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ACHARD,Amédée (1814-1875) : Lepropriétare (1842).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (01.IV.2010)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le propriétaire
par
Amédée Achard

~ * ~



INCLINEZ-VOUS devant les douze lettres de ce mot-là ;toutes lespuissances se résument en elles ; en elles sont le commencement et lafin, l’alpha et l’oméga de ce qui est. Qui n’est pas propriétaire veutle devenir, qui l’est veut l’être toujours. Le monde pivote autour dece substantif ; c’est l’arche sainte des royaumes constitutionnels, lefétiche de l’univers, la clef de voûte de la société ; tout passe, lepropriétaire seul ne passe pas ; les empires croulent, mais lespropriétaires restent. Ils sont plus forts que le temps et que lesrévolutions, deux choses qui usent les trônes et le granit.

L’arbre généalogique du propriétaire a ses racines dans le jardind’Éden. C’est un substantif antédiluvien ; il surnage au-dessus destemps bibliques, et l’histoire n’était pas encore que le propriétaireétait déjà. Il est contemporain du monde. Le premier homme, Adam, notrepère, était propriétaire, et la meilleure preuve qu’on en puissedonner, c’est qu’ayant manqué au contrat synallagmatique qui le liaitau jardin céleste, Dieu l’expropria.

Depuis le premier congé qu’un archange signifia au premier homme,jusqu’aux congés que les huissiers parisiens signifient quotidiennementaux locataires récalcitrants, le propriétaire n’a pas changé. C’esttoujours et sans cesse un individu de qui la qualité commande lerespect. Afin que nul ne l’oublie, il le professe lui-même à sonendroit. C’est de lui que Danton aurait dû dire qu’il marche comme unsaint sacrement. Rien qu’à le voir passer, on comprend que lepropriétaire a pris son importance sociale au sérieux ; il se soignecomme une vieille dévote. Si ses vêtements ne sont pas du drap le plusbeau, ils sont au moins du plus fort, ses étoffes ne sont peut-être pastrès-brillantes, mais elles sont toujours les plus chaudes. Il est dansses habits comme un saint dans sa châsse, hermétiquement enveloppé. Ens’attaquant à sa personne sacro-sainte, les vents coulis s’attaquent àla société ; s’il tousse, elle est menacée d’une fluxion de poitrine,et le propriétaire tremble pour celle dont il est le plus augustereprésentant.

S’il n’avait appris la modestie avec le peu de latin qu’il s’estempressé d’oublier au sortir des classes, volontiers le propriétairedirait comme Louis XIV : « L’État, c’est moi. »

Il y a, au temps où nous sommes, à peu près dix millions de Louis XIVen France. La France est le pays qui en possède le plus ; mais tous cesLouis XIV ne sont pas de grands seigneurs ; il y en a beaucoup à quileur titre de propriétaires ne donne absolument que le droit de maldîner après n’avoir pas déjeuné. Si ceux-ci n’avaient pour vivre queleur qualité seulement, ils courraient fort le risque de mourir de faim; mais grâce à l’industrie, ils trouvent le moyen d’échapper à cettedure extrémité. Il y a des propriétaires savetiers, chiffonniers,balayeurs ; il y en a d’autres qui sont marchands de coco, vendeurs decontre-marques, conducteurs d’omnibus, gabelous, que sais-je encore ?Gardons-nous de parler de ces propriétaires-là, ils usurpent un titrequi ne leur appartient que parce que le dictionnaire de l’Académie esttrop pauvre pour leur octroyer un substantif plus convenable ; etpassons au propriétaire que la tradition nous représente couvert d’unhabit marron, à ce propriétaire aisé, rentier, fortuné électeur,éligible et décoré, que le vaudeville a fait passer à l’état d’oncle.

Ceux-là seuls sont les petits saints de ce paradis où il y a tantd’appelés et si peu d’élus ; les autres ne sont rien que des intrus.

Ainsi que Paris résume la France, le propriétaire parisien résume lespropriétaires français. Pour les bien connaître tous, il n’est doncpoint nécessaire de passer les barrières et d’aller voir comment lesfoins se fauchent en Normandie, et de quelle façon les raisins sefoulent en Bourgogne. Nous l’avons dit, les propriétaires sont un :c’est l’hydre à mille queues de la fable ; ils sont dix millions decorps qu’anime une seule pensée. Cette pensée a pris un nom dans lascience dont Gall fut le Messie, après que Spurzhein en eut été leprécurseur. Cherchez bien sur un crâne phrénologique, et vous letrouverez écrit sur une protubérance latérale. Ce mot estl’acquisivité.

Hélas ! et pour le dire en passant, cette protubérance, ou, si mieuxvous l’aimez, cette faculté qui fait mettre à la caisse d’épargnes leséconomies qui doivent un jour payer une métairie, n’est-ce pas celleaussi qui conduit la main des voleurs dans la poche des passants ?Quelle médaille n’a pas son revers !

Pour peu qu’on soit doué de ce sens physiologique qui fait discerner laprofession sous les traits du visage et deviner le caractère sousl’enveloppe des paroles, on reconnaître bien vite un propriétaire à lamanière dont il marche et dont il cause. C’est un personnage qui nefait rien comme tout le monde. Il y a dans sa tournure quelque chosequi trahit la puissance de l’homme sûr du lendemain ; comme la mer,s’il s’émeut, c’est à la surface ; au fond il est toujours calme. Ilsait que, quels que soient les événements et le hasard descirconstances, sa terre ou sa maison lui resteront toujours ; sil’incendie ou la ruine passent sur ses propriétés, il y a, de par lesdouze arrondissements de Paris, assez de compagnies d’assurances pourrépondre du sinistre, et si tout périssait, les compagnies elles-mêmes,le sol du moins n’est-il pas impérissable ? Cette pensée, dontpeut-être le propriétaire ne se rend pas compte, le soutient danstoutes les épreuves qu’il plaît à la Providence et aux locataires delui ménager. Il plie, mais ne rompt pas. Que la guerre menace dechasser le rameau d’olivier que depuis tant d’années la paix promèned’un bout du monde à l’autre, que lui importe ? Au demeurant, nefaudra-t-il pas toujours que l’humanité mange le blé de ses campagneset dorme sous le toit de ses maisons ?

Regardez le propriétaire, tandis qu’il se promène sur les boulevards,prudemment enveloppé d’un paletot en drap pilote. Il contemple toutechose d’un oeil serein comme le juste d’Horace. S’il fait beau, lesrayons du soleil dorent ses moissons et parfument ses vendanges ; s’ilpleut, l’eau du ciel rafraîchit ses prairies. Le visage du propriétaires’épanouit comme une pivoine.

Mais que le soleil trop chaud le force à chercher un abri le long dutrottoir que sillonne une traînée d’ombre, que la pluie redouble etchange les ruisseaux en torrents, le propriétaire pâlit. Une funèbrepensée empoisonne ses joies ; l’épée de Damoclès se joue au-dessus deses rêves, et voilà l’homme ferme du poëte qui a peur. Les rayons quidoraient les épis ne pourraient-ils pas les brûler ? l’eau quirafraîchissait les prairies ne s’aviserait-elle pas de les inonder ? etsi la récolte allait périr, le fermage serait-il bien payé ? Etqu’est-ce que le fermage, sinon tout ; la robe de velours de la femme,la maîtresse de chant de la fille, la rétribution universitaire dufils, le bal de l’hiver prochain, le grand dîner du dimanche, tout lebonheur de l’année ? Le rayon d’or qui met une étincelle à chaque brind’herbe, c’est une flèche aiguë dans le coeur du propriétaire ; cenuagequi fuit à l’horizon, c’est un voile noir sur sa tête. L’homme heureuxa disparu ; ce n’est plus qu’un mortel infortuné qui déplore sacondition et se prend en pitié lui-même. Sa femme n’aura certainementpas le cachemire qu’elle lui a demandé, et il parle de réformer un platde son ordinaire.

Mais qu’un courtier d’immeubles vienne le lendemain lui proposer lavente de ses terres, le propriétaire l’éconduira sans rien entendre.

En somme, ne croyez pas que ces bons propriétaires soient fort àplaindre ; leurs craintes quotidiennes sont une partie de leurs revenus; on les compte dans l’actif des émotions ; s’ils se désespéraientmoins, ils seraient moins heureux.

Cependant, disons-le, les propriétaires de bois et de prés, de terreslabourables et de vignes ne présentent pas un type aussi curieux niaussi complet que les propriétaires citadins, les seuls qui soientvraiment les propriétaires pur sang, si l’Académie veut nous permettreune expression empruntée au vocabulaire du sport. Les autres, eneffet, tiennent par trop de côtés au commerçant ; comme lui, plus quelui presque, ils s’occupent du prix des denrées et du cours desmarchés. Aujourd’hui que l’agriculture est une science, le propriétaireest un industriel.

Le propriétaire parisien n’a point à se préoccuper de tout cela ; illui importe peu qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige ; il neredouterait pas la grêle s’il n’avait des vitres, et les oragesl’inquiéteraient médiocrement si ses maisons, ses chères maisons,n’avaient des tuyaux de cheminées. Ce propriétaire-là semble n’êtrevenu au monde que pour percevoir les termes échus ; quatre fois par an,à des époques trop bien connues pour qu’il soit besoin de les rappeler,il appose sa signature au bas de petits chiffons de papier, et va voirau soleil si les asperges poussent. Son Dieu, sa foi, sa loi, c’est leterme ; hors du terme point de salut ; qui le paye est honnête, qui ledoit est fripon. Le propriétaire n’a pas d’autre évangile.

Que de fois le locataire, en le voyant frais, calme, reposé, tenantdans sa main les fatales quittances tandis qu’une confortable robe dechambre balaye le tapis sur ses talons, ne l’a-t-il voué au diable,lui, ses quittances et sa robe de chambre !

Mais vous ne savez donc pas, ô locataires mes confrères, que vous êtessa grêle, sa pluie, sa neige, sa tempête, à ce pauvre propriétaire ? Sisa personne est à l’abri des intempéries de l’air, sa bourse ne peut segarer des crises qui troublent l’harmonie de vos revenus ! Lorsque lepropriétaire campagnard énumère les calamités qui rongent sonpatrimoine, comme les inondations, les chenilles, la sécheresse, lessauterelles, et qu’en manière de péroraison il murmure à la queue deson homélie : « Je donnerais toutes mes terres pour une bonne maison, »le propriétaire citadin sourit, croise les bras, hoche la tête etrépond victorieusement à cette série de désastres par un mot seul : Lelocataire ! Dans sa bouche ce mot prend des proportions gigantesques ;il résume toutes les infortunes ; ainsi que la boîte de Pandore tenaittous les maux, il renferme dans ces quatre syllabes le germe de tousles ennuis : dégâts, refus de payement, citations, saisies, procès. Etcependant, s’il n’y avait pas de locataires, que deviendraient lespropriétaires ? La conscience qu’ils ont de l’absolue nécessité de cemal leur permet seule d’en supporter l’amertume. Et d’ailleursl’expérience n’apprend-elle pas au philosophe à tirer un peu de bien detoutes choses ? Ils se soumettent donc et acceptent le locataire enraison du loyer.

Si les propriétaires parisiens ont des analogies qui donnent à leursphysionomies un air de parenté, il ne faut pas croire cependant qu’ilssoient tous d’un caractère semblable et sans individualité aucune. Bienque tous reliés les uns aux autres par les invisibles liens de laprotubérance dont nous parlions tantôt, ils ont chacun en quelque sortedes habitudes et une spécialité ; si le fond ne change guère, ils sontvariables dans la forme ; néanmoins nous vous engageons à ne pas tropgratter cette mince surface, déposée comme un sédiment par le flot descirconstances, sinon les teintes s’en effaceraient bien vite, et vousretrouveriez le propriétaire à cheval sur le terme. Sous quelque habitqu’il se cache c’est toujours le même moine.

Dans une ville où le terrain mouvant de la fortune a tant d’agitationet de caprices, il était impossible que quelques spéculateurs nefissent pas marchandise de la propriété. Ils bâtissent des maisonscomme d’autres fabriquent des pièces de toile pour les vendre. Ils s’endébarrassent aussitôt qu’elles ont arboré sur leur faîte le drapeausymbolique qui donne à la maison droit de bourgeoisie dans la cité. Cespropriétaires-là ne payent jamais de contributions ; ils ont bien gardede conserver leurs filles de pierre jusqu’au jour où le fisc avideréclame l’impôt des portes et fenêtres. Ils possèdent cinq ou sixhôtels et demeurent chez autrui. Paris leur doit déjà deux ou troisdouzaines de rues dont les embryons se dessinaient à peine il y a dixans, mais tout en travaillant à l’agrandissement de la ville, ilstravaillent aussi à l’agrandissement de leur fortune, et toutes deuxprogressent ensemble. Dans leurs heureuses mains le plâtre se fait or.Mais cependant quels que soient les succès qui marquent leur carrière,nous n’avons aucune sympathie pour ces propriétaires. Ils ont, mais ilsne possèdent pas.

Parmi les hardis argonautes, lancés à l’aventure sur l’océan desconstructions, il en est qui s’arrêtent après avoir bâti un lambeau deplace, un tronçon de rue ; de spéculateurs ils passent propriétaires,ils sentent leur coeur s’émouvoir à la vue de tous ces étages qui leurdoivent le jour, et c’est alors qu’ils se séparent de leurs confrères,pères dénaturés qui vendent leurs enfants. Les douceurs et les ennuisde la paternité commencent aussitôt ; la maison est achevée ; le foyern’attend que la flamme ; la fenêtre aspire au rideau. Mais alors laquestion du locataire se présente dans toute sa majestueuse obscurité.Il s’agit de sécher les plâtres, pour nous servir de l’expressionconsacrée, et ce n’est point là une mince affaire. Le rentier retiré ducommerce, le fonctionnaire, l’avocat, ne veulent pas s’en charger. Quefaire alors ? Prendre soudain un parti décisif : appeler à soi quelquesescadrons flottants de cette vagabonde population qui a fait de la rueNotre-Dame de Lorette son quartier général, et leur abandonner lesmaisons toutes fraîches écloses sous la truelle du Limousin. Avant sixmois, elles auront perdu leur robe d’innocence et d’humidité, et lamain qui les a ouvertes alors pourra les refermer. Il y a toujours parla ville assez de ces insouciantes alouettes parisiennes prêtes àsuspendre leur nid de l’entre-sol à la mansarde, pour que lespropriétaires craignent d’en manquer jamais. Elles s’abattent parvolées au premier signal et prennent sans crainte possession de lamaison virginale. Au temps critique du terme, alors que les murs nesuintent plus, elles repartent, la chanson aux lèvres, sans courbatureet sans névrose, car à celles qui n’ont que la santé pour fortune, Dieuménage l’indisposition. Voilà comment s’est peuplée tout d’abord unebonne partie du quartier de la Madeleine, la plus aristocratique moitiéde la Chaussée-d’Antin. Les vagabondes, et surtout insouciantesLorettes, ne sont-elles pas les hulans de la civilisation : ellesmarchent gaiement à l’avant-garde de Paris, et soyez sûrs que le jouroù la grande ville crèvera les langes qui l’enserrent, elles seront lespremières à franchir le mur d’octroi.

Il y a entre le propriétaire et le locataire, ces deux pôles de lapopulation, un lien qui leur sert de conducteur et les met encommunication. Ce lien, le plus souvent coiffé d’un bonnet crasseux etchaussé de savates rapetassées, est le portier. C’est lui qui perçoitles loyers et transmet les protocoles qui vont du propriétaire aulocataire et retournent du locataire au propriétaire. C’est un chargéd’affaires qui sait tous les secrets de ce petit état qu’on appelle unhôtel et qui, à ce titre, est le plus souvent inamovible ; mais tout aété dit sur le portier, et nous n’en parlerons pas davantage.

Quelques propriétaires, héritiers des traditions du grand siècle et nevoulant point se commettre avec leurs commensaux, se donnent le luxed’un intendant. Il y a bien aussi une pensée politico-économique dansl’adjonction de ce fonctionnaire intime dont l’espèce vas’amoindrissant. Pour si développée que soit la protubérance del’acquisivité, on n’en est pas moins homme ;   quoiqu’on soitpropriétaire, il y a toujours dans le coeur une corde sensible quivibreparfois ; or, les vibrations de cette corde se résolvent ensoustractions ; ce n’est point là le compte du propriétaire qui aimeles revenus inaltérables. Cependant, comme il ne peut se défendre despleurs de la veuve et des prières de l’orphelin qui rognent le budgetannuel, il met entre sa sensibilité de propriétaire et les souffrancesdu locataire un bouclier vivant et imperméable qu’il revêt de toute sonautorité. Ce bouclier, c’est l’intendant ; les larmes n’ont aucuneprise sur son habit noir. Inflexible comme la loi, il fait sommation depayement au moindre retard, et ne tarde pas à appeler l’huissier à sonaide pour procéder à la saisie et faire déménager l’ameublement enplace du Châtelet. Quand un locataire, plus adroit ou plus tenace,arrive jusqu’au cabinet du propriétaire, celui-ci se retranche derrièreson incompétence, et, prétextant de son ignorance en matière d’argent,il éconduit le solliciteur qu’il renvoie à son intendant. «Arrangez-vous avec lui, dit-il, c’est son affaire ; je ne demande pasmieux qu’il puisse vous accorder un délai. »

Le locataire part ; mais l’intendant a des ordres souverains. La charteque le propriétaire lui a concédée ne se compose que d’un articleunique : « Les loyers seront payés en totalité et sans retard, auxtermes échus. »

Les propriétaires ont aussi leurs excentricités.

Il en est qui ne veulent admettre sous leurs toits aucune espèce dechiens, si petits qu’ils soient. Les King’sCharles, cesaristocratiques animaux qui se peuvent cacher dans un manchon, netrouvent même pas grâce devant eux. La loi de proscription s’adresse àla race entière, aux terre-neuviens comme aux Bleineime. Le conciergeest chargé, sur la responsabilité de ses appointements, de l’exécutionde l’ordonnance, et il s’en acquitte en homme qui sait quel’introduction d’un chien équivaudrait à une destitution.

Mais il ne faut pas croire que l’ostracisme s’étende seulement auxchiens présentés par les locataires, il s’applique aussi aux chiens quiviennent en visite ; aussitôt qu’ils sont aperçus, ils sont arrêtés etmis en fourrière dans la loge du portier. Volontiers, s’il l’osait, lepropriétaire ferait graver au seuil de sa porte inhospitalière cedistique tyrannique :

            Aucun chien nepassera,
            Ni canichepareillement.

Si les chiens sont proscrits dans un grand nombre de maisons, il en estd’autres où les chats ne sont que tolérés. Certains propriétairesinquiets les soupçonnent véhémentement de détériorer, par leurs ébatsnocturnes, les régions aériennes de leurs immeubles ; ce sont eux qui,pendant les heures sombres où l’amour les fait voltiger de gouttièresen cheminées, dégradent les ardoises, ébranlent les tuiles et grattentle zinc. Les vieilles filles arguent vainement de la légèreté du chat ;n’importe : aucune objection ne peut apaiser l’esprit prévenu dupropriétaire ; il faut que tout individu de la race féline aille porterses pénates ailleurs.

Mais ce n’est pas tout encore. Que les propriétaires proscrivent leschiens et les chats par respect pour leurs toits et leurs escaliers,cela s’explique ; mais que plusieurs d’entre eux aillent jusqu’àexclure les enfants, voilà ce qui ne se comprend plus, et voilàpourtant ce qui est. Nous n’inventons pas, nous faisons tout bonnementde l’histoire. Il y a des maisons où les jeunes Français au-dessous desept ans ne peuvent pas loger ; le propriétaire barbare leur refuseimpitoyablement la porte. Le père de famille qui, sur la foi desusages, a imprudemment arrêté un appartement dans la maison d’oùl’enfance est bannie, voit sa progéniture consignée sur le trottoir,quand il vient prendre possession de son nouveau domicile. C’est envain qu’il réclame : le propriétaire, par l’organe du portier, estinflexible ; tous les pauvres petits chérubins, en robes blanches ou envestes bleues, sont repoussés ; les frais sourires et les blondeschevelures ne peuvent rien sur un coeur qui appartient tout entier auxmoellons et aux briques. Le propriétaire sait que les doigts del’enfance sont parfois barbouillés de raisiné, et il a peur pour lestuc lustré de ses murs. Il ne veut que des célibataires ; quant auxenfants, ils peuvent repasser dans quelques années, lorsqu’ils serontmajeurs, et, si la maison est encore debout, le propriétaire lesrecevra.

Mais le propriétaire ne borne point là ses tyrannies : soucieux de lamoralité de ses pensionnaires, il lui arrive quelquefois d’exiger detous ceux qu’il tient sous clef, des mansardes au rez-de-chaussée, unevertu digne de concourir au prix Monthyon. Voulant à toute force faireleur salut éternel, il rétablit au profit de leur âme une règle sévèreempruntée à quelque défunt ordre religieux. Afin de mieux leur ouvrirles portes du paradis, il leur ferme la sienne quand ils s’avisent decogner après onze heures de la nuit. Ceci prouve, pour le dire enpassant, que rien ne passe : le couvre-feu vit encore en plein Paris.Malheur au locataire indigne atteint et convaincu d’avoir, ne fût-ceque pour une heure, donné asile à quelque fille d’Ève ! son congé luisera signifié soudain, et le portier, commis à la garde de la vertu, lepriera, en voilant sa face, de chercher gîte ailleurs pour sonimmoralité.

Nous savons de ces couvents-là même dans le deuxième arrondissement,celui des douze enfants de Paris qui marche le plus avant dans la voiede la perdition.

S’il est des propriétaires qui ne veulent pas que minuit trouvepersonne éveillé sous leur toit, il en est d’autres qui ne veulent pasqu’on s’amuse chez eux. La valse leur inspire une horreur dont ils nepeuvent se défendre, et le seul mot de galop les fait pâlir. Aussitôtqu’ils entendent parler de bal, ils s’épouvantent ; si le locatairepersiste, ils le menacent d’un procès, et feraient intervenir au besoinles huissiers jusqu’au milieu des quadrilles. Ces propriétairesprudents, qui ont des entrailles de père pour leur parquets, saventtous les mystères des constructions parisiennes ; ils n’ignorent pointcombien leurs maisons ont la constitution délicate, et ils se gardentde l’exposer à mourir au printemps de leurs jours. Cependant,hâtons-nous de le dire, ils permettent qu’on boive du thé, et neproscrivent pas un peu de musique.

Il est une chose dont le nom seul réveille la terreur au coeur de tousles propriétaires ; une égale sympathie les unit pour la maudire ;heureux s’ils pouvaient, en la rayant du dictionnaire, la bannir dumonde. Cette chose, c’est la réparation.

Qui que vous soyez, locataires du premier, sans entre-sol, ou descombles, ne leur en parlez jamais, si vous ne voulez voir leur fronts’obscurcir ; la réparation est une ennemie mortelle qu’ils ne saventcomment éviter ; c’est le Pitt et Cobourg de tous les propriétaires ;ils la voient partout. Mais, en revanche, elle n’a pas d’alliés plusfervents que les locataires ; c’est par leurs mains qu’elle s’introduitdans la maison ; sans cesse ils l’invoquent : les cheminées fument,comme si elles avaient été inventées pour faire autre chose ; lesportes ne ferment pas ; les fenêtres jouent mal ; les plafondss’éraillent ; les conduits s’obstruent ; et, quoi que fasse lepropriétaire, c’est toujours, pendant l’année entière, une queue demaçons, de fumistes, de menuisiers, qui réparent ce qui est irréparable.

La réparation est le cauchemar du propriétaire. Ils consentiraient àtout, aux chiens, aux chats, aux enfants, aux bals, à condition d’enêtre débarrassés. Mais la réparation est soeur de la construction ; oùl’une arrive, l’autre va.

Si, pour le propriétaire campagnard, tout est bien dans l’état quand leprix des denrées est en hausse, pour le propriétaire citadin, tout vapour le mieux dans le meilleur des mondes quand les loyers sontacquittés exactement. Entre toutes les questions dont notre siècle estsi prodigue, c’est la seule qui les préoccupe, et s’ils s’inquiètent dela guerre, c’est parce qu’ils craignent que la victoire ne diminue lenombre des locataires.

En somme, le propriétaire est plus qu’un homme, c’est presque undemi-dieu. Entre ses mains il tient le sommeil de la nation ; d’un motil pourrait, si la fantaisie lui en prenait, envoyer la nation coucherà la belle étoile, et l’on sait ce que c’est que la belle étoile duciel de Paris. Quand nous pensons à cette éventualité, nous sentonsnotre âme saisie d’un respect religieux, et, à l’aspect d’unpropriétaire gravement revêtu des insignes de son pouvoir, sous formed’une quittance, volontiers nous nous écrierions avec M. de Voltaire :

        Qui que tu sois, voici ton maître;
        Il l’est, le fut, ou le doit être.

Maintenant que nous sommes au bout de notre monographie,permettez-nous, ô lecteur, de faire un souhait, ne fût-ce que pour vousrécompenser de nous avoir suivi jusqu’ici.

Si vous êtes propriétaire, restez-le ; si vous ne l’êtes pas,hâtez-vous de le devenir.

  AmédéeACHARD.