieuse nécessité de vivre de sa plume. Un deses cousins, lettré et savant de très grand coeur, Edelestand du Méril,lui avait légué, dit-on, un millier d’écus de revenus. Ce fut là saseule ressource. Sa seule croûte de pain contre la misère. Jamais il nese plaignit et ne laissa voir à qui que ce soit sa cruelle détressedont il eut à souffrir jusqu’à sa dernière heure. On ne le vit pas davantage prêter la moindre attention à la richessequ’il ne daignait honorer ni de son désir ni de son envie. Ilconnaissait trop bien les lamentables dessous de l’opulence. Il lesavait examinés et il estimait que les riches lui rappelaient lesinfortunés convives de la magicienne Circé transformés si vite enpourceaux, après avoir été séduits et attirés à sa table où, dès querepus, elle les faisait parquer dans ses porcheries. « Je préfère lamansarde, Monsieur, aux toits à cochons. » Il invectiva Lamennais devenu « laquais du peuple » lorsque pourcomplaire à sa nouvelle clientèle il proféra son fameux « Malheur auxPauvres ». D’Aurévilly opposa aussitôt à cette exclamationle los de laPauvret, qui, écrivait-il, est la seule chance de poésieet de vertuqui nous reste dans nos moeurs confortables et cupides ainsi que dansnos industrielles grandeurs. « En tombant sur la tête du poète,concluait ce stoïcien, la pauvreté, - ce rayon de Dieu, - lui confèreles mêmes clartés et le même nimbe d’or que le soleil octroie aux gueuxde Murillo et qui les idéalise si superbement. C’est toujours le cas de répéter : Luxe du sentiment,poésie des greniers ! « Voyez les pauvres des champs ! Mon cher ami, quels que soient leurbassesse, leurs passions, leurs vices mêmes, ne sont-ils pas autrementpoétiques et en harmonie avec la nature que les atroces voyous deParis, excréments de Capitale et de Civilisation qui semblent souillerl’aumône en la recevant. » Il aima et révéla aussi, ce cher et fabuleux bonhomme, les vertus de lasolitude, diète des hommes si nécessaire aux grands esprits, et ilreconnut les bons offices de l’obscurité qui est une distinction et unbienfait, alors même que les trompes et tromperies desjournauxcréent en peu de jours les plus absurdes gloires. « Comme elle est charmante ! me murmurait-il, cette bienfaisanteobscurité ! Elle a le charme d’un bandeau noir sur une blonde chevelurede vierge. C’est pourquoi sans doute au talent méconnu et vierge detoute publicité, elle offre également l’éclat de l’or dans sa nuit.Cacher sa vie, cacher son âme, mon ami, cacher tout de soi dans laténèbre tiède de son ivresse intime, cela est supérieur à cette gloiredont la grosse mère de Staël disait assez joliment : « C’est le deuiléclatant du bonheur. » SON COSTUME LÉGENDE ET CARICATURE L’HOMME qui, en société, n’est qu’unfaisceau d’habitudes, pardonneaussi malaisément le paradoxe du costume que le paradoxe de l’idée. Ilsemble qu’il y ait traîtrise à vouloir s’individualiser en dépit desrèglements stupides d’une fashion-omnibus,auxquels chacun docilementse soumet. Dans la grisaille uniforme de nos modes tyranniques, aucunpersonnage d’exception ne peut s’extérioriser selon ses goûts, d’aprèsla conformation de son physique, sans commettre un crime delèse-collectivité et être aussitôt immolé sur le pilori de lacaricature. Le gentleman-dandy Jules Barbey d’Aurévilly, ne put jamais, tant estgrande la badauderie intellectuelle, surmonter la légende du panache demousquetaire que le journalisme méchamment blagueur accrocha, de partipris, au couvre-chef qu’il portait avec tant de crânerie, et dont laforme avantageait plutôt cette figure anormale, incoiffable par unchapelier moderne. Barbey, pour les superficiels, c’est-à-dire pour l’ensemble même de seslecteurs et pour le moyen public apparut et resta toujours un typehétéroclite, carnavalesque, une sorte de Duc de Brunswick exilé dansles lettres. Ainsi que ce chef d’une principauté allemande, dépossédépar la Prusse, l’était à Paris, Barbey fut considéré comme une hautecaricature héraldique. Les petits plumitifs de la presse boulevardière qui, pour la plupart,ignoraient son oeuvre ou ne la pouvaient comprendre, s’amusaient decette vision d’un vieux beau portrait d’ancêtre sorti de son cadre. Engrande majorité, ils s’évertuèrent au cours de sa vie, à faire de lapersonne de cet écrivain hors de pair une effigie de fantocheextravagant, dont l’allure don-quichottesque méritait d’être bardée deridicule et s’offrait non moins risible que le costume désuet et lemaintien hautain. Soies, satins, dentelles, velours vert et pourpre, manchettes deguipures extravagantes, rhingrave passemantée, ajustée sur corset,pantalon-maillot à bandes d’or formaient, au dire de ces plaisantins,la garde-robe ordinaire de l’insolite biographe de George Brummel. Leridicule outré de ces assertions harponnait au bon coin la bouche béedes lecteurs, avides de divertissements, de charges drôlatiques et qui,dès lors, ne considéraient plus chez ce gentilhomme écrivain que ledernier portemanteau des défroques romantiques. C’était pour les badauds un vieux dandy qui se travestissait à plaisirafin de s’offrir aux passants comme une vivante personnification d’unJournal de Modes, le « BonTon, de 1830 », mettant en relief lasilhouette outrée d’un de ces anciens Lions du boulevardde Gandqu’immortalisa Gavarni. Je ne saurais trop protester contre une telle légende volontairementmalveillante, fomentée, et, par suite, fermentée dans l’opinionpublique. L’esprit parisien se plaît volontiers à s’intoxiquer auxdébits des petits assommoirs littéraires que sont ces feuilles de joies’offrant à tout venant et qui font l’attrait des kiosques du trottoir.La fiction nigaude exerce une action durable sur la bêtise humaine, carelle est plus plaisante que la simple réalité. * * * Barbey d’Aurévilly, tout en recherchant un certain faste apparent deson enveloppe, susceptible d’avantager, à son gré, sa plastique par descoupes de redingote appropriées à son allure, en étoffant sa poitrinede vastes revers, en restant fidèle aux culottes collantes de sajeunesse, aux sous-pieds qui les maintiennent tendues, en conservantl’ajustement de sa taille, droite et dont la cambrure des hanchesvoulait être dessinée, n’eut jamais ni le ridicule des corsetsbaleinés, ni celui des enrubannements et des couleurs criardes qu’onlui prête. - Il se complut parfois, il est vrai, à égayer d’une pointede tonalité tendre la dentelle de sa cravate et à apporter un reflet desatin sur la couture extérieure de ses haut-de-chausses. Ilneconsentait point à laisser étriquer sa haute stature de Normand dansles affreuses confections des modes courantes qui sont lesuniformes-omnibus de ce temps. Alors même qu’on découvrirait dans cetterecherche de son vêtement certaines vanités, puérilités, prétentions audandysme et même offense à la loi des coupes égalitaires dans lecostume, il n’en faudrait pas moins avouer, qu’étant données la hauteuret la valeur de son caractère tout d’une pièce et de son exceptionnelleexpression physique si allurée, la droiture altière de sa vie, laprofondeur même de son génie, ces légers travers ne devaient point êtremis à son passif jusqu’à travestir et immoler la noblesse débordante decette belle et ardente figure de gentilhomme qui ne désarma jamais, endépit de l’indigence de sa vie. Ce fut en cela que s’affirmait sonsublime Don-Quichottisme. D’ailleurs, lui-même remarquait cette intolérance si particulière ànotre pays dans un paragraphe de son Brummel : « EnFrance, on haitl’originalité comme une distinction nobiliaire. Elle soulève les gensmédiocres, toujours prêts à s’insurger contre ceux qui sont autrementqu’eux, et à leur porter une de ces morsures de gencivesqui nedéchirent pas, mais qui salissent comme une bave visqueuse.Être commetout le monde est le principe équivalent, pour les hommes,à celuidont on bourra la tête des jeunes filles, c’est le : « Soisconsidérée, il le faut » du Mariage de Figaro. » Presque tous les articles rédigés sur la personnalité de Barbeyd’Aurévilly témoignent des mêmes inexactitudes, exagérations, mensongesplus ou moins conscients. C’est toujours même désir de lui fixer auxépaules la chape burlesque du ridicule. On ne ménagea ni ses apparences, ni ses propos, ni même ses motsd’esprit, ses ripostes pétillantes de verve, tout ce qui fusait de cevolcan spirituel à des hauteurs trop au-dessus de l’entendement dumonde boulevardier qui appréciait davantage les pîtreries, les bonsmots issus des estaminets à la mode ou les à-peu-près des échotiers decette époque futile. Je puis dire avec quelle juste pitié le peintre des Ridicules duTemps tenait ces pauvres tâcherons de la plume, abêtis parla stupeurde le voir si disproportionné comme objectif avec la puissanced’optique de leurs petites jumelles de poche. Parfois je le trouvais en lecture de quelque médaillon dédié àsafigure, non sans quelque prétention à le miniaturer avec un talent «bien parisien ». « Mon cher, s’écriait-il, voici encore un drôle qui peut se vanter dem’avoir raté, et même imbécilement raté. On n’est pas plus niais queces saute-ruisseaux de la Presse ! « Et dire, s’exclamait-il, que depuis déjà trente à quarante ans, monami, je les vois débiter les mêmes sornettes, rabâcher ces stupidessottises, s’approvisionner dans les balayures des lieux communs, sansmême chercher à se documenter et à connaître ce dont ils parlent.Pauvre physiologie que celle de ces nouvellistes pêcheurs à la ligne dupont aux ânes. Et dire que ce sont ces nigauds qui maçonnent, avec lemortier de leur salive à ragots, les petits piédestaux des viagers dusuccès. Décidément la gloire se fabrique chez les concierges !Peut-être la providence n’a-t-elle fait la vie si bête que pour quenous ne la regrettions pas. « Quand je vois de tels sots, mon ami, semblables à l’aveugle auquelJésus frotta les yeux avec de la boue et du crachat, je suis tenté decourir après eux et d’agir de même. Mais cela dissiperait-il leurcécité ? » Jules Lemaître qui ne comprit quoique ce soit aux romans ni à lacritique de l’auteur des Oeuvreset des Hommes, naturellementl’ironisa - comme le firent, d’ailleurs, la plupart des universitaireshostiles aux indépendants de toute École, - Lemaître a cependantreconnu que le chef-d’oeuvre de d’Aurévilly c’était M. d’Aurévillylui-même aussi bien au physique qu’au moral. « Quelle que soit, écrivit-il, dans son personnage, la part de lanature et de la volonté, il est assuré que la constance, la rareté, lamaîtrise avec laquelle il a soutenu ce rôle, ne sont pas d’un médiocregénie. S’est-il contenté d’achever, de pousser à leur maximumd’expression les traits naturels de sa personne physique et morale ? Oubien est-ce un masque qu’il s’est composé de toutes pièces et appliqué? On ne sait, et sans doute, lui-même ne saurait le dire… C’est del’héroïsme, tout simplement, et je donne au mot tout son sens. Et sic’est là l’héroïsme inutile et incompris, ce n’en est que d’autantplus beau. » Héroïque, indéniablement Barbey le fut jusqu’au paroxysme, et cela avecune naturelle simplicité, sans comédisme ni pose, parce qu’il n’auraitpu ni voulu être autre qu’il n’était. Tout en sa personne et dans sonoeuvre s’offre empreint d’héroïcité,de force d’âme, de vertuschevaleresques, d’outrance et de témérité. Il naquit en quelque sortemédiéval de coeur, avec des tendances les plus idéalistes. Ce fut uncroisé aventureux et toujours guerroyant pour sa religion. Dans ceroyaume de la pensée qui compte tant d’infidèles, de mécréants,d’indévots et de félons vivant ou prétendant vivre aux frais du culte,il apparut ainsi qu’un nouvel apôtre de foi élevée, de vertusintellectuelles intègres, prêt à chasser les vendeurs du Temple. Avant tout, ce fut un individualiste passionné. Vraiment hostile à toutce qui se rattachait aux idées et conceptions des collectivités, il serefusait d’adhérer aux règles des communautés sociales et toujourss’évadait des groupements confraternels, des sociétés lettrées, mettantson existence quotidienne sous la seule loi de son indépendance,dédaigneux des honneurs, ne désirant d’autres distinctions que cellesqui dérivaient de ses origines, de sa culture constante et de sesefforts vers une perfection chaque jour en meilleure voie d’êtreacquise intégralement. Son oeuvre exprime fort suffisamment ce farouche individualisme, cetteintransigeante volonté de maintenir une et indivisible sonintègreet loyale originalité. Ce n’était certes pas en raison d’une recherchede comédisme qu’il me criait : « Leur idéal, Monsieur, à tous ces paltoquets, c’est de s’assimiler àtout le monde, de plaire indistinctement aux uns ou aux autres, defaire partie du troupeau, et de marcher dans une odieuse poussière depiétinement, sous la houlette de l’égalitaire médiocrité. Moi,Monsieur, croyez-vous que je puisse ressembler à tous ces gens-là ? Mafierté ne saurait y consentir et sans la moindre vanité mesquine, entout et pour tout, il me plaît de pouvoir affirmer : Je suis UNINDIVIDU. » Il disait cela magnifiquement et, en effet, indiscutablement, ilfut un individu,c’est-à-dire, à y bien regarder, ce qu’il y a de plusrare et de plusexceptionnel dans le sens synthétique du mot. Il futsemblable à une île dans l’océan des hommes, une île d’admirablefertilité, battue par les flots aveugles et qui résistait à la houledémolisseuse avec une sorte d’impérialisme remarquable dans sonsplendide isolement. Charles Baudelaire dans cet Art romantique* oùil exalte d’Aurévilly,chevalier de la Vérité, écrit à son sujet : « Ce culte de la vérité,exprimé avec une effroyable ardeur, ne pouvait que déplaire à la foule.Barbey d’Aurévilly, vrai catholique, évoquant la passion pour lavaincre, chantant, pleurant, et criant au milieu de l’orage, plantécomme Ajax sur un rocher de désolation, et ayant toujours l’air de direà son rival : - homme, foudre, dieu ou matière - « Enlève-moi ou jet’enlève !… » ne pouvait pas mordre sur une espèceassoupie dont lesyeux sont fermés aux miraclesde l’exception. » Ce miracle d’exception, cet Amadis des Gaules, devenu sur le tard unvieux beauténébreux, pouvait-il vraiment revêtir le complet veston,se montrer le chef coiffé d’un chapeau melon, se cravater à la notaireet s’étriquer dans un pitoyable pardessus-mode ? Aucun de ceux quil’aimèrent et furent les familiers de sa superbe, ne l’aurait voulu. Ilétait en tous points constitué pour l’excessif, l’exceptionnel, letranscendant, l’exubérant, le grandiose et l’original essentiel. Horsde là, il aurait signé sa déchéance, consenti à s’anéantir. Ainsi que les héros des tragédies classiques, illustrées par Gravelot,il eut fort aisément porté le costume néo-romain imaginé par lesartistes du XVIIIe siècle. La toge grecque semblait également faitepour son allure, mais la confection moderne l’eut ignoblement défiguré,alors que sa limousine, son vaste manteau de roulier était à sa taille.Il n’était naturel que dans l’exagération et l’amplification. Quant àson décor, dans quelqu’endroit qu’on le rencontrât, il savait le créeret le magnifier. On aurait pu dire que cet animateur irradiait sonambiance à sa fantaisie. Ce fut un magicien, le dernier grandenchanteur que nous ayons vu s’épanouir dans la littératureseigneuriale. * * * Ce Grand de Normandie était assurément plus hautain qu’un Grandd’Espagne. Ses attitudes étaient stylisées d’une noblesse indiscutable,très saisissante. Baudelaire qui le recherchait, l’admirait et sepassionnait à son contact, goûtait fort sa morgue qui n’allait pas sansarrogance. Plaisamment, le satanique poète des Fleurs du mal,ironiste et mystificateur, interrogeait : « Mon cher d’Aurévilly, vousdevez vous confesser et communier le poing sur la hanche ? » On ne peut mentionner la réponse qu’aura faite Barbey qui n’étaitjamais en retard d’une fulgurante repartie, mais je tiens pour assuréqu’il dut répliquer : « Pouvez-vous en douter, mon cher Baudelaire, Dieu ne me permettraitcertes pas un autre maintien. Oubliez-vous que je suis son grandhallebardier et gonfalonier n’ayant pu être, selon mon souhait ardent,l’unique porte-étendard de son Église. » Sans la moindre crainte de se faire des ennemis sur son passage,apportant même une certaine perversité aristocratique à s’efforcer dedéplaire à la majorité de ses contemporains, qui lui apparaissaientdéplaisants, il prodiguait les ironies sarcastiques et les mots cruelsà la foule de niais qui se bousculaient sur sa route. Il portait, commeil aurait tenu le Saint-Sacrement, le miroir jamais terni de sonéclatante sincérité. Puis-je oublier cette noble parole qu’il me dit sur la fin de sa vie :« J’ai traversé bien des misères, mon jeune ami, supporté les plussombres défaillances, connu des gens souvent malpropres, mais je n’aijamais sali mes gants blancs. » Certain jour, je le vis aux prises avec un singe d’Académie, espiègle,mielleux, tout sucre et orgeat, prodiguant autour de lui, lessalamalecs car c’était l’un des thuriféraires les plus écoeurants deson temps. Vis-à-vis de chacun, cet encens au rabais, odieux auxnarines distinguées se répandait jusqu’à l’écoeurement. Ce bedeauporteur d’habit vert était Camille Doucet, à moins que ce ne fut GastonBoissier, autre bénisseur attitré, ondoyant de son sourire stéréotypéet de ses congratulations automatiques la gent-de-lettrie, à tousdegrés de l’échelle des valeurs. S’adressant à l’auteur des Vieillesactrices, l’adulateur proféra : « Quand donc vous déciderez-vous à solliciter nos suffrages, cher grandhomme, et à devenir enfin des nôtres ? Vous êtes un maître dont nousreconnaissons tous la puissance, et l’immense talent, bien que vousayez publié vos QuaranteMédaillons de l’Académie. Vous y avez eu ladent un peu acerbe, avouez-le ! mais à tout péché miséricorde. Nousvous attendons. - Être des vôtres ? répondait âprement Barbey. Jamais, cher Monsieur.Comprenez-moi bien : si j’appartenais à votre docte Compagnie, moi qui,avant tout tiens à n’appartenirqu’à moi-même, qui donc vous jugerait? - J’aspire à ne devenir prisonnier d’aucune communautéet, commevous incursionnez ou maraudez en quelque sorte sur mes terres, en tantqu’auteurs dramatiques ou historiens, souffrez que je reste, puisquecritique, tout simplement votre justicier, dans lesdeux sens du mot.» Il avait été désigné en effet pour occuper un fauteuil vacant sous laCoupole. Les reporters le questionnaient : il démentait sans indignation, sansfaire tapage, avec la dignité qu’il dosait toujours en ses propos quandon s’avisait de l’interwiever dans sa pauvre et silencieuse thébaïde : « Sans le moindre orgueil ni la plus légère modestie, je puis vous direque je ne me crois ni au-dessusni au-dessousde ces Messieurs del’Académie. Jesuis autre ; voilà tout ! Et surtout, je suis àcôté. Je ne puis déclarer rien autre à votre octroid’information. A côté! ce fut sa véridique et contemptrice devise d’individualisteoutrancier. Acôté de l’existence en commun et de ceux qui s’ycomplaisent jusqu’à s’y vulgariser ; à côté des honneurs officiels etdes succès acquis par l’abdication de toute dignité, à côté desaffaires littéraires commercialisées habilement ; à côté même duconfort et de l’aisance la plus courante, il y demeura sauvagement. Il ne voulut en aucun temps de sa vie, se compromettre dans la foireaux vanités, ni se sentir enlisé dans le purin tiède de la basse-coursociale, ce pourquoi il se détourna volontiers du poulailler académiqueet de toutes les autres chambréesd’intellectuels. Cet aigle de grande envergure prit toujours son essor de son airesolitaire et se refusa aux perchoirs des Jardins d’acclimatation. Il sedéfia des appeaux des oiseleurs et parvint à les éviter. C’eut été pourlui la mise en cage et, même dorée, il y voyait des chaînes dissimuléesaux regards moins clairvoyants que les siens. Il mourut seulet librecomme il avait vécu. Pauvre aux yeux detous, mais si richedes richesses trompeuses dont il avait su sepasser. Il fut un réfractaire un outlaw,un insoumis, un déserteur dutroupeau incohérent et affolé. On ne le lui a pas encore pardonné. Horsdes élites, une telle attitude le condamnait à toutes les injures. Un moraliste n’a-t-il pas d’ailleurs reconnu que, dans un monde aussifou que le nôtre, c’est se montrer fou d’autre manièreque deprétendre ne pas partager la folie commune. Barbey ne consentit jamais à la partager. Pour s’être refusé àdescendre dans le tourbillon du bas carnaval social, il futqualifié devieux carême-prenant. C’est cette résistance à l’appel collectif qui confirme souvent lavaleur des surhommes. L’aigle héraldique demeure sur l’altitude du burg féodal où il avaitétabli son aire. LaBasse-Cour humaine ne l’a pas eu ! BARBEY CONSERVATIONNISTE MORALISTE ET CONTEMPTEUR BARBEY D’AURÉVILLYoffrit le témoignage d’une individualitéexceptionnellement affirmée, impérieuse dans son entité, son intégrité,sa plénitude. Non seulement l’homme se présentait inséparable del’oeuvre, mais, bien mieux, on n’aurait pu découvrir, dans aucune desparticularités de ses diverses extériorisations physiques oupsychiques, une différenciation si légère qu’elle ait pu être de sonabsolu caractère d’originalité essentielle. Son écriture, sa parole,ses manières, son allure, son catholicisme ; ses goûts d’art et mêmel’ensemble de son costume et de ses gestes, tout était parfaitementcohérent et lesignait d’un cachet héraldique lui appartenant enpropre, conformément à son désir inné d’exclusivisme intégral. Je dois dire cependant, que ce diamant unique, ce rare Solitairequ’il se vantait d’être, à bon escient, était taillé de multiplesfacettes étonnamment chatoyantes dans la variété de leurs irisations.Il avait la coquetterie de les isoler toutes, de les faire valoir selondes angles de lumières qui en intensifiaient les fulgurations. Ilsemblait se tourner, pivoter rapidement sur lui-même pour mieuxscintiller et laisser dans les yeux de ses admirateurs un éblouissementde rayons polychromes invraisemblablement resplendissants parl’intensité des coruscations, des brasillements et des phosphorescencesmagiques. Il émerveillait et déconcertait ceux qui voulaient le jugerd’ensemble et qui hésitaient à résumer leur diagnostic devant lacomplexité d’un sujet si pharamineux. Eugénie de Guérin, cette patricienne,dont la figure étaittuée parl’âme, comme il disait, cette rare distinguée qui eut pourBarbey, uneaffection d’une sentimentalité encore irrévélée, chercha souvent àréussir un portrait du grand ami de son frère et, ne parvenant pas àdéfinir à son gré, tout ce qu’il y avait de grandiose, de monumental,et aussi de mystérieux et de sinueux dans cette nature complexe,impossible à fixer, l’avait caractérisé par cette image heureuse: UnPalais dans un Labyrinthe. Sans rechercher ici quel fut, vis-à-vis de Barbey, l’état d’âme de latoute spirituelle châtelaine de Cayla qui, peut-être, aurait rêvé dedonner le fil à ce nouveau Thésée pour le sortir de son dédale, je doisreconnaître que ce Tarquin-le-Superbe fut difficile à suivre dans tousles méandres de sa labyrintheuse idiosyncrasie. Des volumes et descollections d’études physio-psychologiques n’y suffiraient pas. C’estpourquoi, quittant le labyrinthe, je reviens au palais indiscutablementféerique de cet ensorceleur dont je ne puis fournir que des filmsfragmentaires sur l’écran de mes souvenirs. * * * Le premier jour où le très serviable ami que fut toujours FrançoisCoppée me conduisit chez ce maître gentilhomme normand, auquel il meprésenta, me laissant en tête à tête avec cet être insolite que jedésirais tant connaître, je fus sidéré par la haute stature morale dece colosse et ébloui par les feux croisés de sa conversation. Torrentueusement son verbe roulait de mirifiques pierreries qu’illivrait au courant de sa causerie avec l’inconscience de l’inépuisabletrésor d’où elles surgissaient en éclats rutilants. Svelte, élancé, large d’épaules, le buste avantageux, montrant unefringante tournure de vieux diable mondain, je voyais en lui une sortede Paganini issu des Contes d’Hoffman, tel que lui, d’Aurévilly, avaitdécrit autrefois le célèbre virtuose du violon, avec sa maigreur cuiteau soufre, ses longs cheveux charbonnés, son nez en bec d’aigle, sesyeux en soupiraux d’enfer. Ce qui surtout me frappa c’était le caractère de ses lèvres souples,mobiles, à la fois amères, sarcastiques et souriantes ; des lèvres oùse lisaient la bonté, l’ironie, le dédain, le dégoût prêts à semanifester selon le choc en retour de ses prises de contact avecautrui. Ces lèvres encadraient une bouche non pas édentée, le mot nelui aurait pas plu, mais ébréchée, égueulée, aurait-il dit, comme labouche d’un canon glorieux de ses services et qui aurait évacué de sonâme toutes les formes de mitrailles accumulées et sans cesserenouvelées dans sa gargousse. - « Ma bouche, Monsieur, semble mesouffler à l’oreille son ombre familière, ce fut une couleuvrine, unboutefeu contre la sottise, la lâcheté, le bas mufflisme et la laideurmorale de mes infimes contemporains. Il portait la moustache cosmétiquée de noir, à la bravache, balafrantson visage de pirate espagnol, fait pour vivre plutôt sur le pont d’unebrigantine d’attaque que dans un salon littéraire. Il ne m’apparutpoint comme le vieux comédien extravagant, sanglé dans le justaucorpset enfoui sous la dentelle, sur lequel la malveillance de médiocreschroniqueurs se donna trop longtemps carrière, mais comme une évocationnoblement expressive des anciens guerriers-gentilhommes de vieilleroche, tels ces durs à cuire, ces ralliés qui étaient revenusimpulsivement se battre en France auprès de l’Empereur bien avant laRestauration. Son geste d’un charme impérieux et d’une distinction hautaine, étaitample, mais plein de grâce et de mesure. Il mettait en relief des mainsqu’il avait très fines, très parlantes ou très chuchoteuses et qui, ensoulignant ses discours, révélaient une mimique spéciale, fortoriginale, à la fois calme ou fougueuse, courtoise ou altière. Sesdoigts ajoutaient comme une orchestration spirituelle et variéeaux sonates(selon son mot) de ses causeries. Je ne pouvais m’attendre àtrouver en lui le beau et redoutable causeur professionnel etconventionnel, dont le type m’est trop connu, et qui s’applique àconcentrer l’attention de tous sur son verbiage et à tyranniser par levide des pensées la liberté des dialogues. Je découvrais, au contraire, un merveilleux auditeur, dont le silenceattentif était plein d’une indicible éloquence de physionomie et quiapportait autant de politesse et d’humour dans l’art de savoir écouterqu’il montrait d’imposante autorité dans la volonté de se faireentendre. - Il représentait ainsi l’esprit de causerie dans ce qu’ilpouvait recéler de plus exquis dans les cercles de la société polied’autrefois. N’interrompant jamais son partenaire, bien qu’il excellâtà l’aider dans son récit par un de ces terribles mots à explosionrapide qu’il lançait comme une grenade à main, au moment très opportunafin de confirmer par un éclat appréciateur un jugement ou une opinionqu’il goûtait. Il ne me parut pas que je le voyais pour la première fois, mais plutôtque je le retrouvais tel que je l’avais conçu, deviné, l’ayant pratiquéintellectuellement et admiré en ses oeuvres en me hissant au sommet decette spiritualité flamboyante dont je fus émerveillé dès mon entrée enlittérature. N’y avait-il pas en lui un héritier somptueux de ces nobles esprits etgentils lettrés et penseurs que furent Chamfort, Voltaire, Rivarol, leprince de Ligne, de Maistre, Joubert, de Bonald, et tant d’autres ! C’était indiscutablement l’homme de ses écrits. Il l’était par lerythme du geste, par l’expression physique, par le choix remarquabledes mots créés, par la belle harmonie orale de sa phrase non moinsétonnamment construite que le style de ses oeuvres. Je ne pouvaisdécouvrir dans sa physionomie, son costume ou ses attitudes aucune deces exagérations stupéfiantes pour le vulgaire dont, m’avait-on averti,je devais être stupéfié, ahuri, désabusé. C’était assurément un personnage désuet, attardé dans une époque àlaquelle il était étranger, un romantique tombé de la lune, encontravention dans l’ordre établi d’une société nouvelle, unnon-conformiste à nos usages, à notre basse blague mais, à mes regards,je l’avoue, il ne détonnait aucunement. N’avais-je point fréquenté déjà à la Bibliothèque de l’Arsenall’excellent Paul Lacroix (Bibliophile Jacob), le baron Taylor,Hippolyte Lucas, Armand Malitourne et quelques autres qui, eux aussi,avaient fait leurs premières armes avec les révolutionnaires de lalittérature de 1830 et restaient vêtus, cravatés, coiffés, culottés àsous-pieds, tels qu’ils se présentaient au cours de leur jeune saison,sans que cela m’ait jamais semblé bizarre ou ridicule. Cet extraordinaire conversationniste, chose étrange, lui aussi, meparut à l’aise dans notre sympathique et longue entrevue, dontheureusement personne ne vînt troubler l’agréable dialogue. Je trouvaisen lui le causeur tel qu’il devait exister dans les salons des grandesprêtresses littéraires, tenant bureaux d’esprit au XVIIIe siècle ; telaussi que pouvait être le prototype du genre Rivarol, qui avait devinéque la parole remet l’esprit en sensation de s’exalter et de seprodiguer et qui laissa réputation d’avoir été un inégalable maître dela confabulation. J’avais adressé à Barbey qui les lut mes premières études surles Poètes deRuelles, la Société des Précieuses alcovistes du XVIIesiècle et mes travaux sur les petits Conteurs du XVIIIe siècle. Aussi, m’avait-il dit galamment en m’accueillant : « Vous êtes unérudit à je ne sais combien de carats et éditions, Monsieur, un érudità faire trembler mon ignorance, si vous n’aviez, en votre personne, lagrâce qui la rassure. Votre esprit, je puis vous le dire, a communiqué,me semble-t-il, de sa sveltesse à cette pataude d’érudition comme ceuxqui valsent bien donnent de l’allure et de l’impondérabilité auxgrosses dames qu’ils font valser », - et il poursuivit : « Je vous en félicite d’autant plus, mon jeune ami, que j’ai commencéd’entrevoir à travers le buisson feuillu et foisonnant de l’érudit, lebouton de rose de l’écrivain qui ne peut tarder à s’épanouir. Vous avezle bonheur d’être à cet âge où l’on dit d’un homme : Que pourra-t-ildevenir ? absolument comme on le dit du temps à l’aurored’une bellejournée. Vous avez l’expression ; vous avez un style, ce sont là dessignes qui font vaincre sur tous les champs de bataille littéraires. » Je fus, on le peut croire, non seulement flatté dans mon ingénue vanitéde débutant, mais non moins fier qu’un écuyer, sacré tout à coupchevalier pour un valeureux paladin. - Je lui pris les mains, d’ungeste de sincère effusion, car il venait d’éveiller cette foi ensoi-même si nécessaire et qui me fit toujours défaut. Je me sentaissurtout ennobli par l’écrivain qui répondait le mieux à l’idéal demaîtrise dont nous aimerions nous rapprocher. Je ne mettrais alorspersonne au-dessus de l’auteur de l’Ensorcelée,de la VieilleMaîtresse, d’uneHistoire sans nom et des Critiques ou les Jugesjugés. « Ne me remerciez pas, Monsieur, fit-il, je n’exprime ici que ce que jeressens et ce qui m’apparaît nettement utile de vous dire. Être unécrivain, c’est précisément ce qu’il y a de plus rare parmi ceux quiécrivent ou qui croient écrire. Vous êtes dans le passé, dans latradition, dans l’essence même de notre langue, dont vous êtes un jeunevirtuose tout en demeurant dans la langue de votre temps qui est cellede vos sensations personnelles. « Je n’admets dans la littérature, Monsieur, que celle qui dégage et personnifie l’essencespirituelle et la grandeur morale d’unécrivain. Je ne puis à aucun degré tolérer l’abaissementvoulu desécoles nouvelles, descriptives et naturalistes, où l’exercice de l’oeilet de l’observation entrent davantage en vigueur que l’exercice del’âme même qui est seule digne de nous occuper. « En matière de forme littéraire, je ne goûte, à vrai dire, que lesambroisies savoureuses faites des fleurs de l’Olympe. N’est-ce pas cequ’on verse dans le vase qui fait la beauté et produit l’ivresse del’amphore. Autrement qu’est-ce, sinon une simple cruche ? Je puisajouter, que je ne m’attache intimement qu’à ce qui est rare : lesgrands esprits, les grands caractères, les grands hommes.Qu’importele reste ? » Barbey cherchait parfois moins à plaire qu’à étonner. Ill’avouait. C’était là son raffinement. Mais il voulaitétonnermagnifiquement, toujours comme un météore, jamais dans le terre à terre: « Il me convient d’être regardé comme les Alpes, me dit-il en riant,et non comme une vitrine à frivolités au niveau du trottoir. » Je le trouvais intense comme il était dans sa nature et sa volonté del’être, et digne des héros qu’il avait imaginés, ce Jean Sombreval,surhumain et si profondément tragique, ce Néhel de Néhon, cet abbé dela Croix-Jugan, ce Chevalier des Touches, qui, tous, sont d’unegrandeur shakespearienne et reflètent plus ou moins la valeuraristocratique, l’esprit burgrave et la puissance d’idéalisme de leurcréateur. Comment un pareil homme aurait-il pu ne pas tenir en maigre estime lepetit monde courant des écrivains et des journalistes et souffrir queces courtiers de l’information et ces cuisiniers de la chroniquettetriturée et assaisonnée au goût de l’article de Paris et du Parisisme, luidécernassent niaisement et emphatiquement du CherMaître à tout propos et hors de propos : « Ils me dégoûtent, Monsieur, ces terribles plats pieds ! Qu’est-ce quecela peut bien me faire, à moi, qu’ils me découvrent du talent ?Suis-je leur maître et puis-je les reconnaître pour disciples ? Ilssont vils, rampants, obséquieux et sans dignité. Cher Maître ! Labelle parole ! On ne dit pas plus ces choses-là, Monsieur, qu’on ne dità une femme qu’elle est captivante, ensorceleuse ou diabolique. On lelui fait sentir. C’est là le délicat, n’est-il pas vrai ? On ne donne àune femme le nom de maîtresseque si on l’approcha, la fréquenta etla connutdans le sens biblique du mot connaître. J’estimeceux qui me fontcomprendre qu’ils m’aiment, s’ils ont de l’admiration pourceque j’écris, mais qu’ils se gardent bien de me le dire, avant l’heureoù j’aurai pu contrôler la valeur et la sincérité de leur noviciat. » Cependant, malgré des ironies terribles et des mots d’une insolencetoute de morgue patricienne, il rebutait rarement ceux qui luifaisaient visite dans son Tourne-bridede la rue Rousselet avec lebut intéressé d’un article à obtenir. Toutefois, pour rien au monde, ilne se fût engagé vis-à-vis de ses humbles solliciteurs avant de s’êtreformé une opinion solidement assise et justifiée sur l’oeuvre qui luiétait présentée. Il en choisissait peut-être une à son gré sur plusieurs centaines quilui parvenaient et les livres rejoignaient les livres dans la fossed’oubli dont il les jugeait dignes. Il ne s’arrêtait qu’à des ouvragesqu’il sentait devoir piédestaliser ses coléreuses et fulgurantescritiques, sinon faire naître en lui le plaisir de découvrir un talentnouveau et d’en faire valoir les mérites. Il détestait avant tout les demi-teintes, les talents gris, les espritsen camaïeu, les modérés monotones, dépourvus de ces excès de qualitésbrillantes, originales, qui l’électrisaient. Il acceptait égalementbien les audacieux, les blasphémateurs, les révoltés, comme Vallés,ceux qui affichaient leurs tares congénitales ou décelaienteffrontément les vertus ou leurs vices. Il avait le mot amusant, curieux ou pittoresque pour justifier sesdédains de certains romans courants d’hommes de lettres « à gros tirage» et à renommée éclatante et qui étaient déplorablement neutresd’esprit, de jugement et de style : « Monsieur, ces gens-là écrivent avec de la gomme à effacer. C’est lenéant qui plaît au gros public, souvent amoureux de ce qui est vague,flou, inexprimé. Mais là où il n’y a rien, je perds mes droitscritiques, Monsieur, je ne puis brandir des foudres dans un désert oùil n’y a rien à pulvériser. » Son silence sur tant de livres dont les premières pages s’adornaient dedédicaces ruisselantes d’hommages admiratifs et de prosternations d’uneindicible humidité, lui fit d’irréconciliables ennemis dans la gentirritable et si outrancièrement vaniteuse des scribes accroupis. Partout on le battait en brèche. Dans les journaux, dont la porte nelui avait été qu’entr’ouverte, avec défiance et recommandationde parler bas,on le redoutait, aussi bien que dans l’officine deséditeurs où les confrères lui faisaient une guerre sourde, tenace etd’un inique mauvaise foi. Les romans de ce sincère, hautain et consciencieux gentilhomme delettres eurent à subir cette inattention du journalisme qui est labasse rancune de ce qui est petit contre ce qui est grand. C’est que d’Aurévilly, aussi bien dans la fiction que dans la critiqueet l’histoire, ne pouvait s’intéresser qu’à l’expression d’unepersonnalité accusée et à la vibrance d’un tempérament original etpuissant par ses idées et doctrines, mêmes contraires aux siennes, sic’était vraiment : UnMonsieur. J’aimerais pouvoir mettre en valeur l’abondance et la variété, lalogique d’enchaînement, les formes, les rythmes et les couleurslapidaires que je découvris dans mes premiers entretiens, avec cetextravagant conversationniste.Il sautait en selle, tel un écuyeracrobate, sur toutes les idées qui passaient avec une vitessevertigineuse et il les chevauchait avec une maestria, un brio, unentrain souvent paradoxal, mais toujours endiablé. Je comprenais que Baudelaire ait osé lui dire : « Que ne vous engagez-vous chez l’artificier Ruggieri, vous dépassez enéclat tous les feux d’artifices imaginables ! » Au cours de cette inaugurale entrevue, sous l’étincelante envolée desscintillations de flammes et de fusées de cette causerie pyrologique,il me révéla peu à peu son milieu intellectuel. Il me fit apparaître,grâce à son art de silhouetter les traits sur un fond translucide, lesportraits de tous les compagnons de valeur qui avaient fait cortège àsa jeunesse, écrivains ou poètes aristocrates, notoirement oubliés.Tels les marquis de Foudras, de Custine, le comte Hector de Saint-Maur,Roger de Beauvoir, Léon Gozlan, Edelstand du Méril, Jules et Maurice deGuérin, combien d’autres encore dont il avait conservé le souvenirintact et savait en dégager tout le parfum de charme, d’élégance demanières et de distinction morale. « Ils étaient francs, Monsieur, mâles, élégamment élevés, charmeurs,riches comme les vérités éternelles dont ils reflétaient la splendidelumière. Ainsi que moi, ils portaient, hélas ! en eux, de laconscience, des doctrines et la fougue d’écriture de leur plumeombrageuse savait sauter les obstacles, mais aussi se cabrait devant labassesse et se refusait aux courses plates. En un mot, Monsieur, toutce qu’il faut pour ne jamais arriver au but sur le terrain détrempé denotre société pluvieuse, et déliquescente. » Il me faisait revivre la plupart des hommes de lettres qu’il avaitfréquentés ou entrevus au passage en son âge mûr. Il n’avait jamaispris contact véritable avec Balzac, qui fut son adoration la plusardente, et c’était pour lui un amer regret. « Son oeuvre était un Ouralde diamants où je me suis toujours plongéavec ivresse. L’homme, je le vis plusieurs fois : un soir aux concertsde Valentino où, écoutant de la musique classique, il meparut nimbé; il portait en effet l’auréole de son génie, c’est pourquoi lavulgarité de ses formes corporelles s’atténuait dans le rayonnement quiémanait de son glorieux visage. Je l’observai encore une autre fois,ayant pris place dans la diligence qui conduisait à Passy, où ilhabitait alors. Il regardait de son regard aigu comme un scalpel unbourgeois assis en face de lui. Il le disséquait,Monsieur ! Ils’était jeté sur cet homme pour absorber sa substance et l’analyser,avec une passion de succube avide. - C’était admirable ! J’en fusmédusé. Quel colosse !!! » Sur Lamartine, Vigny, Mérimée, Lamennais, Chateaubriand, Joseph deMaistre, quels portraits de maître largement brossés et prodigieusementvus, interprétés, signés de son pinceau, il sut m’offrir ce jour-làavec son impétuosité coutumière. Il y mêla même des portraits trèsvivants par le trait et la couleur de certains capitaines, celui du Ducd’Aumale, de Changarnier, du Maréchal Bugeaud, entre autres dont il mesouvienne. Comme je m’étonnais de le voir si curieux de figuresmilitaires : « J’ai toujours aimé les culottes de peau, Monsieur, et j’ai bienfailli les porter. Hélas ! J’en fus empêché par l’intransigeantevolonté de mon père. Si, au lieu d’aller faire mon Droit à Caen,j’étais allé faire le coup de sabre en Algérie, - ce qui eut été undroit plus net et plus romain que celui qu’on m’enseigna, - je seraismaintenant général, ou bien j’aurais été tué - deux choses qui, auchoix, m’auraient été fort agréables, je vous assure. » Je lui fis observer qu’il était en effet le parfait prototype duguerrier dans son essence même. « Je ne le nie pas, Monsieur ; la guerre à mes yeux, c’est la vie,malgré la mort qu’elle sème autour d’elle ; c’est la vie morale,infiniment plus importante que la vie physiologique. C’est elle quiempêche les peuples exténués de paix, de mollesse et d’abjectiondiplomatique, de périr gâteux en bêlant d’ennui et de veulerie. Ilarrive une heure où le bétail humain se porte de lui-même, presqued’instinct, vers les glorieux abattoirs. » Je lui exprimai mon irrésistible penchant pour le jeu passionnant de laconversation, surtout avec un partenaire ingénieux aussi suprêmementhabile qu’il l’était à relancer la balle. Il sourit. - « Cependant, luidis-je, de même qu’en escrime, sur la planche où l’on se fend à fondafin de se boutonner, d’un geste rapide comme l’éclair, et ainsi qu’auxéchecs, il me semble indispensable de n’être que deux,sauf quoi cen’est plus le dialogue médité, concentré, distingué, agréable àconduire et à faire rebondir à hauteur des partenaires. Cela devientalors le simple et odieux verbiage désordonné, anarchique et qui trèsvivement dégage la sottise à oreiller que veux-tu ! - C’est bien mon avis, jeune homme, riposta ce fier Sicambre. Dès qu’onest troisseulement, voyez-vous, pour tailler bavette, il y apublic, c’est-à-dire histrionisme,inconscient, je le concède, dansles échanges de pensées. Chacun veut plaire alors à ce troisième quiest l’écouteuret le jeu est désaxé. Mais si la causerie se développeentre un plus grand nombre, c’est la foire aux parolesqui déchaînela vanité de se mettre en relief à tout prix. Est-on huit ou dix,aussitôt lesoreilles poussent. » Il se tut un instant, puis reprit : « J’aime à citer cette opinion du Régent de France qui vécut en uneheure où la causerie était véritablement un art qui comptait nombre devirtuose et de dilettantes : « La seule chose qui vaille la peine de vivre, la sensation qui restefraîche comme l’aurore, quand tout est flétri de toutes les auroresauxquelles nous avons goûté, c’est la conversation d’un homme d’espritqui sait causer. » - A vous entendre, interrompis-je, je sens profondément que vous êtesle dernier maître du genre qui restiez dans la noble et haute traditiond’autrefois. J’estime même que vous lui conférez une sublimité qu’ellen’atteignit jamais. - Vous êtesorfèvre !... cher Monsieur, objecta-t-il, mais je consensà vous tenir pour un excellent appréciateur. Je vous dirai donc quej’écris comme je parle, naturellement, et que je parle infiniment mieuxque je n’écris. - De cela, j’en ai conscience. - Quand l’ange de feu dela conversation me prend aux cheveux, comme le prophète, ce qui estbeaucoup plus rare qu’autrefois, je joue assez bien de mon violon, quipour moi est la causerie, avec la maestria d’un Paganini. Il y alongtemps déjà, que je décline dans cet art, parce que la figurehumaine ne m’inspire plus : je la trouve bête, insignifiante, indignede me mettre en frais pour elle. « Autrefois, le premier sot venu qui m’écoutait, c’était assez ! - Aprésent, la vie m’a appris que ce qu’il y a de plus profond dansl’humanité c’est la Bêtise. Ce n’est même pas la scélératesse ; - non !Je dis bien, c’est la bêtise ! Et voilà comment le mépris s’oppose àl’inspiration. - Lorsque la statue de Memnon ne sentit plus à l’aube,sur sa lèvre de porphyre rouge, le regard flamboyant du soleil, elledevint muette. - Le beau symbole ! Naguère, lorsque j’avais pour conteurs Maurice de Guérin ou Trébutien,je leur parlais àtravers moi. J’avais coquetterie à faire un blancd’épée en causerie, à tout éblouir et à tout aveugler. -Je n’aijamais retrouvé, au même degré, l’enivrante sensation de bien dire. -Il me reste parfois cet agrément : l’étonnementet le silencede tout un salonen entendant cette chose étrange : une conversationlancée à bride abattue par-dessus toutes les petites convenances dumonde, et les sautant, les unes après les autres, comme les chevauxbrillants sautent sans rien heurter et sans rien briser. Mais, bien queje me sente népour la conversation, il devient bien rare que mesforces soient encore quadruplées par le désir de plaire. - Peut-être enrenouvelant cette entrevue, cher Monsieur, serai-je encore mis enappétit de vous séduire par mon violon oral et sans doute, alors,retrouverai-je mon tremplin. Mais, que sait-on ! Il y a tant derenoncements accumulés en moi ! » Je pris congé et rendez-vous pour de prochaines rencontres en son logisd’abord, puis chez moi, s’il y consentait. Je l’entends encore, après ces deux heures de tête-à-tête, me dire aveccette sorte d’exaltation rythmée et pondérée qui caractérisait sesmoindres propos si supérieurement ponctués : « Venez me voir, Monsieur, quand vous le pourrez et le voudrez. Vous metrouverez heureux de vous accueillir sur ma galère, mais ne venez pasle vendredi ; ce jour-là Monsieur, j’entre en conclave. Je ne fais pasun Pape, puisque, malheureusement, je ne suis pas Cardinal - ce quej’aurais tant aimé être -, mais je fais un article, puisque,malheureusement, je suis journaliste. Or, quand je fais un article, jesuis chambré comme un Cardinal pour l’élection d’un pape et vouspourriez me camper deux pistolets sous la gorge que je ne céderaispoint au plaisir de vous voir, fût-ce même pour grignoter au passage unpeu de votre conversation ». Je lui avais remis un exemplaire de l’Ensorcelée pourqu’il y mit unedédicace. En sortant j’y lus ces mots : « Un livre est parfois un pont d’âme à âme : heureux de vous avoirrencontré au bout du mien ! » Les Dédicacesde d’Aurévilly ; elles forment déjà un grand in-octavo.Elles sont toutes d’une originalité sans adjectif susceptible de lespouvoir qualifier. Mais, combien n’ont pas été recueillies qui sont nonmoins précieuses car chacune d’elles reste unique, sansréplique, etrépond à la personnalité même de celui qui en fut l’objet. Mes relations affectueusement amicales avec ce noble maître, seprolongèrent plus de dix ans, jusqu’à son heure dernière. Reproduireles innombrables conversations de ce grand chevaucheur d’idéeschevaleresques, m’apparaît, on le comprendra, après lecture de cesfragments, une oeuvre difficultueuse à tous points de vue. Pour un tel conversationniste, existe-t-il d’abord, un nombre suffisantd’écouteurs ? UNE FRATERNELLE ET DURABLE AMITIÉ TRÉBUTIEN ET D’AURÉVILLY D’APRÈS UN RÉCIT DE CELUI-CI. LA plus concordante, la plus dévotieuse, laplus spirituelle, et aussila plus secourable amitié littéraire qu’ait rencontrée sur sa route, J.Barbey d’Aurévilly, fut celle qui l’unit durant près de trente années àFrançois-Guillaume-Stanislas Trébutien, de Caen, son premier éditeur,et, avant tout, son véritable initiateur dans le domaine des lettres. -Trébutien fut une des dernières et des plus étranges physionomies debénédictin lettré, dans le sens laborieux et ascétique du mot, que laseconde partie du dernier siècle nous ait permis d’observer. Trébutien et Barbey d’Aurévilly se connurent à Caen aux environs de1830, alors que celui-ci, sortant du collège, faisait son droit, selonson expression, beaucoup plus volontiers à genoux au bas de la robe desfemmes qu’à l’Université. C’était alors, pour le peindre à sa manière,« un petit vampire aux yeux suceurs à vide qui n’a encore touché à rien» et qu’un médaillon de Finck, qu’il conserva toujours, représente,beau comme le jeune Byron et pâle comme le sombre Rolla. La longue liaison de Trébutien et de l’auteur de la Vieille Maîtresseme fut contée certain soir, au sortir du vieux Cirque desChamps-Élysées, à un de ces soupers au cabaret, dont il raffolait, mêmelorsqu’il devint octogénaire. J’entends encore dans mon souvenir la voix prenante du gentilhommevalognais, fièrement timbrée et qui s’accentuait d’une si divinemélancolie lorsque les échos du passé résonnaient en lui. Cet art de diction qui plus jamais ne m’apparaîtra désormais aussisupérieurement exprimé, cette façon de conter, spécialement propre à cegrand animateur de la causerie, s’est imprimée en ma mémoire sinettement que je pense pouvoir m’essayer à reproduire son monologue,dépouillé hélas de sa couleur vocale et de la mimique extraordinaire deses gestes. - C’était au dessert, à l’heure où il caressait sa Maîtresse rousse,comme il disait, en montant le petit verre de rhumréchauffé dans sa dextre. Il ne fumait jamais et parlait d’autant mieux. « J’étudiais mon droit à Caen, mon jeune ami. C’est là que mon père,craignant les excès d’une fougue intraitable m’avait envoyé, afind’éviter que je ne fisse des folies à Paris, ou bien que je devinsse unhomme politique, ce qui était l’impardonnable infamie à ses yeux ! « Mon droit ! Il s’agissait de préparer mon droit ! -Quelle ironiepour moi qui rêvais alors, mon cher, la vie à gauche, côté du coeur,l’existence passionnée, fringante, vibrante, même cahotée, pleine d’unbruit essentiellement militaire, un tumulte de charges endiablées et desonneries éclatantes, avec le faste attirant d’uniformes empourprés etd’aiguillettes d’or sautillantes dans le galop des purs-sang. « Je devrais être aujourd’hui, Monsieur, le Maréchal d’Aurévilly!Quand on sent en soi des torches allumées, il est triste de faire deséconomies de bouts de chandelles dans une cité provinciale. Jem’ennuyais donc ferme à Caen, en dépit d’une société des plusdistinguées que j’aurais pu y fréquenter. Je me sentais vraiment isolédevant moi-même et j’en étais réduit à chercher logiquement à meplonger dans une houle accaparante de lectures forcenées. « J’avisai non loin de la Place Royale ce qu’on nommait autrefoisun cabinetlittéraire et, tandis que je bouquinais, le libraire, têtedeSiméon-le-Stylite, oeil vif et profond, front remarquable, me parlaavec intérêt et savoir. Je fus frappé de l’accumulation intelligente,méthodique et ordonnée de son érudition. C’était un homme maigre, àl’allure pénitente, comme un Père du Désert, avec une jambe repliée, lepied en l’air… une jambe ankylosée, déconcertante, infernale… quim’oppressait rien qu’à la contempler. « Malgré la différence de nos apparentes conditions, nous conçûmes, dèsle début de cette rencontre cette ardente sympathie, cette réciproqueintellection que rien ne vint démentir pendant trente annéesconsécutives d’échanges d’idées entre nous. « Monarchiste et religieux, d’un catholicisme de fer, Trébutien avaitédité chez Dondey-Dupré à Caen, dès 1826, des Contes persans etdes Contesinédits des Mille et une Nuits. Il connaissait etpratiquaitdéjà les purs érudits philologues, les Francisque Michel, Leroux deLincy, Jubinal, Julien Travers, et autres archéologues de lettres. Ileut l’audace de fonder cette Revue de Caen, quin’eut qu’un seulnuméro et dans laquelle parut Léa, monpremier essaidans lanouvelle littéraire, que je signai alors simplement Jules Barbey. « Trébutien se fit l’éditeur, à petit nombre d’exemplaires (trente outrente-cinq), de ces ouvrages ou plaquettes que, vous autresbibliophiles, vous recherchez avec tant de soin et qui s’intituleraient: la Bagued’Annibal, Trente-six ans, oeuvre introuvable, DeuxRythmes oubliés : le Laocoon et les Yeux caméléons, etles Poésies,recueil de jeunesse que je lui dédiai. C’était unerestitution, car il savait éditer comme Benvenuto Cellini ciselait, etil taillait mes cailloux comme on taille les diamants faits pour uneCouronne. « J’étais déjà digne alors du surnom de Lord Anxious que jeme suisdécerné depuis, car sur la question des corrections typographiques, jeme sentais obsédé par les coquilles, tyranniquement angoissé parl’erratum. Mais Trébutien était là ; rien n’échappait à son oeilétonnant de typographe. Ce fut en causant avec cet érudit qui devint sirapidement un ami idolâtre et prodigieusement dévoué à tous mesintérêts littéraires, que je conçus l’idée d’une série de romans surles guerres de la Chouannerie. Ce fut lui qui obligeamment me fournitmille documents précieux relatifs à cette Histoire des Chouans dans leCotentin, sur laquelle je pensais fixer les rayons bleusde monimagination. Je ne persistai point cependant dans cette voie ; la vieest plus forte que nos projets dont Dieu se moque, car la Providencen’en tient aucun compte. Après la publication du Chevalier desTouches et celle de la Première Messe de l’abbé de laCroix-Jugan,titre un peu long qui devint plus tard l’Ensorcelée,j’arrêtai monépopée de la chouannerie que j’avais conçue sous le titre de l’Ouest. « Après un stage assez long à Caen, poursuivait Barbey d’Aurévilly, -(avec le geste familier qu’il aimait, élevant sa main si délicatementaristocratique, l’index replié à hauteur de ses lèvres, afin desoutenir et souligner sa parole) - après un temps trop considérable àmon gré dans cette capitale normande, je vins enfin à Paris, pour ygaspiller les quelques livres parisis, bien mesquines ressources que melaissait un vieil oncle à héritage. « C’est alors que j’écrivis régulièrement et fréquemment à Trébutien, -(qui, lorsque je ne fus plus là pour animer son esprit, s’ennuyaitmortellement dans sa solitude à Caen), cette formidable série delettres qui, réunies en copie de sa main, forment plus de trentevolumes in-quarto et dans lesquelles j’ai versé le meilleur de moi-mêmesur les hommes, sur ma vie intérieure et extérieure principalement etsur tous les événements de ce temps. « Cet incomparable Trébutien ne semblait vivre que par mes lettresqu’il recopiait pieusement, car cette correspondance était devenue lacommunion spirituelle de ce fanatique d’amitié. J’étais pour lui lesoleil, la lueur divine attendue qui arrivait brillante et chaude danscette lucarne de savant et je mettais mon amour-propre à ne pas manquerle courrier qui devait alimenter la ferveur de cet ardent camarade, dece véritable alterego de mes pensers les plus intimes. « Trébutien s’en fut à Londres par la suite pour des recherches. De là,il passa par Paris où il séjourna pendant quelque temps non loin de moi; puis il fut contraint de s’en retourner définitivement à Caen pour yretrouver les siens et y gagner sa vie. « Je vous ai dit notre rupture. Je dois maintenant vous expliquer notrebrouille, mon cher ami, - ajoutait lentement l’exquis causeur, dont jerends malaisément l’éblouissement de la phrase et de la fiction. -Cette explication nécessaire, ce fut la venue si imprévisible, dans lavie de ce pauvre érudit, d’une femme… La femme d’un professeur dedroit, une affreuse coquine, un monstre de bassesse et de perfidie, quemon malheureux frère d’âme eut le malheur d’aimer sans mesure jusqu’àl’adoration, à la folie. « Trébutien avec son infirmité terrible était doux, timide, modeste,craintif, presque hostile à tout contact humain. Il se montraitd’apparence sauvage, mais sous cette figure figée, froide, rébarbative,il dissimulait un brasier ardent, attisé par des désirs d’enfer.C’était un moine qui se jugeait d’une chasteté durable, mais un de cesmoines italiens comme sont ceux qui se font voir chez Bandello, Poggeet Firenzuola. Il dévorait en silence les ardeurs de sa virilité, maisil n’en était que plus brûlant, enflammé craquelé par la passion.Parfois, n’y tenant plus, il s’aventurait à la porte de quelque fille,pensant parvenir à s’éteindre, à se doucher, à cesser d’arder comme untison d’enfer, mais, aussitôt devant le seuil du paradis artificiel, ildemeurait penaud, craintif, hésitant ; il n’osait pas agiter lasonnette de l’accoucheuse. Il se sentait pris d’effarement ainsi qu’unpatient à la porte du dentiste. Il battait en retraite, le malheureux,emportant sa fournaise qui ardait plus que jamais et incendiaitférocement l’âme et les sens de cet inextinguible luxurieux. « Or le pauvre bibliothécaire municipal de Caen, - car il l’étaitdevenu, je dois vous le rappeler, - finit par se rapprocher de sabacchante et à vivre dans l’intimité de cette femme qui, indigne époused’un universitaire peut-être complaisant, avait une âme de bourreaud’inquisition. Elle vit ce pauvre être en ignition d’un oeil froid etpervers et ne lui consentit pas la moindre faveur. Cette coquetteaffola ce coq qui, de désespoir, avalait sa crête. Elle se plut àtisonner diaboliquement cette braise ardente, à la retourner, àexaspérer cruellement son embrasement, afin d’en voir jaillir desflammes intenses et, quand cet être humain fut rouge et transparentcomme un poêle de corps de garde, elle s’enfuit, effrayée de l’incendiequ’elle avait allumé, et, sans doute, fière de ce martyr qu’elle avaitsi effroyablement retourné sur un gril de Saint-Laurent. « Trébutien devint fou de douleur, fou à se détruire. Nous jurâmesensemble de chercher à le venger de tant d’impitoyable cruauté. « Ce fut dans ce but que j’écrivis les Bottines bleues.J’expulsaihors de moi ce Rythmeoublié, à la manière d’un volcan qui rend salave dans un vomissement tout grondant et plein de secousses, comme sij’avait été l’Etnapersonnifié. Je pensais à la grimace que ferait lemonstre lorsqu’on lui présenterait cette coupe de vitriol bleuâtre…Mais hélas ! Trébutien amoureux, qui était devenu un être affreusementpusillanime et faible, revit bien vite cette vaniteuse sans coeur. Denouveau ensorcelé par cette odieuse bougresse, il se refroiditrapidement à mon égard et j’en conçus une infinie détresse, mon cherami, me sentant incapable de lutter contre la perfidie de cette infâmecréature. « Peu après, à propos de la publication des Lettres d’Eugénie deGuérin, la guerre devait m’être déclarée injustement de sapart. Ilprétexta de mes relations avec Poulet-Malassis qu’il traitait d’éditeurpornographe alors que celui-ci s’offrait de publier les oeuvres deGuérin. Il se prit à me traiter indignement, me prodiguant mille termesblessants, m’accusant de m’encanailler, de me débaucher, de vivre dansun monde dissolu et ignoble. Que sais-je encore ! Tout lui étaitprétexte à me discréditer de façon inqualifiable. « Il était fou ! fou ! archi-fou, Monsieur, monté contre moi à un degréd’aveuglement indicible par cette abjecte et damnée péronelle. Il memontrait mieux que de la colère, presque de la haine. Lui qui avait étépour moi un ami tutélaire dont la bonté, la compréhension, l’obligeantdévouement passaient toute expression. Il était mon ennemi… Est-cecroyable ! « En dépit de mes tentatives conciliantes, il me renvoya, comme unemaîtresse bafouée, mes lettres et mes portraits sans même me répondre.Puis il s’efforça de me nuire gravement auprès de l’héritière des deuxGuérin, frère et soeur. « Cette héritière était une provinciale très bornée, sort de vieilledévote à chaufferette, assez faible d’esprit et influençable commegirouette à tous les vents de passage. « Elle donna carte blanche à Trébutien pour s’occuper de la publicationque nous avions préparée en commun. C’est ainsi que Sainte-Beuve futchargé, en mon lieu et place, d’en écrire la notice, et que le livrefut publié chez Didier, sans que j’y prisse la moindre part, aprèsl’avoir prôné, élevé, et être parvenu à obtenir et à classer tous lesdocuments les plus précieux. « J’avais mûri cette publication, ainsi qu’il m’était habituel demûrir, dans une lente incubation, mes propres oeuvres personnelles. Jesouffris cruellement, vous le pensez, de tels procédés ; j’en souffreencore après plus de vingt années, mais de tout ce qui fut tenté rienne parvint à nous réunir de nouveau. Trébutien et moi dans cette douceaffection d’autrefois. « Le proverbe arabe est profond qui dit : « Quand la corde est cassée,il ne sert point de la raccommoder, le noeud restetoujours sensibleau toucher. » « Longtemps après - singulier contraste des hommes et de la vie - JulesVallès, qui avait fait une incursion jusqu’à Caen, essaya de nousréunir et de nous réconcilier ; il me dit que Trébutien pleurait sansfin sur notre rupture, qu’il se frappait la poitrine, s’en attribuaittous les torts et me suppliait de revenir à lui. A mon tour, je fusinflexible. Sa folie aurait assurément recommencé sans tarder. Jamaisje ne le revis !... Il mourut en 1870, l’année de la guerre, d’unegoutte remontée au coeur, en écoutant un sermon dans une église deCaen.» Ainsi me fut contée rapidement l’histoire de ce long commerce de pureamitié intellectuelle avec Trébutien, par le cher vieux d’Aurévilly,qui avait les larmes aux yeux, en évoquant le souvenir de cette liaisonadmirable par sa sincérité, sa profondeur, sa durée et qui domina pourainsi dire toute la vie morale, je dirai même sentimentale, de Barbeyd’Aurévilly. Je n’ai fait qu’en atténuer les détails et en concentrerle débit. Ce fut alors que ce maître gentilhomme normand eut pendant cettepériode de son existence de grands déboires, de profondes tristesses,d’amères désillusions et de pressants besoins d’argent. Il sutsupporter ces nids d’épines avec la plus haute dignité et la pluscourageuse sérénité. « J’ai parfois songé, en ces heures pitoyables, m’avoua-t-il, tant madébâcle morale s’accentuait, à me brûler la cervelle. Mais, ajoutait-ild’une voix plus éteinte, ce n’est pas l’idée de Dieu qui m’en détourna,ce fut la foique j’avais en moi, et si j’ai repris conscience de mafierté, c’est que j’eus la devination qu’en me faisant sauter lacervelle, jedétruirais un cerveau pensant. Avais-je le droit de cetanéantissement ? » * * * Les lettres de d’Aurévilly à Trébutien ont été publiées en deuxvolumes. Elles ont un éclat d’improvisation, une saveur d’érudition,une allure débridée vraiment géniale dont on ne saurait fournir unesuffisante et caractéristique image expressive. Il faut lire les deux in-octavo qui les contiennent pour concevoir unejuste mesure de ce rude homme et prendre conscience de sa vieintellectuelle à travers l’éclairage des événements, qui, comme desambiances sombres ou éclatantes, agissent tout à l’opposé sur unepersonnalité essentiellement soumise aux chocs des idées et auxcontingences de la pensée. Ce qui se dégage de cette lecture c’est qued’Aurévilly est, à n’en pas douter, le plus remarquable grandépistolier du XIXe siècle. On comprend que, lorsqu’il relut, vers 1856, le recueil de tous sesenvois à Trébutien, il ait pu s’écrier dans un juste accès d’orgueil :« Appuyélà-dessus, je puis désormais attendre les sourires de lagloire tardive. » Il aimait à dire à propos de ces 427 lettres, écrites de 1833 environ à1856, que c’était laplus belle plume tombée de son aile, et ilajoutait : « Le meilleur de moi est dans ces lettres où je parle mavraie langue, en me contrefichant de tous les publics. » Barbey, à la date de Novembre 1852, écrivait à son très cher Trébutien : « Ma gloire (si je deviens célèbre) et mon bonheur (si je reste obscur)ne sera pas d’avoir écrit de telle ou telle manière, mais d’avoir euun ami comme vous. La place que je tiens dans votre vie,moi seul laconnais, et cela vaut la peine de vivre. La Fortune, cruelle àl’endroit de mes ambitions, m’a vengé par le bonheur des sentiments.J’ai eu un écrin d’amis - (je ne parle pas de l’écrin des maîtresses) -mais vous êtes le Régent de mon écrin. Tout ce qui a un coeur mel’envierait. » AINSIM’APPARUT ET PARLA, JULES BARBEYD’AURÉVILLY, CHEVALIER DE L’IDÉEET CONNETTABLE DES LETTRES ! |