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ACHARD, Amédée(1814-1875) : Les Bals d’été(1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.VI.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LES BALS D’ÉTÉ

PAR

Amédée Achard

~ * ~

MALGRÉ l’autorité didactique de M. de Saint-Lambert, poëte officiel dessaisons, la Terpsychore parisienne n’en reconnaît que deux dans lecours de l’année solaire : elle a destitué l’automne et le printemps ;seuls l’été et l’hiver jouissent d’une existence légale devant labaguette de ses chefs d’orchestre, qui sont ses grands ministres.

L’été chorégraphique commence le 1er mai ; il naît avec les fleurs ; lapremière contredanse est sœur des lilas de Romainville. Il meurt avecles feuilles jaunes ; comme le poëte de Malfilâtre, il attend la pâleautomne pour expirer, et la dernière grappe qui tombe marque sadernière valse.

Au mois de septembre la contredanse remonte en omnibus, le galop grimpeen lapin sur un coucou, la valse demande asile aux fiacres citadins, etle bal rentre à Paris. Le soleil a mis son paletot de brouillard ; lebesoin d’un poêle se fait sentir parmi les jambes des danseurs.

Mais avant l’heure de la fuite, que de jours splendides ont lui pour lebal d’outre-barrière. Le ciel a été joyeux et souriant comme le regardbleu d’une grisette, l’horizon coquet et changeant comme les capricesd’une Eurydice du quartier Saint-Georges ! Les bals ont dansé toujours,et sans cesse, le jour et la nuit ; vous les croyez fatigués, peut-être? Allons donc, ils débutent pour l’hiver !

Les bals font comme M. de Bassompierre, qui, pour s’apprêter à boire labotte historique des treize cantons, avait avalé deux bouteilles de vindu Rhin à son déjeuner : ils dansent trois mois sans désemparer, en été; c’est afin d’être plus dispos quand viendront les neuf mois d’hiver.

Si les bals étaient hiérarchisés comme la littérature inventée par leplus fécond de nos romanciers, nous dirions que la Chaumière est lemaréchal de France chorégraphique des bals d’été.

Qui connaîtrait le boulevard du Mont-Parnasse, si la Chaumière ne luidonnait une physionomie entre tous les boulevards externes et internesde Paris ? Tant que Phœbus brille au ciel, on ne voit personne sur ceboulevard ; mais quand vient le soir, à l’heure où, sur l’horizon gris,la lune est large et pâle, comme dit le poëte, on voit passer quelquescitoyens de la banlieue qui sont comme l’horizon ; puis viennent lesbandes nombreuses et turbulentes des étudiants.

Quand ils touchent aux limites de la Chaumière, les étudiants se disententre eux : « Seigneur, arrêtons-nous ici, et prenons des grisettesavec des verres de bière. » Cette opinion est toujours adoptée àl’unanimité.

Le Strauss de l’endroit a fait un signal à l’orchestre, le cornet àpiston a retenti, et la danse est inaugurée. La cachucha la plusparisienne règne et gouverne dans l’enceinte qui lui est réservée. Lesreprésentants de l’autorité municipale veillent, les bras croisés surleur habit bleu, à la façon des sphinx égyptiens, immobiles maisclairvoyants. Quand une cachucha immodérée effleure les limites durèglement, les gardiens de la morale s’approchent, et, calmes commeNeptune au sein de la tempête, ils disent aux entrechats les plusfuribonds : « Vous n’irez pas plus loin. » L’entrechat fait unepirouette et s’il ne va plus loin, il s’en console en allant plus haut.

Ce sont les tricornes de l’ordre public qui mettent un frein à lafureur de ces avant-deux, qui répriment les désordres deschassés-croisés, qui moralisent le galop. Mais gardez-vous de croireque les tricornes et les étudiants se haïssent entre eux ! Lesétudiants savent que si le gendarme est ami de l’homme, ainsi que l’adémontré leur historiographe E. Ourliac, le garde municipal n’est pasféroce. Ils se comprennent et ils s’estiment : un contact quotidienleur a appris à se connaître, et si les uns savent que la jeunesse estimpétueuse, et que le pied chez elle va plus vite que la tête, lesautres consentent à ce que l’autorité en galons orange soit prudente etraisonneuse. La botte forte et l’escarpin ne sont-ils pas français tousdeux ?

Entre chaque contredanse, dans les entr’actes où l’ophicléide chôme,les casquettes de la Faculté et les bibis de la couture s’échappentbras dessus, bras dessous. Si vous les pouvez suivre sous l’ombretransparente des allées, vous les verrez bientôt assis devant lebiscuit de Reims de la séduction et le bol de punch de l’amour. Le bolde punch et le biscuit représentent l’espérance ; l’échaudé et le verrede bière représentent le souvenir ; la carte du menu est l’histoire dusentiment. Celui-ci brille à son aurore, et l’autre aspire aucrépuscule. Le liquide est un symbole ; il n’y a que l’orgeat et lalimonade qui soient exclus de cette synthèse, attendu que la Chaumièrea frappé d’ostracisme tous les réfrigérants.

Il est fort peu de magasins de modes qui n’envoie quelque député à laChaumière ; le corps des lingères y est convenablement représenté pardes collerettes du premier mérite. Les vieux étudiants, qui savent quela Chaumière est une île de Calypso où leurs jeunes collèguespourraient s’égarer, ainsi que Télémaque, remplissent volontiers à leurégard le rôle de Mentors. Bien mieux instruits des embûches de l’amouret des ruses de la passion, qu’ils ne le sont du droit romain et ducode civil, ils apprennent aux lévites de la Faculté à se méfier desperfidies de la grisette, cette Danaé volage qu’on ne saurait domptersans une pluie de macarons et de biscuits, de verres d’anisette et depralines.

La Semaine des amours est un vaudeville qui, avant de faire partie durépertoire du théâtre des Variétés, a été joué mille fois à laChaumière, et qui certes le sera encore bien souvent. Dans ce pays decocagne, où la valse fait éclore des rendez-vous sous ses pas, lesgrisettes s’appellent toutes Élisa ou Eulalie, et les étudiants senomment invariablement Alfred ou Arthur ; le nom de famille a été rayépar Cupidon ; le niveau de l’égalité a passé sur des générationsd’aïeux ; les registres de l’état civil ont été supprimés au profit ducalendrier grégorien. Un amant peut-il s’appeler M. Coquenard ? Eût-ilété baptisé Timothée, à la Chaumière il se nommerait Oscar.

Lorsque, par hasard, un touriste de la rive droite, égaré vers leMont-Parnasse, à la recherche de la vérité, fait rencontre d’unegrisette, si d’aventure il lui offre une glace pour se rafraîchir, lagrisette éblouie cherchera dans sa mémoire quelques lambeaux demélodrame pour répondre au galant étranger. Bientôt vous la verrezajuster les plis d’une collerette quelque peu chiffonnée par dixvalses, friser l’accroche-cœur qu’un galop trop passionné a faitdévier sur la joue, et se poser de trois quarts en agitant l’éventailvert de la modestie, comme une nouvelle Héloïse tendre et sentimentaleen face de Saint-Preux en bottes vernies.

Une heure après le touriste apprendra de la bouche d’un de ses amisqu’un prince russe, extrêmement déguisé, se promène dans la Chaumière,et il ne tardera pas à reconnaître que ce prince russe, c’est lui-même.

Si la glace entraîne la principauté, le sorbet vaut un marquisat. Onmesure la noblesse au prix de la consommation : on est grand d’Espagnepour un franc cinquante centimes. En pareil cas, la semaine desamours dure vingt-quatre heures ; l’hospitalité française ne veut pasque l’illustre étranger puisse dire : « J’ai failli attendre. »

Si de la Chaumière on passe au Ranelagh, la scène change : du boulevarddu Mont-Parnasse au bois de Boulogne, il y a toute la différence quisépare la rive gauche de la rive droite. Là c’était la république desgrisettes ; ici c’est le royaume des modernes Aspasies de la nouvelleAthènes : aussi les Périclès en gants jaunes abondent-ils le jeudisoir, entre neuf heures et minuit, dans la salle élégante et fraîche duRanelagh.

Mais ici la danse n’est plus le but, c’est tout au plus le prétexte. Lacontredanse est large et espacée ; les lions que les chaleurscaniculaires n’ont pas fait émigrer aux eaux d’Ems ou de Plombièrespeuvent à l’aise y essayer les pas nouveaux qui feront les délices dugrand Opéra au mois de janvier. Les Vestris de l’aristocratieconstitutionnelle du café de Paris s’y révèlent à la clarté douteusedes verres de couleur, guidés par l’intelligente approbation des ratsde la rue Lepelletier. Le long parallélogramme de la salle où siégentRuner et son orchestre est abandonnée aux visiteurs de passage, auxtoilettes timides et innocentes des bourgeoises réfugiées à Auteuil ouà Passy, aux habits exotiques ; les adeptes gardent pour eux seuls larotonde, dont la pénombre mystérieuse protége l’intimité. Là ilsdansent et causent en famille. Aucune des Lédas parisiennes dont lesJupiters parlementaires sont occupés à faucher les foins, à sarcler lesvignes, à battre le blé, ne manque aux séances hebdomadaires du jeudi.Quant au dimanche, le jour du Seigneur étant aussi le jour del’épicier, elles l’abandonnent aux caravanes qui pérégrinent en foulehors barrières, et portent ce jour-là le riflard, le pantalon de nankinet la robe de percale au travers de la banlieue.

On chercherait vainement au Ranelagh une nymphe de boutique, unebayadère de comptoir, comme on en voit tant à la Chaumière. Lespanthères de la Chaussée-d’Antin seules y foulent le parquet d’un pieddédaigneux. A la façon dont elles frappent le sol du bout de leurbrodequin, elles semblent dire : « Ceci est à moi. » Le Ranelagh estaristocrate comme un parvenu ; il n’admet que l’écharpe de soie et lechapeau à marabouts ; mais en revanche il fait un abus immodéré de laréclame : c’est le docteur Giraudeau de Saint-Gervais des bals d’été.

Si la consommation est le baromètre de l’état social à la Chaumière,c’est au véhicule que les danseuses du Ranelagh mesurent leurs œilladeset leurs sourires. On est clerc d’huissier ou marchand de calicot quandon arrive en omnibus ; la citadine et le cabriolet de placereprésentent les vaudevillistes et les coulissiers de la Bourse ; onest au moins fils d’un pair de France quand on descend d’une voiture deremise ; le groom et le tilbury dénoncent l’agent de change ; mais lelandeau, la calèche, le cocher à livrée et le chasseur vert, indiquentsuffisamment un banquier de la rue Laffitte ou un prince régnant del’Allemagne.

Il arrive quelquefois que des étudiants se donnent, à peu de frais, leplaisir d’être fils de pairs de France, ou comtes du faubourgSaint-Germain, pendant trois heures.

Le Ranelagh est en été l’antichambre de Tortoni et du Café anglais. Onne saurait mieux faire, quand on a beaucoup dansé et beaucoup causé,que de longtemps se reposer ; et où peut-on mieux se reposer qu’assisdevant un biscuit glacé ou près de délicates friandises ? Si lesAspasies du Ranelagh n’ont jamais faim, elles éprouvent toujours lebesoin de se rafraîchir, fût-ce même avec une salade de Périgord.D’ailleurs la criminelle conversation est sœur du petit souper.

L’Ile-d’Amour jouit d’une haute réputation dans le monde des faubourgs.C’est la capitale de Belleville, atroce commune où l’on n’arrivequ’après avoir gravi une côte roide et mal pavée. Cette côte est leCalvaire des danseurs. Les grisettes du faubourg Saint-Martin, quin’ignorent pas que le paradis demeure très-haut, grimpent fortlestement jusqu’à l’Ile-d’Amour, qui est son représentant à Belleville.Cet établissement, essentiellement philanthropique, joint l’utile àl’agréable : le réfectoire est proche du jardin, et l’inamovible salonde cent couverts, où l’on tient cinquante en se serrant un peu, toucheà la salle de bal. L’orchestre et la cuisine fonctionnent sans relâche,et loin de se nuire l’un à l’autre, ils se prêtent un mutuel appui ; sil’un rend leurs forces aux jambes épuisées, l’autre aiguise l’appétit,et tour à tour ils sont la cause et l’effet. Quand la contredanse aassez mangé, elle se lève de table où la valse court la remplacer, etdu potage au chassé-huit, il n’y a qu’un coup de dent et un coup depied.

Toutes les noces se donnent rendez-vous à l’Ile-d’Amour ; l’Hymen sesouvient qu’il est frère de Cupidon ; il allume son flambeau au feu dela cuisine. Mais si les heureux époux que vient d’unir l’officiermunicipal s’empressent de célébrer leur bonheur, sur un air de Musard,à l’Ile-d’Amour, beaucoup de fiançailles prennent naissance entre lepas de zéphire et la pirouette. A la Chaumière, on s’aime ; auRanelagh, on se fait la cour ; à l’Ile-d’Amour, on se marie :Belleville est une commune matrimoniale.

L’Ile-d’Amour est inabordable le dimanche soir. Le faubourgSaint-Denis, le faubourg Saint-Martin, le faubourg Saint-Antoine, etplusieurs autres faubourgs y dansent de compagnie avec les Parisiens deBelleville : c’est un tohu-bohu étourdissant. Si le bon Dieuapparaissait sur un nuage gris, avec une robe bleu de ciel, tel qu’onle voit dans les tableaux italiens, on ne l’écouterait pas : le seulroi de l’établissement est le cornet à piston ; son premier ministreest le tourne-broche.

L’Ermitage est en grande estime auprès des dames qui se promènent lesoir entre la rue Laffitte et la rue Grange-Batelière. L’état socialdes danseurs n’est pas clairement indiqué ; ils pourraient faire cecis’ils ne faisaient autre chose ; au demeurant ils ne font rien, mais enrevanche ils boivent beaucoup de petits verres. Pour peu qu’on reste unquart d’heure dans l’établissement, on s’aperçoit bientôt queTerpsychore est une femme libre ; elle ne s’amuse guère à régler sespas ; elle dans à l’aventure, et si la robe trop agitée remonte jusqu’àla jarretière, elle déclare effrontément que c’est la faute de sesjambes et non la sienne. Les cuisinières qui dirigent le pot-au-feu auxenvirons de la barrière Blanche y viennent en foule le dimanche. Toutessortes de cochers et de palefreniers les accompagnent, et l’Ermitage,qui est un châlet suisse tout à fait semblable à un jardin français,tremble sur ses fondements.

Le bal du Sauvage est une succursale de l’Ile-d’Amour : on y fait aussinoces et festins, mais sur une échelle plus modeste. Les repasseusesl’ont pris sous la protection de leurs tabliers ; les gantières et lesbrodeuses ne le dédaignent pas non plus. Les clercs d’huissiers, lescommis marchands, les courtauds de boutique, y dépensent gaiement leursdouze heures de liberté.

Après ces bals, il s’en trouve encore une foule d’autres ; mais chacunne peut avoir une physionomie particulière : ils se ressemblent tous àpeu près. D’ailleurs, à Paris, il y a des bals partout : bal de Mabilleaux Champs-Élysées, bals à toutes les barrières, bals le long desboulevards externes, bals par ici, et bals par là. L’été est une longuecontredanse en robe blanche. En outre, chaque commune a le sien. Mais,nous devons l’avouer, les fêtes votives sont en pleine décadence, saufquelques-unes qui luttent bravement à coups d’archet contre le destin.Les bals tombent comme les empires ; l’avenir suscitera un Montesquieude l’entrechat pour nous en déduire les causes.

Parmi ceux qui soutiennent péniblement le fardeau de leur gloirepassée, il faut compter le bal de Saint-Cloud. La fête dure huit jours.Les grandes dames ne dédaignent pas quelquefois de danser sur l’herbetout à côté des Philis de Meudon.

Les Batignolles aussi n’ont pas assez de quatre ou cinq salles immensespour contenir la foule des amateurs pendant la fête du mois d’août.

La fête des Loges peuple la forêt de Saint-Germain comme le jardindes Tuileries pendant une semaine ; les vieux chênes et les tilleulsparfumés ombragent une foule de Dianes, qui, sous prétexte de chasserles papillons, s’égarent à la suite de beaux Endymions frisés ; lepavillon d’Henri IV est assiégé par des légions de Français affamés,qui, à défaut de la poule au pot, demandent à grands cris des biftecksaux pommes.

Le bal de Sceaux est mort ; mais ne le plaignons pas : il a baptisé unconte qui lui a donné l’immortalité.

On danse à Issy, on danse à Clichy, on danse à Enghien, on danse àPantin, on danse à Montmartre, on danse à Passy, on danse à Vincennes ;où ne danse-t-on pas ? Et, chose étrange ! il n’y a jamais disetted’Amphions ; les Paganinis à trois francs le cachet foisonnent toujours.

Chaque jour, à minuit, les dix-sept barrières de Paris sont envahiespar de longues files de danseurs et de danseuses qui regagnent leursfoyers en chantant Polymnie après Terpsychore. Ceux-là vont en omnibus; ceux-ci vont à pied ; beaucoup ne vont pas du tout : l’amour leur afait commettre trop de libations pour éteindre l’ardeur de sa flamme etdu galop.

Tout ce monde-là va à la garde de Dieu ; il se confie à la Providencedu soin de le ramener chez lui : le plus souvent il y arrive ;quelquefois il couche au violon. A mesure que les citoyens joyeux etchancelants passent la grille municipale, les gardes d’octroi facétieuxet goguenards se disent entre eux : « Voilà des farceurs qui nousfraudent en dedans. »


AMÉDÉE ACHARD.