Aller au contenu principal
Corps
BRÖNDAL, Viggo (1887-1942) :  Le normand et la langue desVikings(1930).
Numérisation du texte : O.Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.X.2008)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1538) de Normannia, Revuebibliographique et critique d’histoire de Normandie, 3èmeannée - n°3, à Caen : chez Jouan & Bigot, décembre 1930, pp.747-753.

Lenormand et la langue des Vikings
par
Viggo Bröndal

~*~ 

Il y a toujours eu, comme il y a encore en Normandie des forces localesou intérieures et des forces extérieures ou maritimes ; dans le conflitde ces influences se résume la destinée historique du pays. Lesinfluences extérieures - puissantes et prolongées - constituent dansson histoire un fait normal. Car le littoral normand regarde le Nord.Pour les navigateurs des pays septentrionaux, de tout temps attirés parla richesse et la douceur du Midi, il devient donc forcément unobstacle, et bientôt un but. De la Bresle au Couesnon se sont établisdes Germains et, surtout à partir du IXe siècle, des Scandinaves.

Cependant, en arrière, réagissait la force des influences intérieures.Toute la vieille et riche civilisation gauloise, gallo-romaine et déjàfrançaise subsistait là, fondée sur la terre. De l'interaction de cesforces naîtra la Normandie.

Evidemment, le premier contact entre ces tribus du Nord et la terre deFrance fut plutôt rude. Et, sans doute, pour les chroniqueurscarolingiens - gens d'Eglise à culture latine ces Normands n'étaientque des barbares, -des destructeurs, des pillards, des pirates. Mais,ne voir que cela dans les Vikings, ce serait ne voir qu'une partie dela réalité historique. Nos ancêtres du Nord, avaient déjà développéchez eux une industrie du fer ; ils avaient subi indirectement mainteinfluence romaine, et, sur le terrain maritime et politique, ilsexerçaient en Angleterre et en Russie, aussi bien qu'en Normandie, uneaction réelle.

En Normandie, de pirates ils devinrent conquérants ; ils y organisèrentun véritable état, être nouveau qui s'est greffé à la Gaule du Nord,formation originale et vigoureuse qui a contribué à la formation mêmede la France.
  
Colonie maritime, la Normandie - de plus en plus française - colonise àson tour, et, à un moment, les ducs de Normandie ont été roisd'Angleterre, comtes d'Anjou et de Poitou, ducs de Guyenne ; leurempire s'étendait alors depuis le Pays Basque jusqu'aux Orcades. Et legénie de la Normandie put rayonner au dehors, de sorte que les Normandsont été parmi les propagateurs les plus éminents de la languefrançaise. Ils l'ont portée surtout en Angleterre, et ce fait a étéfécond en conséquences, même pour nos ancêtres du Nord scandinave.
  
Les Normands, établis en Normandie en riches et puissants seigneurs,ont reçu la visite de leurs frères scandinaves. Le roi norvégien Olaf,canonisé plus tard par l'Eglise, a été baptisé à Rouen, aussi bien quele danois Harald, dit à la Dent Bleue - le Harald qui christianisa toutle Danemark. De tels chefs chrétiens ont nécessairement été influencéspar la civilisation carolingienne ; ils ont dû tourner le regard deleurs frères et sujets vers tout ce qu'il y avait à apprendre en pays «welche » ou franc. Des influences sociales et politiques ont étéconstatées ; des influences artistiques et surtout architecturales ontété indiquées par l'éminent archéologue qu'est M. Hakon Shetelig.

Malheureusement, pour étudier les influences linguistiques que lesNormands de Normandie et d'Angleterre ont pu exercer sur les Normandsde Scandinavie, nous sommes réduits à des sources absolumentinsuffisantes. Les inscriptions en caractères runiques ne sont que decourtes formules et les Sagas islandaises sont de date trop récente. Cen'est donc, que par des moyens indirects qu'on peut essayer d'arriver àdes résultats plus ou moins probables.
  
Or, il existe dans les plus anciens textes scandinaves (ceux du XIIIesiècle) un certain nombre de mots qui doivent remonter à l'époque desVikings (Xe-XIIe siècles) et qui ne s'expliquent que par le françaiset, souvent, exclusivement par l'ancienne forme du dialecte normand. Ily en a qui ont vite disparu, - purs mots de mode ; il y en a qui sontrestés jusqu'à nos jours, fortement enracinés dans la langue nationale.Parmi ces mots, beaucoup ont pénétré, non seulement dans toutes noslangues du Nord (danois et suédois, norvégien et islandais), mais enanglais, en flamand ou frison, même en irlandais, - et il faut avouerfranchement que, dans beaucoup de cas, nos emprunts aux Normandspeuvent être venus par l'intermédiaire de l'une ou de l'autre de ceslangues septentrionales, et, pour l'époque très ancienne surtout, parle frison ou l'anglais. Dans quelques rares cas, l'emprunt est spécialau nordique - témoignage précieux d'une action directe et exclusive dela civilisation normande sur les Vikings.

Guerriers experts, les Vikings avaient naturellement leurs armes etarmures à noms indigènes. Vers la fin de leur âge, ils ne méprisaientpas d'employer les boucliers occidentaux (on trouve buklari ennorrois dès le IIIe siècle), ou une espèce d'épée-poignard qui avaitpris le nom de bâtarde(isl. bastarôr).Les skaldes parlent souvent de certaines lances sous le nom de peita,c'est-à-dire de Poitou, puisque Peitaborg,c'est Poitiers. Et le mot kesja,« javelot de chasse », (resté en usage pendant plusieurs siècles), nesemble explicable que par l'anglais ketche (cf. keitch, « tennis», ketcher,« raquette »), qui est à son tour le normand cache et le fr. chasse. Notre Harnisk (isl. harneskia), «harnais », est évidemment harnais(cf. harnacher),et, quelle qu'en soit l'origine, c'est bien certainement de Francequ'il est venu au Nord, et non pas inversement, comme le supposait LeHéricher.
  
Grands navigateurs, les Vikings ont possédé - cela va sans dire - touteune ancienne terminologie navale, étudiée, d'ailleurs, de façonmagistrale par le regretté Hjalmar Falk. C’est justement dans cedomaine qu'on trouve les traces les plus indubitables de leur influenceen Normandie ; M. de La Roncière, historien de la marine française, ena parlé avec compétence. Il ne faut pourtant pas croire qu'uneinfluence inverse soit absolument exclue. Le mot barki « barque »,très connu chez nous, ne s'explique que par le normand. La désignation butsecarlas,appliquée dès avant la conquête d'Angleterre aux Vikings du Yorkshire,est, de toute évidence, la combinaison d'un mot nordique (carl : ang. churl) avec un motnormand : buce,« espèce de bateau », connu dès le XIe siècle en Normandie et sûrementd'origine romane.

Grands navigateurs, les Vikings ne l'étaient pas seulement pour sejeter dans des aventures guerrières. Le commerce paisible les tentaitaussi et, dans un tombeau de l'époque, aux Iles Orcades, on a trouvé,avec l'épée du Viking défunt, sa balance romaine. Des appellations demarchandises et de récipients commerciaux ont ainsi pu passer des portsde France et surtout de Rouen, jusque dans nos pays. Parmi les mots guis'y réfèrent, je mentionnerai klaret,« vin épicé » (cf. angl. claret)et piment- mots essentiellement médiévaux - et parmi ceux qui restent, flur, « fleur defarine » (forme bien normande : flurfleur) et sirop.Puisque nous touchons là à l'alimentation, n'oublions pas que coppa « la soupe »et vieux dan. pastae« paté », témoignent déjà de la supériorité de la cuisine française.Les étoffes ont toujours beaucoup voyagé : fluet, « velours», et skarlat,« écarlate », ainsi que kameletet kanifassont des mots français, connus de nos marchands d'il y a sept ou huitsiècles. D'une importance encore plus grande sont, d'ailleurs, deuxmots qui signifient sacou pocheet dont la forme porte la trace d'une origine spécialement normande :je veux dire taska(fr. tâche)et poki(fr. poche).Tandis que le premier de ces mots est toujours très employé (dan. Taske, all. Tasche), il estassez curieux que le danois du XIIIe siècle ait remplacé l'autre par posae - formequ'on a sans doute regardée comme plus correctement française.

A la cour des Ducs de Rouen et ailleurs, en Angleterre aussi bien qu'enNormandie, les rudes Scandinaves ont fréquenté des Normands, et ils'est déployé une camaraderie, une vie de société non sans charme nisans profit pour eux. Ils semblent avoir joué beaucoup aux échecs etaux dès ; car ils ont appris des Normands la terminologie de ces jeux (skakmatterningrdubl ; assdauss). Ils ontpoli leurs moeurs ; car on trouve - dans certains cercles restreints -des mots tels que pardunet gramerzdan et amia. Il est vraique ces derniers sont absolument éphémères, fruits d'un contactpassager et superficiel (pensez surtout à la cour de Norvège en 1200).Mais, d'autres termes abstraits - des verbes et des adjectifs toujoursplus difficilement assimilables que des substantifs - nous montrentclairement la très réelle intimité qui s'était développée alors entrenos pères, apprentis en civilisation, et les Normands qui en étaientdéjà des maîtres. Des substantifs abstraits tels que partr, « partie »,et pris -bien connus dès le vieux norrois - et l'adjectif kvittr, «quitte  » - nouvelle formation française de l'époque - sontplutôt des termes commerciaux et juridiques ; fors qu'emploientsouvent les anciens textes pour dire « violence », est déjà plussignificatif, (comp. hat,venu de France un peu plus tard). Des adjectifs comme fol, « méchant,fou » - venu probablement par l'Angleterre et par l'éloquenceecclésiastique - et ribbaldi,« ribaud » - mot très répandu en Occident au moyen âge - nous montrentles côtés sombres de la vie morale. Kurteiss et finir, d'autrepart, témoignent de la vie raffinée qui, déjà au XIIe siècle, nepouvait s'apprendre qu'en France. L'adjectif pruôr, « preux »,- passé en _Angleterre, comme l'a montré Fr. Kluge, dès avant laconquête et resté là dans le sens de « fier » : proud - cetadjectif a fait chez nous une belle fortune : Pryd veut direornement, prydeorner. Le mot compain,« compagnon, copain », a pénétré profondément et de bonne heure dansnos langues ; le dialecte jutlandais garde encore Kompen, etjusqu'en finnois on trouve kumppani.J'insisterai enfin sur un mot qui - plus qu'aucun autre - résume toutecette influence intime, c'est l'adjectif kæer, « cher ». Remarquezd'abord la forme qui est, sans aucun doute, normande (fr. cher ; cf. kiencat, « chien », «chat ») ; ensuite le sens : kær est pour nous l'adjectif qui exprimel'amour, la charité ; il n'indique pas, comme par exemple l'allemand teuer, la chertéde la vie. Nous en avons fait un mot intime. Et - ce qui est tout àfait curieux - ce mot, dont nous avons formé kærleik, « amour», et qui s'emploie encore du Slesvig jusqu'au Cap Nord, ce mot n'apassé ni en allemand, ni en anglais. Rien ne montre d'une façon plussaisissante les liens non seulement de parenté, mais d'amitié, qui, àtravers la mer du Nord, liaient nos ancêtres.

Ces mots que je viens d'étudier bien brièvement, sont sans douted'importance très inégale. Il y en a qui n'appartiennent qu'à l'époquedes croisades et de la chevalerie naissante - mouvement qui nous estarrivé surtout par les Flandres - ; il y en a qui - tout en étantcertainement d'origine française - circulaient déjà comme des termespresque européens. Mais, il y en a qui témoignent d'une manièreprécieuse de l'intimité toute particulière entre Normands de Normandieet Normands de Scandinavie. Malgré ces différences de date etd'importance, tous ces emprunts nous montrent que les Vikings, d'abordpirates, puis conquérants et organisateurs, possédaient déjà - ousurent acquérir - une culture assez avancée pour être capables decomprendre, d'apprécier, d'assimiler ce qu'il y avait de supérieur eten même temps de séduisant chez cette population neustrienne dont ilsfurent les maîtres, tout en en subissant complètement l'influencecivilisatrice.       

Viggo BRÖNDAL,Professeur à l'Université de Copenhague.