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ANGLEMONT, Édouard d'(1798-1876): Le jardinier de cimetière(1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.IV.2010)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 3 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le jardinier decimetière
par
Édouard d'Anglemont

~ * ~

LA classe siintéressante des horticulteurs se subdivise en un grand nombre devariétés : les Christophe Colomb des fleurs, les multiplicateurs desvégétaux, les pères nourriciers de plantes exotiques, les créateurs depépinières, les Soulanges-Bodin, les Pyrolle, le Keteléer, les Bachoux,les Billard, les Martine, etc. Mais, de toutes ces variétés, la pluscurieuse et la moins connue est sans contredit le jardinier decimetière.

D’abord, le jardinier de cimetière ne jardine jamais ; il y a plus,s’il jardinait, son métier, qui est prodigieusement lucratif, ne luirapporterait pas de quoi vivre comme un maçon ou un figurant del’Ambigu-Comique.

Cela a tout l’air d’un paradoxe : vous verrez tout à l’heure que c’estune vérité incontestable.

Le jardinier de cimetière ne ressemble en rien aux autres jardiniers,si joyeux d’ordinaire, qui chantent le matin avec l’alouette, à midiavec la cigale, et le soir avec le rossignol. Le jardinier de cimetièrene chante jamais : c’est un homme grave ; il a le teint blême, leregard sombre ; son nez, comme celui du père Aubry, aspire à la tombe.

Ce ne sont pas les classes élevées, les familles riches, qui font lafortune de ce jardinier : aux grands de la terre qui trépassent, ilfaut un terrain concédé à perpétuité, un tombeau de marbre ou degranit, une épitaphe en lettres d’or ; ces morts-là payent cher leursépulture, et on leur en donne pour leur argent.

La clientèle du jardinier de cimetière est tout entière dans la classemoyenne, parmi les petits rentiers, les petits marchands, les modestesemployés, tous personnages auxquels le culte des tombeaux est permispendant cinq ou dix ans seulement. Lorsque l’entreprise des pompesfunèbres lui a révélé un décès, cet homme questionne, interroge, et,dès qu’il est parvenu à découvrir l’adresse du mort, il ne s’arrêteplus, il court, il a des ailes, et les parents le voient apparaître aumilieu de leur plus grande douleur.

M. D..., jeune avocat qui n’avait encore plaidé qu’une fois, et devantla 7e chambre, venait de perdre son père, ancien commis du ministère del’intérieur. Le char mortuaire était à la porte ; on clouait la bièredans la pièce voisine de sa chambre ; il était assis, morne, immobiledans un large fauteuil : tout à coup se présente devant lui un hommevêtu d’un habit-veste de gros drap couleur foncée, portant de grossouliers ferrés, et tenant à la main son chapeau d’un noir rougeâtre,illustré d’un crêpe dont la vétusté semblait annoncer un deuilperpétuel.

« Monsieur, dit-il d’une voix sépulcrale, j’ai appris le malheur, legrand malheur...

- Ah ! monsieur, dit le jeune stagiaire en interrompant ce qu’ilprenait pour un compliment de condoléance ; ah ! mon cher monsieur,c’est affreux, c’est horrible : je n’y survivrai pas !...

- Oh ! je sais ce que c’est !... mais le temps...

- Ma douleur ne mourra qu’avec moi... c’est une plaie qui ne secicatrisera jamais !...

- C’est comme moi, je ne laisse jamais mourir ces douleurs-là... aucontraire, je les cultive, et je m’en trouve bien... Je vous conseilled’en essayer... Vous avez peut-être l’intention d’acheter un terrain àperpétuité ?

- Hélas ! ç’eût été mon plus cher désir ; mais ma position ne me permetpas cette dépense...

- Tant mieux, monsieur, entre nous la tombe à perpétuité est un mauvaissystème, un système de dupe. Que l’on recule les barrières de Paris dequelques centaines de toises, il faudra que tous les morts délogent, etces tombeaux de marbre, qui devaient durer éternellement, disparaîtrontpour faire place à des maisons de cinq étages. Parlez-moi d’un terraintemporaire entouré d’un treillage de bois noir, au milieu duquel nousplaçons un cyprès, un laurier, un saule pleureur, un rosier, un myrte,un jasmin... Nous en avons le plus grand soin ; de l’eau deux fois parjour pendant l’été... ça ne meurt jamais... moyennant dix francs parmois...

- C’est donc au fossoyeur que je parle ?...

- Non, monsieur... je suis jardinier du cimetière. Voici mon adresse :« DUHAMEL tient  assortiment de fleurs, croix neuves etd’occasion, avec larmes et épitaphes ; fabrique les couronnesd’immortelles jaunes, noires, blanches, au plus juste prix ; fait desenvois dans les départements. »

- Comment pouvez-vous, dans un pareil moment !...

- Eh ! monsieur, quel moment peut être mieux choisi pour pleurerl’infortuné enlevé à la fleur de son âge par une mort cruelle !

- De qui parlez-vous donc ? je ne vous comprends pas.

- Ah ! c’est juste, je confondais avec le n° 2. C’est que nous en avonstrois dans votre arrondissement aujourd’hui... Je disais donc : Quelmoment peut être mieux choisi pour pleurer ce jeune homme, l’espoird’une famille, qui...

- Mais c’est un vieillard que je pleure... c’est mon pauvre père.

- Bien, bien, monsieur, je me souviens maintenant : c’est le n° 1 quevous avez. Je vous dirai donc : Quel moment mieux choisi pour pleurerce vieillard vénérable, qui fut bon fils, bon époux, excellent père.Nous pouvons allonger cela tant que vous voudrez ; ça dépend de lahauteur de la croix et de la largeur des lettres. Il m’est arrivé cematin des croix de première fabrique, de premier choix : dix pieds dehaut sur dix pouces de large, tout coeur de chêne.

- Laissez-moi donc ; je vous ai dit que mes faibles moyens...

- C’est juste ! alors le sapin du Nord vous conviendrait mieux ; çasupporte parfaitement l’humidité.

- Grâce !... grâce !...

- C’est donc de l’occasion qu’il vous faut ? J’ai votre affaire : untrois pieds huit pouces, dans le meilleur état ; les vertus et qualitéssont presque neuves ; il n’y aura que les noms à changer. »

L’impatience crispait les nerfs du jeune D..., il étouffaitd’indignation ; la parole lui manquait, et le vampire, lui faisantl’application du proverbe « Qui ne dit mot consent », alla sur-le-champse mettre à l’oeuvre.

Un mois après cette première visite, le jardinier revint près du jeuneavocat. Cette fois il ne fit plus de phrases, mais il lui présenta unelongue liste de fournitures mortuaires, dont le total, y compris lepremier mois d’entretien échu, s’élevait à 60 ou 80 francs. M. D...pouvait-il marchander les soins donnés à la sépulture de son père ?pouvait-il souffrir que l’on arrachât ignominieusement les témoignagesde regret que tout le monde attribuait à sa piété filiale ? Le pluscourt et le plus sage parti était d’acquitter le mémoire funéraire, etil l’acquitta immédiatement.

Presque tous les jardiniers de cimetière empiètent sur la profession dumarbrier ; ils fournissent au besoin la pierre tumulaire, l’urnelacrymale, la colonne tronquée ; mais ce n’est pas là le bon du métier: c’est surtout par le jardinage que s’enrichit cette engeance qui nejardine pas. Par exemple, que l’un de ces habiles industriels soitchargé d’entretenir quarante tombes à dix plantes ou arbustes chacune,cela fait un total de quatre cents. Eh bien ! le jardinier de cimetièren’en a que cent, et il pourvoit à tout ; et cela, grâce à l’étudeapprofondie qu’il a faite du coeur humain, grâce à une statistique qu’ila particulièrement étudiée. D’abord il sait que, sur quarante morts,vingt sont oubliés en huit jours par leurs héritiers, qui n’en payentpas moins les fleurs absentes et les soins qu’on ne leur a jamaisdonnés. Sur les vingt autres morts, six sont visités chaque dimanche,quatre le sont tous les jeudis, dix le sont deux fois par an ; tous lesont une fois par année, le jour consacré solennellement par l’Église àprier pour ceux qui ne sont plus.

Les vingt premiers tombeaux ont pour tout ornement des masses dechiendent de la plus belle venue, agréablement  entrecoupéesd’orties et de chardons ; les vingt autres s’arrangent entre eux enbons camarades : les fleurs qui étaient jeudi sur celui-là serontdimanche sur celui-ci ; on découvre saint Pierre pour couvrir saintPaul, et vice versa. J’ai vu un rosier qui avait déjà fait trentefois le tour du cimetière Montmartre, et qui ne paraissait pas disposéà s’arrêter en si beau chemin.

Arrive le jour des Morts. Il faut que leur demeure soit ornée : alorsles entreteneurs de tombes s’abattent sur le quai aux Fleurs ; lecimetière ressemble bientôt à un vaste parterre ; le lendemain toutentre en serre sous prétexte de la gelée, et deux jours après lapacotille botanique reprend la route du marché.

Le jardinier de cimetière est, comme on voit, un merveilleuxcalculateur ; mais il est communément peu lettré, ce qui est d’autantplus fâcheux qu’il se trouve souvent dans la nécessité de confectionnerl’épitaphe en style plus ou moins lapidaire. Pour obvier auxinconvénients qui peuvent résulter de son ignorance en matière delangue française et d’orthographe, il fait fabriquer à l’avance ungrand assortiment de pierres et de croix avec épitaphes variées, qui sepayent à tant la lettre ; et c’est probablement à cause de cela quetant de gens vertueux ont si peu de vertus après leur mort, tandis quetant d’intrigants en ont un si long catalogue sur leur tombe : les nomsseuls sont à mettre. Voici ce qui est arrivé à un de mes amis quivenait de perdre son oncle.

Ce jeune homme, voulant bien faire les choses, avait accueilli lesoffres de service du jardinier, et lui avait donné les noms et qualitésdu défunt. Six semaines après, il prit fantaisie au neveu de voircomment ses intentions avaient été remplies ; il se rend au cimetièreMont-Parnasse, se fait conduire à l’endroit où ont été déposés lesrestes de son oncle, et sur une pierre tumulaire d’une dimension fortconvenable il lit :

CI-GÎT
FRANÇOIS-XAVIER GIRARDEAU,
ANCIEN CAPITAINE DE DRAGONS,
CHEVALIER DE LA LÉGION D’HONNEUR,
QUI FUT LA GLOIRE ET L’EXEMPLE DE SON SEXE.
SA FAMILLE DÉSOLÉE
DÉPOSA SUR SA TOMBE
LA COURONNE VIRGINALE.


C’est, je crois, le même jardinier qui planta dans le même cimetièreune croix sur laquelle on peut lire :

ICI REPOSE
CHARLES-EMMANUEL BODIN,
QU’UNE MORT CRUELLE
ENLEVA
A L’AGE DE SEPT ANS ET DEMI.
IL FUT BON FILS, BON ÉPOUX, BON PÈRE
ET BON CITOYEN.
PRIEZ POUR LUI !


Les deux tiers de la clientèle du jardinier de cimetière se composentde veuves. Cela se conçoit : rien n’est plus propre à faire trouver unmari que le regret que l’on témoigne de n’en plus avoir. N’est-il pastout à fait touchant de lire sur une tombe, après l’énumération desnoms, titres et qualités du défunt :

SA JEUNE ÉPOUSE,
AU DÉSESPOIR,
ATTEND AVEC IMPATIENCE
QUE DIEU LA RÉUNISSE
A SON ÉPOUX BIEN-AIMÉ.


Ou ces quatre vers :

Mon époux de la vie a quitté les combats !
Il a fini le temps d’épreuve
Que Dieu nous impose ici-bas !
Ce temps commence pour sa veuve !

En ce cas, l’épitaphe d’un mari est presque toujours grosse d’unmariage. Aussi est-ce avec une sorte d’assurance que le jardinier decimetière se présente chez les veuves, particulièrement chez celles quisont jeunes et jolies ; il tient toujours prête pour elle quelqueanecdote appropriée à la circonstance, qu’il débite en variant lesinflexions de sa voix, selon l’intensité de la douleur exprimée sur laphysionomie de la personne à laquelle il s’adresse ; car cet homme estaussi un habile comédien, qui change à sa volonté de ton et de visage.J’ai entendu parler d’une jeune femme qui paraissait profondémentaffligée de la perte récente de son mari, et à laquelle le funèbreoiseau de proie tint à peu près ce langage :

« Ah ! madame, un si bon mari !... jeune, gracieux, aimant... Il devaitaimer les oeillets : nous lui mettrons des marcottes choisies... tout cequ’il y a de mieux en panachés... Il avait été militaire, je crois ?

- Lieutenant dans la garde nationale.

- J’ai un laurier superbe qui lui ira comme un bas de soie... Entouragesolide, une urne à chaque coin, colonne en granit comme celle que M.Adolphe de N... m’a commandée pour la tombe de sa femme. Pauvre jeunehomme ! en voilà un qui a du chagrin.

- C’est un jeune homme ?

- Oui, madame, un grand brun, fort beau garçon, ma foi, avec des yeux àla perdition de son âme, et qui pleure !... Si vous le voyiez... Ilfaudrait avoir un coeur de roche pour ne pas se sentir venir la larme àl’oeil... Si ça continue, il en mourra ; il n’y a que le mariage, unmariage d’amour capable de le sauver.

- Il est bien à plaindre !... Il doit aller souvent au cimetière ?

- Tous les dimanches, de deux à cinq heures. »

A quelques jours de là, la jeune femme et Adolphe de N... serencontrèrent au champ des morts ; ils échangèrent quelques regards.Huit jours après ils mêlèrent quelques paroles ; huit jours plus tardils confondaient leurs pleurs. Ils passèrent de là aux soupirs, auxserrements de main, aux mutuels aveux ; puis ils en vinrent à oubliercomplétement le chemin du cimetière, à la grande satisfaction dujardinier, qui n’oublie pas, lui, de venir, à chaque fin de mois, sefaire payer chez M. et madame de N... de l’entretien de deux tombespour lesquelles il n’a rien fait.

Dans cette circonstance, c’est à l’amour qu’il aura dû son succès ;dans une autre, il s’adressera à l’amour-propre ; l’intérêt ne sera pasnon plus négligé dans ses opérations spéculatives.

« Non, monsieur, disait une veuve de quarante-cinq ans à l’un de cesdépisteurs de morts, je ne ferai aucune dépense inutile : mon mari m’alaissé des enfants ; c’est à eux que je dois songer maintenant.

- Justement, madame, c’est à cause de cela qu’il faut des fleurs à latombe du défunt ; nous lui en mettrons des plus belles et des plusrares : ça attire les promeneurs ; on s’arrête volontiers, et on littout naturellement l’épitaphe. Vous feriez distribuer deux cent milleprospectus, que cela ne vaudrait pas pour votre commerce ces simplesparoles peintes en blanc sur un fond noir :

CI-GÎT
LOUIS-BERNARD ROUDIER :
IL EUT TOUTES LES VERTUS D’UN BON
PÈRE DE FAMILLE.
L’HUMANITÉ SOUFFRANTE
LUI DOIT L’INVENTION
DES PESSAIRES EN CAOUTCHOUC,
POUR LESQUELS
IL A ÉTÉ BREVETÉ
DU ROI
ET DE SON AUGUSTE FAMILLE,
QUE SA VEUVE INCONSOLABLE
CONTINUE A FABRIQUER
AVEC LE MÊME SUCCÈS,
RUE...  N°....


Tout Paris a pu voir, pendant dix ans, au cimetière du Père Lachaise,cette épitaphe qui donna à la maison une vogue à laquelle elle futredevable d’une fortune immense. Pour elle, le jardinier du cimetièreavait été un bon génie, tant il est vrai que rien n’est absolument bon,ni absolument mauvais ; tant il est vrai que l’absolu n’existe pas.

Ce n’est pas toujours au domicile du mort que s’adresse l’entrepreneurde tombeaux : assez souvent il attend au sortir du cimetière lesparents de celui qui vient d’être inhumé. Mais tout n’est pas roses, lànon plus qu’ailleurs ! La concurrence est grande, et les spéculateursrivaux se font une guerre acharnée, car chacun d’eux est doué de cetteimpudeur, de cette énergie qu’enfante la soif de l’or.

Il arrive quelquefois qu’une nuée de ces harpies s’abat sur le funèbrecortége comme une nuée de corbeaux sur un cadavre : alors quelspectacle hideux de voir ces étranges commerçants offrir en plein air àun père, à un fils, à un mari navrés de douleur d’honorer au rabais lesrestes encore chauds de personnes qu’ils ont aimées ! N’est-il pasaffreux de les entendre crier autour de vous, avec une infatigablepersévérance :

« Monsieur, voici mon adresse ; vous ne trouverez pas de maison mieuxassortie.

- Monsieur, veuillez jeter les yeux sur nos prix courants : c’est letriomphe du bon marché ; nous pouvons vous fournir des saules pleureursà vingt pour cent au-dessous du cours.

- Monsieur, défiez-vous de la mauvaise marchandise.

- Monsieur, n’écoutez pas ces gens-là ! c’est moi qui vous ai parlé lepremier !

- Monsieur, vous savez le proverbe : « Aux derniers les bons ! » Mamaison touche au cimetière.

- Monsieur, c’est chez moi qu’on trouve tout ce qu’il y a de meilleuren occasion ! »

Des marchandises d’occasion en ce genre, me direz-vous ; c’est uneplaisanterie ! Non, sans doute, rien de plus réel. Dans le commerce dujardinier de cimetière comme beaucoup d’autres, il y a abondance demarchandises d’occasion ; et ces marchandises-là, que l’on donne à basprix, sont celles sur lesquelles les marchands gagnent le plus !...Lorsque le temps de la concession est expiré, les morts ne peuventempêcher les vivants de vendre leurs tombeaux ; dans la classe moyenne,comme dans les autres, les plus grandes douleurs ne sont guère au-delàde cinq ans ; celles qui vont jusqu’à dix ans sont fort rares. Si doncun honnête négociant, dans le paroxysme du chagrin, ne s’est décidéqu’avec la plus grande difficulté à tirer cent écus de sa caisse pourassurer à quelqu’un des siens une tombe particulière pendant cinq ans,il est certain que, ce temps écoulé, il ne renouvellera pas le bail.Cependant la colonne tronquée, la croix de chêne, l’entourage de boispeint seront encore dans un état très-satisfaisant : qu’en fera-t-illui qui ne veut plus payer, et qui ne se soucie guère de pleurer ? Ilabandonne tout simplement ces objets au jardinier, qui les a déjàpeut-être vendus à l’avance, et qui lui donnera en échange quittance dudernier mois d’entretien. Voilà comment, en fait de fournituressépulcrales, les marchandises d’occasion ne manquent jamais ! Voilàpourquoi le jardinier de cimetière est l’ennemi né des concessions àperpétuité.

Et pourtant le jardinier de cimetière, cet homme sans émotions, sansentrailles, cet homme qui traverse la vie avec l’invulnérableimpassibilité d’un mort, a une famille ; il est marié. Sa compagne sereconnaîtrait entre mille : c’est presque toujours une grande femmenoire, sèche, aux formes anguleuses, à la parole aigre, mal habillée,mal tenue ; le sourire n’a jamais effleuré ses lèvres minces etflétries ; on lit sur sa physionomie qu’elle a toujours été étrangèreaux joies de ce monde. Le jardinier de cimetière a quelquefois unenfant, rarement deux, jamais davantage : la cupidité ne peuple guère.Et quelle triste race, bon Dieu ! Pâles, maigres, scrofuleux,rabougris, ces pauvres enfants habitent le rez-de-chaussée d’une maisonhumide et sombre ; ils passent leur journée à confectionner descouronnes funèbres ; ils n’ont d’autre promenade que le cimetière, oùils n’entrent que pour arroser les fleurs des tombes ou servir deguides aux visiteurs. Jamais leur visage ne s’épanouit sous l’influenced’un rayon de bonheur ; les jeux de l’enfance leur sont inconnus : cesont de pauvres jeunes plantes qui s’étiolent à l’ombre du toitpaternel, et qui, pour la plupart, s’inclinent et meurent sans avoirvécu.

N’allez pas croire toutefois que ce tableau d’intérieur soit unegénéralité sans exception. Il est un jardinier de cimetière dont lamaison élégante, ornée d’un perron à double escalier, appuie saconstruction, imitée de l’architecture de la renaissance, sur lamurailles du champ du repos ; les appartements de cette maison, où toutse trouve réuni en fait de comfortable, sont meublés dans le derniergoût. Quant au propriétaire, c’est un homme de cinquante ans environ,de bonnes manières, d’un langage distingué, d’une figure gracieuse, etdont les vêtements sortent des ateliers d’Humann. Il a une femme detrente-six ans, belle brune aux grands yeux noirs, qui touche du pianocomme Hertz, chante la Folle comme madame de Sparr, et fait del’opposition en politique comme un député de l’extrême gauche ; il aune fille de dix-sept ans, jolie blonde qui ressemble à une gravureanglaise, qui a été élevée dans un de nos pensionnats à la mode, quel’on songe à marier, et à laquelle les adorateurs ne manquent pas. Elleaura 120,000 francs de dot.

Ce jardinier de cimetière court au bois de Boulogne à cheval, entilbury, comme un habitué de Tortoni ou du café Anglais. C’est un dilettante, un abonné des Bouffes, et il ne manque jamais de louerune stalle pour toutes les premières représentations qui se donnent surles théâtres de Paris. L’hiver, il donne des soirées où l’on fait de lamusique, où l’on joue, où l’on danse comme à la Chaussée-d’Antin et aufaubourg Saint-Honoré ; où parfois il arrive que, tandis que lesflammes bleuâtres du punch se mêlent aux vives clartés des bougiesodorantes, on aperçoit du balcon doré d’autres flammes qui s’élèvent dela poussière des tombes, comme pour remplacer ces images de mort quel’ancienne Égypte mêlait à toutes ses fêtes, comme pour dire à celuiqui assiste à ces joyeuses réunions : Memento, homo, quia pulvis es,et in pulverem reverteris.


ÉDOUARD D’ANGLEMONT.