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BALZAC, Honoré de (1799-1850) : L'épicier,(1840). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (23.IX.2005) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 1 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. L'épicier par Honoré de Balzac ~ * ~D’AUTRES,des ingrats passent insouciamment devant la sacro-sainte boutiqued’un épicier. Dieu vous en garde ! Quelquerebutant, crasseux, mal en casquette que soit le garçon,quelque frais et réjoui que soit le maître, je lesregarde avec sollicitude et leur parle avec ladéférence qu’a pour eux le Constitutionnel. Jelaisse aller un mort, un évêque, un roi, sans yfaire attention ; mais je ne vois jamais avec indifférenceun épicier. A mes yeux, l’épicier, dontl’omnipotence ne date que d’un siècle,est une des plus belles expressions de la sociétémoderne. N’est-il donc pas un être aussi sublime derésignation que remarquable par son utilité ; unesource constante de douceur, de lumière, dedenrées bienfaisantes ? Enfin n’est-il plus leministre de l’Afrique, le chargéd’affaires des Indes et de l’Amérique ?Certes, l’épicier est tout cela ; mais ce qui metle comble à ses perfections, il est tout cela sanss’en douter. L’obélisque sait-ilqu’il est un monument ? Ricaneurs infâmes, chez quel épicierêtes-vous entrés qui ne vous ait gracieusementsouri, sa casquette à la main, tandis que vous gardiez votrechapeau sur la tête ? Le boucher est rude, le boulanger estpâle et grognon ; mais l’épicier,toujours prêt à obliger, montre dans tous lesquartiers de Paris un visage aimable. Aussi, à quelqueclasse qu’appartienne le piéton dansl’embarras, ne s’adresse-t-il ni à lascience rébarbative de l’horloger, ni au comptoirbastionné de viandes saignantes oùtrône la fraîche bouchère, nià la grille défiante du boulanger : entre toutesles boutiques ouvertes, il attend, il choisit celle del’épicier pour changer une pièce decent sous ou pour demander son chemin ; il est sûr que cethomme, le plus chrétien de tous les commerçants,est à tous, bien que le plus occupé ; car letemps qu’il donne aux passants, il se le vole àlui-même. Mais quoique vous entriez pour ledéranger, pour le mettre à contribution, il estcertain qu’il vous saluera ; il vous marquera mêmede l’intérêt, si l’entretiendépasse une simple interrogation et tourne à laconfidence. Vous trouveriez plus facilement une femme mal faitequ’un épicier sans politesse. Retenez cet axiome,répétez-le pour contre-balancerd’étranges calomnies. Du haut de leur fausse grandeur, de leur implacable intelligence ou deleurs barbes artistement taillées, quelques gens ontosé dire Raca! à l’épicier. Ils ontfait de son nom un mot, une opinion, une chose, un système,une figure européenne et encyclopédique comme saboutique. On crie : Vous êtes des épiciers ! pourdire une infinité d’injures. Il est tempsd’en finir avec des Dioclétiens del’épicerie. Que blâme-t-on chezl’épicier ? Est-ce son pantalon plus ou moins brunrouge, verdâtre ou chocolat ? ses bas bleus dans deschaussons, sa casquette de fausse loutre garnie d’un lagond’argent verdi ou d’or noirci, son tablierà pointe triangulaire arrivant au diaphragme ? Maispouvez-vous punir en lui, vile société sansaristocratie et qui travaillez comme des fourmis, l’estimablesymbole du travail ? Serait-ce qu’un épicier estcensé ne pas penser le moins du monde, ignorer les arts, lalittérature et la politique ? et qui donc aengouffré les éditions de Voltaire et de Rousseau? qui donc achète Souvenirset Regrets de Dubufe ? qui a usé la planche du Soldat laboureur,du Convoi du pauvre,celle de l’Attaquede la barrière de Clichy ? qui pleure auxmélodrames, qui prend au sérieux laLégion-d’Honneur ! qui devient actionnaire desentreprises impossibles ? qui voyez-vous aux premièresgaleries de l’Opéra-Comique quand on joue Adolphe et Claraou les Rendez-vousbourgeois ? qui hésite à se moucherau Théâtre-Français quand on chante Chatterton ? quilit Paul de Kock ? qui court voir et admirer le Musée deVersailles ? qui a fait le succès du Postillon de Longjumeau? qui achète les pendules à mameluks pleurantleur coursier ? qui nomme les plus dangereuxdéputés de l’opposition, et qui appuieles mesures énergiques du pouvoir contre les perturbateurs ?L’épicier, l’épicier,toujours l’épicier ! Vous le trouvezl’arme au bras sur le seuil de toutes lesnécessités, même les plus contraires,comme il est sur le pas de sa porte, ne comprenant pas toujours ce quise passe, mais appuyant tout par son silence, par son travail, par sonimmobilité, par son argent ! Si nous ne sommes pas devenussauvages, espagnols ou saint-simoniens, rendez-en grâceà la grande armée des épiciers. Elle atout maintenu. Peut-être maintiendra-t-elle l’uncomme l’autre, la république commel’empire, la légitimité comme lanouvelle dynastie ; mais certes elle maintiendra. Maintenir est sadevise. Si elle ne maintenait pas un ordre social quelconque,à qui vendrait-elle ? L’épicier est lachose jugée qui s’avance ou se retire, parle ou setait aux jours des grandes crises. Ne l’admirez-vous pas danssa foi pour les niaiseries consacrées !Empêchez-le de se porter en foule au tableau de Jeanne Gray,de doter les enfants du général Foy, de souscrirepour le Champ-d’Asile, de se ruer sur l’asphalte,de demander la translation des cendres de Napoléon,d’habiller son enfant en lancier polonais, ou en artilleur dela garde nationale, selon la circonstance. Tu l’essaierais envain, fanfaron Journalisme, toi qui, le premier, inclines plume etpresse à son aspect, lui souris et lui tends incessamment lachatière de ton abonnement ! Mais a-t-on bien examiné l’importance de ceviscère indispensable à la vie sociale, et queles anciens eussent déifié peut-être ?Spéculateur, vous bâtissez un quartier, oumême un village ; vous avez construit plus ou moins demaisons, vous avez été assez osé pourélever une église ; vous trouvez desespèces d’habitants, vous ramassez unpédagogue, vous espérez des enfants ; vous avezfabriqué quelque chose qui a l’air d’unecivilisation, comme on fait une tourte : il y a des champignons, despattes de poulets, des écrevisses et des boulettes ; unpresbytère, des adjoints, un garde champêtre etdes administrés : rien ne tiendra, tout va se dissoudre,tant que vous n’aurez pas lié ce microcosme par leplus fort des liens sociaux, par un épicier. Si vous tardiezà planter au coin de la rue principale unépicier, comme vous avez planté une croixau-dessus du clocher, tout déserterait. Le pain, la viande,les tailleurs, les prêtres, les souliers, le gouvernement, lasolive, tout vient par la poste, par le roulage ou le coche ; maisl’épicier doit être là,rester là, se lever le premier, se coucher le dernier ;ouvrir sa boutique à toute heure aux chalands, aux cancans,aux marchands. Sans lui, aucun de ses excès qui distinguentla société moderne dessociétés anciennes auxquellesl’eau-de-vie, le tabac, le thé, le sucreétaient inconnus. De sa boutique procède unetriple production pour chaque besoin : thé, café,chocolat, la conclusion de tous les déjeunersréels ; la chandelle, l’huile et la bougie, sourcede toute lumière ; le sel, le poivre et la muscade, quicomposent la rhétorique de la cuisine ; le riz, le haricotet le macaroni, nécessaires à toute alimentationraisonnée ; le sucre, les sirops et la confiture, sans quoila vie serait bien amère ; les fromages, les pruneaux et lesmendiants, qui, selon Brillat-Savarin, donnent au dessert saphysionomie. Mais ne serait-ce pas dépeindre tous nosbesoins que détailler les unités àtrois angles qu’embrasse l’épicerie ?L’épicier lui-même forme une trilogie :il est électeur, garde national et juré. Je nesais si les moqueurs ont une pierre sous la mamelle gauche ; mais ilm’est impossible de railler cet homme quand, àl’aspect des billes d’agate contenues dans sesjattes de bois, je me rappelle le rôle qu’il jouaitdans mon enfance. Ah ! quelle place il occupe dans le coeurdes marmots auxquels il vend le papier des cocottes, la corde descerfs-volants, les soleils et les dragées ! Cet homme, quitient dans sa montre des cierges pour notre enterrement et dans sonoeil une larme pour notre mémoire, côtoieincessamment notre existence : il vend la plume et l’encre aupoëte, les couleurs au peintre, la colle à tous. Unjoueur a tout perdu, veut se tuer : l’épicier luivendra les balles, la poudre ou l’arsenic ; le vicieuxpersonnage espère tout regagner,l’épicier lui vendra des cartes. Votremaîtresse vient, vous ne lui offrirez pas àdéjeuner sans l’intervention del’épicier ; elle ne fera pas une tacheà sa robe qu’il ne reparaisse avecl’empois, le savon, la potasse. Si, dans une nuitdouloureuse, vous appelez la lumière à grandscris, l’épicier vous tend le rouleau rouge dumiraculeux, de l’illustre Fumade, que nedétrônent ni les briquets allemands, ni lesluxueuses machines à soupape. Vous n’allez pointau bal sans son vernis. Enfin, il vend l’hostie auprêtre, le cent-sept-ansau soldat, le masque au carnaval, l’eau de Cologneà la plus belle moitié du genre humain. Invalide,il te vendra le tabac éternel que tu fais passer de tatabatière à ton nez, de ton nez à tonmouchoir, de ton mouchoir à ta tabatière : lenez, le tabac et le mouchoir d’un invalide ne sont-ils pasune image de l’infini aussi bien que le serpent qui se mordla queue ? Il vend des drogues qui donnent la mort, et des substancesqui donnent la vie ; il s’est vendu lui-même aupublic comme une âme à Satan. Il estl’alpha et l’oméga de notreétat social. Vous ne pouvez faire un pas ou une lieue, uncrime ou une bonne action, une oeuvre d’art ou dedébauche, une maîtresse ou un ami, sans recourirà la toute-puissance de l’épicier. Cethomme est la civilisation en boutique, la sociétéen cornet, la nécessité armée de pieden cap, l’encyclopédie en action, la viedistribuée en tiroirs, en bouteilles, en sachets. Nous avonsentendu préférer la protection d’unépicier à celle d’un roi : celle du roivous tue, celle de l’épicier fait vivre. Soyezabandonné de tout, même du diable ou de votremère, s’il vous reste un épicier pourami, vous vivrez chez lui, comme le rat dans son fromage. Nous tenonstout, vous disent les épiciers avec un juste orgueil.Ajoutez : Nous tenons à tout. Par quelle fatalité ce pivot social, cette tranquillecréature, ce philosophe pratique, cette industrieincessamment occupée, a-t-elle doncété prise pour type de la bêtise ?Quelles vertus lui manquent ? Aucune. La nature éminemmentgénéreuse de l’épicier entrepour beaucoup dans la physionomie de Paris. D’un jourà l’autre, ému par quelque catastropheou par une fête, ne reparaît-il pas dans le luxe deson uniforme, après avoir fait de l’opposition enbizet ? Ses mouvantes lignes bleues à bonnets ondoyantsaccompagnent en pompe les illustres morts ou les vivants quitriomphent, et se mettent galamment en espaliers fleuris àl’entrée d’une royale mariée.Quant à sa constance, elle est fabuleuse. Lui seul a lecourage de se guillotiner lui-même tous les jours avec un colde chemise empesé. Quelle intarissablefécondité dans le retour de ses plaisanteriesavec ses pratiques ! avec quelles paternelles consolations il ramasseles deux sous du pauvre, de la veuve et de l’orphelin ! avecquel sentiment de modestie il pénètre chez sesclients d’un rang élevé ! Direz-vousque l’épicier ne peut rien créer ? QUINQUETétait un épicier ; après soninvention, il est devenu un mot de la langue, il a engendrél’industrie du lampiste. Ah ! si l’épicerie ne voulait fournir ni pairs deFrance ni députés, si elle refusait des lampionsà nos réjouissances, si elle cessait de piloterles piétons égarés, de donner de lamonnaie aux passants, et un verre de vin à la femme qui setrouve mal au coin de la borne, sans vérifier sonétat ; si le quinquet de l’épicier neprotestait plus contre le gaz son ennemi, quis’éteint à onze heures ; s’ilse désabonnait au Constitutionnel,s’il devenait progressif, s’ildéblatérait contre le prix Monthyon,s’il refusait d’être capitaine de sacompagnie, s’il dédaignait la croix de laLégion-d’Honneur, s’ils’avisait de lire les livres qu’il vend en feuillesdépareillées, s’il allait entendre lessymphonies de Berlioz au Conservatoire, s’il admiraitGéricault en temps utile, s’il feuilletait Cousin,s’il comprenait Ballanche, ce serait undépravé qui mériteraitd’être la poupéeéternellement abattue, éternellementrelevée, éternellement ajustée par lasaillie de l’artiste affamé, de l’ingratécrivain, du saint-simonien au désespoir. Maisexaminez-le, ô mes concitoyens ! Que voyez-vous en lui ? Unhomme généralement court, joufflu, àventre bombé, bon père, bon époux, bonmaître. A ce mot, arrêtons-nous. Qui s’est figuré le Bonheur, autrement que sous laforme d’un petit garçon épicier,rougeaud, à tablier bleu, le pas sur la marched’un magasin, regardant les femmes d’un airégrillard, admirant sa bourgeoise, n’ayant rien,rieur avec les chalands, content d’un billet de spectacle,considérant le patron comme un homme fort, enviant le jouroù il se fera comme lui la barbe dans un miroir rond,pendant que sa femme lui apprêtera sa chemise, sa cravate etson pantalon ? Voilà la véritable Arcadie ?Être berger comme le veut Poussin n’est plus dansnos moeurs. Être épicier, quand votrefemme ne s’amourache pas d’un Grec qui vousempoisonne avec votre propre arsenic, est une des plus heureusesconditions humaines. Artistes et feuilletonistes, cruels moqueurs qui insultez augénie aussi bien qu’àl’épicier, admettons que ce petit ventre rondeletdoive inspirer la malice de vos crayons, oui, malheureusement quelquesépiciers, en présentant arme,présentent une panse rabelaisienne qui dérangel’alignement inespéré des rangs de lagarde nationale à une revue, et nous avons entendu descolonels poussifs s‘en plaindre amèrement. Maisqui peut concevoir un épicier maigre et pâle ? ilserait déshonoré, il irait sur lesbrisées des gens passionnés. Voilà quiest dit, il a du ventre. Napoléon et Louis XVIII ont eu leleur, et la Chambre n’irait pas sans le sien. Deux illustresexemples ! Mais si vous songez qu’il est plus confiant avecses avances que nos amis avec leur bourse, vous admirerez cet homme etlui pardonnerez bien des choses. S’iln’était pas sujet à faire faillite, ilserait le prototype du bien, du beau, de l’utile. Iln’a d’autres vices, aux gens des yeuxdélicats, que d’avoir en amour, àquatre lieues de Paris, une campagne dont le jardin a trente perches ;de draper son lit et sa chambre en rideaux de calicot jauneimprimé de rosaces rouges ; de s’y asseoir sur levelours d’Utrecht à brosses fleuries ; il estl’éternel complice de ces infâmesétoffes. On se moque généralement dudiamant qu’il porte à sa chemise et del’anneau de mariage qui orne sa main ; mais l’unsignifie l’homme établi, comme l’autreannonce le mariage, et personne n’imaginerait unépicier sans femme. La femme del’épicier en a partagé le sort jusquedans l’enfer de la moquerie française. Et pourquoil’a-t-on immolée en la rendant ainsi doublementvictime ? Elle a voulu, dit-on, aller à la cour. Quellefemme assise dans un comptoir n’éprouve le besoind’en sortir, et où la vertu ira-t-elle, si cen’est aux environs du trône ? car elle estvertueuse : rarement l’infidélité planesur la tête de l’épicier, non que safemme manque aux grâces de son sexe, mais elle manqued’occasion. La femme d’un épicier,l’exemple l’a prouvé, ne peutdénouer sa passion que par le crime, tant elle est biengardée. L’exiguité du local,l’envahissement de la marchandise, qui monte de marche enmarche et pose ses chandelles, ses pains de sucre jusque sur le seuilde la chambre conjugale, sont les gardiens de sa vertu, toujoursexposée aux regards publics. Aussi, forcéed’être vertueuse, s’attache-t-elle tantà son mari que la plupart des femmesd’épiciers en maigrissent. Prenez un cabrioletà l’heure, parcourez Paris, regardez les femmesd’épiciers : toutes sont maigres, pâles,jaunes, étirées. L’hygiène,interrogée, a parlé de miasmes exhaléspar les denrées coloniales ; la pathologie,consultée, a dit quelque chose surl’assiduité sédentaire au comptoir, surle mouvement continuel des bras, de la voix, sur l’attentionsans cesse éveillée, sur le froid qui entrait parune porte toujours ouverte et rougissait le nez. Peut-être,en jetant ces raisons au nez des curieux, la sciencen’a-t-elle pas osé dire que lafidélité avait quelque chose de fatal pour lesépicières, peut-être a-t-elle craintd’affliger les épiciers en leurdémontrant les inconvénients de la vertu. Quoiqu’il en soit, dans ces ménages que vous voyezmangeant et buvant enfermés sous la verrière dece grand bocal, autrement nommé par eux arrière-boutique,revivent et fleurissent les coutumes sacramentales qui mettentl’hymen en honneur. Jamais un épicier, en quelquequartier que vous en fassiez l’épreuve, ne dira cemot leste : ma femme; il dira : monépouse. Ma femme emporte des idéessaugrenues, étranges, subalternes, et change une divinecréature en une chose. Les Sauvages ont des femmes ; lesêtres civilisés ont des épouses ;jeunes filles venues entre onze heures et midi à la mairie,accompagnées d’une infinité de parentset de connaissances, parées d’une couronne defleurs d’oranger toujours déposée sousla pendule, en sorte que le mameluk ne pleure pas exclusivement sur lecheval. Aussi, toujours fier de sa victoire,l’épicier conduisant sa femme par la ville, a-t-ilje ne sais quoi de fastueux qui le signale au caricaturiste. Il sent sibien le bonheur de quitter sa boutique, son épouse fait sirarement des toilettes, ses robes sont si bouffantes, qu’unépicier orné de son épouse tient plusde place sur la voie publique que tout autre couple.Débarrassé de sa casquette de loutre et de songilet rond, il ressemblerait assez à tout autre citoyen,n’étaient ces mots, ma bonne amie,qu’il emploie fréquemment en expliquant leschangements de Paris à son épouse, qui,confinée dans son comptoir, ignore lesnouveautés. Si parfois, le dimanche, il se hasardeà faire une promenade champêtre, ils’assied à l’endroit le plus poudreuxdes bois de Romainville, de Vincennes ou d’Auteuil, ets’extasie sur la pureté de l’air.Là, comme partout, vous le reconnaîtrez, sous tousses déguisements, à sa phraséologie,à ses opinions. Vous allez par une voiture publiqueà Meaux, Melun, Orléans, vous trouvez en face devous un homme bien couvert qui jette sur vous un regarddéfiant : vous vous épuisez en conjectures sur ceparticulier d’abord taciturne. Est-ce un avoué ?est-ce un nouveau pair de France ? est-ce un bureaucrate ? Une femmesouffrante dit qu’elle n’est pas encore remise ducholéra. La conversation s’engage.L’inconnu prend la parole. - Môsieu…Tout est dit, l’épicier se déclare. Unépicier ne prononce ni monsieur,ce qui est affecté, ni msieu,ce qui semble infiniment méprisant ; il a trouvéson triomphant môsieu,qui est entre le respect et la protection, exprime saconsidération et donne à sa personne une saveurmerveilleuse. - Môsieu, vous dira-t-il, pendant lecholéra, les trois plus grands médecins,Dupuytren, Broussais et môsieu Magendie, onttraité leurs malades par des remèdesdifférents ; tous sont morts, ou à peuprès. Ils n’ont pas su ce qu’est lecholéra ; mais le choléra, c’est unemaladie dont on meurt. Ceuxque j’ai vus se portaient déjà mal. Cemoment-là, môsieu, a fait bien du mal au commerce. Vous le sondez alors sur la politique. Sa politique seréduit à ceci : « Môsieu, ilparaît que les ministres ne savent ce qu’ils font !On a beau les changer, c’est toujours la mêmechose. Il n’y avait que sous l’empereuroù ils allaient bien. Mais aussi, quel homme ! En leperdant, la France a bien perdu. Et dire qu’on nel’a pas soutenu ! » Vous découvrez alorschez l’épicier des opinions religieusesextrêmement répréhensibles. Leschansons de Béranger sont son Évangile. Oui, cesdétestables refrains frelatés de politique ontfait un mal dont l’épicerie se ressentiralongtemps. Il se passera peut-être une centained’années avant qu’un épicierde Paris, ceux de la province sont un peu moins atteints de la chanson,entre dans le Paradis. Peut-être son envied’être Françaisl’entraîne-t-elle trop loin. Dieu le jugera. Si le voyage était court, si l’épicierne parlait pas, cas rare, vous le reconnaîtriez àsa manière de se moucher. Il met un coin de son mouchoirentre ses lèvres, le relève au centre par unmouvement de balançoire, s’empoigne magistralementle nez et sonne une fanfare à rendre jaloux un cornetà piston. Quelques-uns de ces gens qui ont la manie de tout creuser signalent ungrand inconvénient àl’épicier : il se retire, disent-ils. Une foisretiré, personne ne lui voit aucune utilité. Quefait-il ? que devient-il ? il est sans intérêt,sans physionomie. Les défenseurs de cette classe de citoyensestimables ont répondu quegénéralement le fils del’épicier devient notaire ou avoué,jamais ni peintre ni journaliste, ce qui l’autoriseà dire avec orgueil : J’ai payé madette au pays. Quand un épicier n’a pas de fils,il a un successeur auquel il s’intéresse ; ill’encourage, il vient voir le montant des ventesjournalières et les compare avec celles de son temps ; illui prête de l’argent : il tient encoreà l’épicerie par le fil del’escompte. Qui ne connaît la touchante anecdotesur la nostalgie du comptoir à laquelle il est sujet ? Un épicier de la vieille roche, lequel, trente ans durant,avait respiré les mille odeurs de son plancher, descendu lefleuve de la vie en compagnie de myriades de harengs etvoyagé côte à côte avec uneinfinité de morues, balayé la bouepériodique de cent pratiques matinales et maniéde bons gros sous bien gras ; il vent son fonds, cet homme richeau-delà de ses désirs, ayant enterréson épouse dans un bon petit terrain àperpétuité, tout bien en règle,quittance de la ville au carton des papiers de famille ; il sepromène les premiers jours dans Paris en bourgeois ; ilregarde jouer aux dominos, il va même au spectacle. Mais ilavait, dit-il, des inquiétudes. Ils’arrêtait devant les boutiquesd’épiceries, il les flairait, ilécoutait le bruit du pilon dans le mortier.Malgré lui cette pensée : Tu asété pourtant tout cela ! lui résonnaitdans l’oreille, à l’aspectd’un épicier amené sur le pas de saporte par l’état du ciel. Soumis aumagnétisme des épices, il venait visiter sonsuccesseur. L’épicerie allait. Notre hommerevenait le coeur gros. Il était tout chose, dit-ilà Broussais en le consultant sur sa maladie. Broussaisordonna les voyages, sans indiquer positivement la Suisse oul’Italie. Après quelques excursions lointainestentées sans succès à Saint-Germain,Montmorency, Vincennes, le pauvre épicierdépérissant toujours, n’y tint plus ;il rentra dans sa boutique comme le pigeon de La Fontaine àson nid, en disant son grand proverbe : Je suis comme lelièvre, je meurs où je m’attache !Il obtint de son successeur la grâce de faire des cornetsdans un coin, la faveur de le remplacer au comptoir. Son oeil,déjà devenu semblable à celuid’un poisson cuit, s’alluma des lueurs du plaisir.Le soir, au café du coin, il blâme la tendance del’épicerie au charlatanisme del’Annonce, et demande à quoi sertd’exposer les brillantes machines qui broient le cacao. Plusieurs épiciers, des têtes fortes, deviennentmaires de quelque commune, et jettent sur les campagnes un reflet de lacivilisation parisienne. Ceux-là commencent alorsà ouvrir le Voltaire ou le Rousseau qu’ils ontacheté, mais ils meurent à la page 17 de lanotice. Toujours utiles à leur pays, ils ont faitréparer un abreuvoir, ils ont, en réduisant lesappointements du curé, contenu les envahissements duclergé. Quelques-unss’élèvent jusqu’àécrire leurs vues au Constitutionnel,dont ils attendent vainement la réponse ; d’autresprovoquent des pétitions contre l’esclavage desnègres et contre la peine de mort. Je ne fais qu’un reproche àl’épicier : il se trouve en trop grandequantité. Certes il en conviendra lui-même, il estcommun. Quelques moralistes, qui l’ont observésous la latitude de Paris, prétendent que lesqualités qui le distinguent se tournent en vicesdès qu’il devient propriétaire. Ilcontracte alors, dit-on, une légère teinte deférocité, cultive le commandement,l’assignation, la mise en demeure, et perd de sonagrément. Je ne contredirai pas ces accusations,fondées, peut-être, sur le temps critique del’épicier. Mais consultez les diversesespèces d’hommes, étudiez leursbizarreries, et demandez-vous ce qu’il y a de complet danscette vallée de misères. Soyons indulgents enversles épiciers ! D’ailleurs où enserions-nous s’ils étaient parfaits ? il faudraitles adorer, leur confier les rênes del’état, au char duquel ils se sont courageusementattelés. De grâce, ricaneurs auxquels cemémoire est adressé, laissez-les-y, ne tourmentezpas trop ces intéressants bipèdes :n’avez-vous pas assez du gouvernement, des livres nouveaux etdes vaudevilles ? DE BALZAC. |